Alphonse Daudet (Léon Daudet, 1898)/De l’imagination

Bibliothèque Charpentier (p. 205-302).

DE L’IMAGINATION
DIALOGUE ENTRE MON PÈRE ET MOI

La causerie est mon plus grand plaisir. Promenade à travers les idées, vagabondage de mots et d’aspects, flânerie au fil des êtres et des choses, elle me paraît la distraction supérieure, le moment de la vie où l’on est le moins loin du rêve. Il y faut un bon partenaire. Les amateurs de ce noble jeu aiment que toutes qualités, tous défauts s’y manifestent, dans leur audace et leur couleur, que le violent se montre violent, que le ratiocinateur raisonne, que le sensitif expose nerveusement sa sensation, que le philosophe développe ses froides théories. Chaque caractère est bon, qui ne cherche point à se dissimuler, car alors la crainte de la fraude alourdit la conversation et ne lui laisse plus cette aisance fluide, imprévue et dorée, qui l’assimile aux forces naturelles, dans leur grâce alerte et prompte.

J’ai connu des fébriles, des frénétiques de causerie, dont la verve était admirable. À travers leur grandiose esprit, comme par une porte de la vie, s’écoulaient en se bousculant les foules du souvenir et de l’improvisation, et le souvenir était ailé, délicat, inoubliable, et l’improvisation roulait avec un grondement de torrent, enrichie par la circonstance, ce que le ciel et les regards, l’eau, le geste et les plaines ou les rues apportent au causeur heureux, quand le trépied de son éloquence vibre bien, et que son contradicteur l’allume.

J’ai connu de pesants chariots, lourds à se mettre en marche, mais qui ensuite secouaient le sol, comme des phénomènes de la nature, et j’ai connu d’adroits sagittaires dont les traits montaient jusqu’à l’infini, comme l’ hirondelle par les beaux jours. J’ai connu des subtils, qui parlaient par symboles et signes de signes, comme les Japonais travaillent le jade ou l’ivoire, et des amateurs de clarté qui trouaient les pires ténèbres de leurs métaphores embrasées.

J’ai connu des savants, maintenus par le fait, et scrupuleux jusqu’au délire, et des poètes que rien n’arrête et que l’absurde surexcite ; et toutes ces voix, lourdes, graves, aiguës, légères, enfiévrées, calmes, mordantes, nasillardes, ont en ma mémoire une telle intensité qu’elles viennent parfois troubler mes rêves.

C’est avec mon père que j’ai causé le mieux et le plus. Parmi tant d’élogieuses vérités que mon rôle de fils me défend, je ne me permettrai que celle-ci, de dire qu’il fut inépuisable, et toujours prêt, qualités merveilleuses qu’appréciera tout bon causeur. En outre, dans le foyer des idées et du verbe, il jetait du bois sans s’arrêter, pour que la flamme soit toujours haute et claire. Enfin il écoutait son partenaire, et ne l’entraînait pas sur ses terres, comme certains bavards égoïstes. Tout domaine lui plaisait, qu’il fertilisait aussitôt, grâce à une imagination inconcevable.

Et ce fut justement l’Imagination, notre sujet le plus fréquent, matière grasse et riche, sans fond, qui ne lasse point. Elle entoure le monde par l’homme, et dans l’homme elle fait tenir le monde. Elle est le réservoir des poètes, des héros, de toutes beautés. Elle seule rend possible l’existence, sans elle plate, monotone et noire. Elle seule donne du prix à l’amour, à la mort même et au néant.

Qu’on nous suppose donc, mon père et moi, nous promenant bras dessus, bras dessous dans le jardin de Champrosay par ces matins d’été en or clair, où chaque feuille abrite un oiseau. Je suis encore mal réveillé après douze heures d’un sommeil sans rêves. Mais la voix paternelle me ranime et peu à peu me désengourdit.

Mon père (un peu ironique, ce qui apparaît dans un coin brillant de son œil que je connais bien), — Alors, tu as une théorie sur l’Imagination ? Méfie-toi, une théorie, c’est lourd à porter, c’est terrible. Une fois dedans, on n’en sort plus. On veut plier les faits, les déformer à la mesure de cette malle étrange et mal commode.

Moi. — Mais, mon père, sans théorie, on n’a pas de vues nettes. Les faits se juxtaposent comme des jouets d’enfant. L’esprit n’avance pas. Sans les idées générales, nos sensations les plus aiguës, nos sentiments les plus délicats, demeurent du domaine animal.

Mon père (se montant). — Je te dis, moi, que le plus souvent les idées générales nous dupent, et qu’un bon fait, bien observé par des yeux clairs, est aussi vaste, aussi troublant, aussi fécond que n’importe quelle hypothèse. Parbleu, je ne demande pas qu’on se cantonne dans la note ou la notation, qu’on reste un observateur, un monsieur avec un lorgnon ou un monocle, un verre rétrécissant quelconque, mais vois Darwin, vois Claude Bernard, de vrais, de solides amis du réel ; c’est leur façon que j’admire ; c’est leur méthode qui me séduit.

Moi. — Ils ont bâti des hypothèses.

Mon père. — Sans doute, mais pas à la manière des métaphysiciens. Ils ont observé ceci, puis ceci, puis ceci. Ils vous le racontent, ingénument, avec une forte prise sur le pittoresque, en poètes qu’ils sont. Et ils laissent l’obscur travail de généralisation se faire dans l’esprit du lecteur… Mais je ne veux pas te décourager. Donc, tu vas m’exposer une théorie sur l’Imagination… Comment t’est-elle venue ?

Moi. — En lisant Shakespeare et Balzac. Dès que nous arrivons à la campagne, où ils forment, avec Sainte-Beuve, la bibliothèque d’été, je me précipite sur eux avec une fureur amoureuse. Voilà des maîtresses qui ne trompent point ! Je les connais, comme toi, par cœur, et pourtant, chaque fois que je replonge en eux, mon cerveau s’enrichit, je me sens plus vigoureux, plus alerte.

Mon père. — Le vin de vie… Il circule en eux magnifiquement. Ils m’ont impressionné, comme toi, tout jeune, tellement que je me rappelle avoir fait d’un personnage de Shakespeare, Polonius, je crois, le héros d’un de mes premiers contes… Balzac, Shakespeare, Shakespeare, Balzac, leurs noms se mêlent dans mon esprit. Je ne les sépare pas l’un de l’autre. Bien souvent il m’est arrivé, devant un être neuf, une sensation nouvelle, d’avoir recours à eux, d’étiqueter l’être ou la sensation du nom d’un de leurs personnages, d’une de leurs fulgurantes formules. Tu as certainement remarqué les analogies souterraines de ces deux génies.

Moi. — Saisissantes analogies ! Ils ont traité les mêmes sujets. Le Père Goriot, le Roi Lear, le Père Grandet, Shylock. Les Chouans, ces admirables Chouans, c’est le thème de Roméo et Juliette, l’amour entre deux êtres, contrecarré par des haines de famille ou de race. Ici les Montégut, ce sont les blancs ; les Capulet, ce sont les bleus. Montauran, c’est Roméo. Mademoiselle de Verneuil, c’est Juliette. Et cette odeur de volupté et de mort, qui parfume les amants de Vérone, parfume aussi les amants de Fougères, pendant leur tragique nuit de noce.

Mon père. — Les Chouans sont un de mes livres de prédilection. Cela m’amuse que tu aies hérité de ce goût-là. Chez Balzac, ce que j’admire peut-être le plus, c’est la faculté du dialogue, comme il met dans la bouche de chacune de ses créatures le mot juste, ce que j’appelle la dominante, le mot qui ouvre et éclaire un tempérament.

Moi. — Et Balzac a toujours échoué au théâtre !

Mon père. — Il semble presque que son imagination soit trop forte, trop représentative pour la rampe, le fard, les monologues, toute l’hypocrisie grimée de la scène. Ce monstre-là charrie tout avec lui, le décor et les personnages. Et comme il sait placer les lumières ! comme il vous illumine un quartier, une ville, un appartement ! Et quel art de la gradation ! Tiens, ce soir après dîner, sil ne nous vient pas un gêneur, nous lirons aux enfants, dans les Chouans, l’assassinat de Galope-Chopine par Marche-à-Terre et Pille-Miche. Tu te rappelles, la journée brumeuse, l’arrivée tragique de deux Chouans, leur silence et leurs grands chapeaux ? Et cette goutte de cidre qui tombe rythmiquement du pichet ? Voilà un détail qui, à la scène, serait ridicule, et qui, dans le livre, est sublime. Et les bulles de lait que leurs couteaux écrasent à la surface des lourdes beurrées ! Ah ! quel homme, quel homme !

Moi (insidieusement et songeant à ma théorie). — Il avait en lui tous les autres !

Mon père. — C’est cela. Ou tout au moins il les revivait, selon le branle de sa rêverie, comme eût dit le vieux Montaigne. Quand tu m’as demandé ce que c’était que le talent, je t’ai répondu : c’est une intensité de vie. Ce n’est pas là une explication de circonstance. Je suis persuadé que Balzac et Shakespeare avaient en eux une multitude de vies exaspérées et qu’ils ont dépensées dans leurs œuvres.

Moi. — Te voilà dans ma théorie. Je vais tâcher d’être limpide, de ne pas heurter ton esprit latin, comme tu dis. Il y a une faculté sublime que les philosophes ont trop négligée et qui est, à mon humble avis, une clé de la nature : la faculté d’Imitation, ou, dans le sens étymologique, d’Hypocrisie : désir d’entrer dans la peau d’autrui, de revêtir son masque, de se soumettre aux passions qui le tourmentent.

Mon père. — Le désir de se rapprocher des autres êtres, de s’assimiler leurs habitudes d’esprit et leurs opinions, est aussi violent que le désir contradictoire de leur résister.

Moi. — Donc cette faculté d’hypocrisie est fréquente parmi les humains, mais chez les hommes de génie, poussée au paroxysme, elle constitue leur plus grande beauté, leur don suprême. Par elle Shaskespeare est Shylock et Balzac est Grandet ou Gobsek ; par elle l’un est Rosalinde, Desdémone, Miranda, puis Caliban, Richard III, Macbeth, et l’autre est successivement Madame de Maufrigneuse, Madame d’Esparre, la princesse de Cadignan, puis Hulot, Philippe Brideau, de Marsay. Il est certain que Shakespeare et Balzac faisaient plus qu’observer les hommes autour d’eux et reconstruire la vie d’après leurs observations. Ils se métamorphosaient en une multitude de caractères et de tempéraments dont ils avaient en eux les formes. Leurs œuvres sont deux séries de métempsycoses. Voilà pourquoi elles nous émerveillent tellement ! Voilà pourquoi les dialogues sont éclairés par une lueur de vérité si intense que les moindres personnages en ont le reflet sur la figure !

Mon père. — Je me rappelle un mot de Balzac à un écrivain mystique aujourd’hui peu connu, mais fort éloquent, Raymond Brucker, l’auteur du Chas de l’aiguille : « Mon bon Balzac, où observez-vous vos héroïnes et vos héros ? — Eh ! mon ami, comment voulez-vous que je prenne le temps d’observer ? J’ai à peine le temps d’écrire. » Ceci prouverait que le mécanisme que tu indiques était connu de Balzac lui-même.

Moi, — Balzac connaissait tout. Une imagination comme la sienne a tout entrevu, tout coordonné. Il a même eu le don de prophétie, puisqu’on prétend qu’il a créé son temps à l’image de la Comédie humaine. Il suffit, pour être sybille, de raisonner juste, et de sérier les événements. Mais ne trouves-tu pas séduisante cette idée aventureuse qu’un esprit renfermerait en lui toutes les caractéristiques passionnelles ou sentimentales, à l’état de germes, bien entendu ? L’observation, alors, n’aurait plus qu’un rôle d’évocatrice. Elle donnerait leur sens à ces cristallisations morales qui sont les vertus et les vices, à ces architectures profondes de l’avarice, de l’orgueil, de la luxure, de la timidité, de l’héroïsme, etc.

Mon père (riant). — Quand l’association d’idées, comme disent les pédants, est riche, elle s’appelle imagination. Cette hypothèse sur l’imagination ne me déplairait pas du tout. Quand j’arrive le matin devant ma table et que je trouve, dans mon cahier, mes personnages rangés en cercle, attendant la vie que je vais insuffler à chacun d’eux, je me fais bien l’effet de ce magicien ou, si tu préfères, de cette hypocrite apte à entrer dans les tempéraments et les caractères, à évoquer des sentiments et des sensations d’après les étincelles de la mémoire.

Moi. — N’est-ce pas qu’il y a des moments où ton illusion est absolument complète, où, pareil à l’acteur que son rôle emporte et transfigure, tu entres si profondément dans la chair d’un de tes enfants romanesques que tu oublies presque ta personnalité ?

Mon père. — Cela est rare, mais cela arrive. Et il est fort possible que, chez certains écrivains privilégiés, le phénomène soit habituel. C’est Balzac, je crois, qui répondait à quelqu’un lui reprochant sa mélancolie : « Je suis triste… je suis triste, parce que je viens de tuer Vautrin. »

Moi. — Cette thèse sur les métamorphoses de l’écrivain en ses divers personnages serait étroite si elle n’avait des prolongements. Je m’étonne que notre époque n’ait pas encore mis au jour, créant son objet, suivant la formule d’Hegel, un grand philosophe de la sensibilité. Toutes les philosophies que nous avons eues jusqu’à ce jour, toutes sans exception, ont été des philosophies de l’intelligence, des grands systèmes fort habilement induits et déduits sur la façon dont se comporte notre cerveau, lorsqu’il fait de lui-même son étude. Pascal, si ingénieux et si vibrant, ce crucifié dont l’âme était chantante, Pascal a conçu l’univers intérieur comme une série en léger désaccord avec la série de l’univers extérieur et il les a réconciliées par la grâce. Spinoza a ramené, par un prodigieux effort, la sensibilité à l’intelligence, et, étudiant la trame de nos impressions, il s’est aperçu quelle était la même que celle de nos jugements La destinée n’aurait pas deux tapisseries. Nous nous en serions douté, sans ce grand homme, mais il faut lui savoir gré d’avoir dressé un tableau original des sentiments humains en tant que soumis à la raison.

Tous ces monuments-là sont admirables, et le Discours sur la méthode, et les Pensées de Pascal, et l’Éthique, et la Monadologie, et le Fondement de la métaphysique des mœurs demeureront à juste titre un objet de respect pour les générations futures, mais ce sont en quelque sorte des habitations du passé. Pas plus que nous ne possédons une architecture vraiment moderne, nous ne possédons une philosophie moderne, qui satisfasse notre culture présente.

Mon père. — Tu m’expliques le peu d’intérêt qu’a pour moi la philosophie. J’ai beau m’appliquer, me contraindre, je bâille devant la raison pure, et les formules de Spinoza m’ont toujours donné l’impression d’un musée de squelettes.

Moi. — Parce que tu es un sensitif complet, conscient et sincère. Ce que tu voudrais trouver dans un ouvrage de philosophie, c’est une tentative d’explication sur ces mystérieux éclairs de la sensibilité, ces fugitives apparences qui, au milieu même d’une émotion, nous font entrevoir une émotion contraire. Carlyle, Emerson, Novalis, Maeterlinck, voilà de merveilleux rêveurs ; et très souvent, sur leurs rêveries intenses et mêlées de fièvre intellectuelle, sautillent et dansent les feux volants des marécages. Mais, pour s’être rapprochés de la sensibilité contemporaine, ils ne la possèdent pas encore. Ce serait un ouvrage difficile à écrire que cet essai sur les états sensibles de la conscience.

Il est certain qu’on l’écrira. Il sortira du désir universel comme en sortent toutes les œuvres belles et nécessaires, qui sont les filles du temps et de l’énervement. De même qu’autour de nos états raffinés de la sensation (il faut bien des mots neufs pour des idées neuves) flotte une sorte de vapeur qui nous exalte et nous rend lucides, de même, autour des périodes fécondes de l’esprit, certains signes annoncent les grandes œuvres.

