Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 54-58).


XI

La première idée de madame de Saverny fut d’avoir recours à son frère pour tâcher d’en apprendre davantage de M. de Saint-Albert ; mais elle pensa que le commandeur pourrait lui savoir un mauvais gré de cette indiscrétion.

— Puisqu’il m’a refusée, se dit-elle, sa politesse ne lui permet plus de céder aux instances d’un autre. D’ailleurs la cause de ce mystère est peut-être respectable.

À cette réflexion se joignirent toutes les suppositions qu’on pouvait faire sur une aventure aussi étrange. Valentine essaya de traiter ce prétendu secret comme une plaisanterie qui cesserait bientôt, mais son esprit s’obstinait à y penser sérieusement ; et, sans se rendre compte des motifs qui la retenaient, elle résolut de n’en parler à personne.

Peu de jours après l’entretien du commandeur, mademoiselle Cécile vint annoncer à sa maîtresse que ce pauvre Saint-Jean, à qui madame la marquise avait bien voulu promettre sa protection, venait la réclamer. On dit à mademoiselle Cécile de le laisser entrer ; et Saint-Jean après avoir longuement parlé de sa reconnaissance, apprit à Valentine qu’il trouvait à se placer, mais que son nouveau maître exigeait un mot de recommandation de la main de madame de Saverny.

— Vous vous trompez, Saint-Jean, dit la marquise, c’est sûrement de la recommandation de ma belle-sœur dont on vous a parlé, et je m’engage à vous la faire obtenir.

— J’en demande bien pardon à madame, reprit Saint-Jean, mais je ne puis me tromper, car ayant bien pensé qu’on ne pouvait me demander un certificat que des maîtres que j’avais servis, j’ai nommé madame la comtesse de Nangis ; mais on m’a répondu qu’il était inutile de prendre des informations auprès d’elle, et que je ne serais reçu que sur un mot de recommandation de madame la marquise de Saverny.

— Voilà un singulier caprice ! Comment nommez-vous ce monsieur, si confiant dans mes recommandations ?

— Je ne sais pas son nom, madame.

— Mais vous l’avez vu ?

— Non madame, j’étais hier soir tout tranquillement chez ma mère, quand un monsieur fort élégant, que j’ai bien vite reconnu pour être un valet de chambre, est venu me demander si c’était moi qui étais cause de la chute que madame avait faite à la sortie de l’Opéra. Je ne lui dis d’abord ni oui, ni non, car je pensais bien que s’il s’agissait d’une place, on ne voudrait peut-être pas d’un cocher qui avait fait une si grande sottise. Mais, comme il vit mon embarras, il m’engagea à lui dire la vérité, et m’apprit qu’il était chargé de proposer une bonne place à celui qui venait de perdre la sienne pour avoir si mal retenu ses chevaux.

— Et vous ne lui avez pas demandé qui l’avait chargé de cette commission ? interrompit Valentine, avec un peu d’impatience.

— Si fait, madame, mais il m’a répondu que je le saurais quand je serais au service de son maître.

— On vous propose peut-être là une fort mauvaise maison.

— Oh ! cela n’est pas possible, madame, on me donne encore plus de gages que je n’en avais chez madame la comtesse ; et si ce que dit le valet de chambre est vrai, on n’est pas plus généreux que son maître.

— Quoi, vous ne savez pas même où il demeure ?

— Je sais seulement qu’il est à la campagne, à dix lieues de Paris, et que si madame la marquise a la bonté de me donner le petit mot qu’on me demande, on viendra me prendre demain pour me conduire au château qu’il habite.

— Enfin, dit Valentine, après un moment de silence, puisqu’un si grand avantage pour vous est attaché à un mot de moi, je vais vous le donner : je ne crois pas me compromettre en affirmant le bien que j’ai entendu dire de vous.

— Ah ! madame peut s’informer, et tout le monde lui dira bien dans l’hôtel, que sans ce maudit déjeuner de noce, on n’aurait jamais eu de reproche à me faire.

Valentine fit cesser les regrets de Saint-Jean, en lui remettant son billet, et l’invita à venir lui dire à son retour de la campagne, s’il était content de son nouveau sort. Saint-Jean se trouva fort honoré d’une semblable preuve d’intérêt. Il ne l’attribua qu’à l’extrême bonté de madame de Saverny, et laissa à la finesse de mademoiselle Cécile l’honneur de découvrir qu’il pouvait bien ne devoir tant de protection qu’à la curiosité de la marquise.

Il est certain que Valentine commençait à s’impatienter de l’obscurité répandue sur tout ce qu’elle désirait savoir, et sans la crainte d’entendre sa belle-sœur raconter en riant, à tous ses amis, ce que Saint-Jean-venait de dire, elle l’aurait consultée pour savoir ce qu’on devait en penser. Mais l’ironie continuelle de madame de Nangis intimidait la confiance de Valentine ; elle était sûre que la comtesse se récrierait sur le romanesque des aventures qui se succédaient, et ne manquerait pas de soupçonner tout haut que ce bel inconnu, dont elle avait déjà tant ri, faisait courir après le cocher qui avait failli tuer Valentine, et lui assurerait sans doute une pension, en reconnaissance du bonheur qu’il lui devait d’avoir sauvé son héroïne. La certitude d’avoir à supporter ces mauvaises plaisanteries, confirma Valentine dans le dessein de ne pas plus parler du récit de Saint-Jean, que de la visite du commandeur. C’est ainsi que la moquerie détruit tout épanchement, même dans l’amitié ; et l’on peut affirmer que la peur d’être trahi empêche moins de confidences, que la crainte d’être plaisanté.