Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 187-192).


XXXIV


Les vœux de madame de Nangis ne furent que trop tôt remplis. Son mari, convaincu par l’évidence des preuves qu’elle lui donne contre Valentine, avoue que la conduite de sa sœur ne mérite plus d’indulgence, et c’est presque sous la dictée de la comtesse, qu’il écrit à madame de Saverny la lettre qui doit lui fermer pour jamais l’entrée de sa maison. La rupture bien constatée, madame de Nangis ne songe plus qu’à la publier dans le monde avec tous les détails qui doivent justifier la sévérité de son mari et perdre la réputation de Valentine. En moins de huit jours, l’histoire s’en est tellement répandue qu’elle est l’objet de toutes les conversations. Les hommes, piqués de n’être pour rien dans les torts d’une aussi jolie personne, se plaisent à les exagérer ; les femmes en parlent avec tout le mépris qui sert à déguiser l’envie. L’une se promet bien de ne pas lui rendre son salut, si jamais elle la rencontre ; l’autre court chez son amie pour la prévenir du danger de recevoir une folle qui vient de s’afficher ainsi ; et lorsque quelque âme charitable ose demander la cause de ces mesures rigoureuses :

— Quoi ? s’empresse-t-on de lui répondre, vous ignorez que cette belle marquise de Saverny, qu’on voulait nous donner pour modèle, et qui, disait-on, était insensible aux charmes de l’amour, menait tout doucement quatre intrigues à la fois ? Vivent ces beautés timides pour savoir bien tromper leurs admirateurs ! Ceux de la marquise en seraient peut-être encore dupes, si l’un de ses favoris n’avait eu la maladresse de laisser deviner son bonheur. On va jusqu’à dire que la preuve de ce bonheur oblige la marquise à faire une assez longue absence. Enfin, rien ne manque au scandale de ses aventures galantes ; et pour peu qu’elle aime la célébrité, sa vanité doit être satisfaite.

À ces calomnies on joignait les plus injurieux commentaires ; mais ces bruits n’étant pas encore parvenus à Versailles, Valentine reçut une lettre de la dame d’honneur de la reine, qui lui annonçait que le jour de sa présentation à la cour était fixé au dimanche suivant. Cette lettre était la réponse de la demande que M. de Nangis avait adressée quelques mois après l’arrivée de madame de Saverny. Cette présentation aurait eu lieu beaucoup plus tôt sans la grossesse de la reine, mais on venait de célébrer son retour à la santé et la naissance d’une auguste princesse. La cour allait reprendre ses habitudes, et déjà l’on se félicitait d’y voir paraître une femme qui devait y briller à tant de titres.

C’était uniquement par condescendance aux volontés de son frère que Valentine avait consenti à réclamer l’honneur auquel sa famille et le nom du marquis de Saverny lui donnaient des droits incontestables. Mais cette cérémonie qui, dans toute autre circonstance, aurait peut-être flatté son amour-propre, aujourd’hui devenait un supplice pour elle. L’idée de s’offrir à tous les regards dans un moment où le malheur et la méchanceté semblaient se réunir pour l’accabler effrayait son courage. Elle s’adressa encore à M. de Saint-Albert, pour le prier de lui indiquer un moyen de la dispenser de ce devoir pénible. Mais il lui répondit qu’il en connaissait fort peu, et que tous offraient de grands inconvénients.

— D’ailleurs, ajouta-t-il, votre position exige ce sacrifice. Quand, par l’effet d’un événement fâcheux, on a le malheur d’occuper de soi les oisifs d’une grande ville, on ne doit pas plus affecter de se montrer que de se cacher. Les mêmes gens qui vous blâmeraient, s’ils vous voyaient braver dans le grand monde l’injustice de votre famille, ne manqueraient pas d’interpréter fort mal le motif qui retarderait votre présentation à la cour. Il y a tant de gens qui s’y feraient porter à l’agonie pour une semblable cérémonie, que vous ne leur persuaderez jamais qu’on s’en dispense volontairement ; ils trouveront bien plus simple de supposer qu’on vous exclut de la cour que de croire aux raisons qui vous en éloignent.

