Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 16/Géométrie élémentaire, article 8

GÉOMÉTRIE ÉLÉMENTAIRE.

Lettre au Rédacteur des Annales, sur la théorie
des parallèles,

M. Servois, conservateur du Muséum d’Artillerie.
≈≈≈≈≈≈≈≈≈

Des insomnies, mon bien excellent ami, compagnes et suite de fluxions combinées, croisées, enchevêtrées, etc., m’ont procuré des rêves ; or les rêves d’un géomètre roulent sur la géométrie, et ceux d’un vieillard remontent vers l’ ainsi attendez-vous à lire des rêves sur les parallèles.

Premier rêve. M. Legendre (XII.e édition de sa Géométrie) enseigne à construire un triangle tel que la somme de ses trois angles soit égale à celle des trois angles d’un triangle donné (fig. 1) et dans lequel, en outre, la somme de deux des angles soit plus petite qu’un angle donné.

Soit en effet le plus grand des trois angles du triangle donné ; soit le milieu de l’un quelconque des deux côtés adjacens, et soit menée la droite Soit menée la droite double de et ayant son milieu en Par ce point soit menée une droite égale à et faisant avec deux angles et respectivement égaux aux deux angles et Alors, en tirant et on obtiendra deux triangles et respectivement égaux aux deux triangles et d’où il suit évidemment que la somme des trois angles du triangle total sera la même que celle des trois angles du triangle De plus, dans le triangle le côté sera plus grand que le côté d’où il suit que l’angle sera plus petit que l’angle or, comme on a d’ailleurs, par suite de la construction, il s’ensuit qu’on aura Enfin, puisque est plus grand que cet angle sera le plus grand des trois angles du nouveau triangle.

Par une semblable construction, on transformera le triangle en un autre dont la somme des angles sera encore la même, et dans lequel on aura et, par suite, En poursuivant donc ainsi, on pourra parvenir à un triangle où l’on aura et par suite en désignant par un angle aussi petit qu’on voudra. Faisant alors une transformation de plus, on parviendra à un dernier triangle dans lequel on aura et par suite

M. Legendre a fort bien démontré, avec son ruban, (voyez les éditions antérieures de sa Géométrie), que la somme des trois angles d’un triangle ne pouvait excéder deux angles droits ; mais, comme il n’est pas encore démontré que cette somme ne peut être moindre, on est obligé de supposer, en désignant par l’angle droit, l’angle étant inconnu. Or je vais démontrer que, pourvu qu’on admette que la somme des trois angles de tout triangle est plus grande qu’un droit, ou que cet angle doit être nul.

En effet, transformons (fig. 1) en (fig. 2), de manière qu’on ait alors on aura Construisons, sur triangle équilatéral avec l’angle supplément à quatre droites du doubla de sera Tirons et nous aurons un nouveau triangle dont la somme des angles sera égale, moins quatre droites, à la somme des angles réunis des trois triangles c’est-à-dire qu’on aura, en représentant par la somme des angles du triangle ou bien ou enfin, plus simplement

Transformons pareillement en ici on aura ou simplement En continuant ainsi, on aura, après transformations, Or, quelque petit que soit l’angle s’il n’est pas nul, pourra égaler ou surpasser d’où il résultera, contrairement à l’hypothèse

Ainsi le théorème pythagoricien, concernant la somme des angles du triangle, serait complètement démontré, si l’on parvenait à démontrer celui-ci : « il n’y a pas de triangle dans lequel la somme des angles soit égale ou inférieure à un angle droit ».

Un de vos docteurs (si ma mémoire ne faut) a proposé jadis, pour faciliter la cure des maladies, de les transformer : de faire en sorte, par exemple, qu’une affection chronique irrégulière devienne régulièrement intermittente. Je désirerais fort que la nouvelle forme que prend ici la maladie les parallèles se prêtât à un traitement qui pût être couronné d’un heureux succès. Quoi qu’il en puisse advenir, en elle même et comme fait, la transformation dont il s’agit me paraît curieuse.

