Amour et piano
Pièce en un acte
Librairie théâtrale.


PIÈCE EN UN ACTE


Représentée pour la première fois au cercle de l’Obole, sur la scène de l’Athénée-Comique, le 28 janvier 1883.




PERSONNAGES


LUCILE, vingt ans Mlle Marie Berge.
ÉDOUARD MM. Colombey.
BAPTISTE, domestique Regnard.




Un salon élégant. Porte d’entrée au fond. À droite, premier plan, une cheminée. Dans le pan coupé de droite, une porte donnant sur une chambre à coucher. — À gauche, premier plan, une fenêtre. — Dans le pan coupé de gauche, une bibliothèque. — À gauche, sur le devant de la scène, à un mètre de la fenêtre, un piano placé en biais, le clavier faisant face à la cheminée. — Devant le piano, un tabouret. — À droite, sur le devant de la scène, un guéridon. — À droite du guéridon, un petit canapé ; à gauche, une chaise. — Cordon de sonnette de chaque côté de la cheminée. — Sur le guéridon, deux ou trois volumes, un ouvrage de femme, et ce qu’il faut pour écrire. — Sur le piano, partitions et morceaux de musique.


Scène PREMIÈRE

LUCILE, BAPTISTE.

Baptiste range sur le guéridon ; Lucile, assise au piano fait des gammes aussi rapides que possible.

Baptiste, après avoir écouté le jeu de Lucile, avec enthousiasme.

 Ah ! bravo !… Je demande pardon à mademoiselle ! Mais mademoiselle fait « l’ouragan » d’une manière !… Oh !

Lucile.

Comment, l’ouragan ? Ce sont des gammes !

Baptiste.

Moi, j’appelle ça l’ouragan, Mademoiselle… Ça représente mieux à l’imagination ! tandis que « gamme » ! C’est bête ! Mademoiselle sait ; le vent à la campagne, à travers les portes. (Il imite le sifflement du vent.) C’est tout à fait ça.

Lucile.

C’est possible ! mais à Paris, on appelle ça des gammes.

Baptiste.

Cela ne m’étonne pas ! on a la manie de traduire tout en anglais !

Lucile.

Allons ! ne commence pas tes théories… Dis-moi, maman est-elle déjà partie ?

Baptiste.

Oh ! il y a un bon quart d’heure !

Lucile.

Oh ! c’est égal ! en voilà une corvée ! Tu ne sais pas où est allée maman ?

Baptiste.

Non !

Lucile.

Devine… elle est allée « comparoir »

Baptiste.

Comparoir ?

Lucile.

Oui, devant le tribunal de la neuvième chambre correctionnelle.

Baptiste.

Madame en police correctionnelle !

Lucile.

Oh ! rassure-toi ! comme témoin seulement ! une affaire de cocher ! insulte aux agents, je ne sais quoi ! et impossible de remettre encore. Enfin voilà comment elle est allée comparoir, maman.

Baptiste.

Oh ! c’est moi qui aimerais cela, à comparoir !

Lucile.

En voilà une idée… Ah ! tiens, laisse-moi étudier mon piano ! Tu me fais perdre mon temps avec tes réflexions… L’aimes-tu au moins le piano ?

Baptiste.

Oh ! quand c’est mademoiselle qui en joue, je crois bien ! quand c’est moi, non !

Lucile.

Comment tu connais le piano ?

Baptiste.

Oui, Mademoiselle ! Ma mère en avait un vieux au village.

Lucile.

Allons donc ! et tu t’en servais ?

Baptiste.

De garde-manger, oui, mademoiselle ! Au pays nous n’avons pas les moyens de gâcher des pianos pour en faire des instruments de musique.

Lucile.

Ah ! à propos de musique, il viendra tout à l’heure un monsieur. C’est un professeur de piano pour moi ! Un professeur très célèbre. Un maestro, comme l’on dit, un maestro di primo cartello.

Baptiste, avec un soupir.

Encore de l’anglais !

Lucile.

Et original, paraît-il, comme on en voit peu ! Il s’appelle !… Ah ! ma foi, je ne sais pas son nom, mais c’est un nom très connu.

Baptiste, cherchant.

 Molière ?

Lucile.

Mais non.

Baptiste.

C’est vrai, Molière, c’est un fabricant de fontaines… les fontaines Molière…

Lucile.

Enfin n’importe ! Ce monsieur demandera si madame est chez elle.

Baptiste.

Je répondrai que madame est sortie.

Lucile.

Non ! tu le feras entrer ! C’est moi qui le recevrai.

Baptiste.

Comment, mademoiselle ! quand madame n’est pas là !

Lucile.

