Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 15/Géométrie élémentaire, article 13

GÉOMÉTRIE ÉLÉMENTAIRE.

Recherche de quelques-unes des lois générales
qui régissent les polyèdres ;

M. Gergonne.
≈≈≈≈≈≈≈≈≈

Dans la VIII.e note de ses Élémens de géométrie, M. Legendre a déduit du théorème d’Euler, sur les polyèdres, quelques conséquences extrêmement piquantes, pour la plupart. Mais cet illustre géomètre paraît avoir négligé de remarquer qu’excepté quelques théorèmes, tels, par exemple, que celui d’Euler, dans l’énoncé desquels le nombre des faces et celui des sommets figurent de la même manière, il n’est aucun théorème de ce genre auquel il ne doive inévitablement en répondre un autre, qui s’en déduit en y permutant simplement entre eux les mots faces et sommets[1].

La vérité de cette assertion s’aperçoit sur-le-champ, en imaginant, dans l’espace, une surface quelconque du second ordre, disposée d’une manière quelconque par rapport à un polyèdre donné, quel qu’il soit, et en supposant qu’on ait déterminé les polaires conjuguées ou réciproques de ses arêtes, par rapport à cette surface. On voit, en effet, que les polaires des côtés d’une même face concourront en un même point, pôle de cette face, et que les polaires des arêtes d’un même sommet seront, dans un même plan, plan polaire de ce sommet ; d’où l’on voit que ces droites seront les arêtes d’un nouveau polyèdre, ayant autant de sommets que l’autre a de faces et autant de faces qu’il a de sommets ; et dans lequel, en outre, chaque sommet aura autant de faces que la face correspondante du premier avait de côtés, et chaque face autant de côtés que le sommet correspondant du premier avait d’arêtes. Il est manifeste, de plus, que le premier des deux polyèdres dépendra du second de la même manière que le second dépendra du premier ; de sorte qu’on pourra les considérer comme conjugués ou réciproques l’un de l’autre. Suivant donc que l’un des deux sera possible ou impossible, l’autre le sera également.

Cette seule considération suffit pour montrer que des théorèmes de M. Legendre il en résulte nécessairement quelques autres et pour indiquer en même temps la manière de les démontrer ; mais, en y réfléchissant mieux, nous avons reconnu qu’on pouvait, par un procédé tout-à-fait simple et uniforme, parvenir à un nombre illimité de tels théorèmes. Nous nous bornerons ici à établir les plus remarquables d’entre eux, ce qui suffira pour mettre sur la voie de la recherche des autres ceux d’entre nos lecteurs que ce sujet pourra intéresser.

Rappelons d’abord le théorème d’Euler qui est le fondement de toute cette théorie :

I. Dans tout polyèdre, la somme du nombre des faces et du nombre des sommets surpasse constamment de deux unités le nombre des arêtes[2].

En représentant donc par le nombre des faces, par le nombre des sommets et par le nombre des arêtes d’un polyèdre quelconque, on aura

(1)

Soient ensuite représentés respectivement par le nombre des faces trigones, tétragones, pentagones, hexagones, …, et par le nombre des sommets trièdres, tétraèdres, pentaèdres, hexaèdres, … ; on aura d’abord évidemment

En outre, comme chaque arête appartient à la fois à deux faces et se termine à deux sommets, il s’ensuit qu’en comptant, soit le nombre des côtés de toutes les faces, soit le nombre des arêtes de tous les sommets, on compte deux fois le nombre total des arêtes du polyèdre ; de sorte qu’on doit encore avoir

Substituant les valeurs (2) de et et tour à tour les deux valeurs (3) de dans l’équation (1), on obtiendra les deux suivantes ;

desquelles seules nous allons déduire tant les théorèmes de M. Legendre que tous ceux que nous nous sommes proposés d’y ajouter.

D’abord, ces deux équations peuvent être écrites ainsi

d’où il suit que

II. Dans tout polyèdre, les faces d’un nombre impair de côtés sont toujours en nombre pair.

II. Dans tout polyèdre, les sommets d’un nombre impair d’arêtes sont toujours en nombre pair.

Entre ces mêmes équations (4), on peut éliminer, tour à tour et et et Nous nous bornerons à examiner ce qui résulte des quatre premières éliminations.

Si d’abord on élimine tour à tour et l’élimination de entraînera celle de et l’élimination de entraînera celle de on aura

d’où résultent les conséquences que voici :

III. Il n’existe aucun polyèdre dont tous les sommets aient plus de cinq arêtes.

III. Il n’existe aucun polyèdre dont toutes les faces aient plus de cinq côtés.

IV. Un polyèdre qui n’a ni sommets tétraèdres, ni sommets pentaèdres, doit avoir au moins quatre sommets trièdres.

IV. Un polyèdre qui n’a ni faces tétragones, ni faces pentagones, doit avoir au moins quatre faces trigones.

V. Un polyèdre qui n’a ni sommets trièdres, ni sommets pentaèdres, doit avoir au moins six sommets tétraèdres.

V. Un polyèdre qui n’a ni faces trigones, ni faces pentagones, doit avoir au moins six faces tétragones.

VI. Un polyèdre qui n’a ni sommets trièdres, ni sommets tétraèdres, doit avoir au moins douze sommets pentaèdres.

VI. Un polyèdre qui n’a ni faces trigones, ni faces tétragones, doit avoir au moins douze faces pentagones.

VII. Si un polyèdre, dont toutes les faces sont trigones, n’a que des sommets trièdres et des sommets hexaèdres, il en aura nécessairement quatre de la première de ces deux sortes.

