Histoire II
Traduction par Adolphe Régnier.
Hachette (6p. 552-555).

ANNONCE DES HEURES[1].


LES HEURES,
RECUEIL MENSUEL, COMPOSÉ PAR UNE SOCIÉTÉ D’ÉCRIVAINS, ET PUBLIÉ PAR SCHILLER.


Dans un temps où le bruit de la guerre qui approche inquiète la patrie, où la lutte des opinions et des intérêts politiques reproduit cette guerre presque dans chaque cercle, et n’en bannit que trop souvent les Muses et les Grâces, où nulle part, ni dans tes conversations, ni dans les écrits du jour, on n’est à l’abri de ce démon de la critique politique, de ce persécuteur universel, il peut paraître aussi hasardé que méritoire d’inviter le lecteur, si fort distrait, à un entretien d’un genre tout opposé. Dans le fait, les circonstances semblent promettre peu de succès à une feuille qui s’impose un rigoureux silence sur le thème favori du jour, et qui mettra sa gloire à plaire par quelque autre chose que ce qui est maintenant le seul moyen de plaire. Mais plus l’intérêt borné du présent tend les esprits, les comprime et les subjugue, plus le besoin devient pressant de les affranchir au moyen d’un intérêt universel, d’un intérêt plus haut, qui se prenne à ce qui est purement humain, à ce qui s’élève au-dessus de toute influence du temps, et de réunir sous la bannière du vrai et du beau, le monde divisé par la politique.

Tel est le point de vue sous lequel les rédacteurs de ce journal voudraient qu’on le considérât. Il doit être consacré à un amusement serein et sans passion, et procurer une agréable distraction à l’esprit et au cœur du lecteur que le spectacle des événements actuels tantôt révolte et tantôt abat. Au milieu de ce tumulte politique, il doit former pour les Muses et les Grâces un cercle étroit et intime, d’où sera banni tout ce qui porte l’empreinte d’un impur esprit de parti. Mais en s’interdisant toute allusion à la marche présente de ce monde et aux perspectives les plus prochaines de l’humanité, il interrogera sur le passé du monde l’histoire, et sur son avenir la philosophie ; il recueillera des traits partiels de ce bel idéal de l’humanité ennoblie, que la raison nous présente, mais que dans la pratique on perd de vue si aisément, et il travaillera, selon ses moyens, à cet édifice qui doucement s’élève, des idées meilleures, des principes plus purs, des mœurs plus nobles : choses d’où dépend finalement toute véritable amélioration de l’état social. C’est là le seul but qu’on poursuivra, soit en se jouant, soit sérieusement, dans le cours de cette publication ; et, quelque diverses que puissent être les voies qu’on s’ouvrira à cet effet, toutes tendront plus ou moins directement à favoriser les vrais progrès de l’humanité. On s’efforcera de conduire au vrai par l’entremise du beau, et de donner au beau, par le vrai, un durable fondement et une plus haute dignité. Autant que cela est possible, on cherchera à dépouiller les résultats de la science de leur enveloppe scolastique, et à les rendre intelligibles pour le sens commun par une forme attrayante ou tout au moins simple. Mais, en même temps, on se proposera une autre fin : celle de faire, dans le domaine de l’observation, des acquisitions nouvelles pour la science, et de découvrir des lois là où il semble uniquement que le hasard se joue et que le caprice règne. De la sorte on espère contribuer à renverser ce mur de séparation qui s’élève, au détriment de tous deux, entre le beau monde et le monde savant ; on espère introduire de solides connaissances dans la vie sociale, et le goût dans la science.

On tendra, autant que nulle fin plus noble n’en souffrira, à la variété et à la nouveauté ; mais on ne sacrifiera en aucune façon à ce goût frivole qui cherche le nouveau uniquement parce qu’il est nouveau. Au reste, on se donnera toute liberté comptable avec les bonnes et belles mœurs.

La bienséance et le bon ordre, la justice et la paix seront donc l’esprit et la règle de ce journal ; les trois Heures, fraternellement unies, Eunomia, Dicé et Iréné, le dirigeront. Dans ces divines figures le Grec vénérait l’ordre qui conserve le monde, d’où découle tout bien, et qui trouve son plus frappant emblème dans le mouvement uniforme du cours du soleil. La fable les nomme filles de Thémis et de Jupiter, de la Loi et de la Puissance : de la Loi qui en même temps, dans le monde des corps, préside aux vicissitudes des saisons, et maintient l’harmonie dans le monde des esprits.

