A. Colin (p. 21-40).

CHAPITRE I

LA MAÎTRISE DU PACIFIQUE
I

Maîtres des deux façades sur le Pacifique nord, les États-Unis et le Japon sont séparés, de San Francisco à Yokohama, par 5000 milles de mer. Mais, comme les lignes de ces deux façades se courbent régulièrement vers le pôle, tel un immense arc en ogive, terres américaines et terres japonaises, sans se toucher jamais, se rapprochent. Les îles américaines, Aléoutiennes au nord, Philippines au sud, enserrent les îles japonaises, des Kouriles à Formose : les Kouriles sont à 500 milles de la dernière île Aléoutienne ; les Philippines à 200 milles de Formose[1].

La façade des États-Unis est de profil simple ; mais, à partir de l’Alaska, le littoral se dédouble : des archipels, sommets de montagnes en partie submergées, festonnent le contour extérieur du plateau continental et enclosent des mers en bordure : mer de Béring, mer d’Okhotsk, mer du Japon, mer Jaune, mer de Chine. Les États-Unis par les Aléoutiennes et les Philippines, le Japon par le chapelet de ses îles qui s’égrène sur plus de trente degrés de latitude, Kouriles, Sakhaline, Hokkaïdo, Hondo, Shikoku, Kiou-Siou, Riou-Kiou et Formose, masquent ces mers, en tiennent les issues et s’installent en bordure sur l’Océan au-devant des côtes sibériennes et chinoises : chaque victoire récente du Japon soude de nouveaux anneaux à cette chaîne des îles japonaises.

Héritiers des Espagnols et des Français qui découvrirent et explorèrent le continent américain alors qu’ils cherchaient le passage de l’Ouest entre les mers d’Europe et l’Asie, les Américains ont toujours tendu vers la « mer Vermeille où est la Californie par où l’on peut aller au Japon et à la Chine[2] ». Aujourd’hui, sur la mer Vermeille, face au soleil couchant qui allonge son reflet sur les rades du Puget Sound et de San Francisco, ils opposent leurs ports de Seattle, Tacoma, Portland, San Francisco, aux grands ports japonais, Yokohama, Osaka, Kobé.

Les États-Unis ne sont pas seuls à occuper la façade orientale du Pacifique ; au sud, se courbe la côte mexicaine ; au nord, entre le Puget Sound et l’Alaska, s’insère la Colombie britannique, façade canadienne. Mais économiquement et politiquement la côte mexicaine du Pacifique n’est point une rivale sérieuse pour la Californie, et ni par son étendue, ni par la population de son hinterland, la côte de la Colombie britannique, en dépit de l’activité de Vancouver, ne se peut comparer à la côte yankee. De même qu’à l’ouest, jusqu’à Singapoure, l’Angleterre semble vouloir céder la maîtrise de la mer au Japon ; à l’est, l’Angleterre encore ne paraît pas vouloir profiter de sa façade canadienne pour disputer aux États-Unis la thalassocratie du Pacifique nord.

Le Pacifique sud, que le canal de Suez a rapproché de l’Europe, est une mosaïque d’îles et de sphères d’influence européennes : hollandaises dans l’Insulinde, anglaises en Australie, Nouvelle-Zélande et Nouvelle-Guinée, allemandes aux Samoa et aux Bismarck, françaises à la Nouvelle-Calédonie, aux îles Marquises et de la Société. Le Pacifique nord, éloigné de l’Europe, est japonais et américain : les rares îles qui se détachent en plein Océan au nord du 10e degré de latitude, île de Guam, îles Hawaï, appartiennent aux États-Unis.

Régularité grandiose du plan ; symétrie des deux façades ; ressemblance de ces côtes ceintes de volcans, dominées de montagnes qui limitent des vallées closes et fertiles, au sol fréquemment secoué ; analogies de climat ; Américains ou Japonais ne sont pas trop dépaysés quand ils passent sur la côte en face. Tout est prêt pour les échanges d’hommes, d’idées, de marchandises. Courants et vents invitent aux voyages : sur le Pacifique nord, gigantesque manège, les flottes tournent suivant un rythme nécessaire.

