Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 66-73).


XIII


Avant de se séparer, M. d’Émerange dit :

— Que je suis étourdi ! j’oubliais de vous parler de la nouvelle qui occupe aujourd’hui tout Paris ! de l’arrivée de ce fameux philosophe, qui prétend deviner les défauts du cœur d’après les traits du visage !

— Quoi ! Lavater est ici, s’écria madame de Nangis ? Que je voudrais le voir ! je suis folle de son système, et je m’en sers déjà passablement bien. Cependant je n’en sais que les masses ; ses détails me paraissent trop incertains ; mais sur les nez aquilins, et les mentons crochus, je ne me tromperais guère.

— Fiez-vous à ces belles, connaissances-là, reprit le chevalier, j’ai voulu aussi me mêler de physiognomonie, et n’ai recueilli d’autre fruit de mes études que le tort de supposer à mes amis beaucoup plus de défauts que je ne leur en connaissais déjà.

— C’est que vous étiez mal instruit ; d’ailleurs c’est une science que bien des gens ne se soucient guère d’accréditer. Moi, qui ne me donne pas trop la peine de cacher mes défauts, je serais charmée de connaître aussi bien ceux des autres.

— Je croyais, dit Valentine, qu’il y avait plus à gagner à ne les pas voir ; et je suis presque tentée de plaindre ce pauvre M. Lavater, de n’avoir pas même les plaisirs de l’illusion.

— Ce doit être un homme d’une conversation bien intéressante, dit la comtesse. On va se l’arracher ; mais j’espère bien être une des premières à le voir.

— Ce ne sera pas une chose facile, reprit le chevalier, car on le dit fort sauvage.

— C’est dans l’ordre, dit le commandeur, un homme qui a le secret de tout le monde doit se cacher.

— Mais il a des amis peut-être, reprit la comtesse. On le rencontrera quelque part.

— Je ne pense pas que ce soit à la cour, dit en riant M. de Saint-Albert ; mais si vous êtes, mesdames, si curieuses de le rencontrer, je crois pouvoir vous en offrir l’occasion.

— Ah ! monsieur le commandeur, s’écria madame de Nangis, si vous me rendez un pareil service, je vous promets de ne plus me plaindre de ces petites vérités que vous m’adressez avec tant de ménagements.

— Non, vraiment, je serais bien fâché que le plaisir de vous obliger me coûtât une de vos injures. J’aime les réparties, et les vôtres sont trop piquantes pour les sacrifier. C’est donc sans aucune condition que je vous propose de me faire l’honneur de dîner samedi chez moi. Lavater m’a promis ce matin de me donner cette journée. Nous devions la consacrer au plaisir de nous rappeler les moments que nous avons passés ensemble dans son ermitage en Suisse, mais il ne m’en voudra pas de le tromper ainsi.

Madame de Saverny accepta avec empressement l’invitation du commandeur. Une secrète espérance de rencontrer chez lui cet Anatole, dont le souvenir revenait souvent à sa pensée, ranima sa gaieté. Elle redoubla de soins pour le commandeur, et jamais son désir de plaire ne s’était montré plus visiblement. M. de Saint-Albert n’osant pas s’en faire honneur, lui supposa un autre motif, et dit à voix basse à Valentine :

— Vous ne me diriez seulement pas d’inviter le chevalier ; et cependant vous en mourez d’envie. Mais on ne peut jamais espérer de franchise de la part d’une femme bien élevée.

À ces mots, Valentine se sentit rougir d’impatience ; elle allait répondre de manière à détromper le commandeur, lorsque le chevalier vint s’informer des projets qu’elle avait pour le lendemain. M. de Saint-Albert profita de cette occasion pour remplir ce qu’il disait être le vœu de madame de Saverny ; et la reconnaissance que lui en témoigna M. d’Émerange, dut le confirmer dans l’opinion que la moitié de ses conjectures était au moins bien fondée.

