ANGELICA CATALANI.




Il y a trois mois à peine, mourait à Paris, frappée par le choléra, une des cantatrices les plus célèbres du XIXe siècle. Qui n’a entendu parler de Mme Catalani, de cette merveilleuse sirène qui charma les loisirs des rois de la sainte-alliance dans ces longs congrès où l’on se partageait les dépouilles du maître du monde ? Le nom de Mme Catalani se trouve mêlé aux plus grands événemens de l’histoire contemporaine, et nous ne voulons pas qu’une ombre aussi charmante franchisse les rives éternelles sans lui dire un mot d’adieu. Aussi bien, des renseignemens certains nous ont été fournis par la famille de l’illustre cantatrice, et ils nous permettent de raconter avec quelque précision une vie qui marquera dans les annales de l’art.

Angelica Catalani est née à Sinigaglia, petite ville des états de l’Église, au mois d’octobre 1779. Son, père, homme très honorable, était un magistrat, une sorte de juge de paix qui avait bien de la peine à élever une nombreuse famille composée de quatre filles et de deux garçons. Pour suppléer aux modiques appointement de sa place, le père de la future prima donna faisait le commerce des diamans, cumul qui paraissait tout naturel dans un pays où se tient encore aujourd’hui la plus grande foire de l’Italie. Cependant, pour alléger un fardeau qui lui semblait trop lourd, M. Catalani fut obligé de mettre sa fille Angelica dans un couvent où elle devait, plus tard, prononcer des vœux solennels et irrévocables. Angelica entra donc au couvent de Sainte-Lucie de Gubbio, à quelque distance de Sinigaglia, et, pour faire admettre sa fille dans un établissement qui était exclusivement consacré à l’éducation des nobles demoiselles du pays, M. Catalani dut faire valoir, une parenté un peu éloignée avec la maison des Mastaï, dont Pie IX est aujourd’hui le chef illustre et vénérable. Voilà bien l’Italie avec ses grands contrastes et cette alliance de l’art et de la religion, du dogme inflexible et de la fantaisie mondaine, qui forme le trait saillant de son génie.

C’est dans le couvent de Sainte-Lucie de Gubbio que la jeune Angelica reçut les premières notions de l’art musical. Un couvent italien, à la fin du XVIIIe siècle n’était guère autre chose qu’une espèce de conservatoire où la prière, la musique et l’amour étaient l’unique occupation ; comme l’a dit un théologien aimable, pregare, amare e cantare, sont trois mots différens exprimant un seul et même désir. Aussi on chantait beaucoup dans le couvent de Sainte-Lucie. Tous les dimanches et les jours de grande fête, les religieuses et les novices faisaient résonner de leurs pieux cantiques les voûtes de la chapelle. Au milieu de ces voix fraîches et virginales, on remarqua bientôt celle d’Angelica Catalani, dont le timbre, l’étendue et la flexibilité faisaient déjà l’admiration de ses compagnes. Les religieuses, voulant mettre à profit de si rares facultés, lui firent chanter de petits solos qui attirèrent un grand concours d’adorateurs à leur patronne sainte Lucie. — Allons entendre la maravigliosa Angelica, se disait-on dans le pays les jours de grande solennité, et la foule venait assiéger les portes de la chapelle, où, comme en paradis, il y avait plus d’appelés que d’élus. Les succès un peu profanes qu’obtenait Angelica finirent par scandaliser les ames dévotes, et l’évêque ordonna à la supérieure de mettre la lumière sous le boisseau en supprimant les solos de la jeune novice. Assurément cet évêque-là n’aimait pas la musique ; il eût été digne de faire partie de ce groupe d’esprits moroses qui, au fond de la thébaïde de Port-Royal-des-Champs, semblaient demander pardon à Dieu d’être venus au monde, et qui ont essayé d’étouffer la gloire et la magnificence du siècle de Louis XIV sous le cilice de Pascal. Fort heureusement la supérieure du couvent de Sainte-Lucie de Gubbio ne partageait pas les principes rigoureux de la mère Angélique d’Andilly, et, plus intelligente que l’évêque de qui relevait son institution, elle ne voulut pas se priver d’un élément de succès qui profitait aussi bien aux pauvres qu’à la vraie piété. Usant d’un subterfuge très innocent, elle plaça Angelica Catalani derrière un groupe de novices. Ces jeunes filles dérobaient ainsi leur compagne aux regards des curieux, et tempéraient la sonorité de cette voix, qui devait un jour émerveiller l’Europe. Les fidèles ne se laissaient cependant pas arrêter par cet obstacle, ils se levaient sur la plante des pieds pour découvrir le visage de la jeune fille qui les charmait. L’émotion alla même jusqu’à l’enthousiasme un jour de grande fête où la charmante Angelica, revêtue d’une robe aussi blanche que son ame, chanta un Ave Maria stella qui attendrit tous les cœurs. Chacun voulut voir et chacun voulut embrasser la virginella que Dieu avait si richement douée.

