Veuve Duchesne (p. 26-29).


Vme LETTRE.

D’Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Break-of-Day.


Vous vous attendez, Anna, à des remerciemens, & je vais débuter par des reproches. Non, je ne ſuis point du tout contente de vos détails ; vous me parlez d’une Fête, & ne me citez que quatre Acteurs, il falloit me les nommer & me les peindre tous. Promettez-moi de réparer votre faute, & je n’en parle plus. Cependant je ne puis m’empêcher de vous faire lire dans ma penſée. Jurez que mes remarques ne vous fâcheront pas. Notre amitié eſt ma caution : je vais donc parler. D’abord, le jeune Lord ne vous plaît point du tout ; il eſt fat ; il eſt… Enfin nous ne l’aimons pas. Pour Andrew, c’eſt autre choſe. Mais auſſi c’eſt un jeune Homme plein de talens… Vous faites une petite moue. Eh bien ! je me tais. Au reſte, je trouve votre Miſs Jenny une audacieuſe créature de vouloir s’emparer de la place que j’occupe dans votre cœur. Je ne veux point de cela, entendez-vous, Miſs Roſe-Tree. Je vous permets une petite amitié, mais rien de plus : mon attachement ne peut ſouffrir de partage.

L’entrevue avec ma Mère ne m’a pas fait changer d’opinion ſur ſon indifférence. Un gros Monſieur aſſez laid lui ſervoit d’Écuyer — Je ſuis harraſſée, a-t-elle dit, en entrant (vous remarquerez, Anna, qu’elle a fait le chemin dans une grande berline extraordinairement commode, & qu’il n’y a que ſix milles d’ici à Raimbow, nom de la Terre qu’elle habite). Je crains bien que ce voyage ne me cauſe une maladie : — Repoſez-vous, Mylady, a dit avec empreſſement & gaucherie le Monſieur qui l’accompagnoit. Si vous preniez quelques ſirops : — Sans doute, a dit Miſtreſs Hemlock ; Mylady n’a qu’à parler. — Ah ! vous voilà, Miſtreſs, a repris ma Mère, je ne vous avois pas encore apperçue. Où eſt Miſs Émilie ? — Me voici, dis-je, alors en m’approchant. — Vous me témoignez bien peu d’empreſſement. — Mais elle n’eſt point auſſi jolie que vous me l’aviez marqué (En s’adreſſant à notre Maîtreſſe) : — Je trouve Miſs Ridge à ravir. Ce compliment ne valut pas un remerciement au préſent perſonnage qui l’avoit fait. — Elle ſe nomme Émilie, repliqua Mylady : Mais je ne ſuis point de votre avis, mon cher Spittle ; elle ne reſſemble en aucune façon à ſa Sœur : j’étois reſtée debout par reſpect. — Ne ſait-elle pas parler ? Aſſeyez-vous donc… Vous avez bien peu d’uſage, mon Enfant ?… Vous ne lui avez donné aucun Maître, je penſe. — Vous m’excuſerez, Mylady, dis-je auſſitôt : Miſtreſs m’a fait apprendre tout ce qui convient à une Demoiſelle. La Danſe, le Deſſin, la Muſique, le François & l’Italien : — Et vous ne ſavez pas un mot de toutes ces choſes ? — Miſs Émilie, reprit Miſtreſs Hemlock, eſt de toutes mes Élèves celle qui apprend & profite le mieux : — J’en ſuis fort aiſe ; mais je ne m’en ſerois pas douté… Il ſe fait tard, (& prenant ſa montre) : Juſte ciel ! Il eſt cinq heures. Voilà au moins trois quarts d’heure que je ſuis ici. Adieu, Miſtreſs ; adieu, Miſs. Monſieur Spittle, vous ſavez le chemin. Miſtreſs, vous pourrez ſouffrir les viſites que Monſieur fera à Émilie. Je les approuve, entendez-vous. Et dans l’inſtant elle remonte en carroſſe & diſparoît à nos yeux étonnés. — Quelle Mère ! s’eſt écrié la reſpectable Hemlock ; & me prenant dans ſes bras, elle ne mérite pas une telle Fille : les preuves de tendreſſe de notre Maîtreſſe m’ont vivement émue, la conduite de Mylady Ridge ne m’a fait aucune impreſſion. Mon cœur eſt entiérement cicatriſé. Mais à quel propos permettre à ce Malotru de venir me voir ? Auroit-on des vues ?… Je me flatte que non ; cependant cela m’inquiète, & m’ôte une partie de ma gaieté. Adieu, mon Anna : je vous embraſſe comme je vous aime.

Émilie Ridge.

De Rocheſter, ce … 17