Veuve Duchesne (p. 7-10).



PREMIÈRE LETTRE,

D’Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree, ſon Amie ;
à Break-of-Day.


Vous avez paru, ma chère Amie, avoir plus que du chagrin lorſque nous nous ſommes quittées, & l’expreſſion de gaieté déplacée qui vous eſt échappée, me prouve que vous avez bien mal interprété la mienne. Croyez, mon Amie, que je reſſens une véritable affliction de votre abſence ; &, ſurtout, n’accuſez pas mon cœur des fautes que fait mon eſprit. Depuis pluſieurs années que nous vivons enſemble, vous devez connoître la légèreté de mon caractère, &, j’oſe ajouter, la ſenſibilité de mon ame. Convenez qu’il étoit preſqu’impoſſible de ne pas trouver très-plaiſant l’équipage ridicule qui nous a ravi la plus aimable des Filles. Le moyen de ne pas rire à l’aſpect de cette vieille perſonne, qui d’un ton nazillard, & en branlant la tête, vous dit avec emphaſe, Miſs, je viens vous chercher, vos Parens vous attendent avec impatience. On m’a préféré pour remplir cette commiſſion ; j’eſpère que vous n’en aurez aucun regret. Afin de vous déſennuyer pendant la route, j’ai appris pluſieurs petits contes ; ſi ma mémoire me le permet, je vous les raconterai. Cet élégant diſcours ſe tenoit en deſcendant d’une vieille voiture menée par des chevaux plus vieux encore : le tout étoit conduit par un cocher borgne & boſſu ; la chère Miſs Roſe-Tree, dont l’humeur contraſte parfaitement avec la mienne, n’a point trouvé à tout cela des raiſons d’abandonner ſa gravité accoutumée. Mais moi, à qui vous reprochez ſouvent de rire ſans ſavoir pourquoi, j’ai imaginé que de ma vie je ne rencontrerois, peut-être, une meilleure occaſion de me livrer à ma gaieté. Il falloit que le ſujet en valut réellement la peine, puiſque la douleur de quitter l’Amie que mon cœur s’eſt choiſie, n’a pu faire diverſion à ma folie ; & ce n’eſt qu’en perdant de vue le groteſque aſſemblage, que j’ai ſenti la grandeur de la perte que je venois de faire, & combien j’étois déraiſonnable de vous avoir marqué ſi peu de regret… J’ai pleuré, ma chère Anna, mais pleuré de toutes mes forces ; & tout en maudiſſant la vieille & ſa ſuite, je n’ai pu retenir un éclat de rire à leur ſouvenir… Je vous avoue ma faute, & vous demande grâce. Je ne puis, pourtant, promettre de me corriger, puiſque l’inſtant le plus affreux de ma vie, a été celui où j’en ai commis une, que je ne puis me pardonner. Votre abſence vous vengera aſſez. Demandez à toutes nos compagnes. Depuis votre départ, je n’ai pris part à aucun jeu. Votre nom, que je prononce ſans ceſſe, me fait quelques querelles ; non que toutes ne vous aiment, comme vous le méritez : mais la jalouſie, cette fidelle habitante de toutes les penſions, leur ſouffle continuellement aux oreilles que c’eſt des abſens dont on doit le moins s’occuper ; je ne me le perſuaderai jamais, quand il ſera queſtion de vous. J’attends de vos nouvelles avec impatience. Je ne ſais ſi votre voyage a été heureux, mais je tremble que vous n’ayez été obligée de faire à pied les trois quarts du chemin. Adieu, ma chère Anna, n’oubliez pas que vous m’avez promis de m’écrire ſouvent, & de me faire part de vos plaiſirs : je ſerai heureuſe par la certitude de votre bonheur.

Émilie Ridge.

De Rocheſter, le… 17..