Autre rêve. Soit le triangle (fig. 3), rectangle en Élevons perpendiculaire à en Par un point quelconque entre et élevons une autre perpendiculaire sur la même droite cette droite étant parallèle au côté coupera nécessairement le côté en quelque point Dans le quadrilatère convexe qui a deux angles droits en et on aura la somme des deux autres angles inférieurs ou tout au plus égale à car de ce que la somme des angles d’un triangle ne saurait être il suit que celle d’un quadrilatère convexe ne saurait être D’un autre côté, donc la somme doit être inférieure ou tout au plus égale à ou, en réduisant

Si, entre et on élève une autre perpendiculaire coupant en on aura de même Ainsi, en imaginant qu’une droite, constamment perpendiculaire à parte de la position pour parvenir à une dernière position cette droite ne cessera de couper en faisant avec elle des angles qui croîtront continuellement, à moins qu’ils ne s’avisent de rester égaux pendant quelque temps.

Admettons pour un moment cette hypothèse, et soit Par le milieu de j’abaisse sur la perpendiculaire qui prolongée ira couper en À cause de l’égalité des triangles et sera aussi perpendiculaire sur Ainsi, dans cette hypothèse, on aurait un quadrilatère dont les quatre angles seraient tous droits, résultat qui donnerait, sur-le-champ, comme on sait, la démonstration du théorème pythagoricien. Il faut donc, si l’on veut prolonger la discussion, supposer que les angles ou, ce qui est la même chose, leurs opposés au sommet croissent sans interruption vers une limite qui est l’angle On ne dira pas qu’au lieu de il faut prendre pour limite un angle moindre car par soit menée faisant avec un angle notre droite mobile, dans sa dernière position, serait à la fois sur et sur c’est-à-dire qu’il y aurait deux chemins distincts et les plus courts entre et ce qui est absurde. Ceci est un lemme pour ce qui suit.

Soit un triangle acutangle, non équilatéral (fig. 4). Sur je construis équilatéral avec et je tire coupant en Soient les sommes d’angles des triangles respectivement. On aura Or les sommes sont inégales ou égales. Dans le premier cas, soit on aura donc aussi Comme est perpendiculaire sur en à partir de je fais mouvoir perpendiculairement à en allant vers une droite qui, d’après le précédent lemme, fera constamment avec et des angles de plus en plus grands. Soit une de ses positions, coupant en Si on aura pour la somme des angles du triangle car, soit cette somme, on a et d’où équation qui donne quand on fait Or les sommes d’angles des triangles entre et peuvent devenir assez grandes pour admettre l’hypothèse d’un triangle intermédiaire ayant la somme de ses angles égale à En effet, comme on l’a prouvé, la limite des accroissemens de sommes d’angles pour est ou désignant toujours l’angle droit ; donc, la limite des accroissemens de sera ou quantité toujours plus grande que puisque est supposé

Cela étant, je prend sur une longueur je joins et le triangle aura pour sommes d’angles ; attendu qu’il a même, somme d’angles que le triangle Je joins Alors, désignant par les sommes d’angles respectives des triangles et j’aurai visiblement

d’où résulte ou bien parce que et sont essentiellement de mêmes signes. Donc j’aurai deux triangles qui ont l’un et l’autre une somme d’angles égale à Or, on sait qu’il suffit d’avoir un seul triangle de cette espèce pour démontrer complètement le théorème pythagoricien.

Dans le deuxième cas ; c’est-à-dire, si il est visible qu’alors les triangles rectangles et auraient même somme d’angles Je prends pour avoir le triangle égal à Ainsi, désignant par la somme des angles du triangle j’aurai d’où  ; et partant, voilà encore un triangle qui a pour la somme de ses angles. Considérez tout ceci, au surplus, velut ægri somnia.


Paris, le 15 novembre 1825.