Mlle Catalani resta dans le couvent de Gubbio jusqu’à l’âge de quatorze ans. Son père, malgré les vives instances qu’on lui adressait de toutes parts, ne pouvait se décider à tourner le talent d’Angelica vers un but profane. Sa grande piété et les fonctions dont il était revêtu ne lui faisaient envisager qu’avec une extrême répugnance tout ce qui se rattachait aux choses de théâtre. Enfin, vaincu par les larmes d’Angelica et par les vives instances de toute sa famille M. Catatalani consentit à envoyer sa fille à Florence pour y prendre des leçons de Marchesi, qui était alors l’un des plus célèbres sopranistes de l’Italie.

Marchesi était bien le maître qu’il fallait pour diriger Angelica Catalani et la préparer à ses glorieuses destinées. Doué d’un physique charmant et d’une voix de mezzo-soprano forte et prodigieusement facile, ce chanteur se distinguait surtout par l’éclat et la magnificence de la vocalisation. Né à Milan en 1755, il débuta à Rome, en 1774, dans un rôle de femme avec un très grand succès ; Puis il parcourut l’Italie et visita les premières capitales de l’Europe, entraînant tous les cœurs sur son passage. La première fois qu’il chanta à Vienne, il y excita un tel fanatisme que toutes les femmes de la cour impériale voulurent avoir son portrait en médaillon. Elles le plaçaient au beau milieu du sein, comme une image castissima qui n’inquiétait ni la sécurité des maris ni la jalousie des amans.

Nous avons raconté dans ce recueil[1] quelle a été l’influence des castrats sur l’art de chanter et la grande révolution musicale qui les a fait disparaître pour toujours de la scène italienne. Ces êtres singuliers, victimes d’une monstrueuse aberration de l’esprit humain, avaient dans le caractère comme dans le tempérament quelque chose d’étrange et de maladif. Marchesi, par exemple, aimait à jouer des rôles d’homme qui lui permissent de porter un casque doré surmonté d’un panache à plumes rouges ou blanches. Il voulait toujours faire son entrée en scène en descendant une colline du haut de laquelle il pût s’écrier : Dove sonio ? Ensuite il exigeait que la trompette fît entendre quelques notes éclatantes, afin de pouvoir s’exclamer encore : Odi lo squillo della tromba guerriera ? Cela dit, il s’avançait aux bords de la rampe et chantait invariablement un rondeau, composé de deux mouvemens opposés, dans lequel il maudissait son déplorable sort, la cruda sorte, en lançant un déluge de gammes et de volatines, les unes plus rapides que les autres, qui ondoyaient et flamboyaient comme les plumes et les éclairs de son casque. Le rondeau que Sarti a écrit pour lui dans son opéra Achile in Sciro,

Mia speranza, io pur vorrei

a fait le tour de l’Europe. Marchesi le chantait partout et l’intercalait dans tous les ouvrages : c’était son grand cheval de bataille et ce que les Italiens appellent l’aria di baule, le morceau de voyage. Marchesi était un chanteur brillant, mais froid et d’un goût équivoque. Il n’avait ni le pathétique de Guadagni, ni le style admirable de Pacchiarotti. Attaché de cœur à la maison, d’Autriche, Marchesi n’a jamais voulu chanter devant Napoléon, qu’il traitait d’usurpateur. Il quitta le théâtre vers le commencement de l’année 1806, et se retira à Milan, sa patrie, où il est mort en 1829, âgé de soixante-quatorze ans, laissant une belle fortune, dont il avait toujours fait un noble usage.