Dans la zone boréale des alizés, le courant nord-équatorial trace une route royale d’Est en Ouest, des côtes américaines aux Philippines. Au contact de l’Asie, il se brise en deux bras ; l’un vers le Nord forme au large de Formose et des îles japonaises un courant encore chaud, le Kouro-Chivo, analogue à notre Gulf-Stream, et qui, retraversant le Pacifique d’ouest en est, rejoint la côte californienne où il se divise, oblique vers le sud et, sous le nom de courant de Californie, revient se perdre dans le courant nord-équatorial. Ainsi dans le cadre des deux façades américaine et japonaise s’inscrit la boucle de ce grand fleuve chaud ou tiède qui coule entre des rives d’eau froide — ligne précise et sûre de relations sur la surface océane.

Ce grand siphon coudé, une fois amorcé par les Espagnols au XVIe siècle, aspira un fort trafic d’hommes et de marchandises entre le Mexique, les Philippines et le Japon. Les Espagnols du Mexique furent les premiers des Européens à établir des relations transpacifiques. Ils avaient eu la chance d’aborder et d’occuper dans sa partie la moins épaisse le continent américain qui leur barrait la route de mer vers l’Orient ; cette bande de terre fut vite franchie : en 1513, Nunez de Balboa découvrit d’un promontoire du Nicaragua l’océan Pacifique ; les premiers colons des Philippines partirent de la Nouvelle Espagne. En se confiant au courant nord-équatorial, les galions allèrent directement d’est en ouest, d’Acapulco à Manille. Mais au retour, des Philippines au Mexique, vents et courants les entraînaient vers les îles du Japon ; le Kouro-Chivo les menait le long de la côte orientale des îles japonaises, leur faisait traverser le Pacifique au nord du 40° de latitude, jusqu’au courant de Californie qui les faisait virer ; alors ils n’avaient plus qu’à suivre la côte américaine pour regagner Acapulco. En passant près des îles japonaises, les bateaux espagnols se brisaient souvent et, en abordant, risquaient toujours de se perdre ; mais le mirage des richesses de Cipango, dont Marco Polo avait parlé, attisait les convoitises des marchands espagnols que les Franciscains, en lutte avec les Jésuites portugais, poussaient aussi vers le Japon. Le Shôgun Ieyasu finit par publier un édit permettant à ces bateaux d’aborder.

Ainsi mêlés, malgré eux, au commerce transpacifique entre les Philippines et la Nouvelle Espagne, parce qu’ils se trouvaient sur la route tracée par les courants, les Japonais ne tardèrent pas à s’y intéresser activement. Vers la fin du XVIe siècle, des Japonais résidaient au Mexique. Le Shôgun Ieyasu, qui était très désireux de développer le commerce du Japon et de créer une marine marchande, envoya une ambassade au Mexique avec de riches présents pour le roi d’Espagne et le vice-roi de Nouvelle Espagne : il voulait nouer des relations commerciales entre le Japon et le Mexique sans passer par Manille seule de toutes les possessions espagnoles, Manille pouvait commercer directement avec la Nouvelle Espagne, sans passer par Séville. C’était pour elle une source de très gros gains. Manille était devenue l’entrepôt des marchandises extrême-orientales ; ses rapports avec la Chine l’avaient peuplée de Chinois qui vivaient sous le protectorat espagnol. Au début, elle trafiqua avec Callao au Pérou, ensuite avec Acapulco sur la côte de la Nouvelle Espagne[3].

La tentative du Japon pour établir des relations directes avec la Nouvelle Espagne fit long feu ; en 1636, le Shogun décrétait « qu’aucun navire japonais n’avait la permission d’aller à l’étranger ; que les Japonais qui essaieraient d’y partir en secret seraient punis de mort, le bateau et l’équipage saisis ; tout Japonais résidant à l’étranger devait être exécuté s’il revenait au Japon[4] ». Le Japon se refermait pour plus de deux siècles par peur de la propagande catholique ; il s’isolait juste au moment où la puissance de l’Espagne disparaissait : les relations transpacifiques cessèrent pour ne plus reprendre que deux siècles après, et c’est par des Anglais et des Français qu’à la fin du XVIIIe siècle le Pacifique fut exploré ; Cook et La Pérouse surtout visitèrent les côtes américaines ou asiatiques et les îles.


