Veuve Duchesne (p. 190-192).


XXXVIIme LETTRE.

Sir Augustin Buckingham,
à Sir Edward Stanhope ;
à Pretty-Lilly.

Parbleu, mon Ami, le trait eſt divin, & l’aventure unique. Tu lorgnois la cadette lorſque je cajolois l’aînée. Oui, ſur mon ame, les deux Miſs Ridge nous enflammoient en même temps : avec cette différence que tu t’en es tenu à la ſimple & plate contemplation, tandis que moi… Mais on ne doit pas faire parade de ſes bonnes Fortunes. Miſs Fanny Ridge eſt par ma foi, un petit tréſor, beauté, eſprit, eſpiéglerie… Eſt-ce bien là le mot ? Je la crois un peu méchante ; mais c’eſt en ce pays un mal néceſſaire, ou pour mieux dire un bien : car les bons paſſent pour bêtes ; & c’eſt l’apoſtrophe qui me toucheroit le plus. On peut être libertin, tapageur, médiſant, orgueilleux, gourmand, menteur, &c… mais bête ! Cela n’eſt pas recevable. Ainſi donc la bonté eſt un ridicule qu’il faut fuir avec ſoin. Je ne blâme que les bons : ma morale, comme tu vois, eſt infiniment commode ; auſſi ſuis-je ami de tout le monde. Je dois pourtant t’avertir que je ne ſuis nullement content des réponſes ou queſtions que tu me fais faire, elles ſont d’une impertinence inouie ; Monſieur le raiſonneur, quand vous aurez de l’humeur ne la paſſez pas ſur moi, ou… je prendrai ma revanche.

Mylady Ridge eſt abſente depuis pluſieurs jours. C’étoit, ſans doute, pour aller chercher ſa ſeconde Fille. Elle n’eſt pas encore de retour. Son aînée eſt reſtée ſeule à Londres. Car le Père, le plus fieffé benêt que je connoiſſe, eſt retourné dans ſes Terres. Je jouis donc à volonté du plaiſir de voir Fanny ; je lui ai fait ſa réputation. Elle paſſe pour ma Maîtreſſe ; tu juges combien elle a de rivales. Il faudra pourtant faire inceſſamment le bonheur de quelqu’autre. Depuis trois mois je me ſuis ſéqueſtré pour la petite, tu conviendras qu’elle ne peut pas ſe plaindre de moi. D’ailleurs on parle de mariage, & comme toi, j’ai fait vœu de célibat. On vante beaucoup une certaine Anna Roſe-Tree, Petite-fille de Mylord Green ; je verrai ſi elle vaut la peine que je lui adreſſe mon hommage. Si elle me convient, j’employerai pour négociatrice une Femme adroite, & qui n’eſt guère connue. Je t’encourage dans tes démarches villageoiſes. Ne manque pas de me faire part de tes ſuccès ; je te promets les mêmes confidences. Adieu, mon Ami, conſole-toi de tes ennuis par la certitude des plaiſirs de Augustin Buckingham.

Augustin Buckingham.
De Londres, ce … 17