Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 05/Mathématiques appliquées, article 1

MATHÉMATIQUES APPLIQUÉES.

Expériences sur la flexibilité, la force et l’élasticité
des bois, avec des applications aux constructions,
en général, et spécialement à la construction des
vaisseaux,
Faites à l’arsenal de la marine française à Corcyre en 1811 ;
Par Ch. Dupin, capitaine en premier au corps du
génie maritime.
Premier mémoire,
Présenté à la première classe de l’institut de France,
le 12 d’avril 1813.[1]
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C’est en parcourant un arsenal de marine que Galilée, frappé des grands travaux qui s’offraient à ses regards, conçut l’idée d’appliquer les sciences mathématiques à la détermination de la force des bois.

C’est donc sur nos chantiers et dans nos ateliers qu’est née l’application du calcul aux travaux des arts. Il semble en effet que ce soit là qu’elle ait dû naître ; car, nulle part des ouvrages plus importans ne sont exécutés par de plus grands moyens, avec une précision plus rigoureuse, et dans un moindre espace de temps.

Après que Galilée eut ouvert ainsi la carrière, elle fut parcourue par les savans les plus illustres ; dès qu’il y eut un premier germe de théorie dans les arts, la théorie forma des ingénieurs. C’est alors que la partie expérimentale a fait des progrès plus sensibles, et qu’on a remplacé plus généralement l’hypothèse et le système par des données fruits de l’expérience, et par des calculs rigoureux fondés seulement sur ces données.

Sans retracer ici l’histoire des travaux dont nous venons de parler, nous nous contenterons de citer la savante préface d’un traité sur la résistance des solides, qu’on doit à l’ingénieur Girard qui, lui-même, a fait de nombreuses et belles expériences sur la force des bois.

Jusqu’ici, l’on a cherché principalement à déterminer la résistance dont les bois sont susceptibles avant leur rupture, soit en les rompant perpendiculairement à leurs fibres, soit en les affaissant sous des poids qui agissaient dans le sens même de ces fibres.

Sans doute, il est nécessaire de connaître ce point extrême, cette limite de la force des bois, afin d’employer toujours des matériaux doués d’une force plus grande que tous les efforts auxquels ils devront résister, dans les constructions et dans les machines où ils entreront comme élémens ; mais il faut toujours se tenir assez loin de cette limite ; et, lorsqu’on veut faire des travaux durables, il faut s’en tenir bien plus loin encore ; car le temps diminue incessamment la force des bois, et mille causes concourent à détériorer leurs qualités primitives.

Il est un autre genre de recherches non moins utile, plus utile peut-être, et qui cependant me semble avoir été le moins suivi ; c’est de déterminer les résistances comparées des bois, lorsqu’on les soumet à des forces capables d’altérer très-peu leur figure, et de trouver, si je puis m’exprimer ainsi, leur résistance virtuelle.

Lorsque nous construisons nos édifices, nos machines, nos vaisseaux, nous supposons que les pièces d’une dimension considérable, et d’ailleurs peu chargées, conservent la figure qu’un dessin rigoureux leur a donnée : il n’en est rien. Dans la nature, les moindres forces ont leurs effets certains, quoique par fois trop petits pour tomber sous nos sens ; et souvent ces effets, insensibles individuellement, s’accumulent au point de produire les résultats les plus marqués et les plus graves : nous n’en citerons qu’un seul exemple.

Le plus grand édifice que nous puissions construire en charpente est sans contredit un vaisseau, tel qu’il le faut aujourd’hui pour entrer en ligne dans nos escadres. Lorsqu’un vaisseau du premier rang est établi sur les chantiers, ses dernières alonges s’élèvent au-dessus du faîte des plus hautes maisons. Il doit loger mille hommes et au-delà, renfermer leurs vivres pour six mois, et toute l’artillerie d’une place forte de seconde classe. Aussi la solidité de sa construction répond-elle à l’immensité des objets qu’il doit contenir. Nous avons nommé murailles ses parois en charpente ; et leur épaisseur est en effet au moins égale à celle des murs extérieurs de nos maisons ordinaires. Les liaisons, les supports en tous genres y sont combinés avec intelligence ; le cuivre, le fer y sont prodigués pour maintenir l’ensemble de toutes les parties. Qui douterait qu’avec des moyens si puissans et si bien disposés, la forme du vaisseau ne se trouvât assurée d’une manière invariable, cependant cela n’est pas. À peine est-il lancé sur la mer, que, d’une part l’inégale réaction produite dans un sens par les poids accumulés vers les extrémités, et de l’autre la répulsion de l’eau, concentrée vers le milieu, courbent à la fois toute cette grande machine, et font former à ses parties des arcs qui, sur une corde de soixante mètres, ont présenté quelquefois un demi-mètre de flèche, et au-delà.