J’ai eu l’honneur d’être présenté à Marchesi en 1817, à Milan, par l’auteur du Barbier de Séville, qui venait alors de terminer un nouveau chef-d’œuvre, la Gazza ladra. Comme j’avais chanté devant le célèbre virtuose l’air Di tanti palpiti avec une voix de soprano qui promettait un bel avenir, Marchesi me caressa la joue de sa main jaune et décharnée, en me disant : Bravo, carino, bella voce : che peccato ! « Très bien ! dommage que… » À ces mots, Rossini partit d’un éclat de rire immodéré. Plus tard, j’ai compris tout ce qu’il y avait de paternel dans les regrets de Marchesi.

Angelica Catalani étudia pendant deux ans sous la direction de ce maître. Marchesi lui apprit à modérer l’extrême facilité de sa voix aussi étendue qu’éclatante ; il orna sa mémoire d’une foule de gorgheggi les uns plus compliqués que les autres, et lui communiqua aussi, malheureusement, son goût trop exclusif pour les pompes et le clinquant de la vocalisation italienne. Pendant que la jeune Angelica se préparait ainsi à conquérir la brillante renommée qu’elle devait posséder un jour, elle eut occasion d’entendre à Florence une cantatrice célèbre qui pourrait bien avoir été la Gabrielli, et qui produisit sur elle une sensation profonde. Emerveillée de la voix et du talent de la virtuose, Angelica fondit en larmes et s’écria avec une naïveté charmante : « Mon Dieu, mon Dieu je ne pourrai jamais atteindre à une telle perfection ! » La cantatrice a la mode voulut voir la jeune fille qui lui avait adressé un compliment aussi flatteur, et, après l’avoir fait chanter devant elle, elle lui dit en l’embrassant avec tendresse : « Rassurez-vous, mon enfant ; dans quelques années, vous m’aurez surpassée, et ce sera à mon tour de pleurer à vos succès. »

Mlle Catalani débuta sur le théâtre de la Fenice, à Venise, en 1795, dans un opéra de Nicolini. Elle était âgée de seize ans. Une taille élevée et bien prise, de belles épaules blanches comme l’albâtre, un cou de cygne, de grands yeux bleus, doux, limpides, pietosi, e a mover parchi… des traits nobles et charmans, faisaient de la jeune cantatrice une personne ravissante. Dans ce corps tout resplendissant de jeunesse et de beauté, la nature avait placé un des plus admirables instrumens qui aient jamais existé. C’était une voix de soprano d’une étendue de presque trois octaves allant depuis le la au-dessous de la portée jusqu’au fa sur-aigu. Cet immense cl²vier était d’une égalité parfaite et d’une flexibilité incomparable. On conçoit qu’avec de tels avantages Mlle Catalani n’ait pas eu de peine à conquérir les sympathies d’un public italien ; aussi son succès à Venise fut-il éclatant et spontané. Entourée de sa famille et de son maître, Marchesi, qui voulut encourager ses premiers pas dans la carrière, Angelica fut accueillie avec transport, et sa réputation se répandit comme un éclair dans toute l’Europe.

Toutes les biographies de Mme Catalani qu’il nous a été donné de consulter affirment qu’après ses débuts (les uns disent à Venise, les autres à Milan) la jeune cantatrice parcourut triomphalement les principales ville de l’Italie, et que c’est après une pérégrination de plusieurs années qu’elle fut engagée au théâtre italien de Lisbonne, où elle se rendit en 1801. D’un autre côté, M Catalani a toujours dit à ses enfans qu’elle était à peine âgée de dix-sept ans lorsqu’elle arriva à la cour de Portugal ; or, étant née en 1779, ce serait donc en 1796 qu’elle aurait quitté l’Italie, c’est-à-dire presque immédiatement après son apparition sur le théâtre de la Fenice, à Venise. Cette dernière version nous parait d’autant plus vraisemblable que MIle Catalani fut d’abord attachée à la chapelle du prince régent, grand amateur de musique, comme l’a toujours été la maison de Bragance depuis son illustre fondateur jusqu’à l’empereur dom Pedro. Ce qui aura décidé M. Catalani à conduire sa fille Angelica loin du pays qui l’a vue naître et à la soustraire promptement à la gloire bruyante et dangereuse de la carrière dramatique, ce sont probablement des scrupules de piété et des sentimens de délicatesse dont cet homme honorable a toujours été pénétré. Il n’est impossible non plus que la gaucherie pleine de grace et l’extrême timidité qui ont toujours empêché Mme Catalani de réussir complètement au théâtre aient eu quelque influence sur la détermination de son père. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’Angelica Catalani, après avoir fait partie de la chapelle du roi de Portugal, se décida à remonter sur la scène, parce que les émolumens qu’on lui accordait comme cantatrice particulière ne suffisaient pas aux besoins de sa nombreuse famille dont elle était l’unique soutien.