II

Les relations entre l’Amérique et le Japon reprirent en 1854 quand le commodore américain Perry imposa au Japon un traité qui ouvrait Shimoda et Hakodate au commerce des États-Unis ; pour la seconde fois le Japon était tiré de son isolement par l’Amérique. Mais alors c’en était fini de l’expansion latine ; la puissance espagnole s’était affaissée ; une civilisation anglo-saxonne, formée par des émigrants de toute l’Europe, venait d’achever son établissement entre les deux Océans. En 1869 le premier chemin de fer transcontinental unit l’Atlantique au Pacifique : le continent américain tout entier se trouve ainsi rapproché de l’Extrême-Orient. À la même époque, le Japon se rouvre à la civilisation occidentale, le Shôgunat est renversé, l’autorité impériale restaurée. Les deux grandes puissances actuelles du Pacifique commencent donc ensemble leur mouvement d’expansion. Entre elles des relations s’établissent toutes semblables aux relations formées, plus de deux siècles avant, entre la Nouvelle Espagne et le Japon ; San Francisco remplace Acapulco, les Philippines deviennent américaines. Les steamers et les hauts fonctionnaires américains qui rentrent aujourd’hui des Philippines à San Francisco font escale au Japon, comme jadis les galions et les ambassadeurs espagnols qui revenaient de Manille à Acapulco. Les objets qu’exportent Manille et l’Extrême-Orient aux États-Unis sont les mêmes articles qui jadis plaisaient aux Mexicains.

En ces dernières années surtout, les événements se précipitent ; victoire de Dewey à Manille, acquisition des Hawaï, des Philippines et de Guam, les routes du Pacifique jalonnées de possessions américaines : les États-Unis deviennent de plus en plus voisins du Japon, intéressés à sa destinée ; à San Francisco, à Portland, Tacoma et Seattle des lignes régulières de paquebots américains et japonais, qui comptent environ trente steamers, prolongent cinq chemins de fer transcontinentaux[5] ; enfin le canal de Panama va rapprocher du Pacifique et des pays d’Extrême-Orient, les régions les plus riches et les plus peuplées des États-Unis, l’Est industriel et la grande région du Mississipi. Ces marchés d’Extrême-Orient hantent les imaginations américaines : un marché neuf à pourvoir, où toute transaction que l’on amorce peut un jour s’étendre à 4 ou 500 millions de consommateurs ! Cet intérêt des Américains pour l’Asie, dit un consul, marque « une époque de notre vie nationale[6] »

Au Japon aussi, depuis dix ans[7], depuis les victoires sur la Chine et la Russie, une poussée d’optimisme et d’ambition a créé les grands projets japonais de suprématie politique et économique en Extrême-Orient et sur le Pacifique. Entre Américains et Japonais ainsi rajeunis et excités par de récentes victoires sur l’Europe, le développement des relations économiques est rapide et déjà la concurrence les met aux prises sur le même terrain. Quand les Américains parlent de leur commerce avec l’Orient, il s’agit de la zone tempérée de l’Extrême-Orient, Japon, Chine du nord et Corée : dans l’Orient tropical, les Européens importent pour plus de 650 millions de dollars, tandis que les Américains ne fournissent guère que 10 millions de dollars, soit 1 p. 100 des importations globales. Le vrai domaine oriental du commerce américain, c’est l’Extrême-Orient du Pacifique nord, parce qu’il est le plus proche et qu’il achète des marchandises que les États-Unis fabriquent pour leur population vivant dans la même zone tempérée : la Chine, des cotonnades, des huiles minérales, du cuivre ; la Corée et le Japon, des machines, du matériel de chemin de fer, des aciers et fers manufacturés, du coton brut, du pétrole et de la farine. Mais le Japon, qui s’équipe industriellement, trouve aussi ses meilleurs marchés d’exportation, dans la zone tempérée, la Corée et la Chine du nord, y compris la vallée du Yang-tsé[8].