Oui, c’est convenu avec maman ! Il n’y a pas moyen de faire autrement ! Pense donc un maestro ! On ne peut pas le prier de repasser comme un petit coureur de cachets ! Quand on a rendez-vous avec un maestro il faut être exact. Il n’y a qu’eux qui peuvent ne point l’être !

Baptiste, à part.

 Tout le contraire d’un domestique !

Lucile.

Enfin, c’est bien entendu ! quand ce monsieur viendra, tu le feras entrer, et maintenant laisse-moi faire mes gammes !

Baptiste sort, Lucile se met au piano.



Scène II

LUCILE, seule, assise au piano, fait des gammes.

Ouf ! que c’est aride ! Et dire qu’il faut apprendre ! (Se levant.) Aujourd’hui on ne vous épouse que lorsque vous savez jouer du piano ! Il me semble pourtant que ce n’est pas pour cela qu’on se marie ! Les gammes surtout ; Dieu que c’est ennuyeux !… mais il paraît qu’elles délient les doigts ! Comme si l’on ne pouvait pas être une bonne épouse, sans avoir les doigts déliés, je vous demande un peu ! Ah ! si les jeunes filles pouvaient parler librement ! je dirais tout simplement à celui qui voudrait m’épouser : « Monsieur, me voilà ; je vais avoir vingt ans ! je ne sais point jouer du piano, mais je ne vous demande pas de jouer de la flûte. Le mariage n’est pas un concert… c’est… je ne sais pas bien ce que c’est ! mais enfin l’on ne se marie pas pour faire de la musique ! Si vous voulez m’épouser sans piano, voici ma main ! Sinon, j’ai bien l’honneur de vous saluer. » Et voilà ; seulement, nous autres jeunes filles, il faut toujours nous sacrifier !



Scène III

LUCILE, BAPTISTE.
Baptiste.

Mademoiselle, c’est le monsieur ! le maëstro, comme mademoiselle dit, qui prime l’eau, carpe à l’eau.

Lucile.

Ah ! le professeur !

Baptiste.

Voici sa carte.

Lucile.

Édouard Lorillot ! Tiens ! c’est un drôle de nom ! C’est bien ! Faites-le entrer… À propos est-on venu de chez Brandus ?

Baptiste.

Je ne crois pas, mademoiselle !

Lucile.

Passes-y tout de suite.



Scène IV

BAPTISTE, puis ÉDOUARD, très élégant.
Baptiste.

Si monsieur veut prendre la peine d’entrer ! Mademoiselle prie monsieur de l’attendre un instant.

Édouard, très ému.

Ah ! Mademoiselle prie monsieur d’att… elle me prie de… alors, vous lui avez remis ma carte ! C’est très bien, mais, dites-moi, quand elle a vu mon nom, oui, qu’est-ce qu’elle a dit ?

Baptiste.

Elle a dit : Tiens ! c’est un drôle de nom !…

Édouard.

Ah ! et voilà tout…

Baptiste.

C’est tout ce que j’ai entendu.

Édouard.

Je vous remercie.

Baptiste sort.



Scène V

ÉDOUARD, seul.

 Allons, décidément, je me lance, je suis à Paris depuis quinze jours ; j’arrive de Toulouse, mais je ne sens pas du tout ma province… ainsi, pas d’accent… c’est peut-être parce que j’ai été élevé à Dunkerque… je suis jeune, élégant, millionnaire… oui, j’ai quinze mille livres de rente… En province, cela suffit pour être millionnaire. Bref, cette fortune me permet d’avoir des amis qui me disent que je suis le plus parisien des parisiens ! Je le crois. Je m’habille chez le premier tailleur, mon coiffeur est le coiffeur à la mode. J’ai un prince que je tutoie, un duc que je conduis ! J’ai tout, enfin tout, sauf l’essentiel. Une liaison qui me pose ! Alors je me suis dit : Allons voir la Dubarroy !… Tout le monde m’en parle comme d’une des femmes les plus « chic » de Paris ! Je ne la connais pas, mais elle ne peut être que très bien, et puis c’est une de ces actrices qui vous posent tout de suite un homme ! Je m’enquiers de son adresse et me voilà… C’est très bien ici… Voilà le salon… très chic, et cette porte… elle donne sans doute sur la… Hum ! nous verrons cela plus tard.



Scène VI

ÉDOUARD, LUCILE.
Lucile, apportant la musique.

Je vous demande pardon, monsieur, de vous avoir fait attendre, mais je ne trouvais pas ma musique.

Édouard, très ému.

Ah ! vous ne trouviez pas… mais ça ne fait rien, mademoiselle.

Lucile.

