Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 10/Arithmétique politique, article 1

ARITHMÉTIQUE POLITIQUE.

Sur les élections et le système représentatif ;

Par M. Gergonne.
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Au commencement du VI.e volume de ce recueil, j’ai présenté, sur les élections et les assemblées délibérantes, des réflexions tendant à signaler un très-grave défaut du système représentatif, lequel consiste en ce que, dans le cas même des élections directes, et en admettant que chaque député est religieusement fidèle à l’opinion de ceux qui l’ont élu, il peut très-bien se faire que le vœu de la majorité de la chambre représentative soit formellement contraire je ne dis pas seulement à celui de la nation, mais même à celui de la très-grande majorité des citoyens qui ont concouru à leur élection. J’ai montré que ce danger devenait beaucoup plus grave et plus imminent encore lorsque les élections, au lieu d’être directes, étaient faites par des électeurs, élus eux-mêmes par un plus grand nombre de citoyens ; et je n’ai pas dû être peu surpris, en voyant que, dans la discussion solennelle qui précéda, il y a trois ans, l’adoption de la loi des élections, aucun des adversaires des élections à plusieurs degrés n’avait songé à faire valoir contre elles un argument à la fois si palpable et si péremptoire.

J’avais cru, jusqu’à ces derniers temps, que l’inconvénient dont il vient d’être question était tellement inhérent à la forme de nos gouvernemens modernes, qu’il était absolument impossible de les en délivrer, et j’avouerai même que cette pensée avait singulièrement attiédi mon affection pour le système représentatif. La lecture d’un petit écrit sur ce sujet, publié récemment par M. Flaugergues, m’a tout-à-fait dessillé les yeux ; et quoique je sois fort loin d’adopter la plupart des idées de l’auteur, j’ai pourtant puisé dans son ouvrage une ressource qui me semble tout-à-fait propre à remédier à un mal qui d’abord m’avait paru absolument irrémédiable.

C’est une très-excellente chose sans doute que la liberté ; mais la justice est peut-être une chose plus excellente encore ; et c’est précisément parce que cette liberté est un bien précieux, qu’il ne faut pas que la jouissance en soit exclusivement réservée à une classe quelconque de citoyens. Qu’on nous vante tant qu’on voudra les républiques de Sparte, d’Athènes et de Rome. Je n’aime pas moi cette liberté du petit nombre qui est fondée sur l’esclavage de tout le reste. S’il ne s’agissait que d’aimer passionnément la liberté pour être digne d’estime, je ne connaîtrais personne qui méritât mieux nos hommages que le dey d’Alger, le roi de Perse et l’empereur de Constantinople, tous gens si jaloux de leur liberté qu’on paye chez eux de sa tête la seule pensée d’y mettre la plus légère entrave.

Or, comme l’observe fort bien M. Flaugergues, dans le système électoral en usage depuis trois ans, tous les contribuables au-dessous de 300 fr. c’est-à-dire, environ les quarante-quatre quarante-cinquièmes des citoyens ayant un état, un domicile et même quelques propriétés, se trouvent, de droit, exclus de toute influence sur la nomination des députés qui doivent discuter leurs intérêts ; et cette même influence se trouve enlevée de fait aux contribuables au-dessus de 5 à 600 fr., toujours en minorité dans nos collèges électoraux, et qui, lassés de n’y paraître que pour sanctionner par leur présence des choix que souvent ils réprouvent, finiraient bientôt par s’en exclure volontairement ; si l’on n’apportait quelque changement dans leur situation. L’élection de la totalité des députes de la France se trouve donc livrée à la discrétion d’environ soixante mille petits marchands ou petits propriétaires, sans éducation, sans dignité personnelle, et totalement dépourvus, pour la plupart, de toute vue politique un peu élevée et lointaine.

C’est à ce vice radical de notre système électoral que M. Flaugergues se propose d’indiquer un remède. Celui qu’il choisit consiste à remplacer le collège électoral unique de chaque département par plusieurs autres, dont chacun élirait un certain nombre de députés, et d’organiser ces collèges de telle sorte que l’on soit à peu près certain que les choix y seront faits à l’unanimité. Homogénéité d’intérêts parmi les électeurs d’un même collège ; diversité d’intérêts parmi les députés élus ; tel est en peu de mots le principe de M. Flaugergues. Ce principe est très-bon sans doute ; mais voyons comment l’auteur prétend l’appliquer.