À la longue, la lutte commerciale sur les mêmes marchés et une rivalité de statistiques peuvent énerver et alarmer l’opinion publique dans les deux pays. Les rapports des consuls américains ont signalé[9] l’application méthodique des Japonais à développer leur flotte commerciale entre le Japon, la Chine et la Corée ; ils ont détaillé les correspondances qui relient les chemins de fer du Japon aux transcoréen et transmandchourien par des services réguliers de bateaux ; ils ont montré les Japonais équipant leurs ports pour héberger le trafic mondial en Extrême-Orient, cherchant à y devenir les principaux rouliers. Naguère encore les routes mondiales vers le monde jaune : route anglaise par Suez et les Indes, route russe du Transsibérien, route américaine par les Hawaï, convergeaient au golfe de Petchili. La victoire et l’industrie japonaises les concentrent au Japon. Le Japon doit être l’emporium de l’Asie orientale : « Il faut que notre pays devienne le centre de ce grand commerce oriental pour le monde entier[10] », pensent les Japonais. Ils seront les intermédiaires entre les fournisseurs occidentaux et les clients jaunes, de leur race. Les consuls américains ont décrit les progrès des exportations japonaises en Corée, en Mandchourie et en Chine, les contrefaçons japonaises de marchandises américaines, et la concurrence faite par les cotonnades japonaises aux cotonnades américaines[11]. Les Américains ont compris quels avantages en Chine donnaient au placier japonais le prestige politique de la victoire sur le Russe, la connaissance des caractères d’écriture chinois, des goûts et des ressources des clients et aussi sa souplesse, son inlassable patience à solliciter, à s’insinuer. Le Japonais n’attaque pas avec des allures de grand capitaliste qui, par force, veut imposer ses méthodes et ses produits ; mais, sous le contrôle de l’État, les intérêts japonais organisés et disciplinés ont une force incontestable de pénétration et de conquête.

Les Américains, jusqu’ici, ne pensaient, sur les marchés orientaux, qu’à vaincre la concurrence européenne, et voici que monte la concurrence des Japonais. Mais elle ne fait que commencer et ce n’est pas l’optimisme et la confiance en soi qui manquent au Yankee. Il se moque des alarmistes à l’imagination échauffée qui annoncent que les Japonais, par tous les moyens et même par les armes, veulent conquérir la maîtrise du Pacifique, aux dépens des États-Unis. Le Pacifique est grand, grandes aussi les terres qu’il baigne. Dominer le Pacifique, c’est plus difficile que de surveiller un détroit. Le Yankee sait de reste, en homme entraîné aux luttes économiques, que la suprématie commerciale sur les marchés du Pacifique dépendra non pas d’une surprise d’escadres mais d’un avantage permanent dans les coûts de production et de transport. Au surplus, le développement industriel du Japon profite directement aux Américains. Le commerce total entre le Japon et les États-Unis pour 1905 a été de 512 millions de francs environ[12]. Les importations du Japon ont plus que quadruplé depuis 1894, et les États-Unis ont largement profité de ce progrès : ils envoyaient au Japon, en 1894, 9,4 p. 100 de ses importations, en 1904, 15,7 p. 100 ; en 1905 leur part était de 21 p. 100. Réciproquement, les États Unis sont le plus gros client du Japon qui leur fournit ce qu’ils ne produisent pas : soie brute et manufacturée, thé, nattes, camphre, etc. Même dans la Chine du nord où le commerce américain et le commerce japonais sont rivaux, leurs intérêts ont été solidaires. La guerre que le Japon fit à la Russie pour maintenir la « porte ouverte », ne fut si populaire aux États-Unis que parce qu’elle favorisait leurs desseins d’expansion commerciale. Et, malgré leur retard à ouvrir cette porte, l’Amérique croit encore que les Japonais tiendront parole.

