Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 21-29).
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mémoire d’ampère sur les probabilités.


Les études, les projets, les recherches de M. Ampère n’ont eu jusqu’ici aucun retentissement ; tout est resté renfermé dans le cercle, fort restreint, de quelques amis. Il n’est pas même nécessaire de faire une exception spéciale pour deux Mémoires manuscrits adressés à l’Académie de Lyon. Maintenant, au contraire, le jeune savant va se révéler au public ; comme on doit s’y attendre, ce sera à l’occasion d’une question controversée, ardue, d’une solution difficile.

Le vaste champ des mathématiques embrasse, d’une part, les théories abstraites ; de l’autre, leurs nombreuses applications. Par cette dernière face, elles intéressent au plus haut degré la généralité des hommes : aussi les voit-on, à toutes les époques, cherchant, suggérant, proposant sans cesse de nouveaux problèmes, puisés dans l’observation des phénomènes naturels ou dans les besoins de la vie commune ; aussi de simples amateurs ont-ils l’avantage de voir leurs noms honorablement inscrits dans les fastes de la science.

Lorsque Hiéron, roi de Syracuse, soupçonnant la fidélité d’un orfévre, désire, sans endommager sa couronne, déterminer si elle est d’or pur, il met Archimède sur la voie du principe fondamental de l’hydrostatique, une des plus brillantes découvertes de l’antiquité.

Le curieux qui, après avoir remarqué à Kœnigsberg les sept ponts établis entre les deux branches de la rivière Prégel et l’île Kneiphof, demandait s’il était possible de les traverser successivement sans revenir deux fois sur le même ; celui qui voulait savoir comment doit se mouvoir le cavalier pour parcourir les soixante-quatre cases de l’échiquier, sans revenir deux fois sur la même case, entraient dans cette géométrie de situation, déjà entrevue par Leibnitz, et qui ne fait jamais usage des grandeurs des quantités.

Disons, enfin, que les spéculations d’un joueur du grand monde, du chevalier de Méré, firent naître, dans le siècle de Louis XIV, le calcul des probabilités, ou, du moins, tournèrent de ce côté les idées de Pascal et de Fermat, deux des plus grands génies dont la France puisse s’enorgueillir.

Cette dernière branche des mathématiques appliquées, quoiqu’un illustre géomètre l’ait appelée le sens commun réduit en calcul, n’a pas été reçue sans opposition.

Encore aujourd’hui, le public n’admet guère que des formules analytiques soient susceptibles de renfermer le secret des décisions judiciaires ; qu’elles puissent donner les valeurs comparatives des jugements prononcés par des tribunaux diversement constitués ; il n’adopte aussi qu’avec certaine répugnance, les limites numériques entre lesquelles on s’attache à renfermer le résultat moyen de plusieurs séries d’observations distinctes et plus ou moins concordantes. Quand il s’agit d’un ordre de problèmes moins subtils, de tous ceux qui se rapportent aux jeux il suffit de l’intelligence la plus vulgaire pour entrevoir que l’algèbre ait pu en faire son domaine ; mais, là même se rencontrent, dans les détails, dans les applications, des difficultés réelles très-dignes d’exercer la sagacité des hommes du métier.

Chacun comprend qu’il y aurait du péril à jouer, les mises étant égales, contre quelqu’un à qui les conditions du jeu donneraient plus de chances de gagner ; chacun aperçoit aussi du premier coup d’œil, que si les chances de deux joueurs sont inégales, les mises doivent l’être aussi ; que si les chances de l’un d’eux sont, par exemple, décuples de celles de son adversaire, les mises respectives, les sommes aventurées sur chaque coup, doivent être de même dans le rapport de 10 à 1 ; que cette exacte proportionnalité des mises aux chances est la règle nécessaire, caractéristique, mais suffisante de tout jeu loyal. Cependant il est des cas où, malgré l’observation de ces conditions mathématiques, un homme raisonnable ne consentirait pas à jouer. Qui voudrait, je suppose, eût-il un million de chances contre une en sa faveur, risquer un million, dans l’espérance de gagner un franc ?