Dans la troupe de chanteurs italiens qui vint desservir le théâtre de Lisbonne en 1799, se trouvaient la Gafforini, contralto admirable, et Crescentini le dernier sopraniste d’un mérite éminent qu’ait produit l’Italie. Entourée de pareils virtuoses, la vertu et la beauté de Mlle Catalani brillèrent du plus vif éclat. L’exemple et les conseils de Crescentini surtout furent pour la jeune Angelica d’un secours immense. Sous la direction de ce maître, dont l’école était bien autrement sévère que celle de Marchesi, Mlle Catalani apprit à mieux phraser et à corriger quelques-uns des défauts de sa merveilleuse vocalisation. Pendant six années, Mlle Catalani fut l’idole de la cour et de la ville de Lisbonne. La réserve de ses manières, sa douce piété et la rare bonté de son cœur la faisaient chérir de tous ceux qui l’approchaient. Le régent la traitait comme l’un de ses enfans.

Lorsque le général Lannes fut envoyé comme ambassadeur de France en Portugal, il avait avec lui un jeune officier français qui devait avoir une grande influence sur la destinée de la célèbre cantatrice. M. de Valabrègue, capitaine au 8e régiment de hussards, était un homme aimable, aux manières parfaitement distinguées. Les avantages de sa personne, la vivacité de son esprit et surtout l’élégance de son uniforme firent impression sur Mlle Catalani, qu’il avait occasion de rencontrer souvent dans le salon de l’ambassadeur de France. M. de Valabrègue n’eut pas de peine à partager les sentimens qu’il inspirait, et, comprenant d’ailleurs que la voix de la jeune cantatrice pouvait devenir la source d’une grande fortune, il demanda sa main. La famille et les nombreux amis de Mlle Catalani ne voyaient cette union qu’avec une répugnance extrême. À toutes les objections qu’on lui faisait pour la détourner de ce mariage, Mlle Catalani répondait en baissant les yeux : Ma che bell’ offiziale ! Le bel officier finit par l’emporter en effet ; il épousa Angelica Catalani dans la chapelle de la cour, sous les auspices du prince régent et du général Lannes. Mme de Valabrègue, qui a toujours conservé son nom de famille, quitta Lisbonne au commencement de l’année 1806. Elle venait de contracter un riche engagement pour le théâtre italien de Londres. Elle se rendit d’abord à Madrid, où elle donna plusieurs concerts, qui lui rapportèrent des sommes considérables ; puis, traversant la France, elle vint à Paris dans les premiers jours du mois de juin 1806. Sa réputation l’y avait précédée, et les journaux du temps annoncèrent son arrivée de manière à piquer vivement la curiosité du public. Mme Catalani donna à l’Opéra trois concerts qui attirèrent une foule considérable. Le prix des places fut triplé dans cette circonstance : un billet de parterre coûtait 9 francs, un balcon 30 francs, et ainsi de suite. Au premier concert, qui eut lieu le 22 juillet, Mme Catalani chanta deux airs de Cimarosa et un air de la Semiramis de Porto-Gallo : Son regina ; au second concert, qui fut donné le 11 du mois d’août, elle choisit un air des Bacanali di Roma, musique de Nicolini, un autre de la Zaïre de Porto-Gallo, et puis encore celui de la Semiramis du même compositeur ; au troisième concert, qui eut lieu le 3 septembre, Mme Catalani ajouta aux morceaux précédens un air de Piccinni : Se il ciel mi divide, dont le style sévère lui était moins familier. L’étendue, la force et l’éclat de la voix de Mme Catalani, la richesse de sa vocalisation et les charmes de sa personne excitèrent une vive admiration. Il n’y a que Paganini dont l’apparition sur la scène de l’Opéra ait produit un effet comparable à celui de Mme Catalani. Cependant la critique parisienne ne se laissa pas entièrement désarmer par tant de séduction, et, au milieu de l’enivrement général, elle fit entendre quelques bonnes observations.