Le respect de l’amitié traditionnelle qui lie les États-Unis à la Chine et au Japon est un principe de la diplomatie américaine. Avant la guerre, par sa note sur la Chine « entité administrative », puis de nouveau en janvier 1905, le secrétaire d’État John Hay se posa en défenseur de l’intégrité chinoise.

Les États-Unis s’intéressent activement aux principales réformes que la Chine paraît disposée à introduire dans le système des châtiments, l’organisation du gouvernement, l’éducation et la monnaie[13]. Le professeur Jenks a entrepris une grande enquête officielle sur l’organisation monétaire de la Chine et conseillé des changements. M. Bailey Willis et un groupe de savants américains ont fait en Chine une belle exploration géologique et géographique de quelques régions du Nord, de l’Ouest et du Sud[14]. Les missionnaires américains travaillent à développer et à satisfaire l’appétit du « nouveau savoir », et le surintendant des écoles du Tchili, la province du vice-roi Yuan-Chi-Kaï, la plus avancée en matière d’éducation, est un Américain, le Dr C. D. Tenney. À maintes reprises, le prince Tch’eng assura le secrétaire d’État de la reconnaissance chinoise pour cette politique protectrice et libérale des États-Unis[15]. Miss Roosevelt fut reçue comme une fille de souverain par l’Impératrice et l’Empereur dans le palais de Pékin.

J’ai dit ailleurs les raisons historiques, sentimentales, économiques de la sincère sympathie que l’opinion américaine témoigna presque unanimement pour la cause du Japon contre la Russie[16]. Depuis, les rapports diplomatiques n’avaient pas cessé d’être excellents : médiation entre la Russie et le Japon dans leurs querelles à propos de violations de la neutralité chinoise, souscription d’emprunts japonais, intervention personnelle du président Roosevelt pour préparer la conférence de Portsmouth et pour assurer la paix, hâte que le secrétaire d’État mit à accepter le transfert à Tôkyô des affaires diplomatiques entre les États-Unis et la Corée, et le retrait du ministre américain de Séoul[17]. Cette hâte fut d’autant plus méritoire que les États-Unis, par le traité du 17 mai 1883, s’étaient engagés à protéger la Corée contre toute tentative « d’injustice ou d’oppression[18] », et que la colonie américaine en Corée, la plus nombreuse des colonies étrangères après la colonie japonaise, avait de gros intérêts industriels et, par ses missionnaires et ses fondations charitables, une réelle influence morale. Aussi, quand en juillet 1905, miss Roosevelt passa au Japon, le Mikado voulut lui offrir l’hospitalité ; les gens du peuple se pressaient aux gares, même de nuit, pour voir le train des Américains. On fêta ces amis, on déploya toutes les grâces du vieux Japon et les séductions des geishas. Cette amitié témoignée aux représentants officiels des États-Unis, au secrétaire Taft, aux sénateurs et représentants, s’étendit aux financiers américains, qui, durant la guerre et lors des négociations de paix, jouèrent un rôle si important. M. Harriman, le grand railroadman, l’ami du Standard Oil et de la New-York City Bank, fut reçu en magnat, et quand, du Japon, il poursuivit son voyage, le ministre japonais à Pékin reçut télégraphiquement l’ordre de lui faire les honneurs de la capitale chinoise.


III

Or voici que, sur un simple incident d’école à San Francisco, les rapports se tendent à se rompre entre le peuple japonais et le peuple américain.