Mon père. — Voici une de mes sensations les plus vives. Je traversais, par un jour de grande chaleur, la place de la Concorde luisante et réverbérante comme une casserole de cuivre. Un tombereau d’arrosage passa. Dans l’étroite pluie de fraîcheur qu’il perdait et vaporisait par une étroite gerbe lumineuse, un petit papillon s’ébattait et dansait. Il s’ébattait et dansait avec une fièvre, une volupté et une adresse à suivre sa douche dont l’image, entrant dans mon esprit à une profondeur insolite, me troubla comme le repère sensible de toutes les ivresses, de toutes les ardeurs, de leur subtilité et sagacité éphémère. Sous ce ciel implacable j’entrevis, en un éclair presque douloureux à force d’intensité, une multitude d’impressions tantôt mélancoliques, tantôt joyeuses, dont je serais bien en peine de retrouver la série, mais qui me troublent encore lorsqu’un soleil trop vif ramène mon souvenir au tombereau et au papillon.

Moi. — Le philosophe dont je te parle et que je souhaite, tiendrait compte de ces observations-là, et ton histoire est un nœud admirable pour mon raisonnement. Car toute théorie sur la sensibilité, toute étude de ces miraculeuses régions d’où nous viennent la force, la joie et la douleur, toute philosophie de ces hauteurs présuppose une bonne étude de l’imagination. Si la raison et le jugement gouvernent les actes ordinaires, tous les mouvements qui tendent à lutter pour la vie, à conserver cette vie malgré les obstacles, c’est l’imagination, c’est la faculté des images qui règle la sensibilité. Sensibilité, imagination, sont deux termes connexes. On ne le sait pas assez. Quand je vois un enfant très joyeux ou très mélancolique, sachant s’amuser seul, se passer de petits camarades, faisant preuve d’une sensibilité vive et personnelle, je me dis : Voilà un imaginatif futur. C’est une règle qui ne trompe pas. Le philosophe que nous réclamons devra l’inscrire en tête de son essai.

Mon père. — N’est-ce pas la sensibilité qui permet ces métamorphoses, dont nous nous entretenions tout à l’heure ? Tu connais mon amour des vagabonds, de tous les pauvres diables couleur de route, qui se rafraîchissent à la fontaine, et dont j’épiais les moindres gestes quand nous habitions la maison en haut de la côte. Eh bien, je t’affirme, et tu ne riras pas, que j’ai quelquefois quitté ma chambre, ma maison, ma peau, et que je suis entré dans ces organismes à la dérive, dans ces misérables souhaits, dans ces soifs terribles, dans ces formidables contentements du pain, du vin et de l’ombre. Voilà un chapitre de sensibilité. Était-ce la pitié, ce grand ressort moral qui m’entraînait, ou une curiosité centrale et foncière qui aiguise l’ouïe et les regards ? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que j’ai vécu la vie de ces errants, nomades, de ces poètes inconscients. Quelles belles choses à écrire sur eux ! As-tu rêvé parfois, — c’est le papillon qui m’anime encore, — as-tu rêvé à leurs longues et profondes mélancolies, à toutes les beautés de la nature qui les pénètrent à leur insu, les blés, cette mer jaune, cliquetante et remuante des épis, les vallonnements roses, les bois solitaires où les lapins ont leurs conciliabules, les lisières des bois, si fraîches, si belles, si émouvantes ? Un jour que je t’avais emmené, tout petit, au delà de la forêt de Sénart, nous vîmes deux pigeons blancs qui s’activaient parallèlement sous l’orage, fuyant des nuées opaques, frangées de cuivre. Eh bien, cette poésie naturelle, elle circule dans le vagabond avec son sang et sa misère, et, dans la philosophie dont tu parles, il devrait former un chapitre à part, puisqu’il est un assemblage de sensations vraies et primordiales.

(Après réflexion) Non, vois-tu, les idées abstraites ne sont pas une nourriture saine. Elles deviennent vite une jonglerie, et l’esprit, qui se donne à elles, perd le relief et la couleur. Celui qui veut parler de l’imagination découpe son sujet en chapitres, et de chaque chapitre, il fait une série de raisonnements glacés. Que ne procède-t-il par des exemples ? Le roman contemporain, le roman historique, tel que nous le pratiquons, m’a appris une chose : tout se tient dans le monde moral. Pendant que tels personnages combinent telle situation, il se joue au-dessous ou au-dessus d’eux une comédie, un petit drame, qui sont la fresque ou la caricature de cette situation, qui la déterminent, et il est fréquent qu’un avare ait dans sa salle à manger une mauvaise lithographie représentant la Cigale chez la Fourmi. Par une merveilleuse et juste intuition, Hamlet, préoccupé d’un crime nécessaire, reçoit les comédiens à Elseneur et leur impose une scène qui donnera à tous l’avant-goût du meurtre et la terreur des flambeaux emportés. Nous sommes des Hamlets perpétuels. Nous n’accomplissons aucun acte qui ne soit accompagné d’une multitude de phénomènes additionnels où il se reflète et se prépare, et la Nature, à côté du chef-d’œuvre, accumule consciencieusement les ébauches.

Tout ceci pour t’expliquer comment, tandis qu’il tracera les lois connexes de l’imagination et de la sensibilité, le philosophe devra, parallèlement, écrire des exemples, raconter des épisodes, illustrer son texte, ainsi qu’on fait pour les petits enfants. Je ne connais pas de plus beau livre que la Littérature anglaise de Taine. À chaque instant l’écrivain passe au tableau et nous donne l’exemple de sa théorie. Ses formules s’enrichissent d’admirables vers de Shakespeare, de Byron, de Keats, d’une incisive tirade de Swift ou de Fielding. La littérature est un art si abstrait, si détaché des choses, qu’on ne saurait la rattacher au sol par des liens assez forts et solides. Et j’en dirai autant de la philosophie, si elle veut nous toucher vraiment et impressionner notre époque.

Moi. — Un procédé commode est de décrire des êtres typiques, porteurs de la faculté qu’on étudie. L’œuvre de Balzac doit être, selon moi, considérée comme un phénomène de haute cérébralité, comme une série d’exemples pour cette philosophie du Sensible. L’incomparable auteur de la Comédie humaine a eu, vivante en lui, une puissance capable de projeter hors de lui les caractéristiques humaines dont son âme était grosse. Cette puissance, c’est le Désir, « l’essence de l’homme », dit Spinoza, le désir que nous subissons tous, mais que nous connaissons si mal et dont le besoin n’est qu’une image réduite.

C’est un effet singulier de la civilisation moderne que le désir augmente, tandis que la réalisation diminue. Plus la société encadre les hommes et les fige dans des fonctions immuables, et généralement abêtissantes et dégradantes, plus elle les met en contact avec une multitude de richesses et de joies qu’ils ne peuvent que désirer, qui deviendront pour eux de mauvais rêves. La plupart de nos contemporains sont dans l’état de ces paysans, après une visite aux Expositions universelles, que la médiocrité de leur condition dégoûte, qui rêvent de bayadères et d’almées, et tuent leurs vieux parents pour une nuit de jouissances. Cette montée du désir a pour corollaire la montée du suicide.

Je sortirai, quant à moi, satisfait
D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve.

Or, pour Balzac, comme pour Shakespeare, comme pour Racine, comme pour Dante, l’action fut la sœur du rêve. Car le désir tue celui qui n’a pas d’imagination ou le rend fou ; mais de l’imaginatif il fait sortir un monde qui lui ressemble, qui a l’empreinte de son exaspération, de sa frénésie, et c’est lui le grand créateur.

Mon père. — Et par une chaîne étrange, c’est la beauté qui est la source du désir, ou si tu préfères, l’illusion de la beauté. C’est, en effet, par là que la poésie nous délivre ou nous sauve. Un trop beau spectacle, une impression trop vive, inclinent nos âmes à la mélancolie. Et, si nous ne pouvons chanter notre émotion, cette mélancolie devient une tristesse, et, par la force du désir, voici la beauté source et gage de douleur. Beauté, Désir, Douleur, trois stimulants de la sensibilité, que l’imagination apaise, éteint, entraîne dans ses profondeurs.

Il est des heures dans la vie où les raisons des choses semblent sur le point de nous apparaître, où, penchés sur nous-mêmes, nous apercevons nos profonds rouages et l’éclair luisant de nos machines.

Te rappelles-tu, il y a sept ou huit ans, certaine visite à Mistral, en Provence ? Nous avions passé une journée admirable, dans la lumière et la poésie et le grand créateur de rêves nous avait grisés de son verbe, autant que d’un vin merveilleux. Vers la tombée du crépuscule, on prit le chemin de Tarascon. C’était l’époque des vendanges. Des voitures lentes frôlaient notre rapide voiture, chargées de travailleurs aux fiers visages et de filles d’une souplesse païenne. Comme toutes ces faces étaient blêmes, au-dessus de la route blême au-dessous d’un ciel exaspérément rose, où flottaient des vapeurs tièdes ! Aux croix, les vendangeurs avaient pendu des grappes, offrande antique. L’allégresse, la force et la joie du travail s’harmonisaient dans cet air léger, tellement que cela devint glorieux et que nos yeux se mouillèrent de larmes, comme quand la beauté lève brusquement ses voiles… (Un silence. Après réflexion.) C’était bien cela, tout à fait cela : Beauté, Désir, Douleur.

Moi. — Ces phases d’exaltation sensible devaient être l’état normal d’un Shakespeare ou d’un Balzac. Ils ne voyaient le monde extérieur qu’à travers le monde qu’ils portaient en eux, la lorgnette de leur Imagination. Aussi tous leurs personnages, si rapprochés soient-ils de la réalité, portent la marque du Maître, quelque chose de hagard et d’excessif, qui nous paraît de temps en temps choquer la raison et cesse de nous émouvoir. Le Roi Lear, le Père Goriot deviennent des monstres de l’amour paternel, à force de manifester cet amour.

Et ne trouves-tu pas que ces outrances soient encore une preuve de l’origine intérieure de ces œuvres colossales ? La plupart des hommes n’ont pas de sentiments complets, de sentiments purs, tels qu’ils sortent de la forge des âmes héroïques. Ils ne boivent pas sans frelatage le vin de l’Amour, celui de la Haine, celui de la Pitié, celui de la colère, etc.. Ils se contentent de vagues mixtures, et la haine de celui-ci est en partie maintenue par la crainte, et la pitié de cet autre est limitée par son égoïsme, et le remords de ce troisième est éteint par sa fureur. En un mot, chez la majorité des humains les passions s’amoindrissent par le contact et le mélange. Elles perdent leur tranchant, leur aigu, leur couleur. Elles deviennent faibles et sans intérêt puisqu’elles cessent d’avoir en elles de quoi déterminer de grandes actions.

Or, c’est chez les Imaginatifs, chez ceux qui ne craignent point d’outrepasser la réalité, que nous retrouverions, si elles quittaient le monde commun, les passions modèles, les passions-types. Ils les soumettent aux mouvements de leur âme, à sa fièvre, à ses soubresauts. Ils leur donnent cette beauté qui est d’aller, en dépit des événements, des obstacles, jusqu’à l’extrême réalisation, jusqu’à l’achèvement. Chacun de leurs personnages accomplit impétueusement, impérieusement sa destinée, et il chasse la vie devant lui ainsi qu’un grand nuage de poussière. Voici un avare : Grandet. Il sera avare jusqu’au délire de l’avarice. Ses mains, ses pieds, toute sa chair prendront la forme de son vice, ses regards auront l’éclat du métal, chacune de ses paroles sera craintive, ténébreuse, mais en même temps marquée d’un égoïsme dur, implacable. Voici un coquin : Philippe Brideau. Nul dans la coquinerie n’a été si loin et si férocement. On pourrait les prendre tous, tous les marquer au front d’un vice ou d’une vertu. Ce vice et cette vertu sont sans atténuation, sans mélange, tels que chez le premier homme.

Ces œuvres nous émeuvent tellement parce qu’elles sont du Vrai agrandi.

Mon père. — Ne touchons-nous pas ici au débat du Réel et de l’Imaginaire ? Bien que tu ne sois pas de ce temps, tu connais les criailleries qui accueillirent Flaubert et ses continuateurs, Zola, les Goncourt, moi-même. On ne pouvait nous pardonner d’introduire dans le roman les éléments ordinaires de la vie. Il est certain que, depuis, le réalisme s’est galvaudé, qu’il a roulé dans le vulgaire, et l’on a voulu voir une doctrine là où il n’y avait qu’une émancipation. Nous réclamions le droit de parler de tout, de traiter tous les sujets, de prendre nos caractères et nos tableaux dans toutes les classes. Il n’y a pas à nier que l’Assommoir soit un chef-d’œuvre, ni que Germinie Lacerteux en soit un autre. Nos opinions, bonnes ou mauvaises, ont donné un vif élan à la littérature nationale et de cela personne ne peut se plaindre.

Mais le vieux reproche est autre : « Vous voulez peindre la réalité. Alors vous serez des photographes, d’inertes miroirs, des phonographes, des appareils qui reproduisent ce qui tombe dans leurs embouchures, dans leurs tuyaux, et qui reproduisent tout, sans discernement, ni choix. Vous voulez peindre la réalité ; mais nous la connaissons trop, la réalité. Elle est là autour de nous qui, chaque jour, nous obsède et nous étreint. Ce que nous demandons à l’art, c’est précisément de nous arracher au réel, de nous montrer d’autres visages, d’autres cieux, d’autres pays que ceux qui sont autour de nous et dont le monotone contact nous lasse. »

Le reproche est spécieux. Il est troublant parce qu’il renferme une part de vérité. Tout à fait injuste, s’il s’agit d’écrivains comme Flaubert, Zola, Goncourt, il devient fondé s’il s’agit de scribes et de copistes imbéciles, appliquant sans talent des formules mal comprises.

Et le nœud du problème, c’est pourquoi je l’aborde en ce moment, le nœud du problème est tout entier dans l’Imagination.

Moi. — Je t’avoue que les aventures des grands personnages, des héros, m’intéresseront toujours plus que celles de petits bourgeois. Et j’appelle grands personnages non seulement des rois et des capitaines, mais aussi des philosophes, des écrivains, des artistes. Les colères qu’a provoquées ce qu’on a intitulé si grossièrement le naturalisme ont failli nous faire verser dans la littérature d’exception. Le symbolisme à ce point de vue fut une réaction inévitable.

Mon père. — Il ne s’agit ni de symbolisme, ni de naturalisme. Tu sais le cas que j’ai toujours fait des écoles et des classifications. Je les hais toutes. Je ne suis d’aucune.

Il s’agit ici de réalité et de vérité. Or, il n’y a rien en dehors du réel. Il n’y a rien en dehors du vrai. Et ces deux mots-là se retrouvent dans cette vertu : la sincérité. Remarque que ma formule est large. Un lyrique sincère est dans le vrai, lorsqu’il s’adonne au lyrisme, et, bien que déformant la réalité selon la loi et la construction de son cerveau, il demeure vrai quant à sa conscience. Il ne cherche point le faux sciemment. Un mystique sincère est dans le vrai quand il construit ses architectures de nuées et de vapeurs selon sa conscience et les déformations que celle-ci apporte au réel.

En d’autres termes, la réalité est soumise aux métamorphoses de l’imagination, mais sans elle, sans cette nourriture, l’imagination broierait à vide, s’affaisserait sur elle-même et deviendrait imbécillité ou folie. Et quels que soient la forme et le degré de l’imagination, son propriétaire est sincère vis-à-vis d’elle lorsqu’il expose ses produits tels qu’ils sortent de sa fabrique.

Il n’y a point de formes d’art. Il n’y a que des tempéraments. Or, ces tempéraments sont si nombreux et si variés qu’ils n’épuisent jamais le réel. Un esprit original, en arrivant au monde, peut projeter de reconstruire ce monde. Si longtemps qu’il dure, il n’utilisera point les innombrables ressources que la vie et les déchets de la vie présentent sans cesse à l’imagination.