Au jour convenu on se rendit chez le commandeur. Madame de Nangis s’étonna d’en être reçue d’une manière aussi affectueuse ; elle ignorait le respect de M. de Saint-Albert pour les devoirs de l’hospitalité, et ne concevait pas comment ce même homme, si frondeur, si brusque chez les autres, pouvait devenir chez lui aussi prévenant qu’aimable pour tous ceux qui s’y trouvaient. Un vieux préjugé d’éducation avait persuadé au commandeur, qu’en général il faut être reconnaissant envers les personnes qu’on reçoit ; car il est rare qu’elles ne fassent point un sacrifice en quittant leur maison, même pour s’amuser dans celle d’un autre. D’ailleurs il prétendait que la manière de recevoir plus ou moins bien les gens étant toujours un aveu des sentiments d’estime qu’on leur portait, ils avaient le droit de se blesser d’une distraction, ou de se venger d’une impolitesse.

En entrant dans le salon, Valentine était vivement émue ; son premier regard n’avait osé s’arrêter particulièrement sur personne, et ce ne fut que longtemps après qu’elle put vérifier que son espérance était vaine. La réunion n’était pas nombreuse : madame de Réthel, nièce de M. de Saint-Albert en faisait les honneurs ; elle paraissait fort occupée du soin d’observer Valentine, et plus encore de lui témoigner la préférence la plus flatteuse. Le chevalier, à qui le trouble de madame de Saverny n’avait point échappé, en éprouvait une joie d’amour-propre qui se décelait dans tous ses discours. Il s’empressa de venir lui dire :

— Sur lequel de tous ces visages placeriez-vous l’esprit ingénieux de Lavater ?

— Je voudrais, répondit-elle, en désignant quelqu’un, que cette figure, dont l’expression est si noble et si calme, fût celle d’un philosophe.

— Et le ciel, qui veut tout ce que vous voulez, a donné cette belle figure à Lavater.

— Ah ! je suis bien aise de l’avoir deviné, reprit Valentine ; et, si j’osais, je m’en vanterais à lui pour lui prouver la vérité de son système.

Dans ce moment, le commandeur vint prendre la main de ces dames pour les conduire à table. Selon le désir de madame de Nangis, Lavater fut placé près d’elle ; mais sa curiosité n’y gagna rien. En vain son esprit trouva-t-il le moyen d’amener la conversation sur tous les sujets qu’elle croyait devoir l’intéresser ; en vain lui témoigna-t-elle par ses prévenances le désir qu’elle avait de l’entendre causer ; il garda le plus profond silence. La comtesse crut que c’était par dédain philosophique, et changea au même instant son enthousiasme pour Lavater, en indignation contre lui.

— Savez-vous bien, dit-elle au commandeur, que votre savant ami n’est qu’un ennuyeux ? Nous croit-il indignes de ses paroles, ou trop sots pour le comprendre ?

— Il serait possible, répondit M. de Saint-Albert, qu’avec tout votre esprit, vous ne le comprissiez pas.

— Voilà bien cet orgueil masculin, reprit la comtesse, qui, tout en accordant beaucoup d’esprit aux femmes, les croit incapables d’apprécier le mérite d’un homme supérieur. On s’imaginerait, à vous entendre, que Dieu, vous ayant faits à son image, nous devons aussi vous adorer sans vous comprendre ?

— Pourquoi pas ? nous donnons assez souvent l’exemple d’un pareil culte.

— Cela n’excuse pas vos dédains pour notre esprit, et la peine que vous prenez à nous persuader que la nature l’a réduit au bonheur de vous amuser, sans pouvoir jamais atteindre à l’honneur de vous imiter, même dans la moindre de vos productions.

— Ah ! ce serait par trop injuste, reprit tout haut le commandeur, et ces messieurs me sont témoins qu’hier encore je vantais les jolis ouvrages de plusieurs femmes, et surtout les petits vers de madame de B… Ce n’est pas ma faute à moi si ces dames ne font pas de belles tragédies : je les vanterais d’aussi bon cœur.

