Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 13/Dynamique, article 2

Réflexions sur l’usage de l’éprouvette, dans l’artillerie,
pour apprécier la force de la poudre ;

M. Hélie, lieutenant d’artillerie.
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On donne, dans l’artillerie, le nom d’éprouvettes aux instrument destinés à estimer la force relative des poudres de diverses qualités.

Ce n’est qu’en examinant les effets produits par la poudre qu’on peut se former une idée de ce qu’on doit entendre par sa force.

Lorsqu’une certaine masse de poudre s’enflamme, les gaz qui se forment et se développent ayant une très-grande force élastique tendent à se dilater en tous sens. S’ils rencontrent quelque corps mobile dont la présence gène cette dilatation, ce corps éprouve de leur part, une pression qui le met en mouvement. La vitesse qu’il acquiert, d’abord infiniment petite, s’accroît continuellement par l’effet de la pression ; mais cette pression devant nécessairement diminuer d’intensité à mesure que la vitesse du mobile tend à devenir égale à celle du gaz, il arrive enfin un terme où elle devient tout-à-fait nulle, et où conséquemment le mobile n’a plus d’autre cause de son mouvement que la vitesse qui lui a été antérieurement communiquée. Pendant tout le temps de la durée de l’impulsion, le mobile a reçu à chaque instant une quantité de mouvement infiniment petite ; et on juge de la force de la poudre par la somme des quantités de mouvement ainsi acquises, c’est-à-dire, par la quantité totale de mouvement acquise par ce mobile. La quantité de mouvement infiniment petite communiquée au mobile à chaque instant dépend, à la fois, des valeurs qu’ont, à cet instant, la force élastique des gaz, la vitesse de ce mobile et les résistances qui peuvent gêner son mouvement. Une foule de circonstances étrangères à la qualité de la poudre peuvent d’ailleurs influer sur sa force élastique ; et tels sont par exemple le volume et la figure de l’espace qui la contient, l’état de plus ou moins grande compression où elle s’y trouve, l’endroit et la manière dont le feu y est appliqué, etc, etc.

Nous ne nous occuperons uniquement ici que de ce qui concerne les effets de la poudre dans les bouches à feu.

Supposons donc une charge de poudre placée au fond de l’âme cylindrique d’un canon et surmontée d’un projectile. Au moment où l’inflammation commence, les gaz qui se forment et qui cherchent à se dilater dans tous les sens poussent à la fois le projectile et le canon, dans des directions contraires.

Pour examiner d’abord le cas le plus simple, supposons l’axe de la pièce horizontal, les centres de gravité du canon et du boulet placés sur cet axe, le boulet sphérique ou cylindrique et le vent nul. Imaginons encore que le canon soit posé sur un plan horizontal, sur lequel il puisse glisser librement, sans qu’aucun obstacle s’y oppose. Faisons enfin abstraction de toute résistance, et négligeons en outre la circonstance du gaz qui s’échappe par le canal de la lumière. Chacun des deux corps ne recevra ainsi de la poudre qu’une impulsion rectiligne et horizontale.

L’opinion généralement adoptée est que les quantités de mouvement communiquées pendant le même temps au boulet et au canon sont égales entre elles.

Je n’en citerai qu’un exemple. M. Petit (Annales de chimie, tome VIII, page 296) veut avoir l’expression de la force vive que la poudre communique dans son explosion ; force vive qui est représentée par et désignant les masses respectives du canon et du boulet, et leurs vitesses acquises. Il observe que, le boulet et le canon étant soumis à la même force, doivent acquérir la même quantité de mouvement dans le même temps. En conséquence, il pose l’équation et change ainsi l’expression précédente en celle-ci :

Mais ce principe ne soutient pas l’épreuve de l’analise.

et désignant toujours les masses du canon et du boulet, soient, à un instant quelconque la vitesse du premier, celle du second, la hauteur de colonne d’eau à laquelle ferait équilibre l’élasticité du mélange gazeux.

Désignons par la gravité, par la densité du mélange gazeux, celle de l’eau étant prise pour unité. Pour faciliter le raisonnement, supposons le boulet cylindrique, en sorte que la face de ce corps exposée à l’action de la poudre soit plane et perpendiculaire à l’axe de la pièce.

Si le boulet et le canon devenaient tout à coup immobiles, le fluide exercerait sur l’unité de surface de chacun de ces corps une pression égale à Ainsi désignant la section transversale du canon, exprimerait la pression totale qu’éprouveraient le fond du canon et le boulet.