Innombrables ressources ! J’ai beaucoup vécu. J’ai eu tout jeune la faculté d’observer ; et, quant à l’imagination, jai connu, pendant mon enfance, toutes les terreurs des corsaires, des explorateurs, des abandonnés. Eh bien, chaque jour j’ai une surprise, je fais une remarque nouvelle. Je reconnais surtout que je m’étais trompé. Se rendre compte de son erreur et l’avouer, c’est le commencement de cette science qui n’a pas encore de nom, et qui me paraît néanmoins la plus haute et la plus importante de toutes, puisqu’elle consiste à tirer de l’existence tous les renseignements que cette existence comporte, qu’elle enferme la morale, la psychologie, la physiologie, qu’elle ne détruit point la pilié et qu’elle n’exalte point l’orgueil, qu’elle n’a ni chaire, ni pédants, ni instituts et qu’elle porte en soi sa récompense.

Moi. — Cette science, où l’imagination trouve ses ressources, n’est-elle pas précisément l’école de la sensibilité ?

Mon père. — Elle est cela et autre chose encore. Tu as raison de dire qu’elle enrichit l’imagination. Cette science, les grands Imaginatifs, les grands observateurs du cœur humain l’ont portée en eux comme un organe nouveau, l’ont pratiquée comme on respire, comme on digère. Elle est à chaque page de Montaigne, présentée sous cette forme bon enfant et morcelée qui seule lui convient, car elle doit redouter les axiomes, déductions, formules et autres menottes. Elle doit porter la ceinture lâche. Pascal, qui l’a enrichie de quelques découvertes admirables, avait cependant l’imagination trop mathématique pour elle. Comme elle est la science de la vie, ce qui lui est nécessaire avant tout, c’est une imagination vivante.

Moi. — La crois-tu, cette science-là, destinée à un grand avenir ?

Mon père. — Plus grand qu’aucune autre. Depuis Auguste Comte et la Philosophie positive, les savants des sciences exactes s’imaginent que leurs progrès sont continus et indéfinis. Et ils regardent avec mépris les artistes, qui, disent-ils, ne progressent point. D’abord ne progressons-nous point ? sommes-nous stationnaires ? et n’est-il pas possible, sur la longue histoire des lettres et des arts, d’observer certaines modifications de ce Sensible et de cette Imagination dont nous nous entretenions tout à l’heure ? C’est un problème tout nouveau et qui ne manquerait pas d’intérêt.

Mais, en dehors de cela, il ne me paraît pas démontré du tout que le progrès scientifique soit continu et indéfini. En science comme en art, tout esprit original tend à quitter les routes frayées par ses devanciers, pour se tracer un chemin personnel. Il en résulte que fort rarement un corps d’étude, où de grands progrès ont été accomplis par un homme de génie, continue à solliciter l’attention des esprits supérieurs. Le champ de la science me semble ainsi couvert de magnifiques constructions inachevées.

Moi. — Si l’on étudie en ce siècle les mouvements et la marche de l’Imagination scientifique, on trouvera dans les découvertes une éclatante confirmation de tes paroles. Qui donc a repris depuis Bichat, l’étude macroscopique des tissus et de leurs relations, étude toute différente des travaux histologiques qui sont en vogue aujourd’hui ? Qui donc a repris, depuis Claude Bernard, l’étude approfondie des vasomoteurs et des sources de la chaleur animale ? L’École de la Salpêtrière a vulgarisé les travaux de Duchenne de Boulogne, mais elle a complètement abandonné les relations entre les groupes musculaires et les manifestations sentimentales, c’est-à-dire la partie la plus géniale de l’œuvre du grand méconnu. Il n’y a pas à parler en France de la science médicale pour ces vingt dernières années. L’esprit de concours et de coterie a tué chez nous toute initiative. Le champ est demeuré libre pour les intrigants et les sots, et il faudra encore quelques stades pour qu’une réaction se produise. Il semble que les admirables travaux de Pasteur, dont l’origine fut libre et hardie, vont sombrer dans l’officialité, et n’auront guère de continuateurs. Tu n’as pas tort de croire qu’entre la science et l’art les lignes de démarcation sont plus apparentes que réelles, et que là comme ici les progrès sont réalisés par des esprits indépendants, novateurs et briseurs de formules.

Mon père. — Certes, mais la science de la vie, dont nous parlions, pourra marcher à pas de géant, grâce à la multiplicité de ses points de vue.

On se partagera la besogne. Pour ce qui est de l’Imagination, ceux que passionnent les idées abstraites la considéreront sous cet aspect. Ils inaugureront ainsi cette philosophie de la sensibilité dont tu attends des merveilles et qui, en tous cas, nous sortira un peu des problèmes de la raison pure.

Ceux qui, comme moi, sont les zélés serviteurs du « concret », s’occuperont moins de l’Imagination en elle-même que des individus qui la manifestent. Les uns prendront les savants. Les autres étudieront les poètes. Des exemples, beaucoup d’exemples. C’est par les exemples qu’on dure. Vois Plutarque et Saint-Simon. Les amateurs de monstres étudieront les déformations de cette faculté sublime, les vicieux et les fous.

Moi. — As-tu grande confiance, quant à ce qui est des entreprises intellectuelles, dans les travaux en coopération ? J’espérerais davantage dans l’effort d’un seul. Un livre qui serait, pour l’Imagination, ce que le livre de Taine, par exemple, a été pour l’Intelligence. Un résumé clair et correct.

Mon père. — Je crois que la tâche serait lourde à un seul. Nous allons, si tu veux, chercher quelques-uns des principaux objets d’un pareil travail, et tracer, à grandes lignes, une sorte de sommaire général.

Moi. — Soit. Rien de meilleur, pour élucider ses propres idées, que de voir comment on s’y prendrait pour les exposer à autrui.

Commencerions-nous par définir l’Imagination, et, comme on décrit un continent, délimiter ses relations de voisinage ou de dépendance avec les autres facultés ?

Mon père. — Je ne suis point partisan des définitions dès le début. Puis les cadres du genre et de l’espèce sont bien étroits pour cette grandiose faculté. Ils éclateraient.

Il serait bon, je crois, de poser, dès l’entrée, ce capital principe que l’Imagination et la Sensibilité sont deux facultés connexes, ou que la Sensibilité est le réservoir de l’Imagination. Nous avons, tout à l’heure, suffisamment insisté sur ce point. Mais il est foncier et assurerait aussitôt l’originalité de notre travail.

Moi. — Ceci fait, avec exemples à l’appui (Balzac et Shakespeare conviendraient admirablement à notre démonstration), nous établirions la nécessité de considérer l’Imagination sous deux points de vue…

Mon père. — Le concret et l’abstrait : 1° Étude de l’Imagination chez les individus ; 2° Etude de l’Imagination en elle-même.

Après ce rapide préambule, nous entrons aussitôt dans le vif du sujet par quelques portraits de grands représentants de l’Imagination. Fidèles à notre méthode des exemples, nous prenons un poète, un savant, un philosophe, un artiste et un homme d’action. Nous nous préoccupons surtout de montrer que, dès qu’il s’agit d’une faculté vivante, cette faculté se modifie avec les formes innombrables de la vie. Nous recherchons des lois et des vérités, mais nous insistons sur les différences et les exceptions. Cette voie réduit l’erreur au minimum et supprime tout pédantisme.

Elle nous montre ce que nous sommes, de pauvres observateurs à l’aveuglette, et non d’arrogants théoriciens cernés dans leurs formules même fausses.

Comme poète, nous n’aurions pas de meilleur exemple que Hugo et en sous-titre : Ou la sensibilité au verbe, alors que le sous-titre de Lamartine serait de préférence : Ou la sensibilité à la période, et celui de Baudelaire : Ou la sensibilité à la justesse. Pauvre Baudelaire ! C’est cette recherche du terme exact qui l’a tué.

Quant à Hugo, si nous rapprochons sa sensibilité verbale de la sensibilité au froid et au chaud par exemple, nous voyons que ses plus admirables poèmes sont de véritables frissons. Frissons prophétiques d’ailleurs. Dans l’habitude de la vie, par le frottement et l’effritement, la plupart des mots se sont banalisés, et nous employons des termes sans force, privés de sang, des anémiques. Hugo, grâce à sa sensibilité verbale, a rendu aux mots toute leur énergie, tous leurs reflets. Cette sorte de miracle s’opère surtout chez lui par l’enchâssement du mot dans la phrase. Il le présente, comme les bijoutiers présentent certains bijoux, au point le plus lumineux et de telle façon qu’il brille d’un éclat insolite et ardent. Le mot chez lui suit sa trace fraîche, comme le papillon suivait le filet d’arrosage, et en plein XIXe siècle, il restitue au vocabulaire toute la force ardente du XVIe alors que les termes d’un emploi neuf brillaient et flamboyaient au soleil de l’idée.

Moi. — Cette sensibilité verbale a un écueil. Quand Hugo se trompe, il se trompe grandiosement. Il prend les sonorités pour des raisons, les allitérations pour des preuves et il se contente alors de calembours purs et simples. Cela lui arrive surtout lorsqu’il s’attaque aux idées ou à ces semblants d’idées dont s’enorgueillissent les lyriques, telle que : la brièveté de l’existence, la probabilité d’une justice supérieure, la difficulté à se guérir de l’amour, la cruauté du remords, la joie de la liberté, etc. Dans ces lieux communs, le moulin de Hugo broie à vide. Il déplace toujours la même force d’air, que son sujet soit beau ou qu’il soit banal, de sorte que ses chutes sont colossales.

Mon père. — Il est assez curieux de comparer l’imagination de Hugo à celle de Chateaubriand. Chez celui-ci se trouvent réunies à la fois la sensibilité au verbe et la sensibilité à la période. Il excelle surtout dans la promptitude et la fulgurance de ses assemblages descriptifs : une épithète heureuse et neuve, un beau substantif, abstrait et mat, ou d’un éclat sourd. Aussi Chateaubriand nous ensorcelle. Cette méthode est si caractéristique que deux lignes de lui sont immédiatement reconnaissables.

Il semble que la phrase de Chateaubriand ait conservé le rythme et le mouvement marins. Ses élans accourent du fond de l’horizon, avec écume et tumulte. Leur retrait est large, aisé, majestueux. Un autre exemple de sensibilité à la période, Gustave Flaubert, est seul à avoir, au même degré que lui, cette plénitude verbale qui satisfait sensuellement l’esprit à la lecture. Mais c’est la Normandie en face de la Bretagne.

Moi. — Combien j’ai senti vivement, un matin, après une nuit fatigante en chemin de fer, cette parenté de Chateaubriand et de sa sublime inspiratrice la Mer ! Je fis le pèlerin au rocher du Grand-Bé. Une pluie fine et pénétrante pulvérisait l’horizon de Saint-Malo. Les mouettes piaulaient dans l’air humide, et le long des faubourgs de la ville, ces faubourgs creux et verts, battaient les tambours de l’école militaire. Je m’assis près de la balustrade qui protège l’auguste sépulture. Le splendide horizon ne m’exaltait certes pas davantage que le nom rongé dans la pierre, mais il me le fit comprendre. Il avait, l’auteur de René, le courageux poète placé à l’entrée du XIXe siècle comme un aigle sur son roc, il avait le rythme du large. Dans chacune de ses phrases, comme dans les gros coquillages de sa chambre d’enfant, est recroquevillé l’espace humide où tournoient les criards goélands. Ce que je vois au-dessus de son œuvre, pesant, impénétrable et sans bornes, c’est le ciel marin, père des brouillards et de la détresse, le ciel hasardeux, mélancolique, que consultent des regards inquiets. C’est ainsi qu’au milieu des lames, dans leur majestueux tumulte et coiffé d’une étendue grise, le phare de la langue française illumine notre époque maussade. Les sensations, en traversant cet homme, prenaient une ampleur insolite, La pluie, le vent, la forêt et la mer, ou, par contraste, les grandeurs et les détresses humaines, déferlaient du fond de son cerveau et sur le rocher de la phrase, creusaient amplement des figures. Et toujours cette imagination de grand oiseau nomade fut tournée vers la Mort, son soleil noir ; c’est l’idée de la mort qui le gonfle de mélancolie, et d’un mépris si magnifique que le monde en est obscurci, d’une ironie hautaine et courageuse qui s’attaque jusqu’à l’autre gloire, à l’aigle d’en face : Napoléon.

Mon père. — Ah ! grande imagination bretonne, imagination contraire à ma race, mais que j’admire passionnément : l’océan, le nord et les brumes. Dans la petite maison jaunâtre, l’aube naissante, j’ai bu l’eau-de-vie. Et je m’embarque sur le bateau-pilote qui quitte le port de Quiberon, et l’âme bretonne est autour de moi… (Après une courte réflexion.) Chateaubriand, Lamennais, Renan, les plus beaux révoltés du siècle, les grandes figures taillées dans le granit, que balaie l’embrun de la gloire. Et les dures images qui les hantent ce sont celles de leur vieux pays noir, héroïque, où luttent la mer et l’homme.

Moi. — N’est-ce pas ici que nous devons remarquer, chez ces esprits puissants, l’extraordinaire empreinte des images qu’ils eurent dès l’enfance sous les yeux ? Pénétrant leurs cerveaux à l’époque où ceux-ci étaient les plus impressionnables, elles en devinrent partie intégrante, elles se développèrent avec eux. La mer, le ciel, les forêts, les montagnes, voilà leurs perspectives naturelles, les horizons qui ne se perdront plus. Ils se sont insinués en eux par la lente attention du jeune âge, ou dans ces minutes d’exaltation sensible qui sont la vie profonde de l’individu. Tel nuage, telle nuance de l’eau, telle forme d’arbre, de fleuve ou de plaine sont les fantômes qui les hanteront, et donneront à leur œuvre cette majesté, cette grave apparence qui n’appartient, hors d’eux, qu’à la nature. Confidents des secrets sublimes que les choses chuchotent à l’enfant, ils conserveront, devenus hommes, l’éternelle majesté des espaces.

Ainsi la phrase de Chateaubriand s’ouvre sur des horizons qui nous troublent. Ainsi celle de Victor Hugo participe à la rosée matinale, subit la lourde chaleur du midi, s’endort dans l’or du crépuscule. Ce qu’avaient contemplé les petits yeux, dans la fièvre et les mirages de la croissance, cela s’agrandit avec les années. Les images appellent les images. Il apparaît d’abord, dans le vague tourbillon de la mémoire, ce coteau rose où descendait l’ombre. La mélancolie de cette minute, les sentiments qui se greffaient sur elle, viennent ensuite, comme à l’appel du chien de berger se pressent les moutons titubants. Et les sentiments de l’adolescence ne font qu’exalter ces tableaux. Quand l’amour apparut dans le cœur ardent du glorieux, il s’adjoignit d’abord toutes les forces vives de la prime jeunesse, les triomphants réveils, les journées brûlantes de désirs encore inconscients. Comme l’amour rend tout plus beau et plus riche, il fait jaillir du souvenir une multitude de sensations aiguës et brillantes dont se nourrissent la prose ou les vers.

Une jeune fille qui chante en filant son rouet, voilà pour Gœthe l’image la plus vive de la chasteté et de la grâce. Elle revient maintes fois dans son œuvre. Que Claire attende Egmont, que Marguerite attende Faust, le ronronnement du rouet berce cette attente amoureuse. Je me suis toujours figuré que Gœthe enfant avait eu ce spectacle. Si, dans les œuvres des plus grands poètes, on faisait la part des premières années, au point de vue de l’imagination, cette part, j’en suis sûr, étonnerait. Elle étonnerait parce qu’on oublie toute la vivacité des sensations premières. Mais bien qu’engourdies elles demeurent vivantes chez les hommes les plus ordinaires, et quelquefois elles viennent à l’improviste égayer ou attrister l’âge mûr par leurs visages aux lignes imprécises.