Oh ! mais moi, je ne peux pas me passer de musique. (Elle fait signe de s’asseoir.) Prenez donc la peine de vous asseoir.

Édouard, après un temps.

Le fait est que la musique est un bien bel art, mademoiselle.

Lucile.

Ah ! le plus beau de tous, Monsieur. (À part.) Je veux qu’il ait bonne opinion de moi.

Édouard.

Je l’adore, moi ! (À part.) Je flatte ses goûts.

Lucile.

Les commencements par exemple en sont bien pénibles.

Édouard.

Ma foi, je ne me souviens pas d’avoir jamais commencé.

Lucile, à part.

Il est très fat ! Mais c’est comme tous les artistes. (Haut.) Aimez-vous beaucoup Wagner, monsieur ?

Édouard.

Wagner ! Le pharmacien ?

Lucile.

Le pharmacien ?

Édouard.

Le pharmacien de Toulouse ?

Lucile.

Mais non, le musicien.

Édouard.

Le musicien ! Ah ! oui, Wagner ! j’en ai entendu parler ! Oui, il paraît qu’il fait de la musique.

Lucile, à part.

Comment, il paraît ?

Édouard.

Oui, parfaitement, j’en ai entendu parler. (À part.) Si j’abordais la question. (Haut.) Pardon, mademoiselle.

Lucile.

Et Mozart, qu’en pensez-vous ?

Édouard.

Mais je n’y pense pas, mademoiselle, mais pardon, je…

Lucile.

Mais alors, monsieur, quel est votre compositeur favori ?

Édouard, ahuri.

Hein ?… c’est… Cordillard !

Lucile.

Cordillard, qui est ça ?

Édouard.

C’est un de mes amis.

Lucile.

Ah !

Édouard.

Oui ! un musicien de talent. C’est l’auteur du : Chicard de Chicago.

Lucile.

Je ne connais pas.

Édouard.

Ah ! c’est très bien.

Fredonnant.

Qu’on a du chic à Chicago
À Chicago, loin du Congo
Il épate tous les gogos
Voilà l’chicard de Chicago !

C’est très gentil… mais pardon, mademoiselle, nous parlons, nous parlons, et pendant ce temps-là, je ne vous explique pas…

Lucile.

Quoi donc, monsieur ?

Édouard.

La raison de ma présence ici.

Lucile.

Oh ! je l’avais devinée tout de suite !

Édouard.

Ah ! vous l’avez…

Lucile.

Mais oui…

Édouard, à part.

Les femmes de Paris sont d’une perspicacité !

Lucile.

En un mot, monsieur, je vous attendais.

Édouard, étonné.

Ah ! vous m’att… ! Vous me connaissez donc ?

Lucile.

Moi, pas du tout ! Mais qu’importe, on fait connaissance.

Édouard.

C’est vrai, l’on… l’on… (À part.) Cela ira tout seul…

Lucile.

On dit que vous êtes très à la mode.

Édouard, avec une moue.

J’ai un assez bon tailleur.

Lucile.

Mais non, je veux dire que vous êtes très lancé.

Édouard.

Ah ! parfaitement.

Lucile.

Vous avez sans doute passé par le Conservatoire ?

Édouard.

Le Conservatoire ?… Ah ! oui, Faubourg Poissonnière ! parfaitement… J’ai passé devant ! (À part.) Pourquoi me parle-t-elle du Conservatoire ?

Lucile.

Ne m’a-t-on pas dit que vous aviez eu un premier prix.

Édouard.

Hein ?… Oh ! il y a si longtemps ; j’avais neuf ans et puis c’était un prix d’orthographe ! Cela ne vaut vraiment pas la peine d’en parler. (À part.) Quelle drôle de conversation !

Lucile, à part.

Il est un peu original.

Édouard, brusquement se levant.

Mademoiselle ! je m’appelle Édouard Lorillot. Je suis âgé de vingt-cinq ans.

Lucile.

C’est un bel âge !

Édouard, avec fatuité.

C’est un très bel âge !

Lucile.

Cependant pour ce qui nous intéresse l’âge fait peu de chose.

Édouard, interloqué.

Vous trouvez ?

Lucile.

Certes.

Édouard.

Ah ! Vous trouvez que… cependant vous m’avouerez que les jeunes sont préférables.

Lucile.

Eh ! eh ! les vieux ont plus d’expérience.

Édouard.

Plus d’expérience, soit ! mais enfin, cela ne suffit pas.

Lucile.

Je sais bien que l’on dit : « Si vieillesse pouvait ! » Mais le proverbe dit aussi : « Si jeunesse savait ! »

Édouard.

Oh ! mais moi…

Lucile.

