Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/25

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 411-419).


XXV

Dix-sept officiers participaient à cette course. La course devait avoir lieu sur une grande piste de quatre verstes, de forme elliptique, s’étendant devant la tribune. Neuf obstacles étaient disposés sur la piste : la rivière, une grande barrière haute de deux archines, en face de la tribune un fossé à sec, un fossé plein d’eau, une côte rapide, une banquette irlandaise (c’était un des obstacles les plus difficiles) qui se composait d’une haie d’épines, derrière laquelle se trouvait encore un fossé que le cheval ne voyait pas, de sorte qu’il devait sauter les deux obstacles ou risquait de se tuer ; après la banquette, encore deux fossés pleins d’eau et un troisième à sec, enfin, le but devant la tribune. Mais la course ne commençait pas à la courbe, elle commençait à cent sagènes en avant, et dans cet espace se trouvait le premier obstacle, la rivière, de trois archines de largeur, que les cavaliers, à leur gré, pouvaient sauter ou passer à gué.

Trois fois les cavaliers s’étaient alignés, mais chaque fois l’un ou l’autre cheval devançait les autres et il fallait recommencer.

Le célèbre starter, le colonel Sestrine, commençait à se fâcher, quand enfin, pour la quatrième fois, il cria : « En marche ! » et les cavaliers s’élancèrent.

Tous les yeux, toutes les jumelles étaient tournés sur le groupe bizarre des cavaliers, pendant qu’ils s’alignaient « On a donné le signal ! On court ! » s’écriait-on de tous côtés après le silence de l’attente. Et les piétons, par groupes, commencèrent à courir d’un endroit à l’autre afin de mieux voir.

Au premier moment le rang des cavaliers s’allongea et on les vit par deux ou trois, l’un après l’autre, s’approcher de la rivière. Pour les spectateurs ils semblaient être tous ensemble, mais pour les cavaliers il en était autrement : chaque seconde avait pour eux une grande importance.

Froufrou, émue et trop nerveuse au premier moment, laissa quelques chevaux quitter leur place avant elle, mais bien avant la rivière, Vronskï, retenant de toutes ses forces sa monture, dépassait facilement trois cavaliers et devant lui il n’avait plus que le roux Gladiateur avec Makhotine qui sans peine devançait Vronskï ; enfin, devant tous les autres, la gracieuse Diane qui portait Kouzovlev plus mort que vif.

Tout d’abord jusqu’au premier obstacle, Vronskï n’étant maître ni de lui-même ni de son cheval, ne pouvait guider le mouvement de sa monture. Gladiateur et Diane s’avançant ensemble et presque en même temps, se soulevèrent au-dessus de la rivière et bondirent de l’autre côté. Sans bruit, comme en un vol, Froufrou passa après eux. Mais à ce moment, quand Vronskï se sentit en l’air, il aperçut tout à coup, presque sous les pattes de son cheval, Kouzovlev, et, de l’autre côté de la rivière, il le vit se débattant avec Diane.

(Kouzovlev avait lâché les rênes après avoir sauté et son cheval s’était abattu sous lui.)

Ce détail, Vronskï l’apprit plus tard ; maintenant il ne voyait qu’une chose : que juste à l’endroit où Froufrou devait poser les pieds pouvait se trouver la tête ou les jambes de Diane. Mais Froufrou, comme un chat qui tombe, fit un effort des jambes et des reins et, dépassant le cheval, vola plus loin. « Oh ! brave bête ! » pensa Vronskï.

Après la rivière, Vronskï se sentit tout à fait maître de son cheval et se mit à le retenir, ayant l’intention de traverser la grande barrière derrière Makhotine, et seulement à l’intervalle suivant, deux cents sagènes, sans obstacles, d’essayer de le devancer.

