Andromaque/Édition Mesnard, 1865/Acte V

Andromaque/Édition Mesnard, 1865
Andromaque, Texte établi par Paul Mesnard, Librairie de L. Hachette et Cie (Les Grands Écrivains de la France)Tome deuxième (p. 111-124).
◄  Acte IV

ACTE V.


Scène première.

HERMIONE, seule.

Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?
Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?
1395Errante, et sans dessein, je cours dans ce palais.
Ah ! ne puis-je savoir si j’aime, ou si je hais ?
Le cruel ! de quel œil il m’a congédiée !
Sans pitié, sans douleur, au moins étudiée.
L’ai-je vu se troubler et me plaindre un moment[1] ?
1400En ai-je pu tirer un seul gémissement[2] ?
Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,
Sembloit-il seulement qu’il eût part à mes larmes ?
Et je le plains encore ? Et pour comble d’ennui,
Mon cœur, mon lâche cœur s’intéresse pour lui ?
1405Je tremble au seul penser du coup qui le menace ?
Et prête à me venger, je lui fais déjà grâce ?
Non, ne révoquons point l’arrêt de mon courroux :
Qu’il périsse ! Aussi bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe, et se rit de ma rage :

1410Il pense voir en pleurs dissiper cet orage[3] ;
Il croit que toujours foible et d’un cœur incertain,
Je parerai d’un bras les coups de l’autre main.
Il juge encor de moi par mes bontés passées.
Mais plutôt le perfide a bien d’autres pensées.
1415Triomphant dans le temple, il ne s’informe pas
Si l’on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
Il me laisse, l’ingrat ! cet embarras funeste.
Non, non, encore un coup : laissons agir Oreste.
Qu’il meure, puisqu’enfin il a dû le prévoir,
1420Et puisqu’il m’a forcée enfin à le vouloir.
À le vouloir ? Hé quoi ? c’est donc moi qui l’ordonne ?
Sa mort sera l’effet de l’amour d’Hermione ?
Ce prince, dont mon cœur se faisoit autrefois
Avec tant de plaisir redire les exploits,
1425À qui même en secret je m’étois destinée
Avant qu’on eût conclu ce fatal hyménée,
Je n’ai donc traversé tant de mers, tant d’États,
Que pour venir si loin préparer son trépas ?
L’assassiner, le perdre ? Ah ! devant qu’il expire…


Scène II.

HERMIONE, CLÉONE.
HERMIONE.

1430Ah ! qu’ai-je fait, Cléone ? et que viens-tu me dire ?
Que fait Pyrrhus ?

CLÉONE.

Que fait Pyrrhus ?Il est au comble de ses vœux,
Le plus fier des mortels, et le plus amoureux.
Je l’ai vu vers le temple, où son hymen s’apprête,
Mener en conquérant sa nouvelle conquête ;
1435Et d’un œil où brilloient sa joie et son espoir[4]
S’enivrer en marchant du plaisir de la voir,
Andromaque, au travers de mille cris de joie,
Porte jusqu’aux autels le souvenir de Troie :
Incapable toujours d’aimer et de haïr,
1440Sans joie et sans murmure elle semble obéir.

HERMIONE.

Et l’ingrat ? jusqu’au bout il a poussé l’outrage ?
Mais as-tu bien, Cléone, observé son visage ?
Goûte-t-il des plaisirs tranquilles et parfaits ?
N’a-t-il point détourné ses yeux vers le palais ?
1445Dis-moi, ne t’es-tu point présentée à sa vue ?
L’ingrat a-t-il rougi lorsqu’il t’a reconnue ?
Son trouble avouoit-il son infidélité ?
A-t-il jusqu’à la fin soutenu sa fierté ?

CLÉONE.

Madame, il ne voit rien. Son salut et sa gloire
1450Semble être avec vous sortis de sa mémoire.
Sans songer qui le suit, ennemis ou sujets.
Il poursuit seulement ses amoureux projets.
Autour du fils d’Hector il a rangé sa garde,
Et croit que c’est lui seul que le péril regarde.
1455Phœnix même en répond, qui l’a conduit exprès
Dans un fort éloigné du temple et du palais.
Voilà, dans ses transports, le seul soin qui lui reste.