Une telle déformation est énorme sans doute ; elle change puissamment la stabilité du vaisseau ; elle influe sur toutes ses autres qualités. Cependant, si nous voulions savoir quelle serait la flèche d’un arc ayant deux mètres de corde, et ayant d’ailleurs la courbure que nous venons d’indiquer, nous trouverions que le nouvel arc devrait avoir pour flèche moins de deux dixièmes de millimètres, c’est-à-dire, une grandeur presque insensible, sur une longueur au moins égale à notre plus haute stature.

C’est donc cette altération à peine sensible des bois que je me suis premièrement préposé d’apprécier. C’est leur résistance à tout changement d’état, au moment où cette résistance commence à faire sentir ses effets, c’est-à-dire, lorsque les corps altèrent infiniment peu leur forme, en vertu des poids qu’ils supportent, que j’ai eu en vue d’évaluer.

On verra peut-être avec quelque intérêt que les lois et les anomalies observées dans les expériences faites en grand sur la rupture des bois, c’est-à-dire, au point où leur déformation est la plus grande possible, ne sont que la conséquence nécessaire des variations extrêmement petites que leurs moindres flexions offrent à l’observateur. C’est à peu près ainsi que les fonctions intégrales dérivent des lois qui coordonnent les élémens différentiels de ces mêmes fonctions, et peuvent en être rigoureusement déduites.

Je vais maintenant passer au détail de mes expériences. Sur un grand établi, j’ai fait fixer deux supports horizontaux et de niveau, distants entre eux de deux mètres ; j’ai fait donner la forme d’un parallélipipède à des morceaux de chêne, de cyprès, de hêtre et de sapin ou de pin, seuls bois dont je pouvais disposer.

Ces parallélipipèdes, ayant un peu plus de deux mètres, étaient posés tour à tour sur les supports, dont ils mesuraient la plus courte distance, en dépassant très-peu de chaque côté ; assez seulement pour que la pièce, en prenant de la courbure, ne se racourcît pas au point de tomber entre les appuis.

J’ai chargé ces parallélipipèdes, que j’appellerai simplement de règles, par des poids placés à égale distance entre les deux supports ; alors chaque règle a pris une certaine courbure.

Premièrement, il est évident que la règle a du se plier suivant une courbe plane verticale. Secondement, la courbe formée par chaque arête de la règle est symétrique à droite et à gauche, par rapport au plan vertical mené par le point milieu où la charge est appliquée, et perpendiculairement au plan même de la flexion.

Voilà la courbe dont nous avons voulu déterminer les élémens ; nous avons toujours considéré la face concave de la règle pliée.

Or, dans les nombreuses expériences que nous avons faites, nous avons constamment observé que, quand les poids sont peu considérables, les flèches des arcs formés par la règle pliée sont proportionnelles à ces poids mêmes.

Mais, quand les flèches sont très-petites, par rapport à la corde constante de plusieurs arcs, la courbure de ces arcs est directement proportionnelle aux flèches correspondantes : de là j’ai conclu ce premier théorème, auquel avait déjà conduit la théorie.

La flexion des bois produite par des poids très-petits est proportionnelle à ces poids ; en mesurant cette flexion par la flèche de leur arc, c’est-à-dire, par rabaissement ou la descension du point milieu de la règle.