Napoléon avait entendu aussi Mme Catalani, et, désirant fixer dans sa capitale une cantatrice qui pouvait distraire l’opinion publique de plus graves préoccupations, il la fit mander aux Tuileries. La pauvre femme n’avait jamais vu de près ce terrible virtuose de la guerre qui remplissait l’Europe du bruit de ses fioritures, elle tremblait de tous ses membres lorsqu’elle parut en sa présence. « Om allez-vous, madame ? lui dit le maître de sa voix impériale. — À Londres, sire. — Il faut rester à Paris, on vous, paiera bien, et vos talens y seront mieux appréciés. Vous aurez cent mille francs par an et deux mois de congé ; c’est entendu. Adieu, madame. » Et la cantatrice se retira plus morte que vive, sans avoir osé dire à son brusque interlocuteur qu’il lui était impossible de manquer à un engagement qu’elle avait contracté avec l’ambassadeur d’Angleterre en Portugal. Si Napoléon eût connu cette particularité, il aurait mis l’embargo sur la belle chanteuse, qu’il eût considérée comme une bonne prise de guerre. Mme Catalani n’en fut pas moins obligée de se sauver de France sans passeport. Elle s’embarqua furtivement à Morlaix sur un bâtiment qui venait d’échanger des prisonniers, et dont elle paya les services 150 louis. Cette entrevue avec l’empereur Napoléon fit une telle impression sur Mme Catalani, qu’elle en parlait souvent comme de la plus grande émotion qu’elle eût éprouvée dans sa vie.

Mme Catalani arriva à Londres dans le mois de décembre 1806. Le goût des Anglais pour la musique et les virtuoses italiens remonte à une époque assez éloignée. Dès le XVIe siècle, on voit des joueurs de luth, des chanteurs de madrigaux et de canzonette figurer dans toutes les fètes galantes qu’on donnait à la reine Elisabeth, cette femme bizarre qui aimait autant la mythologie qu’elle détestait le papisme. L’opéra italien existe à Londres depuis le commencement du XVIIIe siècle, et sur ce théâtre fréquenté de tout temps par les classes supérieures de la société brillèrent successivement les chanteurs les plus célèbres de l’Italie, que les écoles de Naples, de Rome, de Bologne et de Venise élevaient pour l’amusement des barbares. C’est là qu’on vit éclater ces luttes héroïques entre Carestini et Farinelli, la Faustina et la Cuzzoni, la Marra et la Banti, la Bellington et la Grassini, la Todi et la Marra ; luttes charmantes qui se sont renouvelées de nos jours entre la Pasta et la Malibran, Jenny Lind et l’Alboni. Les partis politiques se mêlaient à ces duels de la fantaisie, en appuyant l’un ou l’autre des deux champions. Les tories, par exemple, applaudissaient avec transport aux arpéges, aux gammes chromatiques et aux trilles phosphorescens de la Marra, tandis que le style large et le chant pathétique de la Todi soulevaient l’enthousiasme des whigs. Cette rivalité fut poussée si loin, pendant la première partie du XVIIIe siècle, que chaque faction voulut avoir, comme aujourd’hui, son théâtre italien. Haendel dirigeait celui de la cour, où il faisait entendre ses chefs-d’œuvre, que Senesino interprétait d’une manière admirable, tandis que Buononcini aidé de Farinelli, attirait la foule dans celui de l’opposition. Malgré la supériorité de son génie, Haendel succomba dans cette lutte acharnée, où il perdit sa fortune et son repos. Un jour, au milieu d’une discussion des plus vives du parlement anglais, on vit un ministre monter à la tribune pour demander qu’on renvoyât au lendemain le débat d’une affaire très importante sur laquelle, disait-il, le gouvernement, avait, besoin de se consulter. À ces mots, le speaker se lève en riant malignement dans sa large perruque. C’était une scène arrangée par les dilettanti du parlement, qui voulaient assister aux débuts du fameux Pacchiarotti. Savez-vous de quoi s’occupait lord Castlereagh pendant son séjour à Paris en 1814 ? Il chantait des duos italiens avec Mme Grassini devant son ami le duc de Wellington, qui, en regardant les beaux yeux de la virtuose, trouvait la voix du premier ministre très agréable. Mme Grassini, qui avait été une des plus charmantes conquêtes de Napoléon, avait suivi la fortune, en passant à l’ennemi de la France avec armes et bagages.

