Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 175-181).


XXXII


Sept heures venaient de sonner, les chevaux étaient déjà à la voiture, et madame de Saverny, assise auprès d’une croisée, attendait en silence que mademoiselle Cécile eût fermé tous ses paquets pour se mettre en route ; Antoinette venait à chaque instant demander s’il était nécessaire d’emporter telle robe où tel chapeau et mademoiselle Cécile s’empressait de lui répondre :

— Cela est très-inutile, puisque madame ne doit rester que huit jours à la campagne.

Cette réponse fit soupirer Valentine, et la replongea dans une triste rêverie dont elle sortit tout à coup en se sentant presser par les bras d’un enfant qui l’accablait de ses caresses.

— Quoi, dit-elle, en embrassant Isaure, déjà levée chère petite ! le bruit qu’on a fait dans la cour t’aura sans doute réveillée ?

— Oh ! non, ma tante, reprit l’enfant ; je savais que vous deviez partir de bonne heure ; j’étais déjà couchée depuis longtemps, lorsque mademoiselle Cécile est venue le dire hier soir à ma bonne : elles me croyaient endormie, et j’ai entendu tout ce qu’elles ont dit. Quand j’ai su que j’allais rester huit jours entiers sans voir ma bonne tante, j’ai voulu l’embrasser avant son départ. Mademoiselle Cécile avait souvent répété que les chevaux étaient commandés pour sept heures ; je me suis dit : En comptant toutes les heures qui sonneront à la pendule, je me réveillerai à temps. En effet, j’avais si peur de me lever trop tard, que j’ai très-peu dormi. Quand j’ai entendu du bruit dans la maison, je me suis habillée tout doucement, et je suis vite accourue ici.

— Chère enfant, dit Valentine, en la baignant de ses larmes !

— Tu t’en vas donc pour toujours ? s’écria Isaure en voyant l’excès de la douleur de sa tante.

— Non ! je te reverrai bientôt, je l’espère. Ne m’oublie pas… Dis à ton père que je pars en pleurant… que je vous aime tous… et que je vous regretterai toute ma vie.

Ces paroles, entrecoupées par des sanglots, achevèrent de désoler Isaure. Elle se jeta au cou de Valentine en pleurant aussi, et dit :

— Encore, si j’avais ton portrait pour me consoler quand tu n’y seras plus !

— Eh bien, qu’est-il devenu ? demanda Valentine avec une sorte d’inquiétude.

— Je ne voulais pas vous le dire, reprit Isaure en baissant les yeux, mais l’autre jour, en jouant avec M. d’Émerange, la chaîne qui soutient le médaillon s’est cassée, et le verre s’est brisé en tombant par terre ; j’ai bien pleuré quand j’ai vu ce malheur ! Mais M. d’Émerange m’a promis que bientôt il n’y paraîtrait plus. Il a pris le collier en se chargeant de le faire raccommoder par son bijoutier, et il doit me le rendre la semaine prochaine : c’est encore bien long à attendre.

Valentine apprit avec peine que son portrait était entre les mains du comte, mais elle ne fit aucun reproche à Isaure de le lui avoir livré. Le mal était fait ; il était inutile d’en apprendre les conséquences à une enfant trop innocente pour les comprendre. Elle se contenta de recommander à Isaure de ne plus s’adresser qu’à elle lorsqu’il s’agirait de confier son portrait. Mademoiselle Cécile vint en ce moment annoncer à sa maîtresse que tout était prêt. Valentine fit un effort pour s’arracher des bras d’Isaure, qui voulait absolument la suivre, et ne consentit à la laisser partir qu’à la condition d’aller la rejoindre à Auteuil aussitôt que madame de Nangis en aurait accordé la permission. Quand il fallut se séparer de Love, les pleurs d’Isaure redoublèrent. Enfin, on calma son chagrin par des cadeaux et des promesses ; mais on ne put obtenir d’elle de la faire rentrer dans la maison avant que la voiture ne fût sortie de la cour, et Valentine était déjà bien loin que la petite voix d’Isaure lui criait encore adieu.

