Anecdotes pour servir à l’histoire secrète des Ebugors (éd. 1733)/14

Chapitre XIV



CHAPITRE XIV.


Tumulte qui arrive dans le camp des
Alliez.



Tandis que les ſoldats expoſoient leur vie, les Généraux s’occuppoient á quelque choſe de plus amuſant. On donna dans le camp des alliez un magnifique repas á l’occaſion de la fête de Termobanel Général des Omines ; Rien de tout ce qui peut contribuer á la bonne chére ne fut épargné. Les plus habiles Cuifiniers d’entre les Macres firent connoitre qu’ils portoient leur art jusqu’a la perfection. Pendant le feſtin on ne ſongea qu’a bien ſe réjouir. Les Nicomidains juroient, Les Lidercores chantoient ; Les Todeves médiſoient, Les Caginiens méditoient la deſtruction de quelque Royaume, & le meurtre de quelque Monarque : Chacun ſuivoit ſon penchant. Tout alloit le mieux du monde, quand la Diſcorde vint apporter le trouble dans des lieux conſacrés aux plaiſirs. On fut ſur le point de voir ſe renouveller les combats des Centaures & des Lapithes. Un Lidercore pris de vin attaqua une Todeve. Celle ci qu’on n’inſultoit pas impunément répondit avec vivacité. Des parolles on en vint bientôt aux mains. Cependant, comme le lieu n’étoit pas propre á vuider une querelle, on ſe donna un Rendez-vous. Les deux champions ſe levoient déja pour ſe tranſporter ſur le champ de bataille. Un Cérutédir qui avoit été témoin de la dispute voulut en empécher les ſuites ; Il arrête l’impetueux Omine & lui dit d’un ton impérieux qu’il eut á modérer ſes emportemens.

Le Lidercore fit ſentir par une action trés expreſſive combien ce diſcours lui déplaiſoit. Auſſitôt Tous les convives ſont en Rumeur. Chacun prend parti dans la diſpute, Les uſtenciles de Comus furent changés en autant d’inſtrumens du Dieu Mars. Cela veut dire en bon françois, & ſans aucun ſtile figuré ni poëtique, qu’on prit pour armes tout ce qui ſe trouva ſur la table. On ſe ſaiſit des plats & des aſſiétes, bientôt on les voit voltiger en l’air avec une active rapidité ; Tout ſe mêle, tout ſe confond ; Les coups ſont portés au hazard, mais toujours aſſénés avec vigueur. Termonabel, le brave Termobanel fait des prodiges de valeur. Il empoigne une cruche pleine de vin & la briſe ſur la tête de l’auteur de tout ce déſordre ; Le bleſſé plus ſenſible á la perte de la liqueur Bachique, qu’a l’effuſion de ſon ſang prétend s’en venger ſur un Pacincu. Il lui arrache impitoyablement la mouſtache, & la foule aux pieds. Le malheureux Omine épilé frémit de rage en ſe voyant dépouillé de ſon plus bel ornement. Les Todeves au défaut d’armes meurtriéres ſe ſervent de leurs dents & de leurs ongles, elles mordent, elles déchirent, elles égratignent, & laiſſent ſur tous les viſages de ſanglantes traçes de leur rage & de leur fureur.

Les choſes auroient été pouſſées plus loin ſi un Caginien par ſon éloquence, n’eut arrêté les effets de cette funeſte diviſion. Peu á peu il calma les eſprits. On ſépara les combattans qui en furent quittes pour quelques contuſions, égratignures & écorchures. De peur que la diſpute ne vint á ſe renouveller, Kulisber ordonne qu’on ſe retire. La plus part eurent bien de la peine á trainer leurs corps chancelans jusques dans leurs tentes. Il y en eût même pluſieurs que le ſomeil ſurprit avant qu’ils puſſent arriver chez eux.