Veuve Duchesne (p. 225-230).


XLVIIme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Londres.

On ne m’a remis votre Lettre, ma chère, que dans la convaleſcence d’une groſſe maladie que je viens de faire, & de laquelle, grâce à l’amitié de Lady Clemency & à ſes ſoins, je me ſuis parfaitement bien tirée. Le chagrin, comme vous devez le penſer, l’a cauſée ; mais il m’eſt bien doux de trouver dans ma Maîtreſſe l’attachement d’une Mère tendre & compatiſſante. Félicitez-moi, ma chère Anna, de ce bonheur inattendu : ne croyez pas qu’on me traite ici en Domeſtique, je n’ai rien de commun avec ceux de cette maiſon. Ma chambre touche à l’appartement de Mylady, & je ne quitte l’une que pour aller dans l’autre. Tout le temps que j’ai été malade, Lady a eu la bonté de paſſer quatre ou ſix heures par jour au chevet de mon lit. Elle a même voulu que par repréſailles, ſon Fils me fit la lecture de Livres agréables & inſtructifs. Mylord s’eſt prêté de la meilleure grâce poſſible aux volontés de ſa reſpectable Mère. Comment puis-je donner à l’une & à l’autre des preuves de ma reconnoiſſance ? Cette Femme charmante étoit pourtant anciennement l’Amie de ma Mère ! Quelle différence de caractère ! Mais il n’appartient pas à tout le monde d’être parfait. Enfin, mon Amie, je me trouverois heureuſe ſans le ſouvenir des deux Perſonnes qui poſſèdent les ſentimens dont mon cœur eſt ſuſceptible. Vous êtes la première, Anna, & vous voudrez bien deviner l’autre. En avez-vous des nouvelles ? Il ſait, ſans doute, que j’ai quitté l’Angleterre. Bouche cloſe ſur notre correſpondance, elle doit être un ſecret pour tout l’univers.

Mylady a été préſentée à la cour par la Ducheſſe de Richemond, qui jouit ici comme en Angleterre, de l’eſtime des Grands, & de la conſidération des petits. Lady Clemency eſt fêtée de tout le monde : ſa figure, ſon eſprit, ſa naiſſance, & par deſſus tout cela, une bonté que nul autre ne peut ſurpaſſer, la fait généralement chérir. Quel exemple pour les méchans ! Il eſt ſi flatteur de pouvoir dire, on m’aime, & je n’ai point d’ennemis.

Il ſe trouve dans l’Hôtel que nous habitons une Dame de Province, qu’un procès d’où dépend toute ſa fortune, a appelé à la Capitale. Elle a deux Filles extrêmement aimables, & de figure charmante. Mylady, toujours attentive, a cherché à lier connoiſſance avec Madame Dubois (c’eſt le nom de notre Voiſine) ; vous ne devineriez jamais, mon Amie, que cette démarche n’avoit que moi en vue. — Vous devez vous ennuyer, Maria, m’a-t-elle dit un jour ? J’ai imaginé de vous faire une ſociété dans la maiſon, & de vous procurer une compagnie honnête pour pouvoir ſortir quelquefois. En conſéquence, j’ai parlé de vous à Madame Dubois, comme d’une jeune Perſonne bien née qui m’eſt recommandée par ſa Famille. Vous allez ceſſer d’être Maria, excepté pour moi, car ce nom me plaît infiniment. Mais déſormais on vous appelera Miſs Dregs. Afin de vous donner plus de conſidération, vous mangerez à ma table. Un mot que je dirai à mes Gens, dont je ſuis aſſez aimée pour être ſûre d’en être obéie, leur impoſera ſilence ſur le paſſé. Cet arrangement vous convient-il, mon Ange ? Je ne pus que tomber à ſes genoux & balbutier. — Vous m’avez accoutumée, Mylady, à admirer toutes vos actions.

Dès le même jour elle me préſenta à Madame Dubois, je ne tardai pas à me lier avec ſes Filles, dont la candeur & la politeſſe prouvent l’excellente éducation. Pendant les abſences de ma Maîtreſſe, ſoit à la Ville, ſoit à la Cour, je ne quitte guère l’appartement de nos Voiſines. Elles m’ont déjà menée à la Comédie Françoiſe. Ce Spectacle m’a infiniment plu. On y jouoit la Feinte par Amour, Pièce charmante d’un Auteur[1] qui a parfaitement ſaiſi tous les genres qu’il a adoptés ; & malgré l’abondance d’ouvrages qu’il a compoſés, il poſſédoit l’art de les perfectionner. Son ſtyle eſt aiſé, & ſurtout plein de grâce. Le ſentiment qu’il peint ſi bien, annonce qu’il avoit l’ame infiniment ſenſible. C’eſt la première fois que je vais au Spectacle, & mon début eſt trop heureux pour que je ne déſire pas d’y retourner.

Les plaiſirs de Mylady ſont un peu troublés depuis quelques jours par un changement viſible dans l’humeur de Mylord Clemency. Sa gaieté a totalement diſparu, pour faire place à un ſilence morne. Quelque queſtion qu’on lui faſſe, il répond toujours, je n’ai rien, & je me porte bien. Je crains que ſa ſanté ne s’altère ; il avoit repris à merveille ; mais les maladies de poitrine, dit-on, pardonnent difficilement. Serions-nous donc menacés de perdre cet aimable jeune Homme ? Il eſt, en tout point, le digne Fils de ſa vertueuſe Mère.

La mienne eſt donc retournée à Raimbow ; & ma Sœur… ô mon amie ! le Public la calomnie peut-être. Seroit-il poſſible qu’elle eut pu s’oublier au point… Je me plais à ne la pas croire ſi coupable. Des inconſéquences, des indiſcrétions, j’imagine que voilà les ſeules fautes qu’elle ait commiſes. Je le répète, le Public eſt méchant, il ne faut pas exactement s’en rapporter à lui.

Vous êtes donc toujours auſſi malheureuſe ? Un ſouvenir cruel trouble vos plus beaux jours. Mon Amie, le temps eſt un grand maître, eſpérez tout de lui. Ne déſirez point retourner à Break of Day. Fuyez ce lieu comme le plus pernicieux que vous puiſſiez habiter. Pardonnez à mon amitié des conſeils qui n’ont pour objet que votre repos & votre bonheur. Adieu, ma belle Anna, ceſſez de me plaindre ; mon ſort eſt digne d’envie, ſurtout, ſi vous m’aſſurez que vous aimez toujours votre fidelle

Émilie Ridge.

De Paris, ce … 17

  1. M. Dorat, qu’une mort prématurée vient d’enlever à la Littérature.