M. Flaugergues, considérant le rôle des contributions comme le tarif présumé des opinions politiques des diverses classes de citoyens, crée, dans chaque département, trois collèges respectivement formés des grands, moyens et petits propriétaires ; mais croit-il de bonne-foi que, dans de tels collèges, les choix soient toujours faits, je ne dis pas à l’unanimité, mais même à une grande majorité ? Manque-t-il en France de porte-faix qui se piquent de penser comme des marquis, et, à l’inverse, dans le cours de notre révolution, n’a-t-on pas vu plus d’un grand seigneur s’attacher au char des Chabot et des Marat ? On ne saurait disconvenir néanmoins de l’extrême droiture de l’intention première de M. Flaugergues. Voyons donc s’il ne serait pas possible d’en tirer un parti plus heureux.

Je comparerais volontiers des ministres, en présence d’une chambre de députés des départemens, à un général qui, la veille d’une opération militaire, examine avec soin la carte topographique du terrain sur lequel il doit manœuvrer ; et, pour suivre le parallèle jusqu’au bout, je comparerais les soins que se donnent ces ministres pour influencer les élections, à ceux que prendrait le même général pour se procurer des cartes inexactes, sur lesquelles les distances seraient abrégées, les montagnes abaissées et les sentiers élargis. Je crois donc que, plus encore dans l’intérêt du gouvernement que dans celui des gouvernés, c’est une condition de rigueur que la chambre dite des représentans soit, en effet, une représentation autant fidèle que possible de la nation pour laquelle elle doit consentir des lois ; qu’elle en soit, s’il est permis de s’exprimer ainsi, une sorte de miniature ; et que les ministres se trouvent là, à peu près, comme dans le forum des petites républiques de l’antiquité.

Si donc il existe encore au milieu de nous des hommes assez fous pour ne rêver que dîmes, intolérance, châteaux et justices seigneuriales ; s’il en est d’assez niais pour aspirer à donner un gouvernement républicain, c’est-à-dire, un gouvernement tout d’abnégation et de sacrifices, à de vieux égoïstes, à de vieux sybarites comme nous, s’il en est pour qui des fers dorés, tous couverts de lauriers, puissent encore avoir quelque charme ; s’il en est enfin qui, par une antipathie aveugle et obstinée contre la dynastie régnante, lui préféreraient tout gouvernement quelconque autre que le sien ; il faut que le ministère le sache ; il faut qu’il connaisse exactement, ou du moins à très-peu près, dans quelle proportion sont ces diverses classes d’individus, tant entre elles qu’avec la masse de la nation, qui ne demande que l’entière conservation de ce qui existe ; il faut, en un mot, pour que ces gens-là ne songent pas à conspirer dans l’ombre, pour qu’ils puissent rougir eux-mêmes de l’infériorité de leur nombre, il faut, dis-je, qu’ils aient des organes dans la chambre représentative ; il faut aussi qu’ils puissent élire leurs représentans.

Mais, dira-t-on, ne se pourrait-il pas que la majorité de la nation fût infatuée de doctrines subversives de l’ordre social ? et alors quelle chambre de députés pourrait-on en attendre, si les élections n’étaient pas habilement maîtrisées et dirigées ? À cela je réponds que d’abord ceux qui feraient cette objection calomnieuse pour la nation, n’y croiraient pas eux-mêmes sérieusement. J’observe, en second lieu, que, si réellement telle était notre position, je n’y verrais que de deux remèdes l’un : ou bien se résigner à partir de la nation telle qu’elle serait pour l’amener par degrés insensibles à ce qu’on désirerait qu’elle devint : ou bien briser violemment sa volonté, en l’assujettissant à un joug de fer ; et, dans ce cas, je ne verrais rien de mieux que de rappeler le prisonnier de Ste-Hélène.

Je persiste donc à croire que la chambre élective ne saurait offrir une représentation trop fidèle des sentimens et opinions diverses qui partagent la nation ; cette condition, qui serait de rigueur dans une démocratie pure, où la chambre des représentans ferait seule les lois, ne peut avoir d’ailleurs un grave danger chez nous, où cette chambre n’a, en dernière analise, qu’un simple droit de veto.

Si j’étais partisan du système qui consiste à distingue dans la Charte des articles fondamentaux et des articles réglementaires ; je serais fort tenté de ranger, au nombre de ces derniers, les dispositions qui fixent la cote de contribution nécessaire pour être électeur ou éligible ; je penserais que, sur-tout à la suite d’une longue révolution, où il a été si facile aux gens peu scrupuleux de faire de très-gros gains, on pourrait peut-être trouver une garantie plus sure du discernement et de l’indépendance des uns et des lumières de la droiture des autres, que la somme qu’ils payent annuellement au fisc ; je penserais en un mot, qu’il est peut-être bien temps enfin que l’argent redescende à sa valeur, et que, honneur remonte à la sienne ; mais attendu que les argumens du Moniteur de cette année n’ont pu encore complètement détruire dans mon esprit l’impression qu’y avaient produite ceux du Moniteur de 1817 ; je veux, dans mon utopie, respecter en tous points tous les articles de la Charte, sans distinction, du moins ceux d’entre eux qui présentent un sens bien précis ; car pour ce qui concerne le nombre des membres de la chambre, je pense, avec beaucoup d’hommes d’état, que les dispositions de la Charte ne sont ni assez précises ni assez impératives qu’on ne puisse les interpréter d’une manière un peu plus large qu’on ne l’a fait jusqu’ici.

