ANGLETERRE.

ADMINISTRATION LOCALE.

LETTRE iv[1].


ATTRIBUTIONS ADMINISTRATIVES DES MAGISTRATS. — COMMUNAUTÉS PRIMAIRES. — CARACTÈRE PARTICULIER DU SYSTÈME ADMINISTRATIF LOCAL ANGLAIS.

Les attributions administratives des magistrats se divisent en deux classes : 1o attributions relatives à l’administration du comté ; 2o attributions relatives à l’administration des communautés primaires[2].

Le comté n’est pas seulement une subdivision territoriale, destinée à circonscrire l’action de certains pouvoirs administratifs et judiciaires ; c’est, à plusieurs égards, une communauté complexe, ayant ses affaires qui lui sont propres, distinctes de celles des communautés primaires qu’elle renferme, et qui intéressent celles-ci collectivement. Ainsi, la construction et l’entretien de la prison, de la maison de correction, de la maison des aliénés, les ponts, la milice, la répression du vagabondage, le transport des criminels, le prélèvement de la taxe du comté, etc., sont des objets qui nécessitent une action administrative commune à tout le comté.

Cette branche des attributions des magistrats n’offre rien de bien notable. Presque partout, deux ou trois magistrats, tout au plus, s’occupent activement des affaires du comté, et ne laissent rien à décider à leurs collègues. En un mot, nous retrouvons là une administration collective, et les actes ordinaires à une pareille administration.

On peut remarquer toutefois l’institution des sessions trimestrielles qui, en épargnant le temps des magistrats, n’est nullement contraire, j’en suis convaincu, à la prompte expédition des affaires. Les agens subalternes, chargés des différentes parties du service, sont obligés de se mettre en règle pour l’époque de la session, et souvent les questions traînent moins en longueur que si les magistrats siégeaient en permanence. Observez encore que toutes les discussions ont lieu publiquement, et même les comptes sont en général rendus publics, quoique cet usage ne soit pas universel. Enfin, comme je l’ai déjà dit, tout habitant ayant quelques observations à faire valoir sur des objets d’intérêt public, est admis à les présenter aux quarter sessions. Les anciennes lois regardaient ce droit ou plutôt ce devoir comme tellement sacré, que par une disposition qui, je crois, n’a jamais été explicitement révoquée, on ne pouvait arrêter aucune personne allant aux quarter sessions, ou bien en revenant.

Quoique les magistrats administrent le comté souverainement, pour ainsi dire, sans le contrôle d’aucune autorité supérieure, cette indépendance si favorable à l’expédition et à la célérité des affaires, ne paraît pas avoir occasionné les désordres auxquels elle a trop souvent donné lieu dans d’autres branches de l’administration anglaise. Du moins, parmi tant de griefs mis en avant contre les magistrats, on n’a jamais vu figurer l’administration des comtés. Dans une position où ils se trouvent placés tellement en évidence, qu’aucun de leurs actes ne saurait échapper aux regards du public et aux jugemens de la presse, peut-être la crainte de l’opinion a-t-elle assez de force pour les rappeler sans cesse au sentiment de leurs devoirs, et prévenir l’abus qu’ils seraient tentés de faire d’une autorité sans contrôle.

J’arrive maintenant aux attributions des magistrats, relatives à l’administration des communautés primaires, et à ce sujet, une distinction doit encore être faite.

Dans quelques circonstances, l’action administrative des magistrats est directe et immédiate. Ils sont, il est vrai, assistés par les constables, mais comme simples agens, n’ayant aucune autorité propre. C’est ce qui a lieu principalement pour ce qu’on peut appeler la police administrative, comme la surveillance des métiers et débits, les logemens et réquisitions militaires, etc. Dans l’exercice de cette sorte de fonctions, les magistrats peuvent être justement assimilés à nos maires, excepté qu’ils agissent avec une bien plus grande autorité ; il n’y a rien là d’ailleurs qui mérite particulièrement de fixer notre attention.

Un autre rôle bien plus important est assigné aux magistrats dans l’administration des communautés primaires. Comme juges administratifs, ils dominent l’administration paroissiale, les commissions de grandes routes et de voierie urbaine[3] ; ils nomment même, plusieurs des administrateurs paroissiaux, et surveillent leurs opérations.