VII. Si un polyèdre, dont tous les sommets sont trièdres, n’a que des faces trigones et des faces hexagones, il en aura nécessairement quatre de la première de ces deux sortes.

VIII. Si un polyèdre, dont toutes les faces sont trigones, n’a que des sommets tétraèdres et des sommets hexaèdres, il en aura nécessairement six de la première de ces deux sortes.

VIII. Si un polyèdre, dont tous les sommets sont trièdres, n’a que des faces tétragones et des faces hexagones, il en aura nécessairement six de la première de ces deux sortes.

IX. Si un polyèdre à faces trigones n’a que des sommets pentaèdres et des sommets hexaèdres, il en aura nécessairement douze de la première de ces deux sortes.

IX. Si un polyèdre à sommets trièdres n’a que des faces pentagones et des faces hexagones, il en aura nécessairement douze de la première de ces deux sortes.

Si, entre les deux mêmes équations (4), on élimine une quelconque des deux quantités et , l’autre disparaîtra aussi, et il viendra

(6)

ce qui conduit aux conséquences que voici :

X. Un polyèdre ne saurait être privé à la fois de faces trigones et de sommets trièdres. Il faut même que le nombre tant des uns que des autres ne soit pas moindre que huit.

XI. Tout polyèdre qui n’a point de faces trigones a au moins huit sommets trièdres.

XI. Tout polyèdre qui n’a point de sommets trièdres a au moins huit faces trigones.

XII. Si un polyèdre à faces tétragones n’a que des sommets trièdres et des sommets tétraèdres ; il en aura nécessairement huit de la première de ces deux sortes.

XII. Si un polyèdre à sommets tétraèdres n’a que des faces trigones et des faces tétragones ; il en aura nécessairement huit de la première de ces deux sortes.

Si, entre les deux mêmes équations (4), on élimine tour à tour et il viendra

ce qui conduit aux conséquences que voici :

XIII. Si un polyèdre n’a ni faces trigones ni faces tétragones, il aura au moins vingt sommets trièdres.

XIII. Si un polyèdre n’a ni sommets trièdres ni sommets té traèdres, il aura au moins vingt faces trigones.

XIV. Si un polyèdre à faces pentagones n’a que des sommets trièdres, ces sommets seront nécessairement au nombre de vingt.

XIV. Si un polyèdre à sommets pentaèdres n’a que des faces trigones, ces faces seront nécessairement au nombre de vingt.

Nous ne pousserons pas plus loin cette analise qui, comme on le le voit, ne saurait offrir de difficulté, et nous observerons seulement qu’il en résulte qu’il ne saurait exister que cinq sortes de polyèdres dans lesquels toutes les faces se trouvent avoir le même nombre de côtés et tous les sommets le même nombre d’arêtes[3] ; ce sont :

Le tétraèdre ou tétragone, qui a quatre faces trigones, quatre sommets trièdres et six arêtes.

L’hexaèdre octogone, qui a six faces tétragones, huit sommets trièdres et douze arêtes.

L’octaèdre hexagone, qui a six sommets tétraèdres, huit faces trigones et douze arêtes.

Le dodécaèdre icosagone, qui a douze faces pentagones, cinq sommets trièdres et trente arêtes.

L’icosaèdre dodécagone, qui a douze sommets pentaèdres, vingt faces trigones et trente arêtes.

De là on conclura que, s’il y a des polyèdres réguliers, ils ne sauraient être qu’au nombre de cinq[4], à moins cependant qu’on ne veuille y comprendre la sphère considérée

Comme terminée par une infinité de tétragones infiniment petits, et par une infinité de sommets tétraèdres,

Comme terminée par une infinité d’hexagones infiniment petits, et par une infinité de sommets trièdres.

Comme terminée par une infinité de trigones infiniment petits, et par une infinité de sommets hexaèdres.

Ce qui en porterait alors le nombre à huit.

Terminons par la recherche des limites entre lesquelles doit se trouver compris soit le nombre des faces, soit le nombre des sommets d’un polyèdre dont le nombre des arêtes est donné. Le rapprochement des équations (2) et (3) donne

En éliminant de la première de ces équations et de la seconde, au moyen de l’équation (1), il viendra

Les seconds membres des équations (8) peuvent fort bien être nuls ; mais ils sont, dans tous les cas, plus grands que et, quant aux seconds membres des équations (9), ils peuvent fort bien être égaux à mais ils seront, dans tous les cas, plus grands que On a donc

d’où

ou

Les signes et excluant l’égalité ; c’est-à-dire,

XV. Dans tout polyèdre, le triple du nombre, soit des faces, soit des sommets, est toujours plus grand que le nombre des arêtes augmenté de cinq unités, mais plus petit que le double de ce même nombre d’arêtes augmenté d’une unité.

  1. On peut consulter sur ce sujet le IX.e volume du présent recueil (pag. 321-345).
  2. On peut consulter, sur l’historique et sur la démonstration de ce théorème, le III.e volume du présent recueil (pag. 169-189).
  3. Voyez l’article du tom. IX déjà cité.
  4. Consultez, sur la possibilité de ces polyèdres, le tom. III, pag. 233.