Le premier soin de la marquise, en arrivant à Auteuil, fut d’instruire Anatole du séjour qu’elle comptait y faire, et d’une partie des raisons qui la contraignaient à s’éloigner de sa famille. La nécessité d’empêcher Anatole de lui adresser de nouvelles lettres à l’hôtel de Nangis l’obligeait à lui apprendre le sort qu’avait eu la dernière ; mais elle évita soigneusement de lui laisser soupçonner la véritable cause de cette indiscrétion, qu’elle mit sur le compte de la maladresse d’un laquais et d’une distraction de son frère. Elle parla seulement des justes reproches qu’il lui avait fallu supporter de la part de M. de Nangis sur le tort de s’être ainsi compromise, et finit par dire que l’impossibilité d’expliquer sa conduite sans trahir un secret inviolable lui avait fait prendre le parti d’attendre loin de son frère le moment où elle pourrait se justifier des soupçons qu’on osait concevoir contre elle. Mais, pour atteindre à ce but, il fallait s’imposer des sacrifices, et réduire aux plus simples expressions de l’amitié une correspondance qui n’aurait jamais dû être fondée sur un autre sentiment. C’était à cette seule condition que Valentine consentait à recevoir encore des lettres d’Anatole, et elle en parlait déjà comme d’une chose convenue, sans se douter qu’elle demandait l’impossible.

La douleur qui l’accablait se dissipa un peu à l’aspect du plaisir que causa son arrivée chez madame de Rhétel. Le commandeur prétendit que la goutte pouvait s’amuser à ses dépens aussi longtemps qu’il plairait à Valentine de lui servir de garde-malade :

— Car, disait-il en riant, qu’est-ce que cela me fait de souffrir, pourvu que je ne le sente pas.

Cette folie paraîtra bien sensée à tous ceux qui ont reconnu le pouvoir magique de la présence d’un ami sur les souffrances les plus aiguës.

Si la gaieté de M. de Saint-Albert avait bravé la maladie, elle s’éteignit bientôt en écoutant le récit des nouveaux chagrins de Valentine. Il s’indigna de la voir l’objet d’une persécution aussi peu méritée, et, dans son premier mouvement, il voulait écrire à M. de Nangis pour l’éclairer sur l’excès de son injustice, et lui prouver qu’il était de son honneur de la réparer. Mais Valentine le conjura de renoncer à ce projet, en lui démontrant l’impossibilité d’instruire son frère des calomnies dont elle était victime, sans lui en dénoncer les auteurs.

— Je ne le persuaderais pas, ajoutait Valentine ; il persisterait à me demander l’explication d’un mystère que je ne comprends pas moi-même, et le silence qu’il me faudrait garder sur plusieurs points envers lui ajouterait encore à l’idée des torts qu’il me suppose. Je ne regagnerais point sa confiance, et sa femme la perdrait pour toujours. Le ciel me préserve de jeter dans cette famille les premières semences du trouble qui doit y naître un jour ! J’en conviens, les reproches d’un frère pèsent cruellement sur mon cœur, mais ceux que je pourrais m’adresser l’oppresseraient bien plus encore !

— Eh bien, soit, reprit le commandeur, je vous obéirai ; mais promettez-moi de ne plus vous exposer à des scènes inévitables partout ailleurs qu’ici. Vous ne savez pas encore ce que l’on vous réserve, et le parti que la méchanceté va tirer d’une aussi belle circonstance ; moi, je m’en doute, et j’exige que vous choisissiez cette retraite pendant l’orage. L’éclat que nous redoutions ne peut plus s’éviter. La vengeance d’un amour-propre tel que celui de M. d’Émerange doit être sanglante ; puissent tous nos soins vous en mettre à l’abri ! Mais il est de la plus grande importance qu’il ignore à jamais le nom de l’imprudent qui s’est permis sur son compte une injure impardonnable. Vous ne doutez pas de toutes ses recherches pour le découvrir. Joignez-vous à moi pour ordonner à Anatole de s’y soustraire en s’éloignant de vous. Il est persuadé que sa lettre n’est tombée qu’entre les mains de votre frère, et ne soupçonne pas que M. d’Émerange en ait eu connaissance. Profitons de son erreur pour lui demander au nom de votre repos un sacrifice que les peines qu’il vous cause vous donnent bien le droit d’exiger. Surtout plus de lettres, vous en voyez le danger. Il n’est point de secret qui y résiste. Fiez-vous à mon amitié du soin de dissiper ses inquiétudes sur votre sort. Calmez les agitations qui tourmentent votre âme, et laissez-lui croire en partant que son absence est le prix de votre bonheur.

— Disposez de moi, reprit en soupirant Valentine, je souscris d’avance à tout ce que votre sage bonté imaginera pour nous épargner de nouveaux malheurs. Mais je n’ai plus le courage qui soutient la volonté ; ordonnez pour moi.

L’émotion de Valentine l’empêcha d’en dire davantage ; elle sortit précipitamment pour cacher l’excès de sa faiblesse, et s’enfuit dans un des bosquets du jardin que le printemps commençait à parer, et là, sans s’apercevoir des bienfaits d’une saison charmante, Valentine s’écriait en pleurant :

— Il faut donc que je renonce à tout dans la nature !