Almanach des muses 1772/Épître à M. de **, qui menaçait l’auteur de la vengeance d’Apollon, si elle ne faisait pas imprimer son recueil de vers


EPÎTRE À MONSIEUR DE **. Qui menaçoit l’Auteur de la vengeance d’Apollon, ſi elle ne faiſoit pas imprimer ſon Recueil de Poëſies.


Je redoute peu la menace
& la colere d’Apollon :
ſuis-je ſujette du Parnaſſe ?
je rime ſans prétention.
Je n’eus jamais l’ambition
d’aller au Temple de mémoire :
la foible aiguille de Pallas
laiſſe au burin de Phidias
le ſoin de graver pour la gloire.
Babet, aux jours de ſon printems,
croit ſon nom peu fait pour l’hiſtoire :
ſait-on être illuſtre à vingt ans ?
Les momens dont l’Amour diſpoſe
& l’heure où ſon Berger l’attend ;
Voilà pour Babet le préſent :
le lendemain eſt peu de choſe ;
tout l’avenir eſt cet inſtant[1].

Heureux qui n’a que ce ſyſtème !
car enfin de quel bien jouir,
ſi l’on ne jouit de ſoi-même ?
L’homme ſe perd dans l’avenir ;
il s’immole à ſa renommée :
qu’on eſt fou de vouloir courir
après une vaine fumée !
nous ſommes ſi près du plaiſir !
Ce public ſuperbe & volage,
dont on priſe tant là faveur,
que peut-il pour notre bonheur ?
Eh ! que m’importe ſon ſuffrage ?
en a-t-on beſoin à mon âge ?
tout l’univers eſt dans mon cœur,
Dois-je, pour un laurier frivole,
aux pieds de cette vaine idole,
riſquer des mépris éclatans ?
Qui s’éleve cherche l’orage ;
les monts ſont battus par les vents :
la paix regne dans un bocage ;
cachons-nous ſous l’aîle des vents,
& dérobons notre paſſage :
l’éclat eſt l’écueil des talens.
Voyez les Écrivains célebres :
des tems ils percent les ténebres ;
ils éblouiſſent les regards :
mais entendez de toutes parts
ſrémir aux accords de leur lyre
la calomnie & le ſatyre.
Ainſi votre Muſe a beau dire !

malgré ſes propos ſéducteurs,
toujours plus fidèle à ſa pente,
le ruiſſeau, dont ſur les hauteurs
vous voulez voir l’onde imprudente,
reſtera caché ſous les fleurs.
Sur les rameaux qui l’ont vû naître,
Philomèle, la nuit, le jour,
ne chantera que pour l’amour,
& n’ira point ſe compromettre[2]
dans les bocages d’alentour ;
on riſque à ſe faire connoître :
Philomèle craint le vautour.

Par Madame la Marquiſe d’Antremont.

Jamais Madame Deshoulieres n’a rien fait d’auſſi joli, d’auſſi ſpirituel, & qui marque autant de vrai talent : M. de Voltaire l’a déjà dit à Madame d’Antremont, & tous les lecteurs le répètent avec lui, chaque fois qu’elle laiſſe échapper de nouvelles Pieces de ſon porte-feuille.



  1. Il y a peut-être quelque obſcurité dans ce vers :
    mais ce léger défaut eſt à peine ſenſible au milieu des choſes
    délicieuſes ſemées dans tout le cours de cette Épître.

  2. Rime douteuſe.