Mon père. — Chez ceux qu’a touchés le génie, ces sensations sont un perpétuel trésor. Vois-les, Gœthe, Hugo, Chateaubriand, Renan, tourner la tête en arrière, avec un sourire mélancolique. Vois-les se courber sur leur berceau. Mais, au plus intime d’eux-mêmes, il est des régions inexplorées d’où leur montent de singuliers rêves. Ce qu’avaient touché leurs petites mains, ce qu’avaient vu leurs yeux, tout cela les hante et nous hante. Leurs plus belles pages sont mouillées de jeunesse.

L’imagination d’ailleurs va sonder les zones inconscientes. Dans les ténèbres de notre âme elle plonge et ramène des songes miraculeux, ce qui nous frôla, ce qui nous tenta, ce qui nous troubla surtout, quand nous faisions l’essai de nos sens et que nous comprenions quelques-unes des formes du vaste monde.

Moi. — La première fois que je feuilletai la Manyouta d’Hokousaï, ces admirables albums où s’est : essayé le génie du plus impressionnable des dessinateurs, j’ai eu l’intuition de ces formes errantes. Gœthe disait que noire imagination ne pouvait tracer aucune ligne, aucune apparence, qui n’existât dans la vie, à l’état de réel ou de possible. Il semblerait vraiment qu’Hokousaï ait puisé, autant en lui-même que dans l’immense réservoir de la nature, cette foule troublante d’arbres, d’animaux étranges, de mouvements, d’attitudes, d’objets dont il se délivrait par le dessin. Aussi bien que Balzac et Shakespeare, ce puissant artiste traçait sur le papier non une copie du monde extérieur mais, une série de projections de son propre cerveau. Lorsqu’il nous parle de ses rêves et lorsqu’il s’ingénie à les retracer, avec quelle vigueur et quel relief ! nous devons entendre par là qu’il avait rêvé la nature.

Mon père. — N’est-ce pas ce que font les enfants ? Tandis que le monde s’épanouit autour d’eux et se prête aux délicats tentacules de leurs sens, un monde parallèle bouillonne en eux, dont ils ne sont nullement les maîtres. La rencontre de ces deux circuits, son confluent mulatière, crée leur originalité géniale.

Et puis, ce qu’a saisi l’imagination de l’enfant, tout comme ce qu’a saisi l’imagination de l’artiste, est en mouvement perpétuel. L’enfant et l’homme de génie voient bouger les choses immobiles. Ils sont frappés par les concordances, les analogies, ils aperçoivent cette trame serrée de la nature, où tout se tient, où tout s’accorde, dont l’envers même est sans déception. Car l’envers, c’est la science et l’ordre dans lequel les fils s’entre-croisent, alors que l’endroit c’est l’art et la beauté. Quand Albert Dürer juxtapose une natte de cheveux et un jet d’eau, il tisse le monde comme un enfant, par ses ressemblances extérieures.

Ces réflexions nous ont écartés des poètes, mais il est permis de vagabonder lorsqu’on s’occupe d’une faculté vagabonde. Il y eut, en notre siècle notamment, des imaginations poétiques et littéraires bien étranges et qui conviendraient à notre musée : chez les Anglo-Saxons et chez les Allemands, encore plus que chez nous, il me semble, car les images du nord, troubles, innombrables, naissant les unes des autres, sont très différentes des images du midi, d’où la clarté n’est jamais absente. Ainsi le veut la loi latine.

Moi. — L’héritage aryen s’est scindé entre deux grands capitaines. J’avoue que je t’accusais jadis d’exagération lorsque je te voyais donner aux questions de race une telle importance. Mais, aujourd’hui que ma culture s’est élargie, je vois bien que tu as raison. Ce sont, comme toujours, les grosses causes qui déterminent les gros effets, et la théorie des petites causes, la théorie du nez de Cléopâtre est un trompe-l’œil, car il eût fallu bien d’autres motifs que le paradoxe de Pascal pour que changeât la face du monde.

C’est par les écrivains, les poètes et les artistes en général que l’on peut le mieux apprécier l’influence de la latitude sur les imaginations. Les images du nord sont tumultueuses, lourdes, chargées de ferments. Il faut se garder des analogies faciles, mais elles sont bien les filles des brumes, les Walkyries du dieu Wotan, qui parcourent tous les points de l’espace dans un galop furieux. Des poèmes de Robert Browning, pour en citer un au hasard, aux poèmes de Frédéric Mistral, telle est à peu près la distance.

Mon père. — L’imagination méridionale est avant tout violente et rapide ; mais, dans sa frénésie, elle garde des rapports avec la raison, des attaches solides. Sa clarté est quelquefois plus apparente que réelle. Il est des sources fraîches dont la limpidité masque la profondeur. En tous cas, elle ne se grise point avec elle-même. Elle n’a rien de somnambulique, ni d’artificiel. Elle reste adhérente à la vie. Les écrivains de race méridionale ont quelquefois fait des efforts pour s’arracher à leur tempérament, devenir nébuleux, abscons et symboliques. La clarté latine est là qui les bride, les enserre et les contraint, malgré qu’ils en aient, à demeurer dans le compréhensible. Ces contorsionnements m’amusent. Sans doute, elle semble banale l’hypothèse des horizons clairs qui obligent l’imagination à rester translucide et directe. Mais n’est-elle pas juste et sans réplique ?

En dehors des questions de race et parallèlement à elles, quoi de plus amusant, de plus gai que le cas de Népomucène Lemercier, l’auteur de la Panlujpocrisiade. C’était certes un homme d’imagination, mais d’imagination latine. Et plus le malheureux voulait échapper à la netteté, aux qualités foncières de son esprit, plus les bandelettes du bon sens l’étreignaient fortement et le rendaient inapte à toute divagation artistique. Il fut étrange, mais d’une étrangeté classique, obéissant aux règles et à la règle, enfermé dans un moule bizarre.

L’imagination septentrionale, et je te prie de ne voir aucun blâme dans mes paroles, est, par contre, naturellement complexe. Il eût sans doute été impossible à Carlyle, aussi bien qu’à Browning ou à Jean-Paul Richter ou à Walt Whitmann de s’exprimer d’une façon claire. Ces souterraines analogies, dont nous parlions tout à l’heure, ce réseau obscur de l’univers les obsédaient jusqu’au délire. Leurs beautés sont des torches puissamment agitées dans les ténèbres.

Les explications de Carlyle, celles de Jean-Paul ne font que renforcer la nuit. Ils se meuvent aisément dans le mystère. Les consonances semblables, les heurts de mots et de formules, les allitérations prennent, en leur style, un aspect sibyllin, source de perpétuelles rêveries.

Moi. — N’éprouves-tu pas, toi Latin, une sorte de répulsion ou de méfiance devant ces tissus de symboles, ces pierres précieuses où sont en suspension des vérités et des énigmes de couleur ?

Mon père. — Il est des heures où les troubles images me séduisent. Je comprends à merveille qu’une classe d’esprits s’y délectent et refusent toute autre nourriture. Elles blasent le palais. Le reste semble fade. Je reproche seulement à l’obscurité de ne renfermer souvent qu’un objet de peu d’importance, qui, transposé en termes simples, n’attirerait pas l’attention. Il est permis aux poètes, quand un tourbillon d’idées, d’impressions vagues les assaillent, de traduire ces idées et ces impressions dans la suite même où elles se présentent, heureux ainsi d’avoir pu fixer le mystère. Ce qui est répréhensible, c’est d’obscurcir volontairement son discours.

Il est bien des moyens, pour une imagination septentrionale, d’être sincèrement ténébreuse. Tantôt les analogies, tout le miroitant cortège d’un mot ou d’une pensée, entraînent la plume et la raison. Tantôt, le poète creuse en profondeur, tel Swinburne, par exemple, arrive à des régions inexplorées et noires, où seule le guide sa petite lampe fumeuse. Tantôt les impressions lyriques se présentent à l’esprit avec un grand tumulte, une vapeur que respecte celui qui les transmet. Tantôt une extrême concision, la louable recherche d’une formule précise et rare rassemblent des mots d’un sens étroit et dur qu’on a de la peine à briser.

Les amateurs de ténèbres ont raison d’alléguer que nous sommes environnés de mystère, ou, suivant la jolie excuse de Stéphane Mallarmé, que l’on écrit avec du noir sur du blanc. Mais n’est-ce pas une convention primordiale, et sans laquelle toute œuvre d’art deviendrait impossible que l’on se croie avant de raconter, de peindre, de manifester d’une manière quelconque, en possession d’une certaine stabilité, d’une certaine lumière, de certaines lois à l’abri desquelles fleuriront le livre, le drame ou le tableau ? Ce qui fait l’obscurité de quelques-uns, c’est qu’ils remettent tout en question dès la première ligne. Ils se meuvent alors dans un monde artificiel et terriblement complexe, où les mots ont un sens imprévu, où les sonorités s’attirent et se repoussent, et tout se passe comme dans les rêves, quand aucune volonté ne guide plus des apparences d’actes, et que l’on flotte dans l’indéchiffrable.

Moi. — Par les noms d’Hokousaï et d’Albert Dürer, nous sommes arrivés à l’Imagination chez les dessinateurs et les peintres. Il y a ici deux sensibilités bien distinctes : celle à la ligne et celle à la couleur : Léonard et Rembrandt, par exemple.

Mon père. — Une première et importante remarque, c’est le duel de la lumière et de la couleur, auquel Taine dans sa Peinture italienne, aussi bien que dans sa Peinture flamande, ne semble pas avoir apporté une suffisante attention. Cet antagonisme est réel. L’image la plus vive en fut pour moi un genêt d’Espagne qui se trouvait justement dans la petite maison d’Eugène Delacroix que nous habitions alors. Ce genêt, quand venait le soir et que le soleil s’éteignait, flamboyait comme un ostensoir.

Moi. — Cette remarque se confirme par une visite à tel grand musée du nord, celui d’Amsterdam, par exemple. Les Rembrandt, les Hals, les Terburg, les Vermeer de Delft ont été les rois de la couleur. Et, dans leur pays, un ciel bas et grisâtre ou bien un ciel neigeux conviennent surtout aux nuances adorables des maisons et des canaux. Les couleurs, en ce cas, sortent avec une violence extraordinaire. L’on comprend qu’elles aient en quelque sorte forcé les yeux des peintres et aidé à la création des premiers parmi les réalistes.

Quant à l’imagination, elle est ici dans le détail, dans l’exactitude et dans l’intensité. Rembrandt imagine un monde spécial, une atmosphère chaude et somptueuse, où l’ombre a des lourdeurs de velours ; ses visages et ses corps sont toujours placés à l’intersection de cette lumière et de cette ombre, de sorte qu’ils s’alternent d’or, de roux et de ténèbres.

Si dangereux et décevants que soient les parallèles, il ne me semble pas qu’on ait eu tort de comparer l’imagination de Rembrandt à l’imagination de Shakespeare. Comme le peintre hollandais, le dramaturge anglais a son atmosphère bien à lui, telle qu’une émanation de son génie, et ses personnages jouissent par alternatives d’une richesse dorée ou d’un noir compact qui les rapprochent des inoubliables capitaines de la Ronde de nuit, des stupéfiants Drapiers. Les vertus et les vices, les douceurs et les violences, les rêveries et les actes font ici l’ombre et la lumière.

Un autre ordre de réflexions m’est venu, toujours à propos de Rembrandt, comme je visitais le musée de Madrid, et comparais mentalement ses merveilles aux merveilles du musée d’Amsterdam. Il m’apparut que les imaginations de Velasquez et de Rembrandt différaient du tout au tout. Cela se traduit par la manière d’apprêter le chef-d’œuvre. Que l’on s’approche du portrait de sa mère, du maître hollandais et qu’on cherche les traces du travail, de la fougue, le coup de pinceau. Aucun effort, aucune subjectivité, pour parler le langage des pédants, n’est apparent. Le peintre a rendu la vie dans son relief et sa chaleur, mais il demeure impersonnel, et cette vie est recouverte d’un glacis où le vestige laborieux n’est plus visible.

Que l’on s’approche, au contraire, des Fileuses de Velasquez. Ce qu’un cerveau d’homme de génie renferme de brutalité dirigée, de véhémence subtile, d’audace domptée éclate aux regards par la furie du pinceau, la frénésie des empâtements, les jets brusques de gris, de rose, de noir, de ces couleurs ardentes et mates dont il emporta le secret. Une hallucination s’empare de vous en présence de cette fougue glorieuse. On croit voir travailler l’artiste. On croit le voir tracer une main qui tourne en cinq coups de pinceau, jeter une broderie par quelques raclements du couteau, enfermer dans une perle le reflet d’une figure, dans une figure le reflet d’une race.

Voilà-t-il pas, nettes et décisives, deux formes d’art distinctes, deux inspirations opposites ? Lorsque Rembrandt eut achevé le portrait de sa mère, Rembrandt disparut. Dans la toile des Fileuses, Velasquez est toujours présent. Il livre ses secrets et semble défier ses successeurs.

Mon père. — D’après ceci, son imagination se rapprocherait plutôt de celle de Franz Hals, dont la fougue est aussi apparente. Je me rappelle une salle à manger entièrement tapissée des panneaux de ce peintre. C’était la vie même.

Moi. — Ô le petit musée de Harlem, en face de l’église, sur la place provinciale ! Autour d’une table, à l’occasion de bombances d’arquebusiers, toutes les formes de la sensualité humaine ont leur type manifeste et hardi. Voici, au paroxysme, l’imagination représentative : les timides, les arrogants, les farouches, et ceux qui se réconcilient et ceux qui se haïssent sourdement.

Tout à côté, les vieilles régentes, aux visages ridés, aux mains tremblantes, signifient la décadence des chairs, l’usure lente, la chute de la vie. L’une d’elles, par exception, a une figure onctueuse et cirée, une véritable patine qui la rapproche de l’ivoire jauni. Plus qu’aucun artiste, Franz Hals a prouvé que l’on pouvait être symbolique par l’exacte représentation du réel.

Mon père. — Je songe à un autre peintre, Espagnol celui-ci, mais d’une extraordinaire sensibilité à la cruauté et à la douleur et d’une imagination obsédante : Goya. Qu’il s’ingénie aux courses de taureaux et remplisse l’ombre de figures, de spectateurs enthousiastes, tandis que l’acteur principal, noir et trapu, la bête s’élance au son des trompettes fatales ; qu’il creuse les Horreurs de la guerre, d’un burin inéluctable et sauvage, les scènes d’Inquisition sanglantes, les bouches de Moines distendues par une sainte férocité ; qu’il se laisse aller aux élégances, aux caprices, aux sourires pervers de petits visages roses, il demeure angoissant et cruel par la force de la réalité, même par celle de la couleur qui parcourt toutes les nuances du sang sec ou fluide, en jet, en nappes, en taches. Il représente une époque barbare.

Moi. — Si nous laissons de côté l’imagination technique des peintres, en tant qu’elle touche au dessin et à la couleur, l’autre partie de leur esprit semble, pour la plupart, assez voisine de l’art dramatique. Mais ce n’est pas, à mon avis, dans leurs tableaux mouvementés et décoratifs que Rembrandt et Velasquez sont le plus géniaux. Ils rendent merveilleusement le perpétuel drame statique de l’existence, celui qui est en un sourire, en une bouche finement plissée, en un geste, ou bien encore en une fenêtre par laquelle on découvre un intérieur, un jardin, une réunion d’hommes, ou en un seul homme, bouffon de cour, philosophe, en une infante, en un cheval. C’est une théorie généralisée parmi les hommes du métier que la peinture ne doit pas exprimer des idées. Il paraîtrait plutôt qu’elle dût les exprimer à sa manière, et l’imagination des grands peintres peut être tout aussi riche et troublante que celle des grands dramaturges. Elle a l’avantage de nous restituer le dramatique ou l’ironique muet, immobile et interstitiel de la vie, ce que le drame réalise difficilement puisqu’il est sans cesse en agitation et en rumeur. Mais, à certains moments, les arts se rapprochent et diffusent l’un vers l’autre. C’est ainsi que les drames d’Ibsen, avec leurs personnages longuement silencieux, si préoccupés des regards, du fugitif des choses et de l’immuable d’eux-mêmes, ne sont pas sans rapports avec les tableaux de la grande époque hollandaise, lesquels sont l’apothéose de la vie intime et intérieure, dont quelques-uns renferment une telle somme de tragique.