HERMIONE.

Le perfide ! Il mourra. Mais que t’a dit Oreste ?

CLÉONE.

Oreste avec ses Grecs dans le temple est entré.

HERMIONE.

1460Hé bien ! à me venger n’est-il pas préparé ?

CLÉONE.

Je ne sais.

HERMIONE.

Je ne sais.Tu ne sais ? Quoi donc ? Oreste encore,
Oreste me trahit ?

CLÉONE.

Oreste me trahit ?Oreste vous adore.
Mais de mille remords son esprit combattu
Croit tantôt son amour et tantôt sa vertu.
1465Il respecte en Pyrrhus l’honneur du diadème ;
Il respecte en Pyrrhus Achille, et Pyrrhus même ;
Il craint la Grèce, il craint l’univers en courroux[5] ;
Mais il se craint, dit-il, soi-même plus que tous.
Il voudroit en vainqueur vous apporter sa tête :
1470Le seul nom d’assassin l’épouvante et l’arrête.
Enfin il est entré sans savoir dans son cœur
S’il en devoit sortir coupable ou spectateur.

HERMIONE.

Non, non, il les verra triompher sans obstacle :
Il se gardera bien de troubler ce spectacle.
1475Je sais de quels remords son courage est atteint :
Le lâche craint la mort, et c’est tout ce qu’il craint.
Quoi ? sans qu’elle employât une seule prière[6],

Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière ?
Ses yeux pour leur querelle, en dix ans de combats,
1480Virent périr vingt rois qu’ils ne connoissoient pas ?
Et moi, je ne prétends que la mort d’un parjure,
Et je charge un amant du soin de mon injure ;
Il peut me conquérir à ce prix sans danger ;
Je me livre moi-même, et ne puis me venger ?
1485Allons : c’est à moi seule à me rendre justice.
Que de cris de douleur le temple retentisse ;
De leur hymen fatal troublons l’événement,
Et qu’ils ne soient unis, s’il se peut, qu’un moment.
Je ne choisirai point dans ce désordre extrême :
1490Tout me sera Pyrrhus, fût-ce Oreste lui-même,
Je mourrai ; mais au moins ma mort me vengera.
Je ne mourrai pas seule, et quelqu’un me suivra.


Scène III.

ORESTE, HERMIONE, CLÉONE[7].
ORESTE.

Madame, c’en est fait, et vous êtes servie[8] :
Pyrrhus rend à l’autel son infidèle vie.

HERMIONE.

Il est mort ?

ORESTE.

1495Il est mort ?Il expire ; et nos Grecs irrités
Ont lavé dans son sang ses infidélités.
Je vous l’avois promis ; et quoique mon courage
Se fît de ce complot une funeste image,
J’ai couru vers le temple, où nos Grecs dispersés
1500Se sont jusqu’à l’autel dans la foule glissés.
Pyrrhus m’a reconnu. Mais sans changer de face[9],
Il sembloit que ma vue excitât son audace.

Que tous les Grecs, bravés en leur ambassadeur,
Dussent de son hymen relever la splendeur.
1505Enfin avec transport prenant son diadème,
Sur le front d’Andromaque il l’a posé lui-même.
« Je vous donne, a-t-il dit, ma couronne et ma foi :
Andromaque, régnez sur l’Épire et sur moi.
Je voue à votre fils une amitié de père ;
1510J’en atteste les Dieux, je le jure à sa mère.
Pour tous mes ennemis je déclare les siens,
Et je le reconnois pour le roi des Troyens. »
À ces mots, qui du peuple attiroient le suffrage,
Nos Grecs n’ont répondu que par un cri de rage ;
1515L’infidèle s’est vu partout envelopper,
Et je n’ai pu trouver de place pour frapper.
Chacun se disputoit la gloire de l’abattre.
Je l’ai vu dans leurs mains quelque temps se débattre,
Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober ;
1520Mais enfin à l’autel il est allé tomber[10].
Du peuple épouvanté j’ai traversé la presse[11]
Pour venir de ces lieux enlever ma princesse,
Et regagner le port, où bientôt nos amis
Viendront couverts du sang que je vous ai promis.