Oh ! je ne parle pas pour vous, monsieur. On n’ignore pas que vous avez fait vos preuves.

Édouard.

Ah ! vous savez ! Bah ! ne parlons pas de ça !

Lucile.

D’ailleurs j’espère bien que vous me le prouverez.

Édouard.

Moi ?

Lucile.

Certainement.

Édouard, avec transport.

Mais… mais avec mon bonheur ! Mais quand vous voudrez. Mais n’est-ce pas pour cela que je suis venu ! Si je vous le prouverai ! Ah ! je suis aux anges !

Lucile.

Eh ! bien, monsieur, qu’est-ce que vous avez ?

Édouard, brusquement.

Ce que j’ai mademoiselle ? mademoiselle, j’ai de la fortune.

Lucile.

Ah ?… alors, c’est uniquement pour l’amour de l’art que…

Édouard.

Ah ! et de l’artiste, mademoiselle, et de l’artiste.

Lucile, saluant.

Monsieur ! (À part.) Il est très galant.

Édouard.

En un mot, mademoiselle, je tiens à vous dire… en passant que je serai très facile sur toutes les questions, comment dirai-je ? Sur toutes les questions pécuniaires.

Lucile.

Mais, monsieur, on a dû vous dire, je suppose, quelles sont les conditions ?

Édouard, interloqué.

Les conditions ?

Lucile.

Oui.

Édouard.

Du tout, on ne m’a rien dit. (À part.) Elle va m’écorcher.

Lucile.

Mon Dieu, monsieur, c’est 400 francs par mois, à quatre séances par semaine.

Édouard, ahuri.

Ah ! c’est… c’est à la séance ?

Lucile.

Oui, monsieur.

Édouard.

400 francs par mois. Et voilà tout ?

Lucile.

Quoi, monsieur, vous ne trouvez pas cela suffisant ?

Édouard, à part.

Et l’on dit que la vie est chère à Paris.

Lucile.

Il semblerait que vous n’êtes pas satisfait.

Édouard.

C’est qu’en vérité, je suis étonné…

Lucile.

Ah ! vous m’aviez promis, monsieur, de vous montrer facile… et puis vous savez si tout va bien. Eh bien, je puis vous dire que l’on ne refusera pas une petite gratification de temps à autre.

Édouard.

Ah ! bon !… Ah ! très bien, je me disais aussi… oui, oui, oui… (À part.) Connu les petites gratifications.

Lucile.

Enfin, voilà, monsieur ! Au reste, ce n’est pas moi qui m’occupe de ces détails d’intérieur, et si vous ne trouvez pas que soit suffisant, eh bien, vous parlerez à ma mère.

Édouard.

Ah ! vous avez une mère ?

Lucile.

Plaît-il ?

Édouard.

Je dis, vous avez une mère… une vraie ?

Lucile.

Je ne vous comprends pas, monsieur, vous avez bien dû la voir, je suppose ? Sans cela vous ne seriez pas ici.

Édouard.

Ah ! oui, oui, en effet. (À part) Je n’ai rien vu du tout.

Lucile.

Eh bien, alors, monsieur, vous pourrez vous entendre avec elle.

Édouard.

Aïe ! Aïe !  !

Lucile.

Pourtant, je doute qu’elle consente à la moindre modification.

Édouard.

Elle ne consentira pas, vous croyez ?

Lucile.

J’en suis même à peu près sûre !

Édouard.

Eh bien ! alors, puisqu’il le faut, mademoiselle, je me résigne. Va pour 400 francs par mois.

Lucile.

Et à quatre séances par semaine ?

Édouard.

À quatre séances !

Lucile.

Allons, voilà qui est bien, monsieur. Et maintenant si vous le permettez, nous allons commencer.

Édouard.

Hein ! nous allons comme ça, tout de suite…

Lucile, tout en cherchant un objet qu’elle ne trouve pas.

Oui, si vous voulez bien. (À part.) C’est étrange ! qu’est-ce que j’ai pu en faire.

Édouard, à part.

Ah ça ! qu’est-ce qu’elle cherche ?

Il cherche lui-même des yeux.
Lucile, à part.

Allons, je l’aurai laissé dans ma chambre. (Haut.) Je suis à vous, monsieur.

Édouard s’incline. Elle sort.



Scène VII

ÉDOUARD, puis BAPTISTE.
Édouard.

Hum ! ça n’a pas été long ! Ah ! ça se fait militairement dans cette maison. Sapristi, une, deux, en avant, marche ! Voilà le progrès ! Comme on est en retard en province !… Enfin voilà une petite aventure qui va joliment me lancer. Elle est sortie… par là.