La grande barrière se trouvait juste devant la tribune impériale ; l’empereur, toute la cour et une foule énorme, tous regardaient les deux cavaliers, lui et Makhotine, qui tenaient la tête, à une longueur l’un de l’autre, au moment où ils approchaient du diable (ainsi s’appelait cet obstacle). Vronskï sentait des yeux dirigés sur lui de tous côtés, mais il ne voyait rien, sauf les oreilles et le cou de son cheval, la terre qui courait à sa rencontre et la croupe et les pieds blancs de Gladiateur qui gardait toujours la même avance sur lui. Gladiateur se souleva sans toucher les planches, fit un mouvement de sa queue courte et disparut des yeux de Vronskï. « Bravo ! » fit une voix. Au même moment, devant les yeux de Vronskï et devant lui-même disparaissaient les planches de la barrière. Sans le moindre changement d’allure le cheval se souleva sous lui, les planches disparurent, seulement quelque chose craqua derrière le cheval, qui, excité par Gladiateur qui passait devant, se soulevait trop tôt devant l’obstacle et le frappait de son sabot de derrière. Mais son allure n’était pas changée, et Vronskï, en recevant au visage une petite éclaboussure, comprit qu’il était toujours à la même distance de Gladiateur. De nouveau il aperçut devant lui sa croupe, sa queue courte et les mêmes pieds blancs qui se remuaient rapidement sans s’éloigner.

Au moment même où Vronskï pensait que le moment était venu de dépasser Makhotine, FrouFrou, d’elle-même, ayant deviné ce qu’il pensait, sans être stimulée, prit de l’avance et se rapprocha de Makhotine, de la façon la plus avantageuse, du côté de la corde. Makhotine ne lui en laissa pas le temps. À peine Vronskï eut-il pensé qu’on pouvait passer en dehors, que Froufrou avait changé de jambe et commençait à le dépasser précisément de telle façon. L’épaule de Froufrou, qui commençait à s’embrunir de sueur, était en ligne avec la croupe de Gladiateur ; ils firent quelques pas côte à côte, mais devant l’obstacle dont ils s’approchaient, Vronskï pour ne pas prendre le grand cercle commença à agiter les rênes, et, rapidement, à la descente, dépassa Makhotine. Il aperçut en passant son visage couvert de boue. Il lui sembla même qu’il souriait. Vronskï dépassa Makhotine mais aussitôt il le sentit derrière lui, et perçut dans son dos la respiration saccadée et l’haleine encore tout à fait fraîche des naseaux de Gladiateur.

Les deux obstacles suivants : fossé et barrière, furent franchis facilement, mais Vronskï commença à entendre plus près le souffle et les pas de Gladiateur. Il stimula sa monture et, avec joie, sentit qu’elle accélérait aisément sa course.

Le souffle et le son des sabots de Gladiateur lui indiquèrent qu’il avait repris son avance.

Vronskï tenait la tête, c’était précisément ce qu’il voulait, ce que lui avait conseillé Cord, et maintenant il était sûr de la victoire. Son émotion, sa joie et sa tendresse pour Froufrou grandissaient. Il voulait se retourner mais il n’osait le faire et tâchait de se calmer, de ne pas trop stimuler son cheval, pour lui garder des forces régulières, et calmes, comme celles qu’il sentait en Gladiateur. Il ne restait qu’un obstacle et le plus difficile. S’il le passait le premier il était vainqueur. Il s’approchait de la banquette irlandaise. Déjà, de loin, avec Froufrou, il avait vu cette banquette et à tous deux, à lui et au cheval, venait un doute momentané. Il remarqua de l’indécision dans les oreilles du cheval et leva sa cravache. Mais aussitôt il sentit que le doute était mal fondé : le cheval savait ce qu’il fallait. Il fit un effort, et lentement, précisément comme il le supposait, il se souleva, et quittant la terre, s’abandonna à la force d’inertie qui le transporta loin derrière le fossé, et de la même allure, sans efforts sur le même pied, Froufrou continua la course.

— « Bravo, Vronskï ! » disaient des voix d’hommes.

Il savait que c’étaient des amis de son régiment qui se trouvaient près de cet obstacle. Il reconnaissait sans peine la voix de Iachvine mais ne le voyait pas.