HERMIONE.

Qu’ont-ils fait ?

ORESTE.

1525Qu’ont-ils fait ?Pardonnez à leur impatience :

Ils ont, je le vois bien, trahi votre vengeance.
Vous vouliez que ma main portât les premiers coups,
Qu’il sentît en mourant qu’il expiroit pour vous[12] ;
Mais c’est moi dont l’ardeur leur a servi d’exemple :
1530Je les ai pour vous seule entraînés dans le temple,
Madame ; et vous pouvez justement vous flatter
D’une mort que leurs bras n’ont fait qu’exécuter[13].
Vous seule avez poussé les coups…

HERMIONE.

Vous seule avez poussé les coups…Tais-toi, perfide,
Et n’impute qu’à toi ton lâche parricide.
1535Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur :
Va, je la désavoue, et tu me fais horreur.
Barbare, qu’as-tu fait ? Avec quelle furie
As-tu tranché le cours d’une si belle vie ?
Avez-vous pu, cruels, l’immoler aujourd’hui,
1540Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ?
Mais parle : de son sort qui t’a rendu l’arbitre ?
Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? À quel titre ?
Qui te l’a dit ?

ORESTE.

Qui te l’a dit ?Ô Dieux ! Quoi ? ne m’avez-vous pas
Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas[14] ?

HERMIONE.

1545Ah ! falloit-il en croire une amante insensée[15] ?
Ne devois-tu pas lire au fond de ma pensée ?
Et ne voyois-tu pas, dans mes emportements,
Que mon cœur démentoit ma bouche à tous moments ?
Quand je l’aurois voulu, falloit-il y souscrire ?
1550N’as-tu pas dû cent fois te le faire redire ?
Toi-même avant le coup me venir consulter,
Y revenir encore, ou plutôt m’éviter ?
Que ne me laissois-tu le soin de ma vengeance ?
Qui t’amène en des lieux où l’on fuit ta présence ?
1555Voilà de ton amour le détestable fruit :
Tu m’apportois, cruel, le malheur qui te suit.
C’est toi dont l’ambassade, à tous les deux fatale,

L’a fait pour son malheur pencher vers ma rivale.
Nous le verrions encor nous partager ses soins ;
1560Il m’aimeroit peut-être, il le feindroit du moins.
Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Épire :
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
À toute ma famille ; et c’est assez pour moi,
Traître, qu’elle ait produit un monstre comme toi[16].


Scène IV.

ORESTE, seul[17]

1565Que vois-je ? est-ce Hermione ? Et que viens-je d’entendre ?
Pour qui coule le sang que je viens de répandre ?
Je suis, si je l’en crois, un traître, un assassin.
Est-ce Pyrrhus qui meurt ? et suis-je Oreste enfin ?
Quoi ? j’étouffe en mon cœur la raison qui m’éclaire ;
1570J’assassine à regret un roi que je révère[18] ;
Je viole en un jour les droits des souverains,
Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains,

Ceux même des autels où ma fureur l’assiège :
Je deviens parricide, assassin, sacrilège.
1575Pour qui ? Pour une ingrate, à qui je le promets,
Qui même, s’il ne meurt, ne me verra jamais,
Dont j’épouse la rage. Et quand je l’ai servie,
Elle me redemande et son sang et sa vie !
Elle l’aime ! et je suis un monstre furieux !
1580Je la vois pour jamais s’éloigner de mes yeux !
Et l’ingrate, en fuyant, me laisse pour salaire
Tous les noms odieux que j’ai pris pour lui plaire !


Scène V.

ORESTE, PYLADE, Soldats d’Oreste.
PYLADE.

