Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 15/Optique, article 3

OPTIQUE.

Sur une nouvelle doctrine de la vision.

(Extrait d’une lettre au Rédacteur des Annales.)
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Il y a, Monsieur, déjà plus d’un an que j’ai lu, dans les feuilles publiques, que M. C. J. Lehot, ingénieur des ponts et chaussées, à ce que je crois, trouvant sans doute de graves inconvéniens à ce que de simples images des objets extérieurs fussent appliqués tout à plat sur la rétine, avait décidé souverainement que désormais ces objets se peindraient, en relief, aux différens points de l’humeur vitrée ; que, pour de bonnes raisons sans doute, il s’était adressé à l’Académie de médecine, de préférence à celle des sciences, pour y faire enregistrer son édit sur ce sujet ; et que cette société savante l’avait engagé à poursuivre ses travaux sur le phénomène de la vision.

M. Lehot paraît avoir mis ce conseil à profit, car je lis, dans le Bulletin universel de M. le Baron de Férussac (février 1825, pag. 104, n.o 125) qu’il croit avoir découvert, par des expériences qu’il a faites l’an dernier, la Loi Mathématique qui détermine la grandeur apparente des corps, loi qu’il exprime ainsi : Les grandeurs apparentes des corps sont en raison composées de la directe des grandeurs réelles, de la directe des logarithmes des distances réelles et de l’inverse de ces mêmes distances.

M. Lehot pense qu’on pourra traiter, à l’aide de son principe, une multitude de problèmes dont on avait donné jusqu’ici que des solutions erronées ; qu’on pourra, par son secours, non seulement expliquer, mais même mesurer mathématiquement la plupart des phénomènes connus sous le nom d’illusions optiques ; tels, par exemple, que celle de l’allée d’arbres de Taquet, dont vous vous êtes occupé, Monsieur, dans le volume de l’Académie du Gard pour 1807 ; et qu’en un mot ce principe doit donner naissance à une science tout à fait nouvelle ; et je ne puis me refuser à penser, avec M. Lehot, que cette science sera très-nouvelle en effet.

Soit un corps placé à une distance variable de l’œil, représentée par et soit, à cette distance, sa grandeur apparente. Suivant M. Lehot, on devra avoir

étant une constante à déterminer par l’expérience ; Je ne dirai rien du cas où le corps en expérience serait situé derrière la tête de l’observateur ; nous rencontrerions alors les courbes ponctuées et pointillées de M. Vincent[1], et il arriverait ainsi des choses tout à fait merveilleuses. Mais, en se bornant aux seules valeurs positives de on voit que cette équation est celle d’une courbe, qui, ayant pour première asymptote l’axe des négative, vient couper l’axe des positives, passe de l’autre côté de cet axe, s’en éloigne jusqu’à un certain terme, puis redescend lentement vers lui, pour en faire son asymptote.

Ainsi, il demeure décidé par M. Lehot qu’il y a toujours une distance de l’œil à laquelle la grandeur apparente de chaque objet est maximum, de telle sorte qu’en partant de cette distance, soit qu’on l’approche soit qu’on l’éloigné du spectateur, sa grandeur apparente diminue également ; mais que, tandis qu’il faut l’éloigner à l’infini pour que sa grandeur apparente devienne nulle, il ne le faut rapprocher de l’œil, au contraire, que d’une quantité médiocre, pour obtenir le même résultat ; qu’en le rapprochant un peu plus de l’œil, il reparaît et grandit sans cesse, mais sous un aspect renversé, jusqu’à ce qu’enfin il soit tout à fait appliqué contre l’œil, auquel cas son image est infini.

Quelque piquans que soient ces résultats, j’ai grand’peur, Monsieur, qu’ils n’obtiennent pas une faveur générale, et que beaucoup de gens ne s’obstinent à penser que les jugemens que nous portons sur la grandeur des objets éloignés, se composant à la fois et de l’angle sous lequel ils s’offrent à nous, indépendamment de notre volonté, et de l’opinion souvent erronée que nous nous formons sur l’intervalle qui nous en sépare ; et qu’une multitude de circonstances accidentelles pouvant faire varier le dernier de ces élémens, en plus ou en moins, c’est perdre tout à fait son temps et ses peines que de chercher ici une loi mathématique.

Ces gens-là continueront donc à croire que, par exemple, si le peuple se figure le soleil et la lune à peu près de même grandeur, c’est qu’il voit ces deux astres à peu près sous le même angle, et qu’il les croit fixés à la même voûte ; et que si la lune leur paraît à eux-mêmes d’une grandeur démesurée à l’horizon, bien que pourtant elle soit vue là sous un plus petit angle qu’en tout autre point de son cours, c’est que, par l’effet de diverses causes, faciles à décrire, il s’exagère alors l’intervalle qui les en sépare. Qui sait même si, trop dominé par l’ascendant des préjugés mathématiques, vous ne persisterez pas vous-même, Monsieur, à penser, comme vous le faisiez en 1807, que du moins dans les circonstances les plus ordinaires, pour que les deux rangées d’arbres d’une avenue paraissent parrallèles, il faut tout bonnement qu’elles le soient en effet.

Je vais plus loin, Monsieur, et j’appréhende fort que quelques raisonneurs obstinés ne prétendent que, puisque des couleurs appliquées, avec tant soit peu d’art, tout à plat sur une toile, suffisent pour nous faire éprouver le sentiment du relief ; il se pourrait, en toute rigueur, que l’auteur de la nature n’eut pas mis plus de finesse dans l’organisation de l’œil, et qu’une peinture faite tout à plat sur la rétine fut également suffisante pour nous avertir de la présence des corps extérieurs, et pour nous en faire connaître les formes réelles ; Voilà donc des gens qui pourront bien ne faire qu’un cas fort médiocre de la nouvelle théorie de la vision, présentée l’an dernier à l’Académie de médecine par M. Lehot ; je ne vois pas même trop comment l’auteur pourra les ramener à son opinion ; de sorte qu’il se trouvera contraint, comme l’auteur de la Philosophie générale, d’en appeler à la postérité.

Quant à son principe mathématique sur la grandeur apparente des objets, c’est une toute autre affaire ; et, attendu qu’il est bien connu qu’en toutes choses expérience passe science, je conseillerai à M. Lehot, afin de convaincre les plus incrédules, de faire planter une avenue d’arbres conformément à son principe, et d’appeler le public comme juge entre lui et ses adversaires. Il ne s’agit, en effet, que de planter ces arbres suivant la courbe dont l’équation serait

et suivant une autre courbe qui serait symétrique avec elle, par rapport à l’axe des , et de se placer à l’origine des coordonnées. Cette courbe n’est autre chose que celle de la figure 12 du Mémoire de M. Vincent déjà cité.

Agréez, etc.

Lyon, le 15 mars 1825.
  1. Voyez la page 1.re du présent volume.
    J. D. G.