— « Oh ! mon amour ! » disait-il en lui-même à Froufrou, en écoutant ce qui se passait derrière lui.

— « Il l’a passé ! » pensa-t-il en entendant derrière lui les pas de Gladiateur.

Il ne restait que le dernier fossé plein d’eau, d’une largeur de deux archines. Vronskï ne le regardait même pas, mais, désirant arriver premier, il se mit à tirer sur les guides, suivant l’allure, en baissant et soulevant la tête du cheval. Il sentait que sa bête donnait ses derniers efforts, non seulement son cou et ses épaules étaient mouillés, mais son toupet, sa tête, ses oreilles pointues, ruisselaient de sueur, et sa respiration était rauque et courte ; cependant il savait que cet effort serait plus que suffisant pour les deux cents sagènes qui restaient. Mais par ce seul fait qu’il se sentait plus près du sol et que le mouvement était plus mou, Vronskï savait combien de vitesse avait donné son cheval. Il passa le fossé presque sans le remarquer ; elle l’avait franchi comme un oiseau, mais à ce même moment, Vronskï constata, avec horreur, sans en comprendre la cause, qu’il n’avait pas suivi le mouvement du cheval et venait de faire un mouvement impardonnable, en s’affaissant sur la selle. Tout à coup sa situation changea et il eut la sensation qu’il venait d’arriver quelque chose d’affreux. Il ne pouvait encore s’en rendre compte que déjà près de lui passaient les pieds blancs du trotteur roux, et Makhotine au galop le dépassait. Vronskï tomba, une jambe sur le sol, et sa monture s’affaissa par-dessus lui. À peine avait-il eu le temps de dégager sa jambe que l’animal roulait de côté en râlant péniblement et faisant pour se relever de vains efforts, de son cou fin, tout en sueur ; il se débattait sur le sol, près de ses jambes, comme un oiseau blessé : le mouvement maladroit fait par Vronskï lui avait brisé les reins ; mais il ne le comprit que beaucoup plus tard ; maintenant il ne voyait qu’une chose : que Makhotine s’éloignait rapidement et que lui, Vronskï, était seul, immobile sur le sol boueux, et que devant lui gisait Froufrou respirant lourdement, la tête penchée, et le regardant d’un œil suppliant. Il ne comprenait pas encore ce qui était arrivé. Vronskï tira sa jument par la bride ; de nouveau elle se débattit, comme un petit poisson, en faisant craquer les ailes de la selle ; elle dégagea ses pattes de devant, mais n’eut pas la force de soulever sa croupe, se débattit encore et de nouveau retomba sur le flanc.

Vronskï, le visage défiguré par la colère, pâle, les lèvres tremblantes, lui donna un coup de talon dans le ventre et se remit à tirer les guides. Mais l’animal ne bougea pas, et, poussant seulement sa tête vers son maître, le regarda semblant vouloir parler.

— Ah ! ah ! ah ! hurla Vronskï en se prenant la tête. Ah ! qu’ai-je fait ! s’écria-t-il. La course perdue, et par une faute honteuse, impardonnable ! Et cette malheureuse bête, si bonne, perdue ! Ah ! qu’ai-je fait !

Des gens, des médecins, des infirmiers, des officiers de son régiment accouraient vers lui. À son grand regret il se sentait sain et sauf. Le cheval avait les reins brisés et il fallait l’abattre. Vronskï ne pouvait ni répondre aux questions ni parler à personne. Il se tourna et, sans relever le bonnet qui glissait de sa tête, il quitta l’hippodrome ne sachant lui-même où il allait. Il se sentait malheureux pour la première fois de sa vie ; le malheur qu’il éprouvait était d’autant plus pénible que la faute en était à lui seul.

Iachvine le rejoignit avec son bonnet et l’accompagna jusque chez lui. Une demi-heure après Vronskï commença à se remettre, mais le souvenir de cette course resta pour longtemps dans son âme comme le plus pénible et le plus tourmenté de sa vie.