En lui tenant ce discours, le commandeur savait déjà tous les bruits qui circulaient sur le compte de Valentine. La princesse de L… venait de les lui mander en lui marquant qu’elle ne saurait y ajouter foi avant de les entendre confirmer par lui. On devine bien que, malgré ses souffrances, M. de Saint-Albert ne perdit pas un moment pour aller convaincre la princesse de l’innocence de Valentine, et la conjurer d’accorder à cette intéressante victime de l’envie et de l’injustice toute la protection qu’elle méritait. C’est dans la certitude que la princesse de L… partagerait l’indignation qui le transportait contre les ennemis de la marquise, et qu’elle prendrait hautement sa défense, qu’il engageait Valentine à paraître à la cour. Il pensait que l’appui d’une personne aussi justement révérée devait servir d’égide contre les traits de la méchanceté ; mais si la protection des princes est un grand titre à la bienveillance du souverain, elle en est un plus grand à la haine des envieux. Le respect des courtisans s’arrête aux favoris des rois, et c’est ordinairement sur les protégés de celui que la fortune favorise qu’on se venge des succès du protecteur.

Valentine, soumise aux avis de M. de Saint-Albert, envoya mademoiselle Cécile à Paris, pour commander ses habits de cour et rapporter avec elle le reste des effets qu’elle avait laissés à l’hôtel de Nangis. Tous les gens attachés au service de la marquise reçurent l’ordre de venir la retrouver à Auteuil ; et lorsque mademoiselle Cécile fut au moment d’y retourner, Richard lui dit :

— Eh bien, c’est donc un parti pris, vous nous quittez pour toujours ; ma foi j’en suis fâché, car la marquise est une excellente maîtresse ; et si j’en juge par les bonnes étrennes qu’elle nous a données cet hiver, à nous, qui ne lui rendions pas de grands services, je pense que les vôtres sont bien payés.

Richard accompagna ces derniers mots d’un air malin qui fut très-bien compris de mademoiselle Cécile ; elle dissimula l’indignation qu’elle en ressentait pour mieux savoir jusqu’où Richard portait ses conjectures. Il ne se fit pas prier pour lui raconter assez grossièrement tout ce qui se disait dans les antichambres de la séparation de la marquise d’avec sa belle-sœur. De cet entretien il résulta une vive querelle dans laquelle mademoiselle Cécile prit avec chaleur le parti de sa maîtresse, en injuriant de tout son pouvoir celle de Richard, et finit par dire :

— Eh bien, quand madame de Saverny aurait autant d’amants que sa sœur lui en donne, n’est-elle pas libre de vivre à son gré ? A-t-elle un mari à tromper, ou des enfants à corrompre par son mauvais exemple ? Allez, M. Richard, le temps viendra bientôt où la vérité se fera connaître : votre maître ne sera pas toujours aussi dupe, et c’est alors qu’il récompensera le fidèle porteur des petits billets de la comtesse.

Ravie d’avoir répondu par ce trait malin aux propos de son camarade, mademoiselle Cécile prit congé des femmes de madame de Nangis, sans oublier de leur faire le détail de la magnifique parure qui embellirait la marquise le jour de sa présentation. Elle fut récompensée de cette preuve de confiance par plusieurs petites confidences ; on lui raconta le chagrin de la pauvre Isaure, à qui sa mère avait positivement défendu d’aller voir sa tante, et qui, de plus, avait reçu l’ordre de ne jamais prononcer le nom de madame de Saverny. Enfin, après s’être longuement livrée à tous les plaisirs du commérage, mademoiselle Cécile sortit de l’hôtel de Nangis, sans éprouver d’autres regret que celui de n’y pouvoir causer encore.