Ce furent les Heures qui reçurent, à sa première apparition dans l’Ile de Cypre, Vénus à peine née, qui la vêtirent de vêtements divins, et la conduisirent, ainsi parée de leurs mains, dans le cercle des Immortels : charmante fiction qui fait entendre que le beau, dès sa naissance, doit se soumettre à des règles, et qu’il ne peut devenir digne que par son obéissance à la loi d’obtenir une place dans l’Olympe, et l’immortalité, et une valeur morale. Formant des danses légères, ces déesses tournent autour du monde ; elles ouvrent et ferment l’Olympe, et attellent les chevaux du Soleil, pour qu’ils aillent répandre dans la création la lumière vivifiante. On les voit dans la suite des Grâces, et au service de la reine du ciel, parce que la grâce et l’ordre, la bienséance et la dignité sont inséparables.

Que le présent journal se montrera digne du nom honorable qu’il porte au front, c’est de quoi l’éditeur croit pouvoir répondre avec une juste confiance. Ce qu’il ne lui conviendrait pas d’assurer en son propre nom, il se le permet comme orateur de l’estimable société qui s’est réunie pour publier cet écrit. Il voit avec une joie patriotique s’accomplir un dessein qui l’occupait, depuis des années, lui et ses amis, mais qui n’a pu, avant ce moment, triompher des nombreux obstacles qui l’entravaient. L’éditeur a réussi enfin à réunir plusieurs des écrivains les plus distingués de l’Allemagne, pour travailler à cette œuvre périodique suivie, qui, jusqu’à ce jour, malgré les essais tentés par des écrivains isolés, a manqué à notre nation, et devait nécessairement lui manquer, parce qu’il était besoin précisément d’un tel nombre et d’un tel choix d’associés pour unir, dans un ouvrage qui doit paraître à des époques déterminées, l’excellence de chaque article en particulier à la variété de l’ensemble.

Les écrivains dont les noms suivent prendront part à la rédaction de cet écrit mensuel :

M. le capitaine d’Archenholz, à Hambourg ;
Sa Grandeur archiépiscopale M. le coadjuteur de Mayence, baron de Dalberg, à Erfurt ;
M. le professeur Engel, à Berlin ;
M. le docteur Erhardt, à Nuremberg ;
M. le professeur Fichte, à Iéna ;
M. de Funk, à Dresde ;
M. le professeur Garve, à Breslau ;
M. le conseiller de guerre Genz, à Berlin ;
M. le chanoine Gleim, a Halberstadt ;
M. le conseiller intime de Goethe, à Weimar ;
M. le docteur Gros, à Gœttingue ;
M. le vice-président du consistoire Herder, à Weimar ;
M. Hirt, à Rome ;
M. le professeur Hufeland, à Iéna ;
M. le conseiller de légation de Humboldt[2], à Berlin ;
M. le surintendant des mines de Humboldt[3], a Baireuth ;
M. le conseiller intime Jacobi, à Dusseldorf ;
M. le conseiller aulique Matthisson, en Suisse ;
M. le professeur Meyer, à Weimar ;
M. le conseiller aulique Pfeffel, à Colmar ;
M. le conseiller aulique Schiller, à Iéna ;
M. Schlegel[4], à Amsterdam ;
M. le conseiller aulique Schütz, à Iéna ;
M. le conseiller auliquè Schulz, à Mieteau ;
M. le professeur Woltmann, à Iéna.

Comme d’ailleurs la société ici mentionnée ne se regarde nullement comme close, il sera toujours loisible à tout écrivain allemand qui sera disposé à se soumettre aux conditions de l’association qui ont été jugées nécessaires, d’y prendre part. On laissera libre aussi, quiconque le demandera, de garder l’anonyme, parce qu’on n’aura égard, pour l’admission des articles, qu’à leur contenu et non à la signature. Pour cette raison, et pour laisser plus de liberté à la critique, on se permettra de s’écarter de l’usage général, et de taire jusqu’à la fin de chaque année les noms des auteurs des divers morceaux : ce que le lecteur tolérera d’autant mieux, que la présente annonce lui fait déjà connaître l’ensemble de ces noms.

Schiller[5].
Iéna, le 10 décembre 1794.
  1. Cette annonce, que Schiller composa au mois de décembre 1794, fut d’abord distribuée avec la feuille d’avis de la Gazette littéraire universelle d’Iéna. On l’imprima ensuite en tête du premier cahier des Heures (1795). On trouvera dans la correspondance entre Schiller et Goethe, à la suite de la première lettre de Schiller, datée du 13 juin 1795, une autre pièce relative aux Heures, une circulaire adressée aux principaux écrivains de l’Allemagne pour leur de mander leur coopération.
  2. Guillaume.
  3. Alexandre.
  4. Auguste-Guillaume.
  5. A la suite de cette annonce est un avis signé « la Librairie J. G. Cotta, à Tübingue, » qui indique le mode de publication et les conditions de la souscription. Il paraîtra tous les mois, à partir de janvier 1795, un cahier de sept feuilles grand in-8°. Le prix d’une année entière sera un carlin d’or, ou six reichsthaler et huit gros de Saxe. Les cahiers séparés ne pourront être vendus moins de seize gros.