Il se dirige vers la porte par où est sortie Lucile.
Baptiste, apportant une partition de musique et la remettant à Édouard.

Voici, monsieur !

Édouard.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Baptiste.

C’est un livre que mademoiselle appelle comme ça : Les sonnettes de bête à veine, et que mademoiselle a dit de remettre à monsieur.

Édouard, étonné.

Les sonnettes de bête à veine ?

Baptiste.

Oui, ça doit être de la botanique.

Édouard, lisant le titre du livre.

Ah ! les Sonates de Beethoven !

Baptiste.

Monsieur croit, c’est possible, seulement ça ne signifie plus rien alors.

Édouard.

Mais qu’est-ce qu’elle veut que j’en fasse ?

Baptiste.

C’est sans doute, pour que monsieur fasse la lecture.

Édouard.

Ah ! merci !

Il se dirige de nouveau vers la porte.
Baptiste.

Je demande pardon à monsieur, mais, monsieur sait-il où il va ?

Édouard.

Mais oui, mon ami, mais oui.

Baptiste.

Ah ! c’est que cette chambre !

Édouard.

Eh bien ! quoi ? Est-ce que par hasard ? Parle. (Tirant un louis de sa poche.) Parle donc, voyons !

Baptiste, regardant le louis avec convoitise, à part.

Un louis ! (Haut.) Eh ! bien, c’est… c’est la chambre à coucher !

Édouard.

Eh ! bien oui, la chambre, le temple de Vénus, le sanctuaire discret…

Baptiste.

Où repose la mère de mademoiselle, oui, monsieur !

Édouard, ahuri, remettant le louis dans sa poche.

Hein ! quoi ! c’est la mère ! c’est la mère qui… mais c’est impossible !

Baptiste, à part.

Eh bien ! et ma pièce. (Haut.) Pardon, monsieur.

Il tend la main.
Édouard, lui donnant une pièce.

Ah ! c’est juste… Voilà vingt sous.

Baptiste.

Mais, monsieur, c’est vingt sous !

Édouard.

Oui, ça ne fait rien, gardez-les tout de même.

Baptiste sort.



Scène VIII

ÉDOUARD, puis LUCILE.
Édouard.

C’est la mère, c’est la mère qui… Moi qui croyais que… Oh ! oh ! Et voilà le renseignement que je paie au poids de l’or…

Lucile, tenant une baguette assez longue à la main.

Voici, monsieur, tout ce que j’ai pu trouver.

Édouard.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Lucile.

C’est le bâton !

Édouard., étonné.

Le bâton ?

Lucile.

Eh ! bien oui, pour battre.

Édouard, ahuri.

Ah ! c’est pour…

Lucile.

Oui, je trouve qu’il n’y a pas moyen de bien jouer sans cela.

Édouard.

Ça, c’est une drôle d’idée, par exemple.

Lucile, lui indiquant une chaise.

Tenez, mettez-vous là ! Prenez une chaise, et battez !

Édouard, prenant la chaise.

Ah ! il faut que… (À part.) Elle veut me faire battre les meubles à présent.

Lucile.

Allons, venez. (Elle va au piano) Ah ! je ne suis pas très forte, je vous en préviens.

Édouard, à part.

Ah ! c’est une épreuve ; comme dans la franc-maçonnerie.

Lucile.

Voyons, qu’est-ce que vous voulez que je vous joue ?

Édouard, sursautant.

Hein ! quoi ! de la musique encore !

Lucile.

Comment encore !

Édouard, troublé.

Ah ! pardon, ce que vous voudrez ! Au clair de la lune.

Lucile.

Ah ! monsieur ! je suis plus forte que cela ! Tenez, vous allez voir ! Êtes-vous prêt ?

Édouard, résigné.

Je suis prêt à tout, mademoiselle. (À part.) Oh ! non, trop de musique dans son existence, il faudra que je l’en déshabitue.

Lucile.

C’est à trois temps !

Édouard, distrait.

Ça ne fait rien.

Lucile.

Allons, commençons ! battez.

Édouard.

Je veux bien, moi ! Mais je vous préviens que cela fera peut-être un peu de poussière.

Lucile.

Comment, de la poussière. Allons, voyons !

Elle commence son morceau.
Édouard, derrière Lucile, se met à battre les chaises dont il sort beaucoup de poussière.

C’est égal, c’est humiliant ! Enfin.

Lucile.

Eh ! bien, monsieur, vous n’allez pas en mesure.

Édouard.

Mais je vais comme je peux.

Il éternue.
Lucile, se retournant.

Ah ! monsieur ! quelle poussière ! Mais que faites-vous ?

Édouard.

Mais vous voyez ! je bats.

