Anna Rose-Tree/Lettre 112

Veuve Duchesne (p. 207-210).


CXIIme LETTRE.

Mylady Buckingham,
à Miſtreſs Mountain ;
à Paris.

Vous croyiez peut-être, ma belle Anna, que je ne ripoſterois pas à vos charmans détails par des détails moins touchans, à la vérité, moins intéreſſans, mais qui vous plairont ſûrement, puiſque Sophie, cette Amie que vous avez juré d’aimer toujours, y joue un principal rôle. Quelques jours après votre départ, Edward a préſenté à ſon Père un jeune Lord arrivant de Londres. — C’eſt, a-t-il dit, le ſeul avec qui j’avois conſervé une correſpondance pendant ma retraite, qu’il n’a point approuvée : je vous prie, Mylord, de le recevoir avec bonté & indulgence, car il a tous les défauts comme toutes les qualités de nos petits Maîtres. — Oui, Mylord, dit alors l’Ami d’Edward, j’ai grand beſoin d’indulgence. — Vous allez vous trouver ici dans un autre monde, lui répondit Mylord Stanhope, nous ne ſommes que de bonnes Gens ; le ſang & l’amitié nous uniſſent : cette vie, Mylord, ne ſera pas, ſans doute, de votre goût ; au reſte, tant que vous ne vous ennuyerez pas à Pretty-Lilly, vous ſerez le maître d’y reſter, & l’on vous y verra avec plaiſir. Voilà donc ce beau Lord inſtallé parmi nous ; ſon début fut aſſez plaiſant, ſes manières étoient apprêtées, ſa parure recherchée, ſa converſation tenoit du merveilleux, nous le regardions avec étonnement. Ce ſpectacle que nous avons perdu de vue depuis long-temps, nous paroiſſoit outré, & quelquefois ridicule ; cependant chacun ſe diſoit, en vérité, c’eſt bien dommage qu’un auſſi beau naturel ſoit gâté par des fatuités ſi miſérables ; en effet, on diſtinguoit à travers cet amas de verbiages & de ſottiſes, de l’eſprit, un bon cœur & des principes d’honnêteté ; d’ailleurs une tournure agréable & une figure charmante. La force de l’exemple manque rarement ſon coup. Mylord Buckingham (eſt-ce la première fois que je le nomme ?) s’apperçut enfin que nos manières n’avoient nul rapport avec les ſiennes ; de là il jugea que celles-ci ne devoient pas nous paroître aimables. Cette découverte lui fit faire des efforts pour ſe rapprocher de nous ; tous les jours nous le vîmes perdre de ſes défauts, & gagner du côté des qualités ; en huit jours il devint ſupportable ; en quinze nous lui conſeillâmes de ne plus changer. Pendant cet intervalle, la pauvre Sophie s’étoit beaucoup trop occupée du nouveau venu ; adieu le ſommeil & même l’appétit : ce n’étoit pas là ſon affaire, par bonheur l’amour avoir auſſi fait des ſiennes ſur le cœur du petit Maître corrigé. Ce fut un matin où la déclaration eut lieu ; votre folle ne pouvant dormir, fut promener ſes rêveries dans le grand boſquet de droite ; le haſard avoit conduit dans le même lieu Buckingham ; la rencontre étoit infaillible, la ſurpriſe fut égale. — Par quel bonheur ?… — Par quel haſard ?… chacun expliqua ſes raiſons ; la vérité ne dicta pas les miennes. Enfin… enfin, ma chère Anna, je ſus qu’il m’aimoit, & il ſe douta que je ne le haïſſois pas. Ce premier aveu en entraîna d’autres : l’intérêt augmente avec la confiance, & le mariage pour concluſion. Voilà mon hiſtoire ; tout le monde ſe porte bien, tout le monde vous déſire, contentez-nous & croyez-moi pour la vie votre Amie,

Sophie Buckingham.

De Pretty-Lilly, ce … 17