Pour expliquer cette anomalie, ce désaccord entre les résultats du calcul et les inspirations du sens commun, Buffon trouva qu’il fallait ajouter une considération nouvelle aux principes qui jusqu’à lui avaient paru suffire : il parla d’appréciations morales ; il fit la remarque que nous ne pouvons pas, ne fût-ce que par instinct, nous empêcher de tenir compte des effets qu’auront sur notre position sociale, sur nos habitudes, la perte ou le bénéfice attachés aux jeux qu’on nous propose ; il aperçut que l’avantage dont un bien peut être l’origine, ne saurait se mesurer sur la valeur absolue de ce bien et abstraction faite de la fortune à laquelle il va s’ajouter ; le rapport géométrique de l’accroissement de fortune à la fortune primitive, lui sembla devoir conduire à des appréciations beaucoup plus en harmonie avec notre manière d’être. En adoptant cette règle, on comprend à merveille, par exemple, comment avec un million de chances favorables contre une seule chance contraire, tout homme doué de la plénitude de sa raison, ne consentirait pas à jouer un million contre un franc.

L’introduction de considérations morales dans la théorie mathématique du jeu, en a certainement affaibli l’importance, la clarté, la rigueur. On devait donc regretter que Buffon en eût fait usage pour arriver à la conséquence qu’il énonce ainsi : « Une longue suite de hasards est une chaîne fatale, dont le prolongement amène le malheur ; » en termes moins poétiques : un joueur de profession court à une ruine certaine.

Cette proposition est d’une haute importance sociale : Ampère sentit le besoin de la démontrer, sans rien emprunter aux considérations dont l’illustre naturaliste et le non moins célèbre Daniel Bernoulli avaient fait usage. Tel fut le principal objet de l’ouvrage qui parut à Lyon, en 1802, avec le titre modeste de : Considérations sur la théorie mathématique du jeu ; l’auteur s’y montre calculateur ingénieux et exercé. Ses formules ont de l’élégance ; elles le conduisent à donner des démonstrations purement algébriques de théorèmes qui semblaient devoir exiger l’emploi de l’analyse différentielle. La question principale s’y trouve du reste complétement résolue. La marche que suit Ampère est claire, méthodique, à l’abri de toute objection. Il établit d’abord qu’entre deux personnes également riches, le principe mathématique de Pascal, de Fermat, la proportionnalité des mises aux chances favorables doit être inévitablement la règle de leur jeu ; que les fortunes inégales ne sauraient motiver de changement à cette règle générale, quand les joueurs sont décidés à ne faire qu’un nombre de parties borné et assez petit pour que ni l’un ni l’autre ne soit exposé à perdre la totalité de ce qu’il possède ; qu’il n’en est pas de même s’il s’agit d’un nombre indéfini de parties, la possibilité de tenir le jeu plus longtemps, donnant alors au joueur le plus riche un avantage incontestable, qui croît très-vite et en même temps que la différence des fortunes. Le désavantage d’un des joueurs devient immense, si son adversaire est immensément plus riche que lui : ce cas est toujours évidemment celui du joueur de profession qui accepte toutes les parties ; le monde tout entier des joueurs en face desquels il se pose, doit être considéré comme un joueur unique doué d’une prodigieuse fortune. Dans les jeux à chances égales, où l’habileté n’a pas de rôle, un joueur de profession peut donc être certain de se ruiner : les formules d’Ampère le prouvent sans réplique. Les mots vides de sens, tels que : bonheur, chance, bonne étoile, bonne veine, ne sauraient empêcher ni même retarder l’exécution d’une sentence prononcée au nom de l’algèbre.

Il est une école qui se qualifie elle-même d’utilitaire ; qui inscrit sur ses bannières les trois redoutables mots : À quoi bon ? qui, en vérité, dans sa guerre acharnée contre ce qu’elle nomme des superfluités matérielles ou intellectuelles, jetterait au feu nos admirables bibliothèques, nos splendides musées, et nous réduirait, comme nos pères, à manger du gland. Ses adeptes ne manqueront donc pas de me demander combien les calculs d’Ampère ont corrigé de joueurs.