Donc aussi, lorsqu’une même pièce de bois est chargée entre les mêmes appuis par des poids différens, ces poids sont réciproquement proportionnels au rayon de courbure de la règle à son point milieu, et la courbure elle-même est par conséquent proportionnelle à ces poids très-petits.

Après avoir ainsi déterminé le rapport de la force virtuelle de la flexion avec le poids qui produit cette flexion, il convenait de voir si la même loi se conserve, en chargeant le corps par des poids plus considérables ; ou, si elle ne se conserve pas, quelle est l’altération que cette loi supporte : c’est ce que j’ai fait, avec beaucoup de soin et de patience, en employant un double décimètre de Kutsch, parfaitement gradué. L’habitude de prendre des mesures, que j’ai depuis long-temps été forcé d’acquérir, me fait assurer que toutes celles que j’ai consignées dans mon travail ne diffèrent par de deux dixièmes d’un millimètre de leur vraie valeur. Cette quantité, toute faible qu’elle est, a paru cependant trop forte encore aux yeux d’un géomètre[2] qui porte dans la physique une précision inconnue jusqu’ici. Mais observons qu’il est, dans chaque genre de recherches, un degré d’exactitude qu’il serait aussi impossible que superflu de vouloir outre-passer. C’est ainsi qu’il m’aurait fallu des ébénistes pour polir mes bois, si j’avais voulu, par exemple, que leurs faces fussent planes, à moins d’un demi-dixième ou même d’un dixième de millimètre près. Observons encore que deux dixièmes de millimètre équivalent à l’ancienne mesure appelée point : telle est la limite de mes erreurs.

J’ai pris les quatre espèces de bois les plus généralement employées dans les arts : ce sont celles que j’ai déjà nommées. Le chêne et le sapin étaient coupés depuis peut-être vingt-cinq ans ; puisqu’ils provenaient du vaisseau russe le Michaël, que j’ai démoli en 1810, et qui avait peut-être alors vingt ans de construction.

Aussi ces bois sont-ils loin d’avoir la force qui leur appartient. Mais, comme il s’agit ici de déterminer les lois qui régissent la force et l’élasticité des bois, par des rapports généraux et indépendans de la vigueur absolue des fibres ligneuses, et même indépendans du genre et de l’espèce des arbres, on voit que ces bois étaient aussi propres à remplir notre objet que s’ils eussent été de fraîche coupée. Au reste, le cyprès et le hêtre n’avaient guère plus d’un an d’abattage, et leur élasticité nous a présenté les mêmes propriétés que les bois que nous venons de dire avoir vingt-cinq ans de coupe : ce qui démontre notre assertion jusqu’à l’évidence.

On a travaillé quatre parallélépipèdes ayant, comme nous l’avons dit, quelque chose de plus que deux mètres de longueur ; on leur a donné trois centimètres d’équarrissage ; ensuite on a placé successivement chaque règle sur les appuis, et on l’a chargée, sur son milieu par 4 kilogrammes, puis par 8, 12, 16,… jusqu’à 28 kilogrammes. À notre travail sont joints des tableaux qui font connaître 1.o les flèches de l’arc pris par les règles ; 2.o les différences premières de ces flèches.

En jetant les yeux sur ces tableaux, on voit d’abord que 8 kilogrammes font plier la règle du double seulement de la flexion produite par 4 kilogrammes, ce qui nous fait voir qu’au-dessous de ces deux charges les différences secondes deviennent trop petites pour être appréciées, Ce résultat concorde avec ceux d’où nous avons déduit le premier théorème.

Je remarque ensuite que, dans les tableaux de tous les bois, du chêne, du cyprès, du hêtre et du sapin, les différences premières des flèches vont toujours en augmentant.

Elles offrent, il est vrai, quelques légères anomalies ; mais, Immédiatement après une différence trop faible, s’en présente une en sens contraire qui la surpasse beaucoup plus ; et, comme les erreurs ne portent que sur des dixièmes de millimètres, je ne doute pas qu’en employant des bois travaillés avec la dernière perfection, et en recourant à des moyens d’observer que je n’avais pas à ma disposition, on n’obtienne des résultats plus exacts, et tels que les différences secondes soient constantes, ou du moins n’éprouvent que des variations tout à fait insensibles.