Il faut partir, Seigneur. Sortons de ce palais.
Ou bien résolvons-nous de n’en sortir jamais.
1585Nos Grecs pour un moment en défendent la porte,
Tout le peuple assemblé nous poursuit à main forte.
Aux ordres d’Andromaque ici tout est soumis ;
Ils la traitent en reine, et nous comme ennemis.
Andromaque elle-même, à Pyrrhus si rebelle,
1590Lui rend tous les devoirs d’une veuve fidèle,
Commande qu’on le venge, et peut-être sur nous[19]
Veut venger Troie encore et son premier époux.
Allons. N’attendons pas que l’on nous environne :
Nos Grecs nous rejoindront, et tandis qu’Hermione
1595Tient encore le peuple autour d’elle arrêté,

Voilà votre chemin, sortons en sûreté[20].

ORESTE.

Non, non, c’est Hermione, amis, que je veux suivre[21].
À son dernier arrêt je ne puis plus survivre[22].
Partez : j’ai fait le crime, et je vais l’expier.

PYLADE.

1600Hermione, Seigneur ? Il la faut oublier.
Quoi ? toujours l’instrument et l’objet de sa rage,
Cherchez-vous chez les morts quelque nouvel outrage ?
Et parce qu’elle meurt, faut-il que vous mouriez ?

ORESTE.

Elle meurt ? Dieux ! qu’entends-je ?

PYLADE.

Elle meurt ? Dieux ! qu’entends-je ?Hé quoi ? vous l’ignoriez[23] ?
1605En rentrant dans ces lieux, nous l’avons rencontrée
Qui couroit vers le temple, inquiète, égarée.
Elle a trouvé Pyrrhus porté sur des soldats[24]
Que son sang excitoit à venger son trépas.
Sans doute à cet objet sa rage s’est émue.
1610Mais du haut de la porte enfin nous l’avons vue,

Un poignard à la main, sur Pyrrhus se courber,
Lever les yeux au ciel, se frapper et tomber.

ORESTE.

Grâce aux Dieux ! Mon malheur passe mon espérance.
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance.
1615Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir.
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J’étois né pour servir d’exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli.
1620Hé bien ! je meurs content, et mon sort est rempli[25].
Où sont ces deux amants ? Pour couronner ma joie,
Dans leur sang, dans le mien il faut que je me noie ;
L’un et l’autre en mourant je les veux regarder.
Réunissons trois cœurs qui n’ont pu s’accorder.
1625Mais quelle épaisse nuit tout à coup m’environne ?
De quel côté sortir ? D’où vient que je frissonne ?
Quelle horreur me saisit ? Grâce au ciel, j’entrevoi[26].
Dieux[27] ! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !

PYLADE.

Ah ! Seigneur.

ORESTE.

Ah ! Seigneur.Quoi ? Pyrrhus, je te rencontre encore ?
1630Trouverai-je partout un rival que j’abhorre ?
Percé de tant de coups, comment t’es-tu sauvé ?
Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé.
Mais que vois-je ? À mes yeux Hermione l’embrasse ?

Elle vient l’arracher au coup qui le menace ?
1635Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi !
Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi[28] ?
Hé bien ! filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes[29] ?
À qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ?
1640Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ?
Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne.
Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione :
L’ingrate mieux que vous saura me déchirer ;
Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer.

PYLADE.

1645Il perd le sentiment. Amis, le temps nous presse :
Ménageons les moments que ce transport nous laisse.
Sauvons-le. Nos efforts deviendroient impuissants
S’il reprenoit ici sa rage avec ses sens.


fin du cinquième et dernier acte.
  1. Var. Ai-je vu ses regards se troubler un moment ? (1668-76)
    Var. L’ai-je vu s’attendrir, se troubler un moment ? (1687)
  2. Virgile a dit de même :

    Num fletu ingemuit nostro ? num lumina flexit ?
    Num lacrymas victus dedit, aut miseratus amantem est ?

    (Enéide, livre IV, vers 369 et 370.)
  3. Racine a dit aussi dans les Plaideurs, vers 145 :

    Elle voit dissiper sa jeunesse en regrets.