Jamais aucune cantatrice n’a obtenu à Londres le succès de Mme Catalani. L’apparition de cette femme célèbre dans une ville où s’étaient produits les plus admirables artistes du XVIIIe siècle fut presque un événement public. L’étendue prodigieuse de sa voix aussi égale que forte, la magnificence, le brio de cette vocalisation qui s’épanouissait en gerbes lumineuses comme un jet d’eau du parc de Versailles, la rare distinction de sa personne, la noblesse de son maintien et de son caractère, y excitèrent un enthousiasme universel. Mme Catalani fut, pendant huit ans, l’idole de l’Angleterre. Admise dans les cercles de la haute aristocratie, qui lui savait gré d’avoir résisté aux séductions de Napoléon, courtisée par les tories, admirée par les whigs, elle tenait toute la nation sous le charme de ses gammes chromatiques et de ses gorgheggi enivrans. Lorsque la saison des plaisirs était terminée à Londres, Mme Catalani parcourait l’Angleterre, donnant partout des concerts qui lui rapportaient des sommes considérables. Son nom, imprimé sur une affiche, était un talisman irrésistible qui faisait accourir la foule dans la moindre bourgade de l’empire britannique. L’Irlande, la pauvre Irlande elle-même vendait ses guenilles pour entendre cette merveilleuse sirène, dont i lamp di gola, les éclairs de gosier, éblouissaient les oreilles et fascinaient les cœurs.

L’effet que produisait Mme Catalani sur le public anglais était si puissant et si général, que le gouvernement, dans sa lutte périlleuse contre le grand agitateur de l’Europe, eut souvent recours au talent de la cantatrice pour retremper l’esprit national. Le bruit se répandait-il à Londres que Napoléon venait de remporter une de ces terribles victoires qui brisaient la coalition en mille tronçons, aussitôt le ministère faisait annoncer un concert au théâtre de Drury Lane, où Mme Catalani chanterait, con fiochi, le God save the king et le Rule Britannia. Lorsque sa voix magnifique lançait sur la foule frémissante ces paroles pleines de fierté : Send him victorious, happy and glorious, le public se levait en masse et applaudissait avec transport la belle cantatrice, qu’il comparait à Junon soulevant de son regard dominateur les flots de la mer. C’est ainsi que Mme Catalani fut enrôlée dans la grande coalition que soudoyait. L’Angleterre contre son implacable ennemi.