Ainsi, nous pouvons regarder les différences secondes des dimensions comme constantes, lorsque les poids qui chargent une même pièce croissent par différences premières constantes, et cette loi si simple est pourtant tellement concordante avec l’expérience que, si nous formons, pour le chêne par exemple, le développement régulier des termes qu’elle exprime, les résultats ne différeront jamais des observations de quatre dixièmes de millimètre ; et la flexion totale à laquelle nous arriverons est cependant de 406 de ces dixièmes. Il est facile d’expliquer cette légère anomalie.

La règle, en se courbant, forme un arc plus long que sa corde ; il faut donc, lorsqu’elle se plie, qu’elle glisse plus ou moins sur ses appuis. Mais ces appuis étaient de simples arêtes en bois, travaillé proprement, à la vérité, mais sans beaucoup d’art ; les alongemens ont dû se faire, non d’une manière continue, mais par de petits ressauts plus ou moins sensibles. Qu’on se rappelle toujours que nous étions dans un pays où tout manquait, jusqu’à des balances assez précises pour pousser l’exactitude au-delà des dix millièmes, si même elles y arrivaient, et l’on verra qu’aucune des petites différences de l’observation et du calcul n’est au-delà de la limite totale de la justesse des opérations.

Nous avons voulu voir ensuite le résultat des mêmes formules pour la charge, très-considérable, de 80 kilogrammes. En comparant nos résultats avec ceux obtenus pour une charge de 4 kilogrammes seulement, nous avons reconnu que, proportion gardée, le cyprès a le moins de flèche sous la grande charge, ensuite le chêne, puis le sapin, enfin le hêtre.

De là nous tirerons cette conséquence remarquable ; Quand même la résistance virtuelle d’une espèce de bois serait très-forte ; si les différences secondes étaient considérables pour cette espèce, avec une charge assez grande, ce bois finirait par plier plus que celui d’une autre espèce, dont la résistance virtuelle à la flexion serait cependant plus petite.

On sait que le hêtre est éminemment élastique ; le tourneur en fait l’arc qui sert de régulateur à son tour. Dans la marine, les meilleurs avirons, ceux qui supportent sans se rompre les efforts les plus grands, les chocs les plus brusques, sont les avirons de hêtre. C’est que les différences secondes pour le hêtre étant considérables, cette grande flexion dont le hêtre est susceptible, avec des charges données, lui permet de céder à des chocs brusques, et le rend peu cassant.

Remarquons, au contraire, que le cyprès, peu flexible et très-cassant, a ses différences secondes presque insensibles ; elles ne sont pas le tiers de celles du hêtre.

J’ai déterminé les pesanteurs spécifiques des quatre espèces de bois soumises aux expériences précédentes, l’ordre de ces pesanteurs est aussi celui des résistances à la flexion.

De là résulte cette conséquence importante : De deux vaisseaux dont la charpente sera d’égal volume, celui construit avec le bois le plus pesant prendra moins d’arc ou de courbure, que celui construit le bois le plus léger. Car, toutes choses égales d’ailleurs, l’arc des vaisseaux est proportionnel à la flexibilité virtuelle.

Ainsi, les vaisseaux de la Baltique et de la Hollande doivent prendre plus d’arc que ceux de la Méditerranée.

Mais, d’après les mêmes calculs, De deux vaisseaux dont la charpente a le même poids, et qui sont construits en bois différens, le vaisseau construit avec le bois le plus léger sera celui dont l’arc sera le moins considérable, et qui conséquemment présentera la plus grande solidité.

Le célèbre Don G. Juan paraît avoir entrevu cette vérité, puisqu’il voudrait que l’on construisît les vaisseaux avec les plus légers des bois, les bois résineux, et non plus avec le chêne.

Au reste, toutes les expériences précédentes, en offrant les élémens de la résistance virtuelle, donneront les moyens de calculer et par là d’obtenir des résultats comparables, sans en venir aux expériences coûteuses de la rupture des pièces. Par ce moyen, on connaîtra mieux les qualités des bois qui conviennent aux divers travaux des arts en général, et sur-tout des constructions navales ; et on pourra fixer les dimensions des pièces de chaque navire d’une manière moins arbitraire. Ces opérations, plus éclairées, conduiront à des résultats avantageux.

