Anne Mérival/Chapitre XII

La Revue Moderne (Octobre — Novembre — Décembrep. 45-48).

XII


Anne fut déchirée de ce départ et pendant quelques jours elle eut peine à agir. Tant que Jean était là, elle trouvait tout simple de le sacrifier, maintenant qu’il était parti, il lui devenait presque sacré. Elle fut sauvée de sa douleur par la fièvre qui agitait le peuple entier. Elle assista au départ des contingents de soldats français et elle fut impressionnée par la tenue des mères, des jeunes femmes et des fiancées qui regardaient partir leurs bien-aimés, sans défaillance, et ne cédaient à leur chagrin que lorsque le bateau qui les emportait était assez loin pour que leur douleur puisse éclater, sans rien enlever au sacrifice vaillant que tous ces hommes accomplissaient avec une intrépide confiance. Ils allaient à la mort, ils le savaient, mais ils partaient, le sourire aux lèvres, l’œil allumé d’une fière joie, puisqu’ils couraient au secours de la patrie menacée.

— Comme notre patriotisme nous semble fâlot, comparé à celui de tous ces braves, disait Claire Benjamin, et comment oser être lâche en face d’une telle bravoure ! Je me pique pourtant de froideur, vous le savez. Anne, eh bien ! ma petite, depuis que je regarde partir tous ces hommes qui, du premier coup, ont répondu ou devancé l’appel, et vont joyeux se battre pour leur patrie, quand j’entends ces soldats français parler de la revanche, je deviens émue à pleurer. Comme leurs femmes doivent être fières d’eux ! Vous aussi, Anne, vous pouvez être fière de Jean… Dans la grande tragédie où nous allons tous jouer un rôle, il a choisi le meilleur. Sa mère a accepté l’affreuse séparation. Elle a l’âme cornélienne, cette femme, et combien peu de Canadiennes auront ce courage… Il ne faudra pas les en blâmer ; rien dans notre éducation ne les a préparées à une telle catastrophe. Il faut donc comprendre le sentiment d’épouvante qui règne chez nos femmes affolées à la seule pensée que leurs fils peuvent partir. Elles ont élevé leurs enfants pour la paix, et elles refuseront d’accepter la guerre, parce que la guerre ne se fait pas chez nous. Elles ne songeront pas combien elles sont privilégiées de ne pas habiter les zones douloureuses où une longue théorie de femmes passe par les routes sinistres, en traînant des enfants accrochés à leurs jupes. Elles n’auront toutes qu’une idée fixe : sauver leurs petits… Elles ne sauveront rien du tout, car voyez-vous, Anne, cette guerre-ci, c’est la guerre du monde entier, la lutte du droit contre la force, et si la civilisation ne terrasse pas la barbarie, croyez-vous vraiment que ce sera la peine de vivre ?… Celles parmi nous qui comprennent la guerre comme une croisade mille fois sainte, ont un devoir qui doit les dominer, tant que durera la tragédie, un devoir absolu : Servir ! Il ne faut plus penser qu’à cela, et l’heure n’est pas aux regrets stériles, et aux larmes inutiles. Pardonnez-moi de vous parler ainsi, mais vous devez à votre talent de faire votre part, et je sais, ma petite Anne, que vous ne faillirez pas à la tâche. L’organisation qui requiert en ce moment toute notre attention c’est la Croix-Rouge. Les comités s’organisent. Nous aurons une section canadienne-française ; nous y travaillerons. Toutes les initiatives devront nous intéresser… À propos, cet après-midi, je suis passée au comité belge ; j’y ai rencontré M. Rambert qui m’a recommandé de vous y emmener : « Nous essayons, — m’a-t-il dit — de grouper toutes les femmes qui ont de l’esprit public ». J’ai promis que vous m’accompagneriez à l’assemblée de demain où doit s’établir le conseil permanent des œuvres.

Le cœur d’Anne s’était mis à battre. Rien qu’à l’évocation de ce nom, tout son être avait frémi. Mon Dieu, comme elle l’aimait pourtant, et comment expliquer que ce sentiment eut pris en son cœur une place qui laissait dans l’ombre tout, même la pensée de Jean exilé. Elle eut besoin de savoir :

— J’irai avec vous, Claire, je ferai d’ailleurs tout ce que vous voudrez… Mais puisque vous me parlez de Rambert (elle disait Rambert tout court) comment l’avez-vous trouvé ? changé ?… triste ?… Je ne l’ai même pas entrevu depuis la mort de sa femme…

— Changé ? non, peut-être un peu pâle. Vous savez qu’il est chargé de l’organisation générale des œuvres de guerre qui lui donne une besogne énorme… Triste ? Non… plutôt grave, ce qui n’est pas étonnant, avec sa claire vision des choses et les responsabilités qui pèsent sur lui… — Quel homme remarquable, ajouta Claire, comme négligemment.