Ces choses ainsi posées, je renferme mon projet de loi électorale dans les deux seuls articles que voici :

I. Sera électeur d’un département, tout citoyen qui, y ayant son domicile de fait depuis plus d’un an, payera trois cens francs de contributions directes, depuis le même temps.

II. Sera, pour cinq années, député d’un département à la chambre élective, tout citoyen qui, ayant son domicile de droit dans ce département depuis plus d’un an, et payant au moins mille francs de contributions directes, depuis le même temps, sera porteur d’un mandat de deux cens électeurs au moins, du même département, lui conférant ce titre, et ne l’ayant conféré à aucun autre depuis les précédentes élections.

On voit que, dans ce système, qui porterait probablement le nombre des députés à environ cinq cens, les assemblées électorales et les pénibles déplacemens qu’elles nécessitent ; et qui ne découragent que trop souvent les électeurs, seraient tout-à-fait inutiles. À l’époque des élections, ceux-ci se grouperaient spontanément, suivant la nature de leurs opinions, de leurs intérêts ou de leurs vœux. Et il n’y aurait, au plus, que ceux qui ne trouveraient pas à se réunir chez eux en nombre suffisant, et ne voudraient pas voter avec leur entourage, qui seraient obligés de se transporter ailleurs, pour émettre un vœu utile.

Il faudrait, sans doute, prendre des mesures sévères tant pour constater les titres des électeurs et des éligibles, que pour s’assurer de l’authenticité des signatures et se garantir des votes multiples des mêmes électeurs ; mais tout cela serait l’affaire d’un règlement d’administration facile à rédiger.

En adoptant ce système, chaque député se trouverait le véritable représentant de la totalité de ses commettans, et le vote de la majorité de la chambre serait toujours l’expression fidèle si non de l’opinion de la majorité des Français, du moins de la majorité de ceux d’entre eux qui ont le droit d’élire.

Je ne fais ici, au surplus, que régulariser le système des scissions, fort en vogue sous le directoire ; avec cette différence que chaque fraction du collège électoral exerce ici un droit effectif, proportionné à sa masse ; tandis qu’au temps du directoire, chaque fraction prétendait faire à elle seule les députés de tout le département ; et que ce n’était pas toujours la fraction la plus nombreuse dont les choix étaient préférés.

Un des grands avantages de ce système, c’est qu’il peut se prêter à tant de degrés d’élection qu’on voudra introduire, sans offrir aucun des inconvéniens que j’ai signalés dans l’article cité. Si, par exemple, on voulait faire concourir aux élections tous les citoyens payant cinquante francs au moins de contributions, il suffirait de statuer que vingt de ceux-ci pourront, par un mandat signé d’eux, et délivré à un citoyen payant trois cens francs au moins de contributions directes, le constituer électeur. Dans ce cas, comme dans l’autre, l’esprit général de la majorité de la chambre serait exactement conforme à celui de la majorité des citoyens qui auraient concouru aux élections.

Je pense, par ce qui précède, avoir plus sûrement résolu que M. Flaugergues lui-même le problème que cet estimable écrivain s’était proposé ; savoir, d’obtenir l’identité d’intérêts chez ceux qui élisent et la diversité d’intérêts chez ceux qui sont élus. Si le système que je propose pouvait essuyer des contradictions et des critiques, ce ne pourrait guère être qu’au sein des ces majorités de toutes les couleurs qui, dans les diverses phases de notre révolution et sur les divers points de la France, ont tour-à-tour essayé de soumettre les minorités à leur joug despotique ; mais je leur répéterai encore ce que j’ai déjà dit plus haut, que, pour mériter d’être libre, il faut d’abord consentir à être juste.

Au surplus, persuadé comme je le suis, que dans notre situation actuelle, nos institutions ont beaucoup plus besoin encore de fixité que de perfection, je renoncerais très-volontiers à mes idées, si l’on voulait nous conserver un système électoral qui, avec toutes ses imperfections, était peut-être encore le moins mauvais de tous ceux qu’on nous avait donnés jusqu’ici.

Par les mêmes considérations, je tiens extrêmement au renouvellement partiel de la chambre, parce que je pense que, dans le jeu de gouvernemens, comme dans celui des machines, tout changement brusque ne peut être produit sans consommer des forces en pure perte ; et que le monde moral doit, autant que possible, comme le monde physique, être assujetti à la loi de continuité.