Ce n’est point ici le moment de faire connaître dans leurs détails ces diverses attributions des magistrats. Elles se lient si intimement à celles des pouvoirs locaux subalternes, qu’il est impossible de séparer l’étude des unes de celle des autres. Je me bornerai maintenant à montrer combien, dans le système anglais, l’institution des magistrats est admirablement organisée pour l’exercice de cette suprématie, qui leur est dévolue sur la plus grande partie de l’administration locale. C’est ce que je vais essayer, en présentant d’abord quelques considérations indispensables sur le caractère général de cette administration.


Un système administratif local, vraiment digne de ce nom, entendu comme il l’est en Angleterre, s’éloigne tellement de l’ordre de choses dans lequel nous sommes habitués à vivre, qu’il nous est difficile d’abord d’en concevoir toute la portée. Des préjugés d’enfance nous subjuguent et nous égarent à notre insu. Il nous est aussi impossible de bien nous figurer un système administratif ne reposant par aucun point sur un pouvoir central, qu’il l’est à l’homme ignorant de se représenter la terre suspendue dans l’espace, sans le secours d’un support matériel. Comme lui, nous mettons le monde sur le dos d’Atlas, sauf à chercher plus tard ce qui soutient Atlas. Nous ne songeons pas que pour le système social, comme pour le système solaire, la stabilité et la cohérence de l’ensemble de chaque partie naissent de l’action et de la réaction des élémens combinés ; sans une force initiale au centre, il nous semble que tout va se dissoudre. Toutes nos conceptions d’administration locale ne sont guère que de la centralisation plus ou moins modifiée, et il y a loin de là à l’ordre de choses que nous présente l’Angleterre.

Là, en effet, nous voyons les communautés primaires, pour l’administration de leurs affaires domestiques, entièrement laissées à elles-mêmes, parfaitement isolées et indépendantes. Sous le rapport législatif, judiciaire, militaire, ecclésiastique, commercial, elles sont unies par un lien commun, elles font partie d’un ensemble régi par un pouvoir central. Elles ne sont que des fractions du royaume, et, en second lieu, d’un comté ou d’un évêché. Mais dès qu’il s’agit de son administration intérieure, la communauté se dégage de cette agrégation, soit générale, soit partielle. Elle n’est plus rattachée à un centre commun, d’où retombe sur elle un des chaînons de l’administration centrale. Elle ne dépend plus ni du ministre dans la capitale, ni même du gouverneur dans le chef-lieu de la province ; elle reprend ses droits individuels, elle se gouverne par ses propres habitans annuellement revêtus des charges publiques ; elle ordonne elle-même, ses dépenses, et les paie avec ses propres taxes.

Pour un certain nombre d’objets cependant, l’action individuelle des communautés n’est plus suffisante, et il faut leur concours, réunies en comté ; c’est ce qui constitue l’administration du comté. Mais le nombre de ces objets est aussi restreint que possible. Les routes, par exemple, n’y sont pas comprises ; on les considère comme un objet purement local, qui doit être entretenu avec les seules ressources des localités, et on évite ainsi ces contestations si communes en France entre les divers districts, chacun se plaignant sans cesse de contribuer pour une part trop grande au fonds commun, et d’obtenir une part trop petite des travaux. Enfin, comme on le verra tout à l’heure, la composition du pouvoir administratif du comté prévient toute tendance excessive de sa part à la centralisation.

Pour donner une idée de la position des communautés primaires en Angleterre, je ne puis mieux faire que de la comparer à celle des individus dans la société, libres de se conduire et de gérer leur fortune comme ils l’entendent, pourvu qu’ils n’attentent pas aux droits d’autrui et qu’ils ne donnent pas des marques évidentes de déraison. On a coutume de dire, pour échapper à la similitude, que les communautés sont toujours mineures. Il y a eu un temps où les individus aussi étaient considérés comme mineurs. Dans presque toutes les sociétés antiques, des magistrats spéciaux avaient la mission d’inspecter annuellement la conduite des citoyens et la manière dont ils administraient leur fortune. Des lois somptuaires avaient pour but de mettre un frein à leurs prodigalités que l’on jugeait avec raison dommageables au public. Dans les sociétés modernes, cependant, on a renoncé à ce système de surveillance et de contrainte. On s’en est rapporté à l’amélioration des mœurs, à la puissance de l’esprit de famille, à celle même de l’intérêt bien entendu, pour prévenir les écarts des individus, soit dans leur conduite privée, soit dans l’administration de leur fortune. On s’est contenté d’instituer un système répressif efficace, pour arrêter leurs désordres lorsqu’ils n’auraient pu être prévenus.