Il éternue de nouveau.
Lucile.

Mais qui est-ce qui vous a dit ?

Édouard.

Mais c’est vous, mademoiselle.

Lucile.

Moi ?

Édouard.

Vous m’avez dit de battre.

Lucile.

Eh ! bien oui, la mesure !

Édouard.

Ah ! la mesure ! c’est la mesure qu’il faut battre.

Lucile.

Mais oui ! (À part.) Quel drôle de professeur !

Édouard, s’essuyant le front.

Oh ! la la la la la la !

Lucile.

Allons, recommençons !

Elle recommence son morceau et Édouard, derrière elle, bat la mesure tant bien que mal ; insensiblement il quitte le piano et tout en continuant à battre, il arrive jusqu’au milieu de la scène.
Édouard, à part.

Quelle aventure, mon Dieu ! Ah ! tout n’est pas rose dans le rôle de protecteur d’actrices. Être obligé de battre la mesure quand on n’entend rien à la musique… Si mes amis me voyaient comme ils riraient ! (Lucile s’arrête et regarde Édouard qui continue à battre la mesure tout en parlant tout seul.) Je ne lui ai pas demandé de la musique, moi… Eh bien, me voilà obligé d’avaler un morceau ennuyeux… qu’elle ne joue pas bien, après tout. Ce n’est pas pour cela que je suis venu, moi !… Enfin, je me lance…

Lucile.

Eh bien, monsieur ! Qu’est-ce que vous faites ?

Édouard.

Vous voyez, je bats la mesure.

Lucile.

Mais il y a longtemps que je ne joue plus.

Édouard.

Oh ! pardon.

Lucile, à part.

Allons, il est très distrait.

Édouard.

Mademoiselle, vous devez être fatiguée.

Lucile.

Moi, du tout, monsieur.

Édouard.

Voyez-vous, la musique est une belle chose, mais il ne faut pas en abuser.

Lucile.

Mais je ne fais que commencer.

Édouard, à part.

Comment, elle ne fait que commencer ! (Haut.) Mais il y en a déjà trop, mademoiselle, il y en a déjà trop.

Lucile.

Cependant, monsieur, songez que nous n’avons que quatre séances par semaine, et qu’elles ne sont que d’une heure.

Édouard.

C’est bien pour cela… Si vous me jouez du piano pendant l’heure entière qu’est-ce qui nous restera pour…

Lucile.

Pour ?

Édouard, embarrassé.

Hein ?… Pour… pour le reste !

Lucile, à part.

Allons, je crois qu’il a un petit grain !

Édouard.

Non, tenez, croyez-moi, laissez votre piano ! Vous aurez bien le temps quand je serai parti. Voyons, fermez cela !

Il ferme le piano.
Lucile, à part et s’asseyant.

Il a une façon de donner sa leçon, par exemple !

Édouard, s’asseyant près d’elle.

Et maintenant, causons. Dites-moi, mademoiselle… Non, chère mademoiselle — laissez-moi vous appeler ainsi — aimez-vous les huîtres ?

Lucile, étonnée.

Monsieur !…

Édouard.

Je vous demande si vous aimez les huîtres.

Lucile, reculant sa chaise.

Beaucoup, monsieur. (À part.) Je ne suis pas rassurée.

Édouard, tirant son carnet et écrivant.

Alors, nous disons des huîtres !… Et la bisque, hein ? Qu’est-ce que vous pensez d’une bonne bisque ?

Lucile, un peu inquiète.

Je n’en ai jamais mangé.

Édouard.

Oh ! c’est excellent ! (Inscrivant.) Des huîtres et une bisque, bien !… Et maintenant qu’est-ce que vous demandez ?

Lucile.

Mais je ne demande rien.

Édouard.

Au reste, je ferai tout pour le mieux, rapportez-vous en à moi.

Il continue à écrire sur son carnet, puis déchire la feuille et la plie.

Lucile.

Heureusement que sa folie est douce.

Édouard.

Avez-vous une enveloppe, mademoiselle ?

Lucile.

Là, monsieur, là, sur la table.

Édouard, s’asseyant à la table.

Vous ne faites rien à minuit, n’est-ce pas ?

Lucile.

Moi.

Édouard.

Oui, après le théâtre ce soir.

Lucile.

Mais je ne vais pas au théâtre ce soir.

Édouard.

Ah ! vous faites relâche ! ah bien ! ça vaut encore mieux.

Lucile, à part.

Et on le laisse sortir comme cela tout seul !

Édouard, prend une enveloppe et écrit l’adresse qu’il lit à mi-voix.