Dans le port où je dois me rendre incessamment, j’espère pouvoir déterminer les élémens des forces virtuelles des bois, mesurés sur des pièces parfaitement saines, et non plus sur des bois usés, tels que ceux dont je pouvais disposer à Corcyre. Si la classe prend quelque intérêt à ces recherches, j’aurai l’honneur de lui en communiquer les résultats.

Les ingénieurs de la marine agitent en ce moment une question importante. On sait qu’autrefois la mâture de nos vaisseaux était faite avec des sapins, ou plutôt des pins du nord, parce que les rares qualités de ces bois les font rechercher de toutes les nations. Depuis long-temps les approvisionnements de ce genre que possédaient nos arsenaux sont épuisés ou du moins tellement appauvris qu’il faut recourir à d’autres bois. On a proposé les sapins de la Toscane et les pins de la Corse. On a cru trouver en eux plus d’avantage que dans les anciens bois du nord, dont nous pouvons disposer encore ; et cela est vrai. Mais en ont-ils plus que les bois du nord dans leur fraicheur, voilà ce qui n’est point encore décidé.

Ensuite, il ne suffit pas de considérer la résistance à la rupture ; la résistance à la flexion est aussi d’une considération très-importante. Car la flexion des mâts ne s’opérant que par l’alongement des cordages qui les soutiennent ; de deux mâts qui casseraient sous le même effort, celui qui plie le plus exige un plus grand alongement dans les cordages et par conséquent un plus grand effort de la part du vent. Donc aussi la force des cordages doit être dans une relation nécessaire avec la résistance que les mâts opposent à toute flexion.

Dans tous les cas, il faut déterminer les dimensions des mâtures suivant la nature des bois qu’on emploie, et l’on voit que les données dont nous avons parlé jusqu’ici, sont propres à répandre quelque jour sur ce beau problème.

Après avoir multiplié les expériences sur les pièces d’une seule et même forme, nous en avons considéré qui avaient des épaisseurs et des largeurs différentes, et nous sommes parvenus à ce résultat constant :

La résistance à la flexion est proportionnelle aux cubes des épaisseurs. Nous avons essayé de démontrer par la théorie cette vérité d’expérience.

Lorsqu’on plie un parallélipipède de bois, les fibres intérieures sont comprimées, et les fibres extérieures sont alongées ; de manière qu’il se trouve une fibre intermédiaire d’une longueur invariable ; et cette fibre est toujours la même, quelque courbure qu’on donne au parallélipipède.

Pour démontrer l’effet de l’alongement ou du raccourcissement des fibres, Duhamel imagina l’expérience la plus ingénieuse. Il scia par le milieu, et perpendiculairement à la direction des fibres, les trois quarts de l’épaisseur de la pièce, puis il enfonça dans le trait de la scie un coin fort mince, et d’un bois encore plus dur que le chêne. La pièce étant ensuite soutenue par les deux bouts, et la face où était le trait de scie étant en dessus, on chargea cette pièce par des poids ; or, quoiqu’elle fût sciée aux trois quarts, un quart seul des fibres put résister par son extension ; de manière que la pièce avait conservé toute sa force. Lorsque le trait de scie était moins avancé, la force était plus grande ; elle était plus petite dans le cas contraire. Lorsqu’on aura déterminé par l’expérience la position précise de la fibre invariable, on voit, par ce que nous venons de dire, que rien ne sera plus facile que d’en conclure le rapport des forces nécessaires pour produire un alongement ou un raccourcissement déterminé des fibres d’une même pièce de bois : les expériences qui devront servir de base à ce calcul, offrent à faire une des plus belles recherches que puissent présenter les questions relatives à la force des bois.

Après avoir chargé les pièces par des poids uniques, je les ai chargées par des poids uniformément répartis sur toute leur longueur ; et j’ai trouvé que, pour le même poids accumulé au milieu d’une pièce, ou réparti uniformément sur toute son étendue, les flèches ou descensions sont entre elles comme dix-neuf est à trente ; et ce rapport se conserve le même, soit pour les bois d’une espèce différente, soit pour les bois de différentes dimensions.