La position des communautés primaires dans la société est, en Angleterre, tout-à-fait semblable à celle des simples individus. On a renoncé à leur égard au système préventif ; elles sont libres de se conduire, de gérer leur fortune comme elles l’entendent. Personne n’intervient dans exercice de ce droit. Mais pour que leur indépendance ne produisît pas de résultats funestes, on a dû les soumettre à un système répressif, dont l’effet fût assuré, efficace et rapide.

Ce système répressif, qui leur est applicable comme aux simples particuliers, a dû se composer de deux élémens : 1o d’une action législative, destinée à fixer la nature des rapports mutuels, soit des communautés voisines entre elles, soit des membres d’une même communauté entre eux ; 2o d’une action judiciaire qui intervînt sans cesse entre les communautés, les administrateurs locaux et les citoyens, de manière à ramener les actes des uns et des autres à la règle posée par le législateur.

Plus l’indépendance d’action laissée aux communautés primaires était grande, plus aussi ces deux forces restrictives devaient avoir d’énergie ; et cependant elles devaient être constituées de manière à ne pas devenir envahissantes, à ne pas subjuguer et anéantir le système qu’elles étaient destinées à régulariser. La manière dont ce problème si difficile a été résolu dans le système anglais, par l’organisation du parlement, sous le rapport législatif, par l’organisation des juges de paix, sous le rapport judiciaire, est véritablement admirable.

Je me suis occupé ailleurs de l’action législative exercée par le parlement en matière d’administration locale. On a vu ce corps tantôt par voie de législation générale, tantôt par des actes particuliers (private bills), des espèces de chartes locales, constituer les pouvoirs des administrateurs locaux, leur en donner de spéciaux lorsque l’occasion l’exige, limiter la quotité des taxes qu’ils peuvent imposer sur la communauté, et descendre même souvent jusqu’aux réglemens techniques les plus minutieux, afin de ne rien laisser à l’arbitraire du pouvoir exécutif. On a vu que si, par tendresse pour l’aristocratie, il oubliait quelquefois l’impartialité convenable à ses fonctions de législateur, du moins par sa constitution élective, par le grand nombre de ses membres, par la non permanence de son pouvoir, il se trouvait empêché de changer en despotisme son intervention législative, et de substituer la centralisation à l’indépendance des pouvoirs locaux.

L’organisation du système judiciaire pour les matières d’administration locale soutient dignement le parallèle avec celle du pouvoir législatif ; il se distingue à la fois et par la vigueur de son action, et par les garanties qu’il présente pour le maintien de l’indépendance locale.

Avec le pouvoir judiciaire administratif exercé par les magistrats, la justice se trouve, pour me servir d’une expression anglaise, sur le seuil de chaque maison. Les points litigieux étant jugés sommairement, soit par les magistrats individuellement, soit le plus souvent par les petty sessions, la décision ne se fait jamais attendre plus de huit ou quinze jours. Elle n’exige, pour être obtenue, ni longues écritures, ni formalités pénibles. Le jour du marché, après avoir terminé leurs affaires, les deux parties adverses se rendent à l’auberge où siègent les magistrats ; la cause est exposée verbalement, et à moins de délais indispensables, la décision intervient de suite. Si l’une des parties interjette appel, les prochaines quarter sessions ne peuvent tarder plus de trois mois ; la question y sera jugée avec la même publicité, les mêmes formes judiciaires, la même célérité.

Et cependant cette institution des magistrats, qui fait le nerf de l’administration locale, n’a pas la moindre tendance à la centralisation. Le magistrat dans son district n’est l’homme d’aucun pouvoir central. Il est l’homme de la localité, il l’est par sa résidence, par ses propriétés, par ses rapports sociaux. D’un autre côté, il doit se trouver supérieur aux petites influences locales qui agissent sur les administrateurs subalternes. Il fait partie d’un corps avec les principes et l’esprit duquel il s’identifie. Rarement, d’ailleurs, il agit seul, et s’il conservait quelques prédilections particulières, cette disposition de sa part se trouverait corrigée par le concours de ses collègues. Dans les quarter sessions, l’esprit de localité est encore moins à redouter ; et cependant, composées des mêmes magistrats qui exercent leur autorité sur les districts, on n’a pas à craindre de leur part qu’ils cherchent à déplacer le pouvoir, en le sortant des localités pour se l’attribuer.