Mme Catalani vint à Paris en 1814, avec les alliés, prendre sa part du triomphe commun, auquel elle avait contribué, sans doute, par ses arpéges séducteurs et ses vigoureuses fusées. Le 4 février 1815, elle donna un concert au bénéfice des pauvres, à l’Opéra, où son succès fut aussi éclatant qu’il l’avait été en 1806. Elle disparut pendant les cent jours et se rendit à Gand avec Louis XVIII, qu’elle avait connu en Angleterre, et qui honorait la cantatrice de sa royale bienveillance. Sa maison était le rendez-vous des émigrés les plus illustres ; Après une excursion en Hollande et en Belgique, Mme Catalani revint à Paris à la seconde restauration. C’est alors que Louis XVIII, voulant récompenser l’attachement que Mme Catalani avait montré pour sa personne et pour la cause de la légitimité, lui accorda le privilège du Théâtre-Italien, avec 160,000 francs de subvention. Cette entreprise fut pour la cantatrice une source de contrariétés et de peines de toute nature. Complètement dominée par l’esprit remuant de son mari, M. de Valabrègue, qui cherchait à éloigner du Théâtre-Italien tous les virtuoses dont le talent pouvait faire ombrage à la réputation de sa femme, Mme Catalani fut obligée d’abandonner cette malheureuse direction, après y avoir perdu, avec les bonnes graces du public parisien, 500,000 francs de sa fortune. Pour réparer ce double échec, la célèbre cantatrice entreprit un grand voyage dans le nord de l’Europe. Elle visita le Danemark, la Suède, parcourut triomphalement toute l’Allemagne, donnant des concerts qui lui rapportèrent des sommes considérables. Au milieu de l’enthousiasme qu’elle excita partout sur son passage, au milieu de la vive lumière dont elle éblouissait la foule étonnée, la critique allemande fronça le sourcil et prétendit juger cet oiseau merveilleux du pays de l’aurore avec les gros principes d’une esthétique rigoureuse. C’était vouloir soumettre les arabesques de Raphaël au laminoir de la raison pure de Kant. Malgré un article remarquable qui parut dans la Gazette musicale de Leipzig sur Mme Catalani[2], malgré l’accueil plus que froid qu’on lui fit à Munich, elle quitta l’Allemagne, emportant une riche moisson de gloire et de bons écus.

En 1817, Mme Catalani se rendit à Venise, où s’étaient épanouies, trente années plus tôt, sa jeunesse et sa renommée. Pacchiarotti, qui vivait encore, et de ses plus grands admirateurs. Nous ne suivrons pas davantage notre infatigable voyageuse, qui visita les coins les plus reculés de l’Europe. Qu’il nous suffise de dire qu’en 1823 Mme Catalani traversa la Pologne et se rendit en Russie, où l’empereur Alexandre l’accueillit avec une faveur toute particulière. La dernière fois qu’elle ait chanté en public, c’est dans un concert qu’elle donna, en 1828, à Dublin.

Après avoir ainsi charmé le monde pendant le cours de presque un demi-siècle, Mme Catalani se retira dans une belle propriété, aux environs de Florence, où se sont écoulées les dernières années de sa vie, au milieu de l’opulence et de l’estime publique que lui avaient méritée la dignité de son caractère, la sérénité de son ame et l’inépuisable charité de son cœur. Dans la charmante solitude qu’elle s’était faite, elle ne cessa pas un jour de cultiver la musique, qu’elle aimait avec passion. Elle chantait pour son plaisir, pour celui de ses amis, et surtout pour les malheureux qui venaient invoquer la magie de son nom. Lorsque les écoliers de Florence allaient se promener tout près de la colline au sommet de laquelle était située la maison de Mme Catalani, ils entendaient parfois les éclats de cette voix incomparable qui avait étonné l’Europe dans un siècle de révolutions et de batailles. L’invasion du choléra en Italie décida Mme Catalani à venir chercher un refuge à Paris auprès de ses enfans, qui y sont établis, et qui appartiennent à la France par le droit que leur a transmis leur père, M. de Valabrègue. Le fléau dont elle redoutait les atteintes, et qui l’aurait épargnée peut-être à Florence, l’enleva subitement à Paris le 12 juin de cette année 1849, à l’âge de soixante-neuf ans.

Quelques jours avant sa mort, Mme Catalani, se trouvant seule dans son salon sans aucun pressentiment de sa fin prochaine, reçut la visite d’une dame inconnue, qui refusa de décliner son nom au domestique. Lorsque l’étrangère fut en sa présence, elle s’inclina en disant : « Je viens rendre hommage à la plus célèbre cantatrice de notre temps et à la plus noble des femmes ; bénissez-moi, madame, je suis Jenny Lind. » Mme Catalani, émue jusqu’aux larmes, pressa longuement cette digne émule sur son cœur.