Si donc on prend le poids d’une pièce prismatique pour unité, en doublant les trente dix-neuvièmes de la flèche qu’elle prend, lorsqu’on la soutient horizontalement par les deux bouts, on a la flèche qu’elle prendra lorsqu’on la chargera d’un poids égal au sien, mais accumulé au milieu. Ce principe donne un moyen simple de peser, sans balances, les bois très-lourds et très-longs, pourvu que leur épaisseur soit constante.

On voit, par ce que nous venons de dire, que rien ne sera plus facile que de considérer un poids unique chargeant une pièce par son milieu comme un poids uniformément réparti le long de cette pièce, et réciproquement : considération d’une fréquente utilité dans les arts.

J’ai déterminé enfin la flexion des pièces en fonction de la distance des appuis, et j’ai été conduit à ce résultat : Deux pièces d’égal équarrissage se plient suivant des arcs dont les flèches sont proportionnelles aux cubes des distances des appuis.

Rappelons-nous d’ailleurs qu’entre les mêmes appuis, les flèches sont réciproquement comme les cubes des épaisseurs.

En combinant ces deux principes avec cet autre que, pour des flexions peu considérables, les flèches sont directement proportionnelles aux charges ; on arrive à ce résultat singulier :

Deux pièces de bois étant semblables, c’est-à-dire, ayant leurs dimensions homologues proportionnelles, et étant d’ailleurs supposées de la même espèce ; en les soutenant par leurs extrémités, les flèches des arcs qu’elles prendront, en vertu de leur propre poids, seront directement proportionnelles aux quarrés des longueurs des pièces ; et par conséquent, quelle que soit la grandeur absolue de ces pièces, elles prendront toutes un seul et même rayon 4e courbure. La même chose aurait encore lieu, si l’on chargeait les pièces par des poids accumulés ou répartis, mais proportionnels au poids même de ces pièces.

Ce résultat paraît être de nature à s’appliquer souvent dans les constructions ; car les édifices de même nature ont ordinairement tous leurs élémens proportionnels. Si donc nous voulons comparer deux vaisseaux semblablement construits, avec les mêmes matériaux, dont les dimensions partielles soient ainsi proportionnelles à celles même de ces vaisseaux, nous en conclurons que l’arc des vaisseaux, toutes choses égales d’ailleurs, doit avoir un seul et même rayon de courbure, quelle que soit leur grandeur absolue.

On doit maintenant voir clairement pourquoi les grands vaisseaux, indépendamment de toute autre cause, ont proportionnellement beaucoup plus d’arcs que les petits navires : c’est que la flèche de ces arcs suit la loi des quarrés des dimensions principales du navire. Ainsi, dans le cas que nous avons déjà côté d’un navire de soixante mètres qui prendrait un demi-mètre d’arc, un petit navire d’un mètre de long, et semblable au premier, ne prendrait pour flèche de son arc qu’un trois mille six centièmes de demi-mètre, au lieu d’un soixantième, simple rapport des longueurs.

Jusqu’ici nous n’avons que la flèche de la courbe donnée par la flexion des bois, et la corde de cette courbe ou la distance des appuis. Après avoir attentivement examiné la forme offerte par cette courbe, et l’avoir rapportée, par la pensée, aux formes qui me sont le plus familières, j’ai jugé qu’elle devait très-peu différer d’une hyperbole ; je l’ai supposée telle, et voici comment j’ai vérifié cette hypothèse.

J’ai pris une règle de sapin, dont la longueur excédait un peu deux mètres, et dont les autres dimensions étaient et je l’ai placée sur mes deux appuis, toujours éloignés de deux mètres l’un de l’autre ; je l’ai fait courber, en chargeant son milieu, de manière à présenter une flèche de treize centimètres. Cette courbure est très-considérable ; et j’ai voulu qu’elle fût telle, pour mieux observer les anomalies qui pourraient se présenter dans les relations hypothétiques que je cherchais à confirmer ou à détruire.