— Cela n’est pas sûr, dit la comtesse.

— Et moi j’en réponds, dit le chevalier. Les succès littéraires des femmes ne peuvent être disputés que par des hommes médiocres. C’est la rivalité qui rend injuste, et plus encore le sentiment de son infériorité. Comment voulez-vous qu’un pédant ennuyeux pardonne à madame de La Fayette d’occuper une place dans toutes les bibliothèques, tandis que les misérables brochures qu’il enfante avec tant de peine, expirent en naissant ? Il n’appartient qu’aux gens d’un vrai mérite de savoir approuver le talent partout où il se trouve, et j’affirmerais bien que Racine ne médisait pas des vers de madame Deshoulières, malgré son injustice envers lui.

La discussion s’établit sur ce sujet si souvent rebattu. Le chevalier plaida la cause des femmes en chevalier français, et fut bien étonné d’avoir à combattre madame de Saverny, dont l’avis était que les talents les plus distingués et le succès qui en résultait ne pouvaient dédommager une femme du malheur attaché à la célébrité. Madame de Nangis insista pour savoir l’opinion de M. Lavater sur cette réflexion de Valentine, et le commandeur fut obligé de lui avouer que Lavater entendait assez bien le français, mais ne répondait jamais qu’en allemand. C’est pourquoi, ajouta-t-il, j’ai osé vous dire que vous pourriez bien ne pas le comprendre.

Cet aveu rendit à la comtesse toute sa bienveillance pour Lavater ; elle pria le commandeur de lui servir d’interprète, et la conversation s’engagea bientôt comme elle le désirait. Elle eut beaucoup à se louer de l’aimable indulgence du philosophe pour celles qu’il appelait ses chères pécheresses ; mais elle fut souvent contrariée de son attention à considérer Valentine. En effet, rien ne pouvait le distraire du plaisir qu’il prenait à contempler l’ensemble de ce beau visage : ses yeux y restaient fixés comme un livre dont chaque page augmente l’intérêt. C’est en regardant Valentine qu’il s’écria :

— L’expression d’une âme pure sur des traits enchanteurs n’a-t-elle pas tout le charme d’une harmonie céleste !

Vers la fin du dîner, M. de Saint-Albert parla d’un billet qu’il venait de recevoir, où se trouvaient mêlés des vers adressés à Lavater, et qu’il croyait dignes de lui. « De qui sont-ils ? » demandèrent aussitôt plusieurs personnes, car pour un grand nombre de gens, le jugement qu’on doit porter sur un ouvrage est tout entier dans le nom de l’auteur. Le commandeur répondit que le billet était d’un de ses amis, qui s’excusait de ne pouvoir profiter de l’honneur de dîner avec ces dames, et que les vers étaient anonymes. On voulut les connaître. Madame de Réthel fut chargée de les lire. C’était un parallèle de Fénelon et de Lavater, où les plus nobles pensées étaient exprimées avec autant d’énergie que de grâce ; cet éloge semblait être plutôt le jeu d’une imagination qui aime à comparer que l’œuvre de ce démon de flatterie qui inspire tant de madrigaux, et l’on devinait, en lisant ces vers, que l’auteur les avait faits bien plus pour son plaisir que pour vanter le génie de Lavater. Ils obtinrent tous les suffrages ; après les avoir entendus, on voulut les lire, et lorsqu’ils arrivèrent à madame de Saverny, elle ne réussit pas à cacher sa surprise, en reconnaissant que ces vers avaient été tracés de la même main que la lettre d’Anatole. Le mouvement involontaire qu’elle fit fut remarqué de tout le monde : on devina qu’elle avait reconnu l’écriture de l’auteur, et pour la première fois elle se félicita d’ignorer son nom de famille, afin d’affirmer avec plus d’assurance qu’elle ne le connaissait pas.