Tout d’un coup, au Japon comme aux États-Unis, the man in the street et la yellow press parlent d’une guerre possible dans le champ clos du Pacifique. Évacuée par les rivaux russes et anglais, la piste est libre pour le match final ; les distances du combat sont repérées. À San Francisco, pendant la passe russo-japonaise, on espérait que les deux lutteurs se blesseraient assez pour que la finale du match fût ajournée de dix années. Mais tandis que le Japon trop aisément victorieux se relevait preste et agressif, sous le Yankee spectateur un tremblement de terre a jeté bas les gradins. L’opinion américaine s’émeut : Panama n’est pas percé ; on ne croyait pas avoir besoin si vite de cette grande porte d’accès sur le Pacifique. Les Japonais, de leur côté, s’inquiètent de ce canal qui sera trop vite percé, comme ils s’inquiétèrent du Transsibérien : ils n’aiment guère les moyens de transport conduisant plus vite les Européens ou les Américains au Pacifique et préfèrent garder un champ bien clos. Ainsi, plus fort que les traditions de bon voisinage, que les intérêts commerciaux et que les excellentes relations entre gouvernements, plus fort que la sympathie d’intelligence et d’art des Américains pour les Japonais, plus fort que les sentiments de reconnaissance des Chinois et des Japonais, soudain, par le fait des peuples, un malentendu fondamental s’affirme, de race à race, entre Américains et Asiatiques.

En mai 1905, c’est le peuple de Chine qui organise le boycottage des marchandises américaines. On en connaît les raisons : la noyade d’un compradore chinois à Canton par des marins américains ; faits plus graves, l’attitude des Américains employés à la construction du chemin de fer Canton-Hankéou, qui maltraitaient les populations et les affolaient avec leurs armes à feu ; la corruption de quelques Américains engagés dans l’affaire et même de consuls ; l’essai de transfert à un syndicat belge du contrôle sur la compagnie ; — tout cela exaspéra contre les Américains l’aristocratie, les commerçants et le peuple de la Chine du sud que déjà le triomphe du Japon excitait contre les diables étrangers. Puis, le traité entre les États-Unis et la Chine, qui réglait l’immigration chinoise en Amérique, ayant été dénoncé avant son échéance par le gouvernement chinois, les marchands du Fo-kien et du Kouang-toung, — les deux provinces qui envoient le plus de négociants aux États-Unis, — organisèrent à Shanghaï le boycottage des marchandises américaines. Leur idée était de protester contre l’exclusion des coolies hors des États-Unis et contre les traitements infligés non seulement aux coolies, mais encore aux marchands, professeurs, étudiants, voyageurs chinois que pourtant la loi américaine admet[19] ; le boycottage devait forcer la main aux Américains dans les négociations pour un nouveau traité. Lancé à Shanghaï par le président de la guilde des marchands du Fo-kien, soutenu et développé par des étudiants de sentiments anti-étrangers, le mouvement se répandit à Amoy, Swatow, Canton surtout, et gagna les grandes communautés chinoises de Singapoure et de Bangkok. « Les Américains nous traitent avec mépris, disant qu’il n’y a rien à craindre parce que nous, Chinois, nous ne pouvons jamais nous unir », s’écriait-on dans un meeting à Shanghaï… Cette campagne de boycottage a prouvé quelle force d’organisation et quelle rapidité d’entente existent entre les guildes chinoises et qu’un formidable instrument de guerre était désormais au pouvoir de ces Chinois avec qui l’on se croyait assuré de l’impunité. Les Américains prirent peur ; les troupes américaines furent renforcées aux Philippines. Avant que miss Roosevelt arrivât dans l’excitable et turbulente fourmilière de Canton, des placards injurieux furent partout affichés. Elle dut écourter sa visite.

Maintenant c’est entre les peuples japonais et américain. Au moment du traité de Portsmouth déjà, l’opinion américaine, un peu inquiète des triomphes répétés des Japonais et de leurs exigences, fut plus chaude en faveur des Russes qu’en faveur des Japonais. La paix conclue, au Japon il y eut un certain ressentiment contre les États-Unis qui avaient pressé sur le Mikado pour que le traité fût signé à des conditions qui ne satisfaisaient pas l’ambition dilatée des Japonais. Débarrassés du spectre russe, avec une incroyable activité ils imaginèrent des tâches à la taille de leur triomphe et de leur besoin d’étonner le monde. Domination politique et économique de la Corée et de la Chine du nord, maîtrise du Pacifique, expansion vers les deux Amériques, émigration en tous sens… : les plans de ces esprits échauffés butèrent contre les situations acquises ou les desseins avoués des États-Unis, le nouvel ennemi que désignait la nature, après le Russe. Des incidents naquirent : les Américains tuèrent quelques pêcheurs japonais qui, en maraude, allaient dans les eaux américaines décimer les troupeaux de phoques ; pourtant la lutte pour la maîtrise du Pacifique n’aurait pas de longtemps mené à des difficultés critiques, quand soudain l’affaire des écoles de Californie révéla un conflit de races qui couvait. La concurrence du Japon, à distance, inquiétait médiocrement les Américains très sûrs d’eux. La concurrence de l’immigrant japonais, sur leur sol même, les alarma.