Mme Catalani était une assez faible musicienne. Son éducation avait été si négligée, qu’il lui était impossible de lire à première vue la plus simple cantilène. Elle ne jouait d’aucun instrument ; il lui fallait toujours un accompagnateur à ses ordres, qui fût habitué à suivre les caprices de sa fantaisie. Elle était ce que les Italiens appellent une admirable orechiante. Lorsque Mme Catalani avait bien étudié un morceau, elle le savait d’une manière imperturbable, et jamais les défaillances de sa mémoire ne venaient contrarier le brio de son imagination. Mme Catalani n’a pas réussi au théâtre. La scène l’intimidait, elle manquait de naturel et d’animation. Sa voix magnifique, qui s’épanchait en ondes sonores et limpides comme de l’eau de roche, n’emportait dans son cours ni le cri de la passion ni l’étincelle comique. Mme Catalani était, dans toute la rigueur du terme, une cantatrice da camera, une virtuose en joailleries vocales, qui faisait de l’art pour l’art, ne s’inquiétant que de charmer et d’étonner ses auditeurs. Son répertoire n’était ni très varié ni d’un choix bien sévère : il se composait à peu près d’une douzaine de cavatines, qu’elle chantait partout et toujours. Elle affectionnait particulièrement les morceaux suivans, qui ont fait le tour de l’Europe : Son regina, de la Semiramis de Porto-Gallo, que ce compositeur a écrit pour elle à Lisbonne ; l’air Delle trombe, de l’opéra des Trois Sultanes de Puccita ; les variations de Rode, et Nel cor piiu non mi sento, de la Molinara de Paisiello, mélodie exquise dont Mme Catalani altérait l’adorable simplicité par les broderies les plus compliquées. Elle a chanté aussi plusieurs fois à Paris le rôle de la comtesse du Mariage de Figaro, mais le génie de Mozart lui était encore moins familier que celui de Piccinni et des autres grands maîtres de la vieille école italienne Mme Catalani est restée étrangère à la révolution opérée par Rossini ; son éducation imparfaite et son peu d’aptitude pour le jeu de la scène ne lui ont pas permis de prendre part à cette grande rénovation de la musique dramatique.

La vocalisation de Mme Catalani était quelque chose de vraiment prodigieux. Parmi les ornemens infinis qu’elle ourdissait avec une rare élégance, on remarquait surtout la facilité avec laquelle elle faisait les gammes chromatiques plaçant sur chaque note un trille qui scintillait comme un diamant de l’eau la plus pure. Tantôt elle le frappait avec vigueur, imitant les battemens stridens de l’alouette ; tantôt elle le couvrait d’une gaze mélodique qui en adoucissait l’éclat. Elle aimait aussi à piquer la note de plusieurs coups de gosier réitérés, martellement gracieux qui avait été le joyau favori de la Mingotti, l’une des plus célèbres cantatrices de la première moitié du XVIIIe siècle. Sa respiration longue et bien ménagée lui permettait de donner à la phrase mélodique l’horizon nécessaire et d’accidenter le son, qui était toujours éclatant et postoso. Mme Catalani excellait dans les effets de contraste, faisant succéder à un éclat impérieux la mezza voce la plus mystérieuse. Le plus grand défaut qu’on pût reprocher à cette vocalisation si riche et si splendide, c’était un mouvement nerveux imprimé au menton, et dont Mme Catalani n’a jamais pu se corriger. Ce mouvement disgracieux à la vue, et qui accusait un vice d’éducation vocale, est devenu tellement commun de nos jours, qu’on le remarque chez les artistes les plus renommés. Mme Ugalde, de l’Opéra-Comique, n’en est pas plus exempte que M. Mario.

Douée d’un heureux instinct, possédant une voix de soprano des plus étendues, des plus sonores et des plus flexibles qui aient jamais existé, bel oiseau de paradis dont le ramage égalait la magnificence du plumage, Mme Catalani fut plutôt une merveille de la nature qu’un produit de l’art. Elle jouait de la voix comme Paganini jouait du violon, mais sans avoir son génie fougueux et fantastique. Sirène au doux langage, elle enivrait les passans, et l’on pouvait dire de sa mélopée ce qu’un père de l’église a dit de la dialectique des sophistes : « Elle circule autour du cœur, — circum proecordia ludit, — sans y pénétrer jamais.


P. SCUDO.

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 janvier 1848.
  2. Voir la Gazette musicale de Leipzig du 21 août 1816.