Si, au contraire, le boulet et le fond du canon étaient subitement enlevés, le fluide s’échapperait, de part et d’autre, avec une vitesse à

Dans l’état réel des choses, le boulet a une vitesse le fluide qui le presse a donc aussi cette vitesse ; celle que ce dernier prendrait s’il était libre étant, comme nous venons de le dire, celle qu’il perd, par l’interposition du boulet, est donc

Le boulet éprouve donc la même pression que s’il était immobile et pressé par un fluide d’une densité tendant à s’échapper avec une vitesse Soit la hauteur de la colonne d’eau à laquelle ferait équilibre l’élasticité de ce fluide, il est clair qu’on aura par conséquent, la pression exercée sur le boulet, et qui est représentée par aura pour valeur

La quantité de mouvement infiniment petite que cette pression communique au boulet est

étant l’élément du temps. On trouverait, par un raisonnement analogue, pour la quantité de mouvement communiquée au canon,

Comme la valeur de est très-différente de celle de on ne peut pas supposer les quantités et égales entre elles. La première est toujours la plus grande, à cause que est plus petit que .

Donc, à chaque instant, le canon reçoit de l’action de la poudre une quantité de mouvement plus grande que celle que reçoit le boulet.[1]

Dans la pratique, la différence est encore plus grande, à cause du vent du boulet, de la résistance de l’air, etc., etc.

Si l’on considère les quantités de mouvement totales acquises par les deux corps, on voit qu’elles doivent différer encore davantage. En effet, dès les premiers instans de l’explosion, le boulet, chassé hors du canon, n’éprouve bientôt plus, de la part de la poudre, qu’une action à peu près nulle ; tandis que celle qui est exercée sur le canon est encore considérable.

Il est donc bien prouvé que l’explosion de la poudre communique au canon une quantité de mouvement plus grande que celle qu’elle communique au boulet.

La relation qu’ont entre elles ces deux quantités de mouvement dépend d’ailleurs de la loi de développement des gaz dans la charge de poudre que l’on considère. Ainsi, cette loi venant à varier, la relation variera aussi. Donc cette dernière dépend de la nature de la poudre.

Une de ces quantités de mouvement détermine le recul de la pièce, l’autre la distance à laquelle est porté le boulet ou la portée. Ainsi, la relation entre le recul et la portée dépend, en général, de l’espèce de poudre que l’on emploie.

De là il résulte qu’il peut arriver que, de deux charges égales de poudres de qualité différente, l’une donne un petit recul et une grande portée, et qu’au contraire l’autre donne un grand recul et une petite portée.

En effet, la quantité de mouvement que reçoit le boulet ne dépend guère, du moins dans les pièces de peu de longueur, que de ce qui se passe dans les premiers instans de l’inflammation ; celle que reçoit le canon dépend, au contraire, des circonstances de la durée totale de l’explosion. Or, il est aisé, d’après cela, d’imaginer deux lois de développement des gaz dont l’une soit telle que le boulet n’obtienne qu’une très-petite quantité de mouvement, pendant que le canon en recevra une très-grande, tandis que, suivant l’autre, le boulet acquerra une grande vitesse, tandis que la quantité de mouvement du canon, quoique toujours supérieure à celle du boulet, soit cependant bien moindre que dans l’autre cas.

Ainsi, en général, les poudres qui donnent les plus grands reculs différent de nature de celles qui donnent les plus grandes portées.

Au reste, ce n’est pas toujours la même poudre qui donne la plus grande portée ou le plus grand recul.

En effet, c’est un fait bien reconnu que la loi de l’inflammation varie, en général, non seulement avec l’espèce de poudre, mais encore avec la masse sur laquelle on opère. On conçoit donc que la poudre qui, sous une charge donnée, produit la plus grande portée ou le plus grand recul, peut fort bien ne pas conserver cet avantage, lorsque le poids de la charge viendra à varier.

Les obstacles que les gaz rencontrent, en cherchant à se dégager, influent aussi singulièrement sur la manière dont ils se forment et le degré d’élasticité qu’ils acquièrent. Le projectile s’oppose d’autant plus à leur développement que l’angle sous lequel on tire est plus considérable. Ainsi, la poudre qui donne la plus grande portée peut, toutes choses égales d’ailleurs, varier avec l’angle de projection.

La grandeur du vent, la position de la lumière, le degré d’échauffement de la pièce, etc., sont encore autant de circonstances qui influent sur la loi de développement des gaz.

D’après cela, on conçoit aisément que les effets des poudres doivent varier avec l’espèce des bouches à feu.