Voyons ! « M. Brébant, boulevard Montmartre. » Voilà qui est fait ! comme cela on nous retiendra le cabinet pour minuit. (Haut.) Voulez-vous me permettre, chère mademoiselle, de sonner votre domestique ?

Lucile, souriant, avec contrainte.

Il va venir, monsieur.

Édouard.

Je vous remercie.

Baptiste, entrant.

Mademoiselle a sonné ?

Édouard, lui remettant la lettre et une pièce d’argent.

Dites-moi, mon garçon, veuillez remettre cette lettre à un commissionnaire pour qu’il la porte tout de suite à son adresse.

Baptiste.

Bien, monsieur.

Lucile, bas à Baptiste.

Ne t’éloigne pas.

Il sort.
Édouard.

Allons, ça va bien ! Voyons, de quoi allons-nous causer ?… Tenez, parlons un peu de vous… de vos succès. Figurez-vous que je n’ai pas encore vu la pièce.

Lucile.

Quelle pièce ?

Édouard.

Eh ! la petite cabaretière, parbleu !

Lucile.

Oh ! mais ce n’est pas une pièce pour les jeunes filles.

Édouard.

Mais je ne suis pas une jeune fille, moi.

Lucile.

Vous, non, je le sais bien ! Aussi, n’est-ce pas pour vous que je parle.

Édouard.

Eh ! tenez, j’irai ce soir.

Lucile.

Ah ! bien, oui, c’est une idée ! (À part.) S’il croit que cela m’intéresse…

Édouard.

Mais, vous savez, c’est uniquement pour vous.

Lucile, étonnée.

Ah ! c’est pour moi, que…

Édouard.

Oh ! uniquement !

Lucile.

Vous êtes trop aimable. (À part.) Pauvre garçon, c’est triste à son âge !

Édouard.

Ah ! vous faites joliment parler de vous en ce moment !

Lucile, stupéfaite.

De moi !

Édouard.

Dame ! Tout Paris vous admire ! Votre nom est dans toutes les bouches, tous les journaux vous portent aux nues !

Lucile, même jeu.

Moi !

Édouard.

Aussi que d’adorateurs !

Lucile.

Oh !

Édouard.

Que de cœurs qui brûlent pour vous.

Lucile.

Monsieur…

Édouard, s’enflammant à mesure.

Eh bien, non, tout cet encens, toutes ces louanges ne vous éblouissent pas ! Vous êtes là, toujours simple, impassible, au milieu de votre gloire et comme insouciante aux choses du dehors. L’orgueil qu’amène souvent la renommée, n’a pas de prise sur vous et votre accueil est si charmant qu’on se trouve tout de suite à l’aise en votre présence. Ainsi, tenez, moi quand je suis venu à vous tout à l’heure, timide et tremblant, vous ne m’avez pas repoussé, vous m’avez accueilli, très bien accueilli, avec de la musique… même beaucoup de musique et au lieu de l’échec que j’attendais c’est un triomphe que je remporte ! Je craignais d’être mis dehors, et, non seulement je reste, mais encore, vous me faites l’honneur d’accepter un petit souper chez Brébant. Tenez, mademoiselle, ma chère mademoiselle, laissez-moi vous le dire, vous êtes un ange.

Lucile, effrayée.

Assez, monsieur, assez…

Édouard.

Eh bien, non, ce n’est pas assez ! Je suis riche moi, j’ai de la fortune ! Je veux que vous ayez tout ce que vous désirez ! qu’il n’y ait un de vos caprices qui ne soit immédiatement satisfait. 400 francs par mois, dites-vous ! Mais vous en aurez le double, le triple, je vous en donnerai plus que vous n’en voudrez ! Vous aurez des huîtres à tous vos repas puisque vous les aimez ! Mais vous m’aimerez un peu, moi aussi. (Lui prenant les mains.) Dites-moi, n’est-ce pas, que vous m’aimerez un peu ?

Lucile, effrayée.

Ah ! laissez-moi, monsieur.

Édouard.

Voyons, vous ne me comprenez pas ! Vous n’avez donc jamais lu Roméo et Juliette, Paul et Virginie, Daphnis et Chloé, Héloïse et Abeilard. Eh bien, voilà ce que je suis, un Roméo sans Juliette, un Paul privé de Virginie, un Daphnis à la recherche d’une Chloé, un Abélard à la… non, ça n’a pas de rapport… Mais enfin, c’est vous que j’ai choisie… C’est vous que j’aime et l’amour m’a rendu fou.

Lucile, effrayée.

Fou ! j’en étais sûre… Oh ! mon Dieu, que faire ?

Elle recule effrayée.
Édouard.

Venez, venez près de moi !

Lucile.

Ah ! laissez-moi !