    Tour correct, quoi qu’en aient dit plusieurs critiques choqués de la suppression du pronom se, et tout à fait conforme aux habitudes de notre ancienne langue. La Harpe y a vu une inadvertance. C’est lui-même qui n’a pas été sur ses gardes, comme il est arrivé si souvent à ceux qui ont cherché des chicanes grammaticales à Racine.

  4. Var. Et d’un œil qui déjà dévoroit son espoir (a). (1668-76)

    (a). Subligny (Folle querelle, acte III, scène viii) s’était moqué de cette expression : un œil qui dévore un espoir. Mais il faut remarquer que Racine ne l’a pas changée avant l’édition de 1687.
  5. Var. Il craint les Grecs, il craint l’univers en courroux. (1668-76)
  6. Ce passage rappelle, pour le mouvement, le discours de Junon dans le livre I de l’Énéide (vers 39-46) :

    · · · · Pallasne exurere classem
    Argivum, atque ipsos potuit submergere ponto
    Ast ego · · · · etc.

  7. Dans les éditions de 1665 et de 1673 les personnages sont : oreste, andromaque, hermione, cléone, céphise, Soldats d’Oreste.
  8. Var. Madame, c’en est fait. Partons en diligence.
    Venez dans mes vaisseaux goûter votre vengeance.
    Voyez cette captive : elle peut mieux que moi
    Vous apprendre qu’Oreste a dégagé sa foi.
    herm. Ô Dieux ! c’est Andromaque ? androm. Oui, c’est cette princesse
    Deux fois veuve, et deux fois l’esclave de la Grèce,
    Mais qui jusque dans Sparte ira vous braver tous,
    Puisqu’elle voit son fils à couvert de vos coups.
    Du crime de Pyrrhus complice manifeste,
    J’attends son châtiment. Car je vois bien qu’Oreste,
    Engagé par votre ordre à cet assassinat,

    Vient de ce triste exploit vous céder tout l’éclat.
    Je ne m’attendois pas que le ciel en colère
    Pût, sans perdre mon fils, accroître ma misère,
    Et gardât à mes yeux quelque spectacle encor
    Qui fît couler mes pleurs pour un autre qu’Hector.
    Vous avez trouvé seule une sanglante voie
    De suspendre en mon cœur le souvenir de Troie.
    Plus barbare aujourd’hui qu’Achille et que son fils,
    Vous me faites pleurer mes plus grands ennemis ;
    Et ce que n’avoient pu promesse (a) ni menace,
    Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place.
    Je n’ai que trop, Madame, éprouvé son courroux :
    J’aurois plus de sujet de m’en plaindre que vous.
    Pour dernière rigueur ton amitié cruelle,
    Pyrrhus, à mon époux me rendoit infidèle.
    Je t’en allois punir. Mais le ciel m’est témoin
    Que je ne poussois pas ma vengeance si loin ;
    Et sans verser ton sang, ni causer tant d’alarmes,
    Il ne t’en eût coûté peut-être que des larmes.
    herm. Quoi ? Pyrrhus est donc mort ? oreste. Oui, nos Grecs irrités
    [Ont lavé dans son sang ses infidélités.] (1668)


    — Cette scène, telle qu’elle est dans l’édition de 1668, a été réimprimée à la fin du troisième volume des Réflexions critiques de l’abbé du Bos (édition de 1732).

    (a) Les éditions de 1807, de 1808 et celle de M. Aimé-Martin substituent prière à promesse.

  9. Nous avons suivi la ponctuation de toutes les anciennes éditions. Geoffroy (1805) et après lui M. Aimé-Martin ont ponctué ce vers d’une manière toute différente, qui change le sens ; ils mettent une virgule avant les mots : « mais sans changer de face ; » deux points à la fin du vers. L’édition de 1807 (la Harpe) laisse le sens indécis : elle a une virgule avant mais, et une autre après face.
  10. Quelques traits de ce tableau ont été pris dans le récit beaucoup plus détaillé que le messager, dans l’Andromaque d’Euripide (vers 1091-1132), fait de la mort de Pyrrhus.
  11. Var. Le Troyen est sauvé. Mais partons, le temps presse ;
    L’Épire tôt ou tard satisfera la Grèce.
    Cependant j’ai voulu qu’Andromaque aujourd’hui
    Honorât mon triomphe et répondît de lui.
    Du peuple épouvanté la foule fugitive
    M’a laissé sans obstacle enlever ma captive.
    Et regagner ces lieux, où bientôt nos amis
    [Viendront couverts du sang que je vous ai promis.] (1668)

