Veuve Duchesne (p. 90-91).


XVIIme LETTRE.

De la même, à la même ;
à Rocheſter.


Voilà deux Couriers de paſſés ſans que j’aye reçu de vos nouvelles, ma chère Émilie. Ce ſilence, qui ne vous eſt pas ordinaire, me cauſe de vives inquiétudes, les menaces de Mylady Ridge ne me ſortent pas de la tête ; votre amitié auroit bien dû m’épargner les tourmens de l’incertitude où je ſuis ; n’eſt-ce donc point aſſez de mes peines, ſans que le ſort y joigne vos chagrins, & des chagrins d’un genre à me déſeſpérer ; car, ſi l’on vous change de Penſion, que deviendra notre correſpondance ? Qui me donnera ſes conſeils ? À qui pourrai-je faire part de mes tribulations ? Et que ne ſouffrirai-je pas dans l’idée que l’on vous rend malheureuſe ? La bleſſure de George eſt dans le meilleur état poſſible ; mais Andrew, qui n’a voulu jouir d’aucun repos depuis l’accident arrivé à ſon Père, qu’il veille jour & nuit, a ſuccombé à la peine. Une fièvre ardente qui l’a ſaiſi depuis deux jours, fait craindre pour ſa vie. Concevez-vous combien mon pauvre cœur doit être à la gêne ? Forcée de paroître tranquille, quand je ſuis dans des inquiétudes mortelles ; non, il n’eſt point d’état comparable au mien. Je n’oſe me permettre la plus petite queſtion ſur ſa ſanté ; chaque Domeſtique qui entre, je l’examine avec ſoin. Andrew eſt fort aimé, & je me figure que s’il étoit plus mal, ils en ſeroient plus triſtes. Mon Grand-papa a été enfermé une partie de la journée d’hier avec ſes Gens d’affaires. Je me ſuis trouvée ſeule avec Mylady Green, qui a bien voulu céder à mes inſtances au ſujet de l’hiſtoire de ma Mère ; j’ai déjà commencé à la jeter ſur le papier ; ſi-tôt qu’elle ſera écrite, je vous l’enverrai. J’avois bien raiſon de m’affliger ſur les peines qu’elle a ſouffertes. Si malheureuſe, & ſi peu faite pour l’être ! Adieu, ma chère, donnez-moi de vos nouvelles ; car il eſt affreux de craindre pour l’objet de nos plus tendres affections.

Anna Rose-Tree.

De Break-of-Day, ce … 17