Voyez aussi avec quel avantage cette combinaison se prête au jugement des contestations de communauté à communauté ; les disputes si fréquentes des paroisses au sujet des routes, des pauvres, etc., sont portées devant les petty sessions, et jugées avec les mêmes formes, la même promptitude que les contestations individuelles.

Ce caractère demi-central, demi-local des magistrats, convient également bien au contrôle qu’ils exercent sur l’administration paroissiale par la nomination des administrateurs, par une direction active, par l’inspection de la comptabilité, etc.

Un seul danger est à craindre dans ce système. C’est la tendance de chaque magistrat à abuser individuellement de son pouvoir ; et il faut convenir que dans l’état actuel des choses la formation entièrement aristocratique du corps des magistrats, l’absence totale de responsabilité dont ils jouissent, leur indépendance de toute influence populaire, contrarient beaucoup le bien qu’on pourrait attendre de leur action administrative. On se plaint très-fréquemment, par exemple, de l’usage qu’ils font de leur pouvoir dans l’administration des routes paroissiales, pour faire ouvrir, fermer, réparer les routes selon leur propre convenance. Le bel entretien même des routes de paroisse, dû entièrement à la constante sollicitude des magistrats, dépasse certainement dans beaucoup d’occasion les besoins comme les ressources des gens de la campagne, et ne pourrait s’obtenir sans un peu de despotisme. La taxe des pauvres, qui me semble être une charge imposée par l’aristocratie aux classes moyennes, dans son intérêt propre, ne serait plus payée depuis long-temps sans la contrainte exercée par les magistrats qui ont pris constamment le parti des pauvres contre les habitans.

Mais l’abus le plus criant que les magistrats fassent de leur autorité, c’est dans la dispensation des patentes d’aubergistes et de cabaretiers. Ce pouvoir, annuellement exercé dans une session spéciale, leur est accordé en apparence pour le maintien du bon ordre, mais sert en réalité à couvrir le plus odieux monopole. Dans les grandes villes et surtout à Londres, ce monopole est exploité au profit d’un petit nombre de brasseurs puissans par leur union, par l’immensité de leurs capitaux et de leurs établissemens, par leurs liaisons surtout avec les magistrats. Quelques-uns possèdent en propre jusqu’à trois ou quatre cents patentes qu’ils font exploiter par leurs créatures ; et il est impossible d’obtenir une nouvelle concession, autrement que sous leur bon plaisir. Dans quelques petites localités, la dispensation des patentes devient un véritable commerce entre les mains des juges de paix.

Si l’on pouvait imaginer un mode de nomination des juges de paix, autre que le choix du lord lieutenant, ou plutôt, autre que l’influence de leur fortune qui en général assure leur nomination ; si l’on pouvait trouver, dis-je, un mode qui offrît quelque garantie de leur capacité, et surtout les soumît à quelques obligations envers le public ; si on les assujétissait à une responsabilité moins dérisoire ; si au lieu d’appeler aux quarter sessions le corps tout entier, on ne composait ce tribunal supérieur que d’un petit nombre de magistrats annuellement désignés par les autres, et qui se trouveraient ainsi personnellement en évidence ; enfin si l’on brisait cette alliance monstrueuse de leurs pouvoirs judiciaires au criminel, et de leurs pouvoirs administratifs, alors l’institution des juges de paix, dégagée des abus qui la dénaturent aujourd’hui, réduite à une simple action administrative, me paraîtrait présenter la plus belle combinaison peut-être sur laquelle il soit possible d’asseoir un système administratif local.

d’E…


  1. Voyez tome ier, pages 54, 183, 301.
  2. Sous la dénomination générale de communautés primaires, je comprends à la fois les manoirs et corporations, les paroisses et les districts formant le ressort des commissions de grandes routes de voirie urbaine et de voirie fluviale. Ce sont en effet autant de communautés distinctes, souvent superposées l’une à l’autre dans une même localité, mais avec des circonscriptions différentes.
  3. Pour plus de précision, je rappellerai ce que j’ai dit précédemment, que la juridiction administrative des magistrats ne s’étend ni aux cours manoriales, ni aux commissions de voirie fluviale.