  12. Dans l’Histoire du Théâtre français (tome VII, p. 105) on fait remarquer la ressemblance de ce passage avec ces vers de du Ryer :

    Il est mort, il est vrai ; mais pour m’ôter de peine,
    Il falloit que sa mort fût un coup de ma haine…
    Que ma main achevât, qu’il mourût à ma vue,
    Et qu’il sût en mourant que c’est moi qui le tue.

    ('Thémistocle, acte IV, scène iv.)


    Ce dernier vers est presque semblable au vers 1270 d’Andromaque. — Le Thémistocle de du Ryer a été imprimé en 1648.

  13. Var. D’une mort que les Grecs n’ont fait qu’exécuter. (1668-76)
  14. « On dit que le Kain, quand il récitait ces vers, appuyait sur chaque mot, comme pour rappeler à Hermione toutes les circonstances de l’ordre qu’il avait reçu d’elle. Ce serait bien vis-à-vis d’un juge ; mais quand il s’agit de la femme qu’on aime, le désespoir de la trouver injuste et cruelle est l’unique sentiment qui remplisse l’âme. C’est ainsi que Talma conçoit la situation : un cri s’échappe du cœur d’Oreste ; il dit les premiers mots avec force, et ceux qui suivent avec un abattement toujours croissant : ses bras tombent, son visage devient en un instant plus pâle que la mort, et l’émotion des spectateurs s’augmente à mesure qu’il semble perdre la force de s’exprimer. » (Mme de Staël, de l’Allemagne, 2e partie, chapitre xxvii.) Est-ce à dire qu’à la différence de le Kain, Talma, ne tenant nul compte de la ponctuation, telle que la donnent toutes les anciennes éditions, n’insistait pas sur chaque circonstance de l’ordre ? Il est difficile de le croire. — Dans ce beau dialogue Racine n’a certainement pas songé à imiter Shakspeare. Mais voici une rencontre singulière. Dans la tragédie du Roi Jean, le Roi dit à Hubert, l’assassin d’Arthur :

    · · · · · · I had mighty cause
    To wish him dead, but thou hast none to kill him.


    Hubert lui répond :

    Had none, Mylord ! Why ? did you not provoke me ?

  15. Un nouvel emprunt, plus heureux que le premier, paraît à M. Piccolos, dans les notes déjà citées de sa traduction de Bernardin de Saint-Pierre, avoir été fait ici par Racine au roman d’Héliodore. Il compare ces reproches d’Hermione à Oreste à ceux que Déménète, cette autre Phèdre, fait à Thisbé sa complice, après que toutes deux ont réussi à perdre Cnémon. Nous ne citerons pas le passage d’Héliodore : si l’on y trouve, dans une situation analogue, un sentiment et un mouvement passionné qui rappellent ces vers d’Andromaque, l’expression diffère. On pourrait seulement rapprocher du vers 1560, « il m’aimeroit peut-être…, » cette phrase : « τυχον ἀν μετεπείσθη χρόνῳ πρὸς τὸ ήμερώτερον. » Voyez le livre 1 des Éthiopiques, chapitres xiv et xv.
  16. Dans l’édition de 1736, dans celles de Luneau de Boisjermain, de Geoffroy et de M. Aimé-Martin on lit ainsi ce vers :

    Traître, qu’elle ait produit un monstre tel que toi.


    Dans l’édition de 1668, Hermione, après ce vers, ajoutait en s’adressant à Andromaque :

    Allons, Madame, allons. C’est moi qui vous délivre.
    Pyrrhus ainsi l’ordonne, et vous pouvez me suivre.
    De nos derniers devoirs allons nous dégager.
    Montrons qui de nous deux saura mieux le venger.