« Notre pays, dit le président Roosevelt dans son message du 5 décembre 1906, a sur le Pacifique une frontière aussi importante que celle qu’il a sur l’Atlantique, et nous espérons jouer un rôle toujours plus important dans le grand océan asiatique. Nous aspirons, et ce désir est légitime, à un grand développement de notre commerce avec l’Asie, mais nous ne pouvons compter que ce développement sera durable que si nous traitons les nationaux des autres pays avec cette même bienveillance que nous réclamons d’eux pour nos compatriotes. »

Changer leur manière de traiter la race jaune et développer sûrement leur commerce et leur influence, ou bien maintenir leur attitude présente envers les races mongoles, dussent-ils y sacrifier leurs rêves d’expansion en Extrême-Orient, tel est le dilemme de la politique asiatique des États-Unis.

C’est au centre même du Pacifique, aux îles Hawaï, où depuis plus de vingt-cinq ans se sont rencontrés Américains, Japonais et Chinois, qu’il faut commencer d’étudier le conflit des races. Aux gens de Californie menacés par l’immigration japonaise, l’exemple des Hawaï donne à penser et sans cesse ils l’invoquent. Dans son rapport au président Roosevelt, le secrétaire Metcalf dit[20] : « Le sentiment antijaponais en Californie, surtout parmi les ouvriers, est grandement renforcé par le rapport que vient de publier le Bureau of Labor sur les îles Hawaï. On fait valoir que la main d’œuvre blanche est presque entièrement chassée des Hawaï et que les Japonais peu à peu forcent les Blancs qui sont petits marchands à abandonner leurs affaires. »