J’avoue d’avance, avec une entière humilité, et sans croire faire en cela aucun tort à la mémoire de notre confrère, que le travail dont je viens de donner une analyse si détaillée n’a peut-être pas guéri une seule personne atteinte de la manie invétérée du jeu. Le remède n’a pas agi ; mais pourrait-on assurer qu’il ait été souvent appliqué ? A-t-il existé beaucoup de joueurs de profession assez algébriques pour comprendre les formules de M. Ampère, pour en apprécier l’exactitude parfaite ? On se tromperait d’ailleurs si l’on s’imaginait que la certitude de perdre détournerait tout le monde de jouer. Mon doute paraîtra certainement paradoxal : je tiens à le justifier.

Je connaissais à Paris, il y a quelques années, un étranger de distinction, à la fois très-riche et très-mal portant, dont les journées, sauf un petit nombre d’heures de repos, étaient régulièrement partagées entre d’intéressantes recherches scientifiques et le jeu. Je regrettais vivement que le savant expérimentateur donnât à la moitié de sa vie une destination si peu en harmonie avec une capacité intellectuelle que tout le monde se plaisait à reconnaître. Malheureusement quelques intermittences de gain et de perte, momentanément balancés, lui avaient persuadé que les avantages des banques contre lesquelles il jouait n’étaient ni assez assurés, ni assez considérables pour qu’on ne fût pas en droit d’attendre une bonne veine. Les formules analytiques des probabilités, offrant un moyen radical, le seul peut-être, de dissiper cette illusion, je proposai, le nombre des coups et les mises m’étant donnés, de déterminer à l’avance, de mon cabinet, à combien se monterait, non pas assurément la perte d’un jour, non pas même la perte d’une semaine, mais la perte de chaque trimestre. Les calculs se trouvèrent si régulièrement d’accord avec la diminution correspondante des bank-notes dans le portefeuille de l’étranger, que le doute n’était plus permis. Le savant gentleman renonça donc au jeu… pour toujours ? non, Messieurs, pendant une quinzaine. Après ce temps, il déclara que mes calculs l’avaient complétement convaincu ; qu’il ne serait plus le tributaire inintelligent des tripots de Paris ; qu’il continuerait le même genre de vie, mais non avec les folles espérances qui le berçaient jadis. « Je n’ignore plus, ajoutait-il, que je perdrai tous les ans 50,000 francs de ma fortune que je puis consacrer au jeu : j’y suis parfaitement résigné ; ainsi, personne désormais n’aura le droit de me considérer comme la dupe d’une ridicule illusion. Je continuerai à jouer, parce que mes 50,000 francs de superflu, employés de toute autre manière, n’exciteraient pas dans mon corps débile, miné par la douleur, les vives sensations qu’il éprouve en présence des combinaisons variées, tantôt heureuses et tantôt fatales, qui se déroulent tous les soirs sur un tapis vert ! »

En prenant la peine d’y réfléchir, on verra que ces paroles ne sont pas la simple paraphrase du mot si connu d’un homme d’État célèbre : « Après le plaisir de gagner, je n’en connais pas de plus grand que celui de perdre. »

Je ferais tort aux sciences mathématiques, si j’essayais de les justifier de ne pas avoir prévu, dans leurs formules, que l’espèce d’orage intérieur et peignant qui résulte du jeu obtiendrait la préférence sur la satisfaction douce, morale, attendrissante, que les hommes riches peuvent journellement se donner en soulageant de cruelles misères. Les passions, quoique d’institution divine, comme disait une femme du grand monde, sont des protces que le calcul essaierait en vain d’enlacer dans ses filets réguliers et méthodiques. Au surplus, si les sciences ont échoué dans une pareille tâche, ce malheur elles le partagent avec la dialectique des moralistes, l’éloquence de la chaire, et même avec la poésie. J’ai lu, en effet, quelque part, que Colbert voulut un jour détourner de la guerre le monarque qu’il servait avec tant de dévouement et d’habileté. Boileau promit de seconder le ministre ; il adressa à Louis XIV la belle épître où se trouve une peinture si entraînante des douceurs de la paix et, entre autres passages remarquables, celui que tout le monde a retenu sur l’empereur Titus,


Qui rendit de son joug l’univers amoureux ;
Qu’on n’alla jamais voir sans revenir heureux ;
Qui soupirait, le soir, si sa main fortunée
N’avait par ses bienfaits signalé sa journée.


De si beaux vers allèrent au cœur du roi ; il se les fit redire à trois reprises, ordonna ensuite de seller ses chevaux et partit pour l’armée.