Il résulte de tout ce qui précède que la même poudre qui, dans de certaines circonstances, produit de très-grande effets, peut, dans des circonstances différentes, n’en produire que de très-faibles.[2]

Et, comme on juge de la force de la poudre par les effets qu’elle produit, on voit que la même poudre peut se montrer forte dans un cas et faible dans un autre. Ainsi, par exemple, on a vu que la même poudre pourrait en même temps donner un grand recul et une petite portée. Si donc l’on a seulement égard à cette portée, la poudre sera réputée faible, tandis que si, au contraire, on ne considère uniquement que le recul, elle sera réputée forte.

Par conséquent la même poudre n’est pas également propre à produire tous les effets possibles.

Les épreuves qu’on fait subir aux poudres se réduisent ordinairement à essayer leur effet dans un cas particulier. Celle qui produit l’effet le plus considérable est réputée supérieure à toutes les autres.

Mais la supériorité de cette poudre n’est constatée que dans le cas particulier où elle a été essayée ; et il est très-possible qu’elle se montre, dans d’autres circonstances, fort inférieure à celles sur lesquelles on lui aura donné la préférence.

De là résulte que la même poudre peut se montrer très-faible dans une éprouvette et très-forte dans une autre.

On peut diviser les éprouvettes en deux sortes principales ; dans les unes on mesure soit la quantité de mouvement imprimée au projectile soit la distance à laquelle il est porté : dans les autres on observe le recul du canon qui renferme la poudre. Le mortier-éprouvette, dont on se sert en France, appartient à la première classe : l’éprouvette hydrostatique de M. Reynier appartient à la seconde, (Voyez sa description dans l’Aide-mémoire du général Gassendi).

Dans le premier cas, la poudre qui donne la plus grande portée est réputée la meilleure ; dans le second, c’est celle qui donne le plus grand recul.

Ainsi, de deux poudres dont l’une porte le globe de l’éprouvette-mortier à  mètres et l’autre à la première est regardée comme supérieure ; mais sa supériorité peut très-bien n’exister que dans l’éprouvette ; et il est possible que, dans d’autres bouches à feu, la seconde donne une plus grande portée.

L’éprouvette-mortier et l’éprouvette hydrostatique doivent souvent donner des résultats contradictoires ; la poudre s’y trouve, en effet, dans des circonstances fort différentes. Dans la première, la charge est de trois onces ; elle n’est que de trois grammes seulement dans la seconde qui, en outre, n’a point de projectile. De plus, les effets observés ne sont pas du même genre.

Toutes ces réflexions se trouvent, au surplus, complètement confirmées par l’expérience.

Toulouse, le 27 décembre 1822.
  1. M. Petit, à l’exemple de tous ceux qui ont traité la même question avant lui, n’a pas fait attention à la diminution que la vitesse déjà acquise par chacun des deux corps apporte à la pression que ces corps éprouvent. Il a également négligé cette quantité en s’occupant de la question suivante : (voyez le mémoire déjà cité.)

    Soit un cylindre fixe, horizontal et fermé par un de ses bouts. Un fluide élastique est placé entre le fond de ce cylindre et un piston. Il exerce sur ce dernier une pression qui le met en mouvement. Il s’agit de trouver la force vive acquise par le piston ?

    Soit la longueur du cylindre primitivement occupé par le fluide ; soit celle qu’il occupe actuellement. Soient la hauteur de la colonne d’eau à laquelle son élasticité pouvait faire équilibre quand il occupait l’espace la masse du piston, sa vitesse actuelle, la section transversale du cylindre ; et prenons la densité de l’eau pour unité.

    L’élasticité du fluide s’est réduite à La pression qu’il exerce sur le fond du cylindre est M. Petit suppose que cette valeur est aussi celle de la pression exercée sur le piston. En conséquence, il écrit ou Intégrant ensuite cette équation, il obtient ainsi la valeur de

    Mais, à cause que le piston a une vitesse acquise la pression exercée sur sa base est nécessairement moindre que celle que supporte le fond du cylindre. Soit la densité du fluide, lorsqu’il occupait l’espace sa densité actuelle devra être exprimée par La vitesse qu’il prendrait, si l’on enlevait subitement le piston serait Donc, la vitesse qu’il perd, par l’interposition du piston, est Soit la hauteur de la colonne d’eau à laquelle ferait équilibre l’élasticité génératrice de cette vitesse ; on aura

    d’où

    donc la pression qu’éprouve le piston a pour valeur

    donc enfin

    formule bien différente de la précédente.

    Je ferai encore observer que Robins, dans ses Nouveaux principes d’artillerie, a commis la même inadvertance.

  2. Au nombre de ces circonstances, on ne compte point ici celles qui changent la nature de la poudre, comme les-variations hygrométriques. La poudre est supposée toujours dans le même état. La quantité employée et les effets à produire varient seuls.