C’est lorsqu’on lui donne peu de matériaux, mais ordonnés et sincères, que l’imagination se surexcite le plus vivement. Est-il dans tout le théâtre moderne une scène plus impressionnante que cette réunion de drapiers, que ce conciliabule de régentes autour d’une table ? Que discutent ces hommes à têtes de chats, ces vieilles à têtes de fouines, nous l’ignorons. Ce qui nous émeut, c’est l’expression de leurs visages. Malgré leur mutisme, une quantité de paroles profondes, un dialogue à la Shakespeare nous paraissent sortir de leurs bouches aux lèvres minces et roses.

Mon père. — C’est un pareil dramatique que nous impose la vie courante par les rapides spectacles de la rue ou de la campagne. Un vieux qui lit à une fenêtre ou à un balcon, une vieille qui greffe ses rosiers, un jeune homme ou une jeune fille assis sur une terrasse au crépuscule, un paysan dans la plaine, tous ces êtres, courbés par la monotonie de l’existence, sont les images intérieures que nous feuilletons dans nos rêveries. À notre insu nous créons sur eux, autour d’eux, de petites histoires. Nous forgeons des circonstances. Et je crois bien que des artistes ne sauraient être trop riches en visions de ce genre. Elles les guident vers la vérité, l’inclinaison de la lumière, l’expression des figures, les attitudes caractéristiques, le geste calme et les regards ; et c’est l’assemblage de ces éléments qui réalisera la beauté. Pour ma part, je n’ai jamais cessé de nourrir mon imagination de ces spectacles. Beaucoup sont demeurés si vifs dans ma mémoire que je ne sais plus s’ils appartiennent à l’art ou à la vie.

Moi. — La peinture hollandaise me fait songer à un des phénomènes les plus singuliers de l’histoire de l’art et, par conséquent, de l’imagination. Il est des époques où les esprits s’exaltent pour la peinture, comme au XVIIe siècle en Hollande, pour l’art dramatique, comme au XVIe siècle en Angleterre, comme en Espagne, comme au XVIIe siècle en France. On assiste soudainement à une éclosion simultanée de génies fort dissemblables, mais tous abondants, tous marqués par l’amour de la vie et de ses formes, tous observateurs de fenêtres. Cela dure vingt, trente, quarante ans, et les chefs-d’œuvre succèdent aux chefs-d’œuvre ; et l’art fait des pas de géants, se raffine ici, s’exalte là, brille d’un éclat incomparable. Puis, tout à coup, une main inconnue emporte les flambeaux. Mab s’enfuit avec un petit rire. Les ténèbres se font. Le sens de la vie est perdu. C’est le règne d’œuvres plates, d’allégories, d’imitations. Après Rembrandt, voici de Lairesse. Après Racine, voici Voltaire. Comment expliquer ces métamorphoses ?

Mon père. — On les constate. Chez l’homme le mieux doué, la sensibilité n’est pas continue. Elles sont fréquentes, chez l’artiste, les heures maussades, « sans grâce », comme je les appelle, comparables à cette sécheresse redoutée des théologiens. Les physiologistes ne démontrent-ils pas l’insensibilité périodique du cœur ? Il est remarquable que ces phases-là succèdent aux périodes d’exaltation, à ces griseries où la nature livre ses secrets. Ce qui se produit chez l’individu est sans doute répété par la race. Il faut aux imaginations des périodes de silence, des répits. Le flambeau de Lucrèce tombe alors par le stade.

Moi. — Il est un art depuis longtemps tacite, le plus impressionnant de tous, puisqu’il est de l’histoire figée, l’architecture. Comme on l’a dit : la pierre ne parle plus. Qui nous expliquera jamais pourquoi, à une époque déterminée, le sol s’est hérissé d’une moisson d’églises qui criaient leur foi vers le ciel ? En dehors de la religion, il y eut des palais, des édifices grandioses, même de curieuses habitations bourgeoises. Tout est fini. Par hasard, dans une ville inconnue, une promenade à la nuit tombante, qui estompe les laideurs actuelles, nous laisse deviner, telles que des dentelles grises, les vieilles beautés lyriques de l’architecture. Mais, pour nos contemporains, voilà un sens mort et perdu.

Mon père. — Il n’en est pas ainsi de la musique. Wagner fut un phénomène en ce siècle, comme il en sera un pour tous les temps, et nul plus que lui n’est fécond en remarques de tout genre.

C’est un homme d’un autre âge. Pourtant il a trouvé le chemin de nos nerfs et de nos cerveaux plus aisément qu’on n’aurait dû le croire. Si l’imagination a des représentants, celui-ci est un des colosses. Imagination septentrionale d’ailleurs où toutes les beautés, tous les défauts du nord ont leur empreinte. Il insiste, il insiste avec violence, avec ténacité, impitoyablement. Il craint qu’on n’ait pas compris. Ce langage de motifs, qu’il a imaginés et dont il fait un si magnifique usage, a le tort de nous donner parfois une impression de lassitude, de satiété. Chez ses odieux et multiples imitateurs cela devient un véritable supplice, rien n’étant terrible comme les idées imposées, les routines.

Il fallait bien cependant qu’il inventât ce système de motifs, pour l’alliance réalisée par lui du drame et de la musique, alliance si parfaite que ses personnages nous apparaissent habillés de son. Les motifs, en outre, les associent d’une façon inéluctable, et parfois fort heureuse, aux grandes circonstances de la vie, à leur destin. Enfin ils expriment des choses mystérieuses qui, dans le poème-livret, demeurent sous-entendues.

L’imagination, chez Richard Wagner, est si représentative, si violente qu’elle imprègne l’œuvre jusqu’à satiété de tous les bruits de la nature, et laisse aux épisodes une place restreinte. Dans le tumulte marin qui la submerge, la passion de Tristan et Iseult plonge, puis reparaît, puis replonge. Une même force invincible soulève les flots et les âmes. L’eau, le feu, la forêt, la prairie fleurie et mystique, le lieu saint, deviennent, dans le poème wagnérien, des personnages prépondérants. En ce nouveau paganisme, toute la nature est divinisée.

Votre génération est faite à ces splendeurs, à ce torrent d’héroïsme et de lumière, mais tu ne saurais te figurer l’impression que cette musique exerça sur ceux de mon âge. En vérité elle nous transforma. Elle renouvelait l’atmosphère de l’art. J’ai bien compris alors la vanité de toute discussion sur le réalisme, le lyrisme, ou le symbolisme. Il y a de tout dans Wagner et en tout il est admirable, car rien chez lui de pédantesque ni de bassement intentionnel. Tourné vers la Joie, il écrit les Maîtres chanteurs ; tourné vers la Douleur, l’Amour, la Mort, les Mères de Gœthe, il écrit Tristan et Iseult. Il utilise tout le clavier humain et tout le clavier surhumain. Le cri, les larmes, le déchirement du désespoir, le ruissellement de l’eau sur la roche, le souffle du vent dans les arbres, le remords sanglant de l’inceste, le chant du pâtre, les trompettes guerrières… Son imagination fourmillante est toujours surchauffée, toujours prête.

Excessive et fiévreuse, elle a, cette imagination, non seulement renouvelé la musique, mais encore bouleversé la poésie et la philosophie. Quoique les théories m’inquiètent, je les sens frémir chez Wagner, derrière chacun de ses héros. Les dieux parlent de leur destin, et du conflit de ce destin avec celui des hommes, et de la Fatalité antique, d’une manière quelquefois obscure, mais d’un emportement tel que l’on oublie de discuter. C’est le mur, le fameux mur de la Légende des siècles, peuplé de tubas, de trompettes Sachs, étincelant et tumultueux.

Moi. — Crois-tu qu’il serait possible d’analyser l’imagination d’un homme tel que celui-là ?

Mon père. — Tout s’analyse, mais ce serait dommage de démonter la divinité : que ses moyens, comme son orchestre, demeurent dans l’ombre. Sa sensibilité, d’un ordre tout spécial, m’apparaît surtout légendaire. Il est possible qu’il ait voulu des personnages à la taille de leurs milieux, et l’on voit malaisément des hommes ordinaires en proie à la mer de Tristan ou à la Foret de Siegfried. Qu’importe ! Il arrive à nous émouvoir avec ces passions supra-terrestres. Dans Tristan, l’humanité a une part plus grande. Ce sont bien nos blessures qui saignent aux flancs des amoureux, et que ne guérirait point la lance sacrée, celle que rapporte le héros.

Moi. — J’ai entendu des amoureux de musique soutenir cette thèse, que l’imagination musicale n’a pas besoin de l’élément dramatique en tant que manifesté par des personnages et les passions de ceux-ci : « Le drame, disent-ils, est dans la musique même, dans le développement architectural des diverses parties d’une symphonie, où tout se tient, s’enchaîne, et s’entr’aide, achève une véritable construction sonore. Les phases classiques de la symphonie sont calquées sur les mouvements de l’âme, avec une sagacité toute platonicienne, lorsqu’une émotion vive vient ébranler fortement cette âme et qu’elle chante après sa blessure. Andante, Adagio, Allegro, Scherzo, Finale. Voilà des stades de sensibilité que les philosophes n’ont point inventés, et qui correspondent au réel sublime, à celui dont l’intuition n’appartient, d’âge en âge, qu’à quelques privilégiés. »

Je suis prêt à être de cette opinion lorsque j’entends une symphonie de Beethoven. Il me semble même que mon émotion soit, à cette minute, d’une qualité plus grave et plus rare qu’à l’audition d’un fragment de la Tétralogie.

Mon père. — Dis donc que le chef-d’œuvre de Beethoven, plus ramassé, plus concentré, produit sur toi une impression totale en une durée plus courte qu’un drame, avec ses haltes nécessaires, ses changements de décors, ses longueurs explicatives. Or, dans notre étude, il faudrait tenir compte de l’élément durée.

Certains, d’un métal plus fragile, entrent immédiatement en branle et rendent un son d’enthousiasme qui cesse vite, comme il s’était produit. D’autres, d’un bronze épais et résistant, conservent les vibrations transmises. Il est des esprits lourds à se mettre en train, des imaginations paresseuses, qui, une fois séduites et captées, n’abandonnent plus aisément l’objet qu’on leur a donné en pâture. Elles le transforment de mille manières. Il est descendu si profondément qu’il n’est plus désormais question qu’il s’évade. Il est devenu partie d’elles-mêmes, de leur trame individuelle.

C’est ainsi que maints créateurs ont une originalité grande et restreinte. Tout chez eux va en intensité. Ce qui leur vient de l’extérieur subit aussitôt leurs lois et leur empreintes ; tandis que d’autres ont leur champ d’humanité bien plus vaste, ensemençable sur toute son étendue. Il semble que Beethoven appartienne à la première catégorie.

Tu parlais, à son sujet, de « sagacité toute platonicienne ». Cet état d’âme, auquel Platon a donné son nom, mériterait une place à part dans notre travail. Le « Platonisme », cela veut dire que l’Imagination se soumet à des lois qui lui donnent, en la modérant, en la guidant, plus d’énergie.

Celui qui ressent une impression vive et dont la sensibilité est extrême est porté à restituer au monde cette impression immédiate sous forme d’une œuvre d’art, tableau, poème ou symphonie : méthode toute instinctive et qui fait de notre cerveau une cuve de fermentation véritable. Elle emporte l’admiration soudaine de ceux, et c’est le plus grand nombre, qui réclament des secousses violentes. Mais toute une classe d’artistes, de penseurs et de philosophes, n’admet point que l’esprit ne s’impose par un rythme, n’obéisse pas à une certaine harmonie, condition supérieure et beauté de l’intelligence humaine. Ce que Platon enseignait à ses disciples, c’était la mesure, un équilibre mental qui ait les monstres en horreur, ne se satisfasse d’une improvisation hâtive et scoriaque.

De cette prise sur soi, de ces longues réflexions destinées à purifier les images, de cette ordonnance intime et somptueuse qui refrène le lyrisme, est né cet état d’esprit qu’a baptisé Platon et dont il fut certainement le plus bel exemple. Il se retrouve, cet état moral, à travers la littérature de tous les âges et l’art tout entier. Il se retrouve chez Beethoven. Il assure à l’artiste une beauté mystérieuse et contenue, et plus d’action sur l’âme humaine, puisque ce qu’il crée est soumis aux mouvements profonds, au rythme de cette âme lorsqu’elle s’occupe de pensées nobles.

Heureux les êtres d’imagination qui ont su commander à leurs images, qui n’ont point laissé s’échapper d’eux-mêmes, comme un torrent souvent bourbeux, les tumultueux produits de leur cerveau ! Cette concentration, cette maîtrise assurent, sans qu’on sache trop pourquoi, une longue durée dans l’admiration. C’est la volonté jointe à l’intelligence. C’est aussi la force de l’ordonnance, de l’équilibre.

Pour en revenir à la musique, j’ai vis-à-vis d’elle cette infirmité ou cet avantage de l’aimer tellement qu’il m’est difficile de faire un choix. J’aime la musique militaire qui passe, le bruit de la mer, le vent dans les pins. Ce qui m’enthousiasme chez Richard Wagner, c’est justement son impressionnabilité à tous les bruits de la nature, et comment cette nature imprègne et bouleverse son œuvre à la manière d’un ouragan. Son orchestre me berce et me roule. Sa douceur et sa puissance me font passer en quelques heures par les émotions les plus vives, ces émotions dont on ne peut ne pas être éternellement reconnaissant à qui les a suscitées, puisqu’elles nous révèlent à nous-mêmes. J’aime et j’admire aussi Beethoven, les vastes et calmes paysages qu’il sait aborder dans l’âme sonore, dans ce que j’appelle « l’autre planète ». La musique italienne m’enchante, et j’éprouve par Rossini cette étrange impression d’angoisse mélancolique que nous donne la vie excessive. Trop de frénésie, trop de mouvement ; il semble qu’on s’efforce d’échapper à la mort. J’adore Mendelssohn, ses délicieux tableaux de nature, la Symphonie romaine, la Symphonie écossaise. Il est certaines heures, vers le soir, où l’âme de Schumann me tourmente… L’énumération serait infinie. J’ai vécu par la musique, je suis un habitant de sa planète.

Moi. — De notre rapide incursion dans les arts nous avons, il me semble, rapporté quelques utiles remarques. Mais les arts ne sont pas toute la vie.

Il est des hommes chez qui l’imagination est perpétuellement bridée par la volonté. Ils sont pour nous intéressants à observer, car nous voyons là cette faculté aux prises avec une autre faculté qui la contraint et la limite.

Heureux ceux qui peuvent manifester pleinement les sentiments qui les agitent et faire partager leurs transports ! L’imagination de l’orateur, laquelle, comme tu l’as remarqué dans une formule célèbre, est souvent suscitée par la parole, cette imagination a, comme toute autre, ses licences, son ampleur, son libre développement. Elle s’augmente de la griserie particulière qui vient de l’auditoire à l’orateur, et lui verse constamment une énergie nouvelle. C’est lorsqu’il s’agit d’elle que la durée est importante, car la rapidité est sa condition première et celui qui imagine en public doit, avant tout, imaginer vite et juste. Juste, c’est-à-dire dans un sens et à l’aide de formules capables d’impressionner ceux qui l’écoutent. Aussi, l’art oratoire n’est-il trop souvent qu’une avalanche de lieux communs, car c’est le déchet de l’esprit qui se présente en premier à l’esprit.