  17. Au lieu d’oreste, seul, les éditions de 1668 et de 1673 portent : oreste, Soldats d’Oreste.
  18. « La manière dont Talma récite ce monologue est sublime. L’espèce d’innocence qui rentre dans l’âme d’Oreste pour la déchirer, lorsqu’il dit ce vers :

    J’assassine à regret un roi que je révère,


    inspire une pitié que le génie même de Racine n’a pu prévoir tout entière » (Mme de Staël, de l’Allemagne, 2e partie, chapitre xxvii.)

  19. Var. Commande qu’on le venge ; et peut-être qu’encor
    Elle poursuit sur nous la vengeance d’Hector. (1668-87)


    Cette variante est devenue le texte des éditions de 1768, 1807, 1808 et de celle de M. Aimé-Martin.

  20. Nous n’avons trouvé que dans les éditions de 1736, de 1760 (Amsterdam), de 1768 et de 1807 la leçon :

    Voilà notre chemin, marchons de ce côté,


    leçon que M. Aimé-Martin donne comme une variante. C’était probablement une correction des comédiens, que l’édition de 1736 a recueillie.

  21. Dans les éditions de 1722 et de 1736 il y a :

    Non, non, c’est Hermione, ami, que je veux suivre.

  22. Var. À son dernier courroux je ne puis plus survivre. (1668-76)
  23. Atalide et Acomat apprennent de la même manière la mort de Bajazet :

    osm. Nos bras impatients ont puni son forfait,
    Et vengé dans son sang la mort de Bajazet.
    atal. Bajazet ! acom. Que dis-tu ? osm. Bajazet est sans vie.
    L’ignoriez-vous ?

  24. Les éditions de 1736, de 1760 (Amsterdam), de 1768, de 1807, de 1808 et celle de M. Aimé-Martin ont ainsi changé ce vers :

    Elle a trouvé Pyrrhus porté par des soldats.

  25. La Harpe dit, dans son commentaire : « Il faudrait avoir vu le Kain prononcer ces mots : « Hé bien ! je meurs content, » pour comprendre tout ce qu’ils ont d’effroyable dans la bouche d’Oreste. »
  26. Les éditions publiées du vivant de Racine n’ont ainsi qu’un point à la fin de ce vers. Les impressions plus récentes, déjà celle de 1713, en mettent plusieurs, comme pour une réticence.
  27. Il y a Dieu ! au singulier, dans l’édition de 1697 ; c’est une de ces fautes évidentes où cette impression cesse de faire loi pour nous.
  28. Geoffroy prétend que Talma disait ce vers d’un ton trop familier : « Il a l’air de faire observer tranquillement à Pylade une curiosité, tandis qu’il doit avoir l’accent de l’horreur. Je relève ce défaut par la raison qu’il a été très-applaudi. » (Cours de littérature, tome VI, p. 225.) Mais est-il vraisemblable que Geoffroy se soit bien rendu compte de l’effet produit par l’acteur ?
  29. Ce passage est une imitation des fureurs d’Oreste dans Euripide (Oreste, vers 245 et suivants). Boileau, au chapitre xiii du Traité du Sublime, a traduit quelques-uns de ces vers d’Oreste :

    Mère cruelle, arrête, éloigne de mes yeux
    Ces filles de l’enfer, ces spectres odieux.
    Ils viennent : je les vois ; mon supplice s’apprête.
    Quels horribles serpents leur sifflent sur la tête !


    Mais dans cette traduction fort libre, Racine plus qu’Euripide a été son modèle. Le Traité du Sublime ne fut publié par Boileau qu’en 1674, sept ans après Andromaque. — Dans le chapitre déjà cité de l’Allemagne, Mme de Staël, pensant au jeu admirable de Talma dans cette scène, dit : « Les grands acteurs se sont presque tous essayés dans les fureurs d’Oreste ; mais c’est là surtout que la noblesse des gestes et des traits ajoute singulièrement à l’effet du désespoir. La puissance de la douleur est d’autant plus terrible qu’elle se montre à travers le calme même et la dignité d’une belle nature. »