Édouard.

Quoi, je vous fais peur ?

Lucile.

Ah ! je vous en prie, laissez-moi !

Édouard.

Mais je ne veux pas vous faire de mal… Mais ne tremblez donc pas comme ça, voyons, qu’est-ce qui peut vous effrayer dans mes paroles ?… Je ne vous dis que des choses très… très logiques cependant.

Lucile, tremblante.

Oui, oui, monsieur, très logiques. (À part.) Il ne faut jamais les contrarier.

Édouard, s’asseyant.

Tenez ! Vous le voyez… je suis très calme, je m’assieds !… Là, vous n’avez plus peur ! n’est-ce pas ?… Avouez que c’était de l’enfantillage.

Lucile.

Oh ! monsieur, un pareil discours, à moi !

Édouard.

Voyons ! c’est donc la première fois que l’on vous parle de la sorte ?

Lucile.

Oh ! monsieur…

Édouard.

Il me semble cependant qu’au théâtre…

Lucile.

Au théâtre !

Édouard.

Dame ! quand on est actrice…

Lucile.

Actrice. Qui ça ?

Édouard.

Mais, vous !

Lucile.

Moi, actrice ?

Édouard, soupçonnant la vérité.

Mais dame, oui…

Lucile.

Mais, jamais de la vie, monsieur !

Édouard.

Hein ? quoi ? vous… vous n’êtes pas ?…

Lucile.

Mais pas du tout !

Édouard, même jeu.

Vous n’êtes pas mademoiselle Dubarroy ?

Lucile.

Mademoiselle Dubarroy, quelle idée.

Édouard.

Oh ! allons donc ! vous voulez rire, avouez que vous voulez rire.

Lucile.

C’est très sérieux, je vous assure.

Édouard.

Mais alors, je… je ne comprends pas… je perds la tête. Pourquoi suis-je ici ?

Lucile.

En effet, monsieur, je ne vois pas, je me demande…

Édouard, s’embrouillant.

Ah ! vous vous demandez ?… C’est comme moi… je me demande… ça fait que nous nous demandons tous les deux… (À part.) Je dois être absolument ridicule.

Lucile, subitement.

Attendez donc… mais je crois que je comprends, mais oui, c’est cela !… Nous avons une actrice pour voisine, ce doit être mademoiselle Dubarroy ; vous vous serez trompé de maison, voilà. Elle demeure au 2 bis, et ici, c’est le numéro 2.

Édouard, ahuri.

Ah ! c’est le numéro…

Lucile.

Deux ! parfaitement !

Édouard, même jeu.

Ah ! c’est le… En vérité, je n’en reviens pas ! Je me suis trompé d’hôtel et c’est dans celui d’à côté que… tandis que moi, je… Où est mon chapeau ?

Lucile.

Le voici, monsieur.

Édouard.

Oh ! mademoiselle, je suis confus, honteux…

Lucile.

Mon Dieu, tout le monde peut faire des erreurs, monsieur. Et tenez, moi-même, je vous prenais pour un professeur de piano.

Édouard.

Professeur de piano ! moi ! Mais je ne sais pas en jouer.

Lucile.

Voilà pourquoi je vous ai fatigué de ma musique, pourquoi je vous ai fait battre la mesure, ce dont vous vous acquittez assez mal, il faut vous rendre cette justice.

Édouard.

Ah ! c’est que je n’ai jamais été chef d’orchestre, moi, voyez-vous.

Lucile.

Enfin, monsieur, tout s’explique et tout s’arrange.

Édouard.

Je vous fais mes excuses !

Lucile, saluant.

Monsieur, et maintenant, je vous rends votre liberté !

Édouard.

Je comprends, mademoiselle.

Lucile.

Mademoiselle Dubarroy demeure à côté.

Édouard.

Oh ! je n’irai point chez mademoiselle Dubarroy, je n’en ai plus envie, je vous assure. (Avec un peu d’émotion.) Mademoiselle, j’espère qu’un jour ou l’autre, bientôt peut-être, j’aurai l’honneur de vous être présenté.

Lucile.

Mon Dieu, on se retrouve dans le monde.

Édouard.

Et que je pourrai ainsi renouer régulièrement une connaissance faite aujourd’hui d’une si étrange façon !

Lucile.

Je souhaite que le hasard vous vienne en aide, monsieur.

Édouard.

Oh ! au besoin, ce sera moi qui l’aiderai, mademoiselle…

Lucile, saluant.

Monsieur !

Édouard, la regardant.

Mademoiselle !… (À part.) Allons, j’étais bien venu pour me lancer, mais je n’aurais jamais cru que ce fût dans cette voie-là !


Rideau.