Mais ce qui l’emporte en intérêt sur les phénomènes oratoires, c’est l’imagination chez l’homme d’action. Celui-ci, s’il est tourmenté par cette grande faculté, doit éprouver des déceptions et des satisfactions incomparables, puisqu’il est contraint de réaliser. Il en résulte que l’acte Imaginatif a chez lui moins d’importance que les moyens pour arriver au résultat. Et c’est l’équilibre de ces deux entreprises qui constitue la destinée du héros, comme dit Carlyle.

Nous savons bien ce que voit le poète, ou l’orateur, ou l’écrivain, pendant ses mirages d’imagination. Des mots, des consonances, à portée de son esprit, et plus haut d’étranges idées en perpétuelle métamorphose puisqu’elles vont entrer dans des corps variés, des costumes splendides, franchir les saisons et les climats, se fondre et se confondre avec d’autres, entraîner les foules, évoquer le passé. Il n’est vraiment rien de plus captivant pour l’esprit que de suivre la vie d’une image, sa longue et brève destinée, son origine, depuis le moment où elle se forme dans le cerveau de son maître, jusqu’à celui où, ayant couru le monde et réalisé sa force, elle tombe au réservoir commun des beautés de vitrines, des beautés qui n’ont plus d’action efficace.

Nous savons aussi comment voit le peintre quand il peint et le musicien quand il compose. Nous avons, tout au moins, sur tous ces états créateurs, des notions et des témoignages que nous élargissons en théories et qui contentent notre paresse intellectuelle.

Ce que nous ignorons complètement, en revanche, c’est la manière dont se comportent les images chez un homme d’action. De récentes hypothèses philosophiques, dont il faudra bien nous inquiéter tout à l’heure, accordent aux images une puissance effective. Il est certain que, vives et agissantes, elles tendent sans cesse à se réaliser. Elles sont motrices, selon le mot de Fouillée. Un beau tableau, une belle symphonie, un beau morceau de littérature ne nous versent pas seulement de la force. Il nous entraînent encore à leur suite et nous mettent dans l’état cérébral le plus voisin d’eux-mêmes. C’est ainsi que les chants guerriers et le bruit des tambours « versent l’héroïsme au cœur des citadins ».

Si tu admettais les caractères et définitions métaphysiques, je dirais volontiers que l’homme d’action est celui chez qui les images ont la plus forte tendance à se réaliser.

Mon père. — Ma crainte de la philosophie ne va pas jusqu’à me faire repousser sans examen une formule tout au moins commode. Ce que je reproche à ta définition, c’est qu’elle élude la difficulté et qu’elle s’en tire à l’aide de mots.

Voici un exemple, le plus grand, le plus frappant de ce siècle, Napoléon. En voici un autre, Bismarck. En voici un autre, Stanley. Notre époque moderne, à qui l’on reproche l’appauvrissement du sang, me paraît néanmoins privilégiée quant à la genèse des héros, car ces trois-ci sont caractéristiques.

Le plus proche de moi est Napoléon. Sa race méridionale fait que je le classe mieux, que ses formules me touchent davantage, que ses moyens me sont un peu plus clairs.

Il semble que son imagination fut, comme sa volonté, excessive, incessante, je dirai effroyable. Surtout elle fut « tenace » et, malgré sa parole célèbre, elle ne mourut pas toute à Saint-Jean-d’Acre. Ce qui la motivait et la suscitait, ce fut la sensibilité à la gloire et à l’autorité. L’exemple des grands capitaines et des conducteurs de peuples est sans cesse présent à sa pensée. Il les cite, il les invoque, il n’admet point qu’on les discute. Latin il l’est jusqu’à l’os par la rectitude, par la clarté, par le jugement. Il est même des moments où il se montre prud’homme, et, lui l’enthousiaste, timoré devant l’enthousiasme, se méfiant du premier élan. Il est rare que la passion et l’imagination ne soient point connexes et, jusqu’à un certain point, parallèles. Cet Imaginatif est un grand passionné. Nous nous en doutions bien un peu, mais les recherches de Frédéric Masson ont fait la lumière définitive.

Eh bien, dans un pareil cerveau, tous les projets les plus insensés, les plus grandioses, les plus démesurés, passèrent en traits de flammes. Je ne crois nullement qu’il ait borné ses désirs à ce qu’il crut pouvoir réaliser. Désir et images marchaient loin devant lui et sa volonté les suivait à distance, enragée contre elle-même et les autres lorqu’elle ne réussissait pas, et calculant les chances de succès avec une énergie, une audace méticuleuses, une continuité dans l’application, qui n’ont pas leurs pareilles au monde. Lorsqu’il remportait un triomphe, lorsqu’il satisfaisait son ambition sur un point, triomphe et ambition étaient depuis longtemps escomptés, et, nous en avons le témoignage certain, ne lui causaient plus de joie. Hélas, c’est le défaut de l’imagination en acte, qu’elle mange le blé en herbe et que le résultat semble toujours piteusement inférieur au désir.

J’ai eu un ami qui, perpétuellement heureux dans ce qu’il tentait, était aussi perpétuellement morose. Il adorait les voyages. Quand il devait en entreprendre un, il en parlait sans cesse et longtemps à l’avance. Il s’entourait de guides, de renseignements. Il questionnait tout le monde. On le trouvait au milieu des plans, des cartes, des photographies. Sur le point de se mettre en route, il avait déjà usé son plaisir. Son imagination, qui était grande, devint ainsi pour lui un fléau perpétuel. S’il entreprenait quelque chose, il se représentait par alternatives la réussite ou l’insuccès avec une force telle que ni l’un ni l’autre ne pouvaient plus l’impressionner. Cet ami m’a, par ce petit côté, rappelé le grand Empereur, l’lnamusahle. « J’ai bâillé ma vie », s’écrie Chateaubriand, autre imagination puissante.

Ce qui nous frappe et nous émeut aussi dans la conception de Bonaparte, c’est sa rapidité et son universalité. Rœderer nous le montre au Conseil d’Etat s’occupant de tout, méticuleux à l’excès, suivant les questions dans leur détail, interrogeant, notant, classant, donnant la parole aux inventifs. Et partout et toujours, dans son fauteuil, comme sur le champ de bataille, ce qui nous déconcerte, c’est la mise en œuvre d’une imagination admirablement souple, que les faits ne rebutaient pas.

Que les faits ne rebutaient pas. Par là, cette imagination diffère de tant d’autres plus surprenantes peut-être que la sienne, mais s’attaquant à des objets ou à des projets en dehors de la réalité. Et vraiment les tours d’esprit sont faciles si on les compare à la longue patience qui peut effectuer quelque chose.

Aussi Napoléon avait-il en haine ceux qui broient à vide, les moulins inutiles. S’il détestait les idéologues, c’est qu’ils représentaient des forces perdues, et rien n’irritait ce grand homme comme le gâchis et le déchet. Devant l’abus que l’on fait aujourd’hui des mots et des formules, on se demande s’il avait tort. J’éprouve, pour ma part, une sorte de déplaisir quand je vois la pensée humaine s’écarter de l’humanité et dépenser tant de ressources dans des spéculations creuses.

Moi. — Ne crois-tu pas que l’imagination des métaphysiciens ait son utilité lointaine ? Il me paraît que, dans cette vapeur, se préparent les grands événements. Ils sont, à coup sûr, le témoignage de l’inquiétude d’une époque. La pensée, privée d’objets immédiats ou les dédaignant, se prend elle-même comme étude. Dans la mise en question qu’elle fait de tous les problèmes, il y a une vertu révolutionnaire et, ne nous le dissimulons pas, la révolution perpétuelle est le meilleur état du cerveau. Les idées qui se figent et se fixent deviennent autoritaires et odieuses. L’Église n’est pas seule à donner l’exemple d’une philosophie de la liberté qui fournit des armes au despotisme. Tous les principes ont une tendance à devenir immuables et à tyranniser leurs victimes. La métaphysique a cela de bon qu’elle s’attaque à ces principes mêmes, au moment qu’ils se croient vainqueurs, les détruit et fait la place à d’autres.

Nous ne séparerons pas, si tu le veux bien, l’imagination des idées de l’imagination des actes. La haine de Napoléon pour l’idéologie ne nous fera pas oublier qu’il combattait lui-même en l’honneur d’une idéologie, la sienne, et qu’il voulait l’imposer à l’univers.

Mon père. — À cet homme, qui était un élément véritable, les éléments seuls purent marquer des limites : la chaleur en Espagne et le froid en Russie lui dirent : « Tu n’iras pas plus loin. » Quiconque atteint à ces sommets est grisé par sa brusque ascension. Sa vue ne s’étend pas à mesure qu’il s’élève, et c’est seulement son désir qui augmente.

Tout compte fait, s’il fallait un sous-titre à l’histoire de Napoléon, ce sous-titre serait peut-être : ou l’Homme d’imagination. Ce qu’il a réalisé dans sa vie courte et frénétique nous est garant de ce qu’il avait rêvé. Combien ne faut-il pas de rêves pour faire un acte !

Notons, en passant, l’extraordinaire attraction des hommes d’imagination les uns pour les autres. Ils se flairent. Ils se devinent. Ils se comprennent à demi-mot. Ils sont tout prêts à s’entr’aider.

Nous avons jusqu’à présent considéré, comme porteurs de la faculté qui délivre, des artistes, des philosophes, des hommes d’action, en un mot, des grands hommes, des représentants de l’imagination haute. Notre dénombrement ne serait pas complet si nous ne tenions compte des types de l’imagination basse.

Ceux-ci sont innombrables. Nous les frôlons tous les jours. J’ai cru devoir, dans mon œuvre, leur faire une place importante. Ibsen, dans un de ses drames, le Canard sauvage, s’est aussi intéressé à eux. On en trouve quelques-uns dans les romans de Dickens, et les nouvelles de Tourguénieff. Et j’en oublie certainement.

Beaucoup, que la vie emprisonne, ne perdent point pour cela leurs illusions. Ils marchent dans leur misère ainsi que des hallucinés, ne voyant rien, ne sentant rien, attendant toujours l’héritage, la chance extraordinaire, le bon monsieur qui passe et qui adopte, la dame qui dit à son cocher : « Arrêtez », et au piéton : « Montez, cette voiture est à vous. » Espoirs admirables qui aident à tolérer tous les maux ! Ceux qui portent, dans leurs faibles cerveaux, cette vertu transformatrice n’ont besoin ni d’alcool, ni d’opium, ni d’aucun excitant d’aucun genre. Si le feu leur manque, ils inventent un foyer ; si le pain leur manque, ils se représentent un festin.

Don Quichotte est un admirable livre, parce qu’il est la monographie d’une de ces imaginations basses. Autre exemple : Madame Bovary. C’est pourquoi j’appelle la faculté des images, la faculté qui délivre. De même que les enfants que nous voyons s’amuser seuls, forger des jeux sans le secours de camarades, sont à l’abri de la tristesse et de la mélancolie, de même les malheureux, que la Providence a doués de la baguette magique, supportent aisément leurs fardeaux.

Ces « histoires », ces « légendes » que réclament les petits comme les grands, n’ont qu’un but : suppléer aux imaginations défaillantes ; introduire dans la vie, souvent dure et implacable, une autre vie qui n’est pas elle, où les choses arrivent au bon moment, où les fées vigilantes luttent contre les mauvais génies, où la douleur s’écarte, laissant voir la joie souriante sur son piédestal. L’art, que nous venons de juger à vol d’oiseau, d’après ses qualités intrinsèques, à la façon des mandarins, et non d’après ses résultats, l’art a cette destinée sublime de créer autour et au-dessus des âmes assez d’images consolantes ou divertissantes pour que l’existence ne les écrase pas, soit que ces images deviennent le miroir agrandi de leur condition, qui leur permette de se voir en beauté, soit qu’elles représentent une condition bien supérieure où les entraînera l’illusion. Dans une phrase mémorable, qui met en parallèle les pasteurs et les rois, Pascal a célébré les rêves. Le rôle de notre faculté est de créer un rêve perpétuel. Sans les Imaginatifs et les conteurs, le monde finirait bientôt. La réalité compatissante a soin, de temps à autre, de mettre à son programme la réalisation d’un beau rêve, pour que l’illusion ne se perde pas. Ainsi nous voyons des trésors découverts, un berger époux d’une princesse, de grandes injustices réparées. Ces courts répits du mal et de la bassesse suffisent à perpétuer l’espérance. À mesure que l’imagination religieuse, qui tendait aux misérables des tableaux tout prêts, disparaît, il semble que l’autre imagination, celle dont je parle, augmente. L’humanité a plus que jamais besoin de ces songes que voudraient supprimer d’intransigeants réalistes.

Moi. — Les hasards de la conversation nous ont fait suivre une route singulière ; il nous est bien permis de nous retourner pour voir le chemin parcouru.

Nous avons commencé par reconnaître l’importance de l’Imagination, et, plutôt que de la définir, nous avons dénombré ses forces.

Nous avons établi ensuite l’étroitesse des rapports qu’elle contractait avec la faculté sensible, si bien qu’elle finit par nous apparaître comme une sensibilité étendue. Tout homme porte en lui une faculté d’architecte qui le pousse à compléter un acte sensible. Il n’en reste pas là où la vie l’a impressionné. Il cherche autre chose, et cette prolongation constitue la faculté des images.

Après ces prémisses, nous sommes entrés dans le vif du sujet et nous avons résolu de procéder par des exemples. À grands pas nous avons parcouru les arts, les sciences et leur méthode, cherchant chemin faisant toutes les pistes imaginaires et les suivant, lorsqu’elles nous paraissaient bonnes.

Nous sommes arrivés ainsi, par les Représentants de l’humanité, jusqu’aux frontières de la vie même, et il est très facile de voir que j’ai subi ton influence puisque, d’un point de départ abstrait, nous sommes arrivés à envisager des points de vue absolument concrets.

Une ou deux fois nous avons failli dévier dans la métaphysique, mais, avec quelque énergie, nous avons gardé cette méthode en réserve, pour le moment où, au lieu d’analyser, nous chercherions à faire la synthèse.

Mon père. — Ce mot de méthode me fait sourire, non que je n’aie pour Descartes le plus grand respect, mais il me semble que son Discours passe un peu à l’état de dogme. Descartes connaissait bien les sciences mathématiques et tout son ouvrage repose sur elles. Aujourd’hui que les sciences biologiques tiennent le haut du pavé, il semble que la Méthode elle-même ait subi certaines modifications.

C’est à dessein que j’ai, jusqu’à maintenant, retenu notre causerie dans des limites vivantes. Je sais trop que l’on divague lorsqu’on s’écarte de l’humanité. Les facultés ou les passions, considérées en dehors de ceux qui les portent ou les subissent, m’apparaissent comme des entités fausses : « La paille des mots pour le grain des choses. » Ce reproche est d’un métaphysicien, Leibniz, je crois.

Aussi le rôle du romancier, dans le temps moderne, doit-il être à la fois historique et philosophique ; — historique, puisque, vivant dans une époque, il s’imprègne de ses tournures d’esprit, de ses caractères, et en laisse un tableau qui émeut ; philosophique, puisqu’il prend les passions dans leur gangue, dans le tissu humain où elles gîtent, et du particulier cherche à les hausser au général.

Moi. — Puisque nous en sommes aux passionnés, ne crois-tu pas qu’ils apportent des modifications importantes aux phénomènes d’imagination ? Nous voyons nous-mêmes combien notre intelligence est bouleversée par les épisodes de notre existence.

C’est ainsi que l’amour est une source d’images très puissante et très mystérieuse. Il transforme le spectacle de la nature comme un poison et il ouvre dans l’âme des régions nouvelles. C’est alors que l’on s’aperçoit à quel point l’on s’ignorait soi-même.

