Veuve Duchesne (p. 211-213).


XLIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Paris.

Mes pleurs ne tariſſent point, ô mon Amie ! Quel eſt votre ſort, infortunée Émilie ! Quelle marâtre le Ciel vous a donnée ! Sacrifier ainſi la plus belle & la plus aimable des Filles ! Votre fermeté me ſurprend ; je vous admire. Conſervez bien ce courage héroïque, vous en avez beſoin. Je ne vous blâme pas de reſpecter les ordres du tyran qui vous opprime, cependant il ſeroit bien permis de murmurer de ſa dureté. Vous, ſervir ! vous, faite pour commander à l’univers ! Non, je ne puis m’accoutumer à cette cruelle idée. Que Lady Clemency eſt heureuſe ! elle poſſède un tréſor. Combien je la révère, cette Femme admirable : elle ne s’eſt point trompée dans l’opinion qu’elle devoit concevoir de mon Amie. En effet, qui pourroit vous voir, & ne pas vous chérir ? Heureux ! mille fois heureux, celui qui vous aura pour récompenſe ! Votre état, ma chère, ne vous fait pas une loi de renoncer à votre amant. N’ennobliſſez-vous pas tout ce qui a rapport à vous. Eſpérez donc qu’un jour plus beau luira enfin pour vous. Par combien de détours la Providence ne nous conduit-elle pas au but deſiré ?

Il court un bruit bien terrible ſur le compte de votre Sœur. Le Lord Buckingham a abſolument ceſſé de la voir ; mais il ſe permet des propos très-outrageans, & l’on aſſure que les marques du déshonneur de Fanny étoient très-viſibles, lorſqu’elle eſt partie avec ſa Mère pour Raimbow. J’ai totalement ceſſé de les rencontrer, parce que Mylady Green, à mon grand contentement, a renoncé depuis long-temps à fréquenter les endroits publics. Mon cœur eſt trop vivement affecté pour goûter aucun plaiſir ; la vie retirée eſt beaucoup plus de mon goût. Je me livre ſans contrainte à toutes mes penſées : elles ſont funeſtes à mon repos, mais néceſſaires à mon exiſtence.

On ne parle pas de retourner à Break-of-Day, ce n’eſt pas à moi à en faire la propoſition, & pourtant ce lieu eſt le ſeul où je voudrois paſſer ma vie. Vous concevez, ma chère, que ma foibleſſe exiſte toujours ; je déſire & crains de m’en corriger.

Selon vos déſirs, je me ſuis fait informer de Lady Harris ; elle a paſſé quelques jours à Londres, il y a ſix mois. Elle a retourné enſuite à Rocheſter, qu’elle ne paroît pas diſpoſée à vouloir quitter de long-temps. Adieu, ma chère Émilie. Quel que ſoit votre ſort, il intéreſſera ſans ceſſe votre Amie

Anna Rose-Tree.
De Londres, ce … 17