  1. Voir la carte reproduite de l’atlas Vidal-Lablache.
  2. C’est l’expression employée par Joliet, compagnon du Père Marquette (XVIIe siècle), sur la carte que l’on trouvera publiée dans The Jesuit relations and allied documents, ed. by R. G. Thwaites.
  3. Cf. Murdoch et Yamagata, A history of Japan during the century of early foreign intercourse (1542-1651). Kobé, 1903.
  4. Cf. Murdoch et Yamagata, A history of Japan during the century of early foreign intercourse (1542-1651). Kobé, 1903, p. 288.
  5. Il y a par semaine deux vaisseaux dans chaque direction entre le Japon et les États-Unis. Les plus rapides vont du Puget Sound à Yokohama en douze jours environ, de San Francisco à Yokohama en seize jours environ.
  6. Monthly consular reports, september 1905, n° 300. Washington. « Les pays qui bordent l’océan Pacifique ont une population plus nombreuse que celle de tous les pays d’Europe ; leur commerce extérieur par an dépasse 3 milliards de dollars : la part des États-Unis est environ de 700 millions de dollars. Si ce commerce était bien compris et développé par nos manufacturiers et producteurs, les industries non seulement de la côte du Pacifique mais de tout notre pays et particulièrement de nos États producteurs de coton y trouveraient un grand bénéfice. Naturellement, pour récolter ces bénéfices, nous devons bien traiter les pays avec qui nous commerçons. » Président Roosevelt. Message, 3 décembre 1906.
  7. Avant leur défaite, les Russes étalaient leurs prétentions à la maîtrise du Pacifique ; l’empereur d’Allemagne les encourageait. « Amiral de l’Atlantique », il adressait dans un message célèbre, ses félicitations au Tsar « amiral du Pacifique ». Les Russes doivent, au moins temporairement, céder le pas au Japon. Et la Chine est trop occupée par les réformes, pour jouer, dans le Pacifique, le grand rôle économique et politique que le chiffre de sa population, les qualités de ses émigrants et leur esprit d’association lui assureront quelque jour.
  8. Sur tout ceci consulter The Commercial Orient in 1905, publié par le Bureau of Statistics, Department of Commerce and Labor. Washington, 1906. Le Nichi-Nichi, cité par Le Temps du 28 octobre 1906, signale que le commerce total du Japon avec la Chine pendant les sept premiers mois de 1906 a atteint près de 97 millions de yen, alors que pour la même période de 1903 il n’était que de 60 millions de yen. La Mandchourie participe à cet accroissement pour 16 p. 100, la Chine du nord pour 21 p. 100 et la Chine centrale pour 57 p. 100. L’exportation du Japon dans les contrées d’Asie s’est élevée en 1906 à 47 p. 100 du commerce total alors qu’elle n’atteignait que 25 p. 100 en 1902.
  9. J’ai longuement exposé cette Lutte pour le Pacifique dans mon volume Paix japonaise, Paris, Librairie Armand Colin, 1906.
  10. Commercial Japan, p. 2916, Washington, 1904.
  11. Les Américains se plaignent souvent que les Japonais, par solidarité de race, essayent de supprimer la liberté du commerce. En octobre 1907, presque tous les fabricants de soie aux États-Unis boycottèrent un trust qui avait été formé par les marchands japonais de soie brute. Ceux-ci, en août, au lieu de continuer à vendre leur soie brute à l’étranger par l’intermédiaire de la Yokohama-Sench-Boyekisho, la vendirent directement à trois maisons japonaises faisant des affaires aux États-Unis. Le plan était de leur épargner la commission habituelle et de leur garantir toute la soie dont elles pourraient avoir besoin avant de servir les marchands américains. Les Américains refusèrent de prendre livraison dans ces maisons de la soie qui restait après que les besoins des marchands japonais aux États-Unis eussent été satisfaits. Les stocks s’accumulèrent ; les Japonais baissèrent leurs prix, mais en vain : les Américains refusaient d’acheter. Les Japonais furent obligés de capituler en novembre.
  12. Les exportations japonaises aux États-Unis ont passé de 242 543 400 francs en 1905 à 324 988 200 francs en 1906 (grosse augmentation des exportations de soies grèges et de habutaï ou pongées), tandis que les exportations américaines au Japon ont diminué : 269 059 200 francs en 1905, 180 467 600 en 1906 (diminution sur le coton brut, le fer et les machines).
  13. Pour le detail de ces réformes, cf. Foreign Relations of the United States, 1905, pp. 176-204, Washington, 1906.
  14. Research in China ; 1 atlas de cartes géographiques et géologiques ; et pour le texte 3 volumes déjà parus. Cette mission et cette publication ont été exécutées avec des fonds fournis par le Carnegie Institute.
  15. Foreign Relations, p. 139.
  16. Cf. Paix japonaise. Japonais et Américains.
  17. Le ministre des Affaires étrangères du Japon, dans un télégramme de remerciement du 27 novembre 1905, dit que « le gouvernement impérial apprécie cordialement les dispositions amicales dont témoigne une fois de plus le gouvernement des États-Unis ». Foreign Relations, p. 614.
  18. Voici l’article I du traité : « If other powers deal unjustly or oppressively with either government, the other will exert their good offices, on being informed of the case, to bring about an amicable arrangement… »
  19. Un grand nombre de coolies cantonnais, ayant obtenu d’un Taotaï des certificats frauduleux que légalisèrent les consuls américains de Canton et de Shanghaï, se firent passer pour des marchands ou des étudiants. La fraude éventée, les agents de l’immigration s’appliquèrent à décourager, indistinctement, tous les Chinois qui se présentaient.
  20. Le secrétaire Metcalf a été officiellement chargé d’une enquête sur l’incident des écoles à San Francisco. Son rapport du 26 novembre 1906 fut transmis au Congrès par le président Roosevelt, le 18 décembre 1906.