Il est des êtres chez qui l’imagination est pour ainsi dire nulle, ou réduite à son expression la plus simple. Ils se contentent des phénomènes naturels tels que la vie les leur présente, ou, plus exactement, selon cette routine que trace d’eux l’habitude des sens. Jamais ils ne sortent des bornes fixées. Ils considèrent comme des insensés ou des malades quiconque s’élève un peu au-dessus du niveau ordinaire, cherche à interpréter ce qui l’émeut, à agrandir ce qui l’environne.

Eh bien ! ces êtres-là, lorsque l’amour les touche, changent complètement, et leur entourage ne les reconnaît plus. Pour la première fois, à la faveur du sentiment nouveau, s’agitent en eux des forces bizarres qui les inquiètent et les déroutent. Ils entendent chanter les oiseaux. Ils s’aperçoivent qu’il y a des étoiles. C’est l’éducation de Caliban. Rien d’émouvant comme cette métamorphose. Elle nous amène à concevoir une éducation secrète de la nature.

Mon père. — Il n’est pas que l’amour pour éveiller les puissances endormies chez l’homme. Tout mouvement violent de la conscience a le même résultat.

Certes, d’un individu très ordinaire, la jalousie peut faire un poète. Ce vice, on le sait depuis Spinoza, favorise spécialement l’imagination. Il suscite, dans les régions les plus brûlantes de l’âme, des tableaux d’une richesse exubérante, le pire supplice, qui se renouvellent, se transforment, ou, gagnant en profondeur, deviennent une obsession véritable.

Mais, en dehors de la jalousie, considérons par exemple l’avarice. Cette passion aiguise à merveille l’esprit de celui qui la porte. Elle le rend sensible à une multitude de petits détails qu’il ne remarquerait pas sans elle. Elle lui fait, quand son sujet l’agite, proférer des mots sublimes, mots de circonstance que nous ne nous étonnons point de trouver dans la bouche du père Grandet et qu’à coup sûr Balzac avait recueillis chez des avares.

Et l’égoïste, dont Georges Meredith a tracé un portrait si admirable, quelle ruse ne déploie-t-il pas, et par quels persévérants circuits ne ramène-t-il point le monde entier à sa propre personne !

Le scrupuleux, moins étudié, moins favorisé par la littérature, alors qu’il est cependant un caractère de haute fréquence, le scrupuleux peut être considéré comme une victime de l’imagination. C’est elle qui lui grandit les moindres actes, ceux auxquels le commun des hommes n’attache avec raison qu’une importance secondaire, car autrement ils embarrassent la vie et la détruisent à la manière des plantes parasites. Le scrupule est une maladie de l’âme extrêmement répandue. Les théologiens le connaissent et en ont fait de bonnes descriptions. Mais ils ne s’occupent que d’une de ses formes, la religieuse, alors qu’il revêt les costumes les plus variés et tourmente les âmes les plus dissemblables. Ce qui le caractérise, c’est une anomalie qui s’exalte et dévie.

Et par lui nous arrivons aux remords où l’imagination a le rôle prépondérant. Celui qui peut, dans un effort de l’esprit, reconstruire une scène de la vie, entendre les sons, voir les couleurs, les gestes, percevoir les odeurs, celui-là fera bien de s’abstenir de toute action mauvaise.

Moi. — Ne crois-tu pas que ce serait une étude intéressante que celle du remords dans un être fruste, jusqu’alors rebelle aux sentiments, même aux sensations autres que la faim, la soif et la fatigue ? On le verrait peu à peu s’éclairer au reflet de la torche des Euménides. Sa torture serait pour lui révélatrice.

Mon père. — Ce miracle est fréquent. Qu’ils soient frustes ou raffinés, la plupart des hommes sont, par la douleur, accouchés des forces qu’ils renferment. Et ce serait un moment capital de notre étude que le rapport de la souffrance avec l’imagination. Celui qui gémit comprend le gémissement des autres. Celui qui porte une plaie s’apitoiera sur la plaie d’autrui. C’est elle, la pitié, la grande intermédiaire. Elle ne pénètre pas seulement les cœurs, elle pénètre aussi les cerveaux ; elle aiguise les nerfs. Pour celui qu’elle a envahi, la nature entr’ouvre ses portes et il croit que subitement le monde lui est révélé, tant il entend de plaintes autour de lui, tant il s’intéresse d’une façon nouvelle et profonde aux arbres, aux animaux, à ses semblables. Les artistes qui sont marqués par la pitié ont là une empreinte toute spéciale qui les distingue profondément des autres.

Chez Dickens et Dostoiewsky, c’est la pitié qui fait l’inspiration. C’est par elle qu’ils se glissent, avec une justesse qui nous épouvante, dans des âmes d’enfants, de débauchés, de martyrisés, de criminels. Si Dante apparaissait à ses contemporains comme revenant des régions infernales, de quelles contrées maudites ne reviennent pas cet Anglais et ce Russe, avec cette pâleur sur la figure et ce tremblement de leurs mains !

C’est la Pitié qui les a conduits jusqu’à la fosse sombre où grouille la souffrance humaine. Elle a levé la trappe. Ils se sont penchés sans dégoût, et ils ont rapporté à leurs concitoyens des cris nouveaux, de nouveaux sujets d’indignation.

Car à la pitié qui ouvre l’imagination succède la colère qui la fixe et lui donne l’ardeur nécessaire. Les deux sentiments sont connexes.

Moi. — Il y a, dans ces dernières paroles, le germe d’une théorie, qui, je crois, est vraie, quant à l’origine de la satire.

Les satiriques sont des lyriques retournés ; doués de nerfs prodigieusement sensibles et d’une imagination merveilleuse, ils ont été placés par la vie dans des conditions telles que leur orgueil fut brisé, que leur pitié fut désolée, que leur colère fut perpétuellement suscitée par le spectacle de l’oppression et de la douleur en tant que les hommes l’apportent aux hommes. Un sens nouveau leur est né, qui rend l’existence pénible et ne laisse plus de repos : celui de l’injustice. Chez Aristophane, Swift, Fielding, Rabelais, Cervantes, Voltaire, chez tous les grands indignés on retrouve la puissance lyrique, mais déviée, mais transformée par le sentiment de l’iniquité universelle

Alors que la plupart des hommes, endormis dans leur paresse, leur lâcheté, ou simplement leur habitude, supportent, sans se plaindre, le spectacle de l’oppression, ces libérateurs de l’esprit humain, ennemis de tout pouvoir, de toute contrainte, j’allais dire de toute loi, s’obstinent à ne pas voir dans l’homme autre chose qu’un animal qui souffre et qui, lorsqu’il souffre, n’est plus responsable des mouvements de défense.

Par eux, cependant, la littérature sort du mandarinat et de la tour d’ivoire. Elle prend une importance sociale, et nous voyons ainsi que le rôle de l’imagination peut être non seulement libérateur, mais vengeur.

Mon père. — La douloureuse doctrine des fatalistes affirme que l’on ne peut rien à rien. La somme des injustices, malgré tous les efforts, demeurerait la même sur la terre, et les cris de la satire seraient vains.

Le spectacle de l’Histoire nous remplit à coup sûr d’une mélancolie profonde. Pour des hommes tels que Michelet ou Carlyle, elle fut le stimulant de leurs imaginations. Courbés sur elle, comme sur un puits profond, ils entendaient l’immense et lointain tumulte des batailles, ils apercevaient des formes en déroute, des luttes, des métamorphoses ; la vanité des lois les frappait, qui ne peuvent maintenir les hommes dans les limites du bien et du juste, qui sont souvent les filles de la tyrannie, qu’un jour apporte, que le lendemain détruit, et qui toujours se présentent avec un aspect dur, immuable et sauvage.

Chez ces grands poètes du fait, la pitié et la colère durent être portées au paroxysme par le spectacle de tant d’horreurs auxquelles ils ne pouvaient apporter aucun remède. L’Histoire, c’est le fond de la mer, avec ses courses de voraces, ses embuscades, sa perpétuelle lutte pour la vie, son implacabilité.

Mais il est un autre aspect douloureux de l’histoire, bien propre à frapper des imaginations violentes. C’est son automatisme. Un jour, dans un jardin, en écoutant le chant d’un oiseau, j’eus tout à coup la vision d’une nature réglée dans ses manifestations, d’une nature sans imprévu, sans joie, sans mystère, telle qu’une série de décors d’opéra, qui se succéderaient selon les heures et les saisons, où défileraient, dans leurs costumes habituels et avec des poses convenues, un certain nombre de personnages immuables. L’affreux cauchemar ! La liberté sortant du monde, et y laissant l’automate…, jamais le fatalisme ne m’était apparu si vivant, si terrible.

Or, le spectacle de l’histoire est autrement puissant que le chant d’un oiseau, pour nous faire croire à certaines périodes, à certaines lois, à un rythme nécessaire, à une succession prévue de meurtres, de guerres et d’empires. Le murmure qui sort de l’histoire a aussi ses phases déterminées, ses moments de piano et deforte. À distance, les sociétés apparaissent ainsi que des fourmilières, dont je ne sais plus quel savant anglais modifiait la destinée en versant sur certaines espèces une cuillerée d’une autre espèce, tant qu’il s’offrait en raccourci la constitution des races et des royaumes.

La beauté de l’Imagination étant surtout dans la croyance à la Liberté qu’elle nous donne, je devine pour l’historien une vraie torture s’il en arrive à ce point de vue de la fatalité, du déterminisme moderne.

Moi. — Je m’attache à cette phrase que tu viens de prononcer et qui m’enchante : La beauté de l’imagination étant surtout dans la croyance à la liberté qu’elle nous donne.

Que tu l’admettes ou non, ceci est de la métaphysique pure, et il est curieux qu’on ne puisse aborder aucune question grande ou petite, sans que la science des sciences ne fasse son apparition à un moment donné et ne contraigne l’esprit à creuser plus avant, jusque dans propre substance.

Cette torture du déterminisme, très apparente dans l’histoire et les historiens, est, en réalité, le fléau de l’imagination. Elle semble lui imposer des bornes. Elle lui fait croire qu’elle-même est prisonnière de formules, embarrassée de lois, et qu’il lui est impossible de se soustraire au régime despotique que subiraient les choses, les êtres et les pensées.

Fléau de l’imagination et plus grand qu’on ne le suppose, car il la limite perpétuellement ; non seulement il la désole, mais encore il la restreint. La mélancolie des vieux sages n’avait sans doute pas d’autres causes, et le sentiment de la fatalité, qui leur est venu des sciences exactes, apparaîtra bientôt, aux races d’Occident, aussi redoutable que l’opium.

Comme l’opium, le déterminisme a eu sa phase d’exaltation, bientôt suivie d’une phase dépressive qui mène à la mélancolie, aux idées noires et au suicide. Et le pessimisme contemporain était fils du positivisme. Aux beaux temps de cette sombre doctrine, l’audace des savants fut extrême. Ils prétendirent tout contrôler, tout régenter, tout, jusqu’aux aux opérations les plus secrètes, les plus mystérieuses du cerveau humain. Cela coïncidait justement avec certaines recherches sur ce cerveau, certaines incursions physiologiques hâtives et hasardeuses, ce qu’on appela plus tard les localisations. De cette physiologie dont les médecins se croyaient maîtres, avec quel orgueil, quelle jactance, sortit toute une philosophie nouvelle, psychophysiologie ! Et chaque semaine paraissait un volume à tranche rouge où l’on analysait une faculté de l’âme d’après les plus récentes méthodes, méthodes qui rappelaient d’ailleurs les efforts de Bouvard et de l’illustre Pécuchet dans leurs meilleures périodes de zèle.

Étranges débats où l’on disséquait les idées, où l’on pesait les sentiments avec un acharnement comique ! Par quelle aberration d’esprit des hommes pas plus bêtes que d’autres, capables de faire des professeurs et des agrégés tout aussi bien que leurs voisins, tombèrent-ils dans ces enfantillages ! On vit le moment où l’on aller dresser la carte ne varietur des passions humaines, avec les domaines nettement circonscrits et la table des exceptions. Alors florissait le schéma, le schéma que l’on a surnommé le dernier vestige concret d’une opinion devenue abstraite et qui fut vite une source d’erreurs. On faisait au tableau le schéma de l’orgueil ou de l’avarice à côté du schéma des réflexes. On calculait les variations de sueur et d’urine chez un amoureux, chez un haineux, chez un indifférent, pendant leurs crises, en dehors des crises, dans les accalmies, etc. Tout agrégé de faculté se crut bientôt un admirable philosophe, car la philosophie devenait vraiment un étroit chapitre de la médecine. Quant à la métaphysique, elle était raillée, honnie, bafouée, reléguée parmi les vieilles lunes. On la considérait comme l’apanage des gâteux ou des fous. Car il est à noter que ce fut aussi la belle période des aliénistes.

Pleins de zèle, de vigueur et d’autorité, ces aliénistes ne voyaient plus d’obstacle. Désireux de meubler leurs maisons nouveau système, ils réclamèrent pour clients non seulement les hommes de talent, mais encore les hommes de génie, les artistes de préférence, quiconque s’était distingué par la plume ou par le pinceau. La moindre velléité d’art devint suspecte. Cette causerie sur l’Imagination n’eût laissé sur notre compte aucun doute. Et les aliénistes de leur côté faisaient concurrence aux psychophysiologistes, car eux aussi s’occupaient sérieusement de peser, localiser, analyser les facultés humaines, et rien n’était joli comme les petite cases rouges, bleues, vertes, qu’ils leur attribuaient dans le cerveau.

Brusquement les choses ont changé. Une nouvelle génération de métaphysiciens, ardente et vigoureuse, est sortie de terre au moment où l’on croyait la métaphysique enterrée. Ç’a été dans le camp des Diafoirus et des Purgons philosophes une véritable déroute. On perça à jour leur sottise. On se méfia des aliénistes. Des ouvrages sérieux parurent où, tant de prétendues découvertes étaient réduites à leurs justes proportions, les choses en revinrent à l’état antérieur. On s’aperçut que plusieurs des localisations étaient fausses, que quelques-unes mêmes étaient absurdes.

Aujourd’hui les traités de psychophysiologie moisissent dans une ombre tutélaire. Les aliénistes, avec regret, ont dû renoncer à leurs prétentions sur l’art et les artistes. Nous les renvoyâmes à leurs douches et à leurs cabanons, même avec une certaine brusquerie. Enfin, comble de douleur, une métaphysique de la liberté est instaurée à nouveau par des esprits aigus et perspicaces, bien au courant des idées modernes.

Et, comme tout se tient dans le monde moral, il est à remarquer que les théories déterministes, comme tout ce qui s’abandonne à la fatalité, fleurissent aux époques de dépression, dans la défaite et dans la détresse, au lieu que les théories libertaires sont l’apanage des générations vigoureuses et bien constituées. Là encore, il en est du fatalisme comme de l’opium qui enlève totalement l’énergie. N’est-il pas curieux que l’Allemagne moderne soit sortie de l’Hegelianisme, des doctrines de Fichte et de Schelling ? L’homme qui se croit maître de ses actes est mille fois plus fort que celui qui croit ses actes commandés. À quoi bon même essayer de se mouvoir, si le mouvement a des causes préétablies, si la volonté n’est plus rien ?

Mon Père. — Ce point de vue moral est important et il est certain que les idées ont en elles une vertu active, même si elles paraissent abstraites et détachées de toute conséquence humaine. Le monde moral, qui est à l’intérieur du monde social, comme l’eau dans un aquarium, en perpétuelle mobilité, ce monde est impressionnable à tout ce qui vient du dehors. Une doctrine le bouleverse que nous croyions sans danger. Une mauvaise loi agit de même. Les hommes sont tellement solidaires que tout se tient dans ce qui sort d’eux.

Je n’ai, pour ma part, jamais été partisan d’un étroit fatalisme ; du moment que ma conscience me semblait libre, j’ai admis qu’elle était libre, et quant aux incursions de la science dans le domaine de l’art et de la philosophie, je les trouve aussi déplacées que ridicules.