Une ligne droite horizontale, servant de corde à cet arc, et ayant par conséquent deux mètres m’a servi d’axe des abscisses. Je l’ai divisée en vingt parties égales. Par chaque point de division, j’ai tracé une ordonnée verticale qui allait jusqu’à la courbe ; j’ai donc pu déterminer ainsi vingt-un points de cette courbe. J’avais pour plan de projection une planche parfaitement aplanie, que j’appliquai verticalement le long de la règle pliée, et sur laquelle j’ai tracé la courbe, sa corde et ses coordonnées. Ensuite j’ai relevé, avec tout le soin possible, les abscisses et les ordonnées de cette courbe ; et, pour balancer les erreurs, je prenais la demi-somme des ordonnées symétriques, à droite et à gauche du milieu.

Pour déterminer mon hyperbole comparative, j’ai conçu une ligne de ce genre, dont l’axe réel serait vertical, et dirigé suivant la flèche de l’arc élastique ; cette ligne d’ailleurs passant par les cinq points suivans : 1.o le point milieu de l’arc ; 2.o et 3.o les deux points d’appui ; 4.o et 5.o les deux points qui correspondent au milieu de chaque demi-corde, à droite et à gauche de la flèche ; de manière que les cinq abscisses de ces points étaient : À l’aide de ces données, rien n’est plus facile que de trouver l’hyperbole comparatrice ; son équation se présente sous une forme extrêmement simple.

En rapprochant l’hyperbole comparatrice et la courbe élastique produite par la règle pliée, nous nous sommes assutés que, pour les mêmes abscisses, les plus grandes différences des ordonnées des deux courbes ne s’élèvent pas à sept dixièmes de millimètre.

Dans ces différences, il faut toujours comprendre deux dixièmes de millimètre pour les erreurs qui ont pu être commises, en mesurant à vue d’œil les dixièmes de millimètre ; l’on concevra alors que, sur une étendue de deux mille millimètres, et pour une courbure de 130 millimètres, ne pas trouver sept dixièmes de millimètre pour les plus grandes différences, c’est une identité qu’il est rare de rencontrer, même dans les résultats que la théorie démontre devoir être les mêmes. Nous pouvons donc conclure premièrement que, quelle que soit la courbe élastique produite par la flexion des bois entre deux points d’appui, il est permis de la confondre avec l’hyperbole, sans crainte d’erreurs appréciables dans la pratique, même dans les calculs où les approximations seraient poussées assez loin.

Faisons voir maintenant pour quelle raison la courbe élastique approche si fort de se confondre avec l’hyperbole. Lorsqu’une règle est pliée sur deux points d’appui, le long desquels elle peut glisser pour se mettre en équilibre avec les poids qui la chargent, il faut que l’effort produit au point d’appui par la tendance au redressement de la pièce soit nul ou, ce qui revient au même, il faut qu’en ce point la courbure de la règle soit nulle, et par conséquent le rayon de courbure infini.

C’est parce que, dans l’hyperbole, les rayons de courbure croissent suivant une loi très-rapide, en s’éloignant du sommet, que l’hyperbole se trouve encore si voisine de la courbe élastique, même à des distances assez grandes de ce sommet.

Mais comme, à une distance finie du sommet, le rayon de courbure de l’hyperbole ne devient pas infini ; on voit que, vers les appuis, la courbe élastique, ayant moins de courbure que l’hyperbole, lui sert de corde et passe au-dessus. Donc auprès de ces appuis (et intérieurement) les abscisses de l’hyperbole doivent être les plus petites. C’est précisément à cela qu’il faut attribuer les différences dont le maximum est, comme nous l’avons dit plus haut, inférieur à sept dixièmes de millimètre.

Je ne me suis pas borné à l’examen de la courbe produite par la flexion d’une seule règle ; j’ai plié successivement d’autres règles en sapin, en chêne, en hêtre ; j’ai constamment trouvé les différences de l’hyperbole comparatrice à la courbe réelle moindres que sept dixièmes de millimètre.