— Mais Anne eut l’intuition que cette femme si fine la devinait, et lui marquait discrètement qu’elle était comprise. Et la joie remonta dans les yeux qui avaient pleuré…

Le lendemain, à l’heure dite, Anne retrouvait Claire au Comité Central des œuvres de guerre. Elles prirent place sur des banquettes tout au fond de la salle. L’assemblée fut bientôt ouverte par Paul Rambert. Il parla de la violence de l’attaque qui avait terrassé la vaillante petite Belgique, fit ressortir la générosité de ce pays, la vaillance de son roi, le stoïcisme de sa reine. Il dépeignit la grande misère des femmes et des enfants assaillis et violentés, et quand il parla des petites mains que l’on coupait aux bébés belges, un sanglot monta de la salle bouleversée. Enfin, il traça admirablement le devoir de l’humanité pensante.

— C’est un grand orateur, chuchota Claire Benjamin, tandis qu’Anne pensait : C’est surtout un grand cœur !

Au moment où il terminait, Paul Rambert aperçut Anne, et un éclair joyeux flambait dans le regard dont il l’enveloppa.

L’élection d’un conseil suivit immédiatement. Élu président, Rambert interpella Anne pour lui demander d’être l’une des secrétaires du nouveau comité. Elle eut un simple geste pour accepter le rôle qu’on lui destinait, et quand elle regarda Claire Benjamin, celle-ci, souriante, lui dit :

— Vous avez bien fait d’accepter. D’abord ce sera un plaisir de travailler avec un président tel que celui-là, et cela vous tiendra constamment occupée

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— Mademoiselle ma secrétaire, nous allons nous mettre tout de suite à l’œuvre !

Anne rougit violemment. Elle n’avait pas vu venir Rambert, et son émoi était visible. Ils parlèrent rapidement de la tâche qu’ils accompliraient ensemble et fixèrent la prochaine séance de travail. Il la regardait attentivement et vit qu’elle avait pleuré. Il fut touché de cet hommage plus que de n’importe quel succès.

Anne, en se retrouvant seule, dans sa petite chambre, se livra à la joie insensée qui venait de jaillir en elle. Comme elle l’aimait pourtant, puisque sa seule présence avait chassé le souvenir de Jean, et qu’elle n’avait pas un remords de déserter sitôt celui qui allait peut-être mourir parce qu’elle n’avait plus su l’aimer… Était-ce sa faute, après tout ? Elle n’avait jamais demandé à un tel amour de l’envahir ; il avait pris possession de son être, sans même qu’elle s’en doutât ; et maintenant, pour le garder, elle sentait qu’elle passerait au travers de tous les obstacles, qu’elle endurerait toutes les douleurs. Heureuse à la pensée qu’elle le reverrait demain, elle s’endormit, en refermant ses deux bras sur le cœur joyeux où elle avait enfermé son adoré.

Le lendemain la trouva tôt levée et vite rendue au travail. Elle trouva ses camarades tristes et consternés. Les dépêches annonçaient des désastres continuels, la Belgique saccagée, la France mutilée et l’avance sur Paris, Paris où le Kaiser avait juré de déjeuner dès le début de septembre… Les mots glissaient sur Anne ; il semblait qu’elle ne pût accepter la certitude d’un malheur, et elle affirma aux alarmistes, avec une belle sérénité :

— Cela ne fait rien, les Français doivent gagner ; ils gagneront. Laissez faire… attendez… vous verrez…

L’un de ses camarades, énervé, lui jeta :

— Vous êtes agaçante, Mademoiselle Mérival, avec votre optimisme. Ne sentez-vous pas que la partie est perdue, et que la France est fichue !

— Fichue, la France, ce n’est pas vrai ! fit Anne avec véhémence, en toisant le jeune rédacteur abasourdi. Quand tout le monde dirait que la France est battue, vous m’entendez, moi, je ne le croirais pas ! Il ne faut pas songer un instant qu’une pareille chose puisse être vraie ! Et vous, Godon, en tisonnant ainsi nos inquiétudes, vous vous faites et vous nous faites du mal…

— Bien dit ! lui cria Bouliane de son coin. Il faut avoir du nerf, que diable ! et ne pas s’affoler ainsi aux premiers revers. Je pense comme Mademoiselle Mérival : la France ne sera pas battue, parce qu’elle ne peut pas être battue. Voilà tout, mais c’est assez ! Et maintenant, les gâs, abattez-moi de la besogne et rondement. Lévesque, à vos dépêches ! Et vous, Daunois, votre article, et optimiste, hein ?

Daunois regardait Anne avec admiration :

— Il n’y pas à dire, vous êtes une vaillante ! Vous venez de ranimer tout le monde, voyez-les !

En lui-même, il pensait que, pour avoir autant de foi, il fallait qu’Anne fût heureuse, et si elle était heureuse, c’est qu’elle avait revu Rambert…