Je suis même étonné de voir à quel point la science me laisse froid. Je l’admire dans ses manifestations vitales, quand elle soulage ou qu’elle guérit, mais toute sa partie théorique me semble caduque, changeante et d’autant plus prétentieuse qu’elle est plus sujette à erreur.

Quant aux sentiments et à leurs variations, je crois avoir apporté à cette étude une bonne foi et un zèle absolus. Après quarante années d’observation constante, et je dirais presque maladive, tellement mon prochain m’a toujours tourmenté, j’en suis arrivé à cette constatation que je sais bien peu de choses, que je tiens un fort petit nombre de notions claires. Ceux qui prétendent explorer ce délicat domaine avec des instruments de mesure, des schémas ou des théories sont de malheureux égarés. Ils méritent plus que toute autre personne le reproche d’aliénation. Il faut être fou pour supposer qu’on puisse faire tenir dans un petit livre le dernier mot sur n’importe quelle question touchant à l’intelligence ou au vouloir.

Pour ce qui est des savants ils m’ont, d’après ma marotte, plus ou moins intéressé selon que leur science était plus ou moins humaine, tournée vers nos grandeurs et nos faiblesses.

J’ai connu des médecins admirables qui n’étaient pas des théoriciens de génie et qui, cependant, étaient des guérisseurs. Ils allaient droit au mal et le combattaient. N’est-ce pas dans le diagnostic que la faculté des images doit avoir une part prépondérante ? Un bon clinicien doit se représenter la carte complète du corps humain avec ses « terrae incognitæ », ses lions et ses tigres indiquant notre ignorance, semblables à ceux des anciennes cartes de géographie. Il doit aussi se représenter la maladie, ses causes, sa marche et ses progrès, et par l’hérédité, cette hérédité dont on a fait un abus si déplorable, son imagination se prolonge, au delà de l’individu, jusqu’à l’espèce et à la race.

Moi. — Quant à la découverte et à son mécanisme, c’est Claude Bernard qui a montré, je crois, qu’elle procède surtout par l’analogie.

Les phénomènes de l’univers forment une vaste tapisserie où tout se tient et s’enchaîne maille à maille. Les regards ordinaires se contentent des figures tracées et ne recherchent pas leurs relations entre elles.

Les observateurs s’inquiètent déjà du contour de ces figures, de leurs ressemblances et de leurs différences. Il leur apparaît clairement que la tapisserie a un sens et qu’en dehors de sa signification immédiate elle en possède une autre plus lointaine. Ils remarquent aussi les entre-croisements, les défauts, les arrêts du fil, ses superpositions, les pauses et les reprises du travail.

Mais ceux qui imaginent s’intéressent aux relations, aux analogies entre des parties très éloignées de la tapisserie. Analogies de forme, de couleur, de direction qui leur paraissent correspondre à des dépendances mystérieuses et profondes. Le groupe de plusieurs de ces dépendances constitue la découverte.

Celle-ci nous semble donc, en somme, un rapport entre des phénomènes distants. Elle relie des régions écartées, et parmi les figures primordiales en surgissent d’autres fournies par l’union des points correspondants.

Il résulte de ceci que l’imagination des savants n’invente rien. Mais elle associe et elle clarifie. Cela est surtout visible dans les sciences mathématiques dont les adeptes tirent une telle vanité et une telle satisfaction qu’ils méprisent tout le reste des connaissances humaines. En effet, leur esprit, se mouvant dans une série de combinaisons qu’il a créées lui-même, a la joie perpétuelle que les parties de son raisonnement s’adaptent exactement aux conséquences de ce raisonnement. Leur imagination, qui ne fait que se constater, leur donne l’illusion de s’élargir, et ils n’ont pas ces écarts, ces discordances, ces approximations de la réalité dont la science a pris son parti aux époques récentes.

Mon Père. — Il faut accorder leur grandeur aux imaginations scientifiques. Des hommes tels que Darwin et Claude Bernard remplissent d’admiration un ignorant comme moi, parce que je sens dans leur œuvre une fièvre de vérité qui m’enchante, un scrupule merveilleux. Ils n’ont pas de honte à avouer leur erreur. Ils n’hésitent pas à bouleverser leur système, si ce système ne correspond pas aux faits.

La vie du grand Darwin, notamment, est un exemple perpétuel de sincérité et de bonhomie, et je connais peu d’ouvrages aussi précieux, à notre point de vue, que le récit de la traversée du Beagle, du voyage qu’il fit jeune, alors que se formaient dans son puissant cerveau la plupart de ses idées.

Nous assistons à leur genèse. Son imagination est éveillée par une observation continue, assidue et méticuleuse. Il n’a pas sur les yeux les taies de la routine ni de la convention. Il s’est dépouillé de ce brouillard au milieu duquel l’habitude nous fait voir les objets. Il a gardé intacte la faculté de l’étonnement, don merveilleux de l’enfance, qui nous éduque en peu de temps et nous fait plus acquérir en quelques années que dans tout le reste de notre existence.

En outre, sa bonne foi est absolue. Il s’est débarrassé de la tendance commune, qui est de persister dans une erreur lorsque cette erreur nous est commode et habituelle : « On ne refait pas ses idées à soixante ans. » Triste phrase que j’ai entendu répéter bien souvent et qui chaque fois m’a rempli d’indignation ! On refait ses idées à tout âge. N’est-on pas trop heureux de se débarrasser d’une erreur ? Et, eût-on porté cette erreur pendant de longues années, qu’on ne devrait que la haïr davantage.

Il se méfie des généralisations hasardeuses et il n’avance qu’à petits pas. Nul pourtant plus que lui ne fut capable de théories vastes, de ces immenses filets où l’on ramasse les faits par brassées et qui émerveillent les ignorants. Il aurait sans doute bien souffert s’il avait assisté aux étranges déformations de sa doctrine, à leurs applications saugrenues au monde social, moral et politique.

L’erreur guette tellement nos esprits ! Lorsqu’elle n’a pu corrompre l’auteur, elle s’attache à ses imitateurs et à ses disciples. Elle est le champignon parasite de tout bel acte d’imagination. Plus une idée est souple, ductile et forte, plus on en tire de conséquences absurdes ou prématurées, de sorte que parfois une vérité succombe sous le poids des sottises qu’elle traîne à sa suite et dont elle n’est point responsable.

Nous avons vu les doctrines de Darwin servir de drapeau politique. L’anticléricalisme a usé d’elles. C’était fatal. On a fait dire au pauvre grand homme bien des choses auxquelles il n’aurait point songé lui, le scrupuleux à outrance, lui qui, à deux heures du matin, après une longue causerie sur le sentiment du sublime, réveillait ses amis pour les prévenir qu’il s’était trompé dans une anecdote !

Moi. — La science avant tout a soif de preuves. Une longue patience lui est nécessaire. Elle met aux imaginations les plus vives une bride qui souvent doit être douloureuse.

Puis le savant, lorsqu’il découvre, a la tristesse de se dire qu’il ne fait que constater. L’artiste a l’illusion qu’il crée. En réalité, cette création est, elle aussi, pour la plus grande partie un mirage, puisque l’art est un heureux choix, un assemblage de beautés déjà existantes. Le littérateur n’invente pas un sentiment nouveau, un caractère inédit, pas plus que le dramaturge. Le rythme même, la cadence qu’il donne à son récit, son style vient de quelqu’un et, si personnel qu’il soit, admet une origine, une naissance. Le peintre ni le sculpteur ne représentent rien qui ne préexiste dans le monde. Il en va un peu différemment pour la musique. Mais, à voir les choses de près, elle est la haute manifestation d’une harmonie dont les modèles sont dans la nature. Et cependant l’écrivain, le peintre, le sculpteur, le musicien, lorsque leur œuvre les entraîne, croient de bonne foi ajouter à l’univers quelque chose qui n’y était pas avant eux.

Illusion sublime et qui rend invincible ! Il est douloureux de se dire que l’on est dans une prison dont l’on ne peut que compter les barreaux. Il est douloureux de songer que l’esprit humain a des lois et des limites, que la fantaisie ne peut dépasser un certain point ; que l’on ne s’arrachera point à la gravitation cosmique, sociale et morale.

Si l’on se place sous cet angle, ne croirait-on pas que l’imagination est une perpétuelle conseillère de liberté ? La doctrine des finalités a fait son temps. Nous n’admettons pas qu’une faculté ait été donnée à l’homme dans un but défini et restreint. Mais il est certain que l’univers moral, tout comme l’univers matériel, a une tendance à préserver, à maintenir son équilibre et son harmonie. Pour la conservation de celle-ci, il fait parfois d’étranges sacrifices.

Que nous deviendrait l’univers si nous ne pouvions le prolonger, le modifier par les images ? Par elles, encore plus que par l’association d’idées, notre puissance sensible est perpétuellement en éveil et en acte.

Ne connaissons-nous pas une classe d’esprits chez lesquels l’imagination n’est que l’introductrice du divin ? Après une période de ténèbres, voici qu’à nouveau l’on s’intéresse aux écrivains mystiques. Le souffle grandiose qui les anime reprend un sens à notre époque, et les tâtonnements autour des symboles témoignent d’une inquiétude de la pensée qui veut s’affranchir de ses liens.

Lorsque la conscience est captive, c’est par l’imagination qu’elle s’évade. Que fait le prisonnier ? Il songe au temps qu’il était libre, aux champs, au ciel, aux fleurs, à tout ce qui bouge et palpite en dehors des murs de sa prison. L’homme est un prisonnier perpétuel. La loi de son désir est telle qu’il se lasse de ce qu’il obtient, et que les plus satisfaits sont aussi les plus misérables, s’ils ne peuvent s’échapper par le rêve. Lorsque tu célèbres la réalité, tu parles d’une certaine réalité qui n’est ni plate, ni basse, ni vulgaire parce que ton imagination l’agrandit. Et le monde qui nous environne, si nous cherchons ses formes, ses figures et les signes qui les représentent, s’élargit en effet subitement. Que nos tendances soient abstraites, portées à se satisfaire de formules, qu’elles soient concrètes et amoureuses d’exemples, l’effort de respiration est le même et l’on marche toujours vers les hauteurs.

Mon Père. — Je crois avoir connu la souffrance, je n’ai jamais connu l’ennui. C’est à l’imagination que j’en suis redevable et je plains sincèrement tous ceux qui sont privés d’elle ; je vais plus loin : quiconque n’imagine pas est incapable d’observer. Car l’observation dépasse toujours le réel, lui donne les sons et les couleurs des sens de celui qui observe.

Je revenais de voyage avec un ami. Nous racontions nos impressions. Lorsque ce fut mon tour, il ne m’interrompit pas, mais je vis à son étonnement qu’il m’accusait tout bas d’imposture. Nous étions de bonne foi tous les deux. Seulement, il n’avait rien remarqué des choses qui m’avaient le plus frappé, et il croyait que j’inventais.

Une semblable erreur est commune. Nous sommes portés à croire qu’il ment celui qui en a vu plus que nous. Pour beaucoup d’hommes, les poètes, les visionnaires sont des enfants ou des demi-fous. Le nombre est incommensurable des yeux qui ne voient pas, des oreilles qui n’entendent point, des doigts qui n’ont jamais touché.

Depuis que nous nous occupons de l’imagination, nous n’avons point parlé de ses frontières morbides, de ses déviations, de ses hontes. Est-ce un tort ? Je crois que les monstres instruisent peu. Ils sont des épouvantails bien plus que des sujets d’étude. Le dégoût de Gœthe à leur égard avait des raisons profondes.

Un des privilèges de cette admirable faculté, c’est comme il lui faut peu d’excitant. Un reflet, un geste, un mot suffit. Un homme d’imagination fait avec un regard ce que Cuvier faisait avec un os. Il reconstruit tout un individu.

Moi. — Il est même remarquable de voir combien trop de détails, une richesse d’aliments nuisent à la faculté des images.

Et n’est-ce pas une indication sur son mécanisme intérieur dont nous ne nous sommes pas encore occupés ?

Comme la plupart des phénomènes du dedans et du dehors, l’imagination procède par tourbillons. Chez ceux qui possèdent cette faculté au paroxysme, le moindre mobile extérieur, tombant dans le cerveau par les sens, suscite aussitôt une mise en mouvement de toutes les impressions sensorielles qu’avait recueillies la mémoire. Une vitre prise par le froid où se forment les élégants dessins de l’hiver m’a toujours paru une réduction de ce qui se passe alors dans l’esprit. Agissent là, dans le mystère des cellules nerveuses, une quantité de lois inconnues, d’attractions, de répulsions et de combinaisons diverses, aussi compliquées sans doute que celles qui régissent le mouvement des astres,

Mais il est aisé de distinguer une imagination rapide et une imagination lente. La première est d’observation perpétuelle. La seconde est d’un mécanisme à part. Des pensées, des embryons de pensée, des sensations, des souvenirs qui demeuraient engourdis dans les cryptes de notre substance sont tout à coup suscités par des impressions nouvelles. Il se forme alors, dans l’esprit, de lentes et tenaces figures, si tenaces que chez certains elles deviennent idées fixes. N’est-ce pas dans ces phénomènes d’imagination lente qu’il faudra chercher la clé de la folie sur laquelle nous ne possédons encore que des indications bien vagues ?

Mais, en dehors de la folie, la vie artistique et plus particulièrement la vie de l’écrivain nous donnent des exemples journaliers d’imagination rapide et d’imagination lente. Les deux s’associent dans le travail de la composition.

Mon Père. — Quelle curieuse étude il y aurait à faire sur l’état de l’esprit pendant que l’imagination fonctionne !

Il m’est impossible de travailler dans le bruit. Mon cerveau est, à ce moment, dans un état de surexcitation telle que le moindre souffle, le moindre reflet désordonne ma pensée, l’entraîne autre part. Le mécanisme dont tu parles saisit tout ce qui tombe en lui par les sens.

D’autres, au contraire, peuvent s’abstraire complètement, au milieu du vacarme, des allées et venues, des enfants. Il semble qu’une cloison étanche se soit abaissée entre leur imagination et la vie extérieure.

C’est une méticuleuse opération que le choix d’un mot, lorsque nous voulons serrer une sensation d’aussi près que possible. Nous nous faisons d’elle une image exacte, et cela déjà est une fatigue. Puis nous lui comparons les divers vocables, adjectifs et substantifs, que nous apporte la mémoire, nous les essayons à l’œil et à l’oreille, comme un joaillier essaye ses pierreries. Une adaptation étroite produit une joie particulière que connaissent tous les écrivains et que retrouvera le lecteur : ce labeur est le plus pénible.

Car l’imagination est une machine qui nécessite un soin spécial. Plus elle est vive et facilement excitable, plus il est dangereux de trop la tendre. Malheur à ceux qui veulent l’exaspérer par des poisons. La marche de ceux-ci est fatale : une fausse excitation qui nous fait croire sublime le moindre effort ; ensuite une dépression qui nous rend incapables de réaliser cet effort. C’est une loi des images que la vie normale doit seule les apporter à l’esprit. Cela se fait à notre insu. Cela ne se réglemente point.

L’hygiène de l’imagination est simple. Elle réclame le repos d’elle-même lorsqu’elle vient d’être fatiguée, et son repos est la diversion. Les occupations morales de la vie la détendent et l’apaisent. Combien d’illustres écrivains ont payé de leur existence ou de leur raison un abus de cette faculté qui est notre outil, à laquelle il convient de n’en point trop demander !

J’ai parlé de la diversion. Elle est aussi le grand remède contre la persistance des images. Or, celle-ci nous enseigne que ce ne sont pas les tableaux les plus curieux de la nature, les épisodes les plus marquants de la vie qui obsèdent davantage la mémoire. Souvent une parole, un geste, un acte insignifiant demeure en notre esprit à l’état de torture. Ceci n’est-il pas une preuve que notre sensibilité subit, à notre insu, d’amples alternatives qui font un sort à nos images. Ce qui nous trouve en état de réceptivité pénètre, entre en nous profondément. Ce qui nous trouve en état de fermeture ou de demi-fermeture se grave peu et s’efface vite.