Je dois faire remarquer un fait d’expérience vraiment singulier. Si, au lieu de mettre la charge à égale distance des appuis, on la rapproche de l’un d’eux d’une quantité peu considérable, la courbe élastique n’est plus symétrique par rapport à la verticale équidistante des deux appuis. Néanmoins, cette courbe se confond encore à très-peu près avec une hyperbole ; mais cette hyperbole, au lieu d’avoir un axe vertical et l’autre horizontal, se trouve rapportée à deux diamètres conjugués dont l’un est horizontal et l’autre oblique à l’horizon.

Il est visible en effet que, dans cette hypothèse, les tensions de la règle, en chaque point d’appui, ne doivent pas cesser d’être nulles ; les rayons de courbure doivent donc encore être infinis en ces points de la règle ; et la courbe, cessant d’être symétrique avec la verticale, ne peut plus correspondre qu’à un arc d’hyperbole dont aucun axe ne soit vertical. Lorsqu’on suppose les abscisses horizontales, les ordonnées conjuguées ne peuvent donc plus être verticales ; mais ces ordonnées appartiennent toujours à un système de diamètres conjugués, et voilà ce que nous voulions faire remarquer.

Après avoir considéré la courbe produite par une flexion unique, j’ai cherché à comparer les courbes qui résultent de flexions différentes. Ici se présente une nouvelle série d’expériences, plus délicates peut-être que les précédentes, et dont j’exposerais la marche si je n’avais pas déjà dépassé les bornes que cette analise doit avoir. Je me contenterai de dire qu’après avoir déterminé une courbe simple, ayant avec la véritable élastique un contact très-intime, j’ai supposé leurs rayons de courbure identiques au point qui leur est commun. Mais, on a de suite ce rayon au sommet de l’hyperbole ; on a donc aussi le maximum de courbure de l’élastique pour une flèche donnée.

Je passe enfin à l’explication de la rupture des bois. J’observe que les bois homogènes doivent rompre au point où leurs fibres atteignent un certain degré constant d’alongement ou de raccourcissement. Cette condition combinée avec les principes exposés précédemment sur la flexion des bois, me conduit à retrouver et à démontrer les diverses lois connues sur leur rupture.

Je viens de donner une idée de la première partie de mes recherches ; l’autre est encore trop incomplète pour être présentée à la classe. Je me suis occupé, dans cette seconde partie, de la flexion des bois, lorsqu’on les plie sur des surfaces données. On sait que c’est en pliant ainsi les bois que nous recouvrons par des bordages, à l’extérieur, et par des vaigres, à l’intérieur, toute la membrure de nos vaisseaux.

Dans les ports du nord de l’Europe on chauffe les bordages ; en les mettant dans des étuves ; j’ai cherché à voir quelles altérations ce procédé produit sur la force des bois.

Je me suis ensuite occupé de ce que nous appelons des assemblages : ce sont les formes diverses par lesquelles nous joignons une pièce de bois à une autre. Je me suis proposé de déterminer la force de ces assemblages, en appréciant soigneusement tout ce qui peut contribuer à leur bonté.

Enfin, je me suis occupé de la torsion des bois. Dès que ces élémens des machines sont sollicités par des forces qui ne concourent pas au même point, il y a tendance à la torsion ; et, comme toute force produit son effet, il y a réellement torsion. C’est ainsi que des efforts trop puissans brisent les arbres des pressoirs et des moulins. Je me suis donc proposé de déterminer les forces de torsion, en fonction du diamètre des bois, de leur longueur et du temps, qui entre ici comme un élément d’une puissance extraordinaire.

Si l’institut voit ces recherches avec quelque intérêt, et pense que leur continuation puisse être utile, je m’appliquerai à les compléter, et j’aurai l’honneur de soumettre au jugement de la classe ce que de nouvelles observations m’auront appris.

  1. Sur le rapport de MM. Carnot, Prony et Sané rapporteur, ce mémoire a obtenu l’approbation de la classe le 19 de juillet 1813. Il doit paraître dans le cahier du journal de l’école polytechnique qui est actuellement sous presse.
  2. L’auteur de l’Astronomie physique.