LETTRE CINQUIÈME.


Valcour à Aline.

12 Juin


Oui, mon Aline, j’ai tort, et vous me le faites sentir ; la confiance est la plus douce preuve de l’amour, et j’ai l’air de vous l’avoir refusée, en ne vous racontant pas les malheurs de ma vie ; mais ce silence de ma part, depuis le temps que je vous connais, a sa source dans deux principes que vous ne blâmerez pas : la crainte de vous ennuyer par des récits qui n’intéressent que moi, et la vanité qui souffre à les faire. On voudrait s’élever sans cesse aux yeux de ce qu’on aime, et l’on se tait quand ce qu’on peut dire de soi, n’a rien qui doive nous flatter. Si le sort m’eût lié avec toute autre, peut-être eussé-je eu moins d’orgueil ; mais vous sûtes m’en inspirer tant, dès que je crus vous avoir rendu sensible, que vous me fîtes, dès ce moment, rougir de moi-même et de mon audace à placer dans vos fers un esclave aussi peu fait pour vous. Je me sentais si loin de ce qu’il fallait être pour vous mériter, et j’aimai mieux vous laisser croire que j’en étais digne, que de vous montrer votre erreur. — Maintenant vous exigez des aveux que je voulais taire ; ne vous en prenez qu’à vous, s’il s’y rencontre des motifs de me moins estimer, et que ma franchise ou mon obéissance me fasse retrouver dans votre cœur ce que la vérité m’y fera perdre. Toutes mes fautes précèdent l’instant où je vous ai vue pour la première fois. Hélas ! c’est mon unique excuse ; je n’ai plus connu que l’amour et la vertu depuis cette heureuse époque, et comment eussé-je osé depuis souiller par des écarts le cœur où régnait votre image ?

Histoire de Valcour.


Je vous parlerai peu de ma naissance ; vous la connaissez : je ne vous entretiendrai que des erreurs où m’a conduit l’illusion d’une vaine origine dont nous nous enorgueillissons presque toujours avec d’autant moins de motifs, que ce bienfait n’est dû qu’au hasard.

Allié, par ma, mère, à tout ce que le royaume avait de plus grand ; tenant, par mon père, à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué ; né à Paris dans le sein du luxe et de l’abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons ; je le crus, parce qu’on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère ; il semblait que tout dût me céder, que l’univers entier dût flatter mes caprices, et qu’il n’appartenoit qu’à moi seul et d’en former et de les satisfaire ; je ne vous rapporterai qu’un seul trait de mon enfance, pour vous convaincre des dangereux principes qu’on laissait germer en moi avec tant d’ineptie.

Né et élevé dans le palais du prince illustre auquel ma mère avait l’honneur d’appartenir, et qui se trouvait à-peu-près de mon âge, on s’empressait de me réunir à lui, afin qu’en étant connu dès mon enfance, je pus retrouver son appui dans tous les instans de ma vie ; mais ma vanité du moment, qui n’entendait encore rien à ce calcul, s’offensant un jour dans nos jeux enfantins de ce qu’il voulait me disputer quelque chose, et plus encore de ce qu’à de très-grands titres, sans doute, il s’y croyait autorisé par son rang, je me vengeai de ses résistances par des coups très-multipliés, sans qu’aucune considération m’arrêtât, et sans qu’autre chose que la force et la violence pussent parvenir à me séparer de mon adversaire.

Ce fut à peu près vers ce tems que mon père fut employé dans les négociations ; ma mère l’y suivit, et je fus envoyé chez une grand’mère en Languedoc, dont la tendresse trop aveugle nourrit en moi tous les défauts que je viens d’avouer. Je revins faire mes études à Paris, sous la conduite d’un homme ferme et de beaucoup d’esprit, bien propre sans doute à former ma jeunesse, mais que, pour mon malheur, je ne gardai pas assez long-temps. La guerre se déclara : empressé de me faire servir, on n’acheva point mon éducation, et je partis pour le régiment où j’étais employé, dans l’âge où, naturellement encore, on ne devrait entrer qu’à l’académie.

Puisse-t-on réfléchir sur le vice dominant de nos principes modernes, puisse-t-on voir que l’objet essentiel n’est pas d’avoir de très-jeunes militaires, mais d’en avoir de bons ; et qu’en suivant le préjugé actuel, il est parfaitement impossible que cette classe de citoyen si utile puisse jamais être parfaite, tant qu’il ne s’agira que d’y entrer jeune, sans savoir si l’on a ce qu’il faut pour y être admis, et sans comprendre qu’il est impossible de posséder les vertus nécessaires dès qu’on ne donnera pas aux jeunes aspirans la possibilité de les acquérir par une éducation longue et parfaite.

Les campagnes s’ouvrirent, et j’ose assurer que je les fis bien. Cette impétuosité naturelle de mon caractère, cette âme de feu que j’avais reçue de la nature, ne prêtait qu’un plus grand degré de force et d’activité à cette vertu féroce que l’on appelle courage, et qu’on regarde bien à tort, sans doute, comme la seule qui fût nécessaire à notre état.

Notre régiment écrasé dans l’avant-dernière campagne de cette guerre, fut envoyé dans une garnison en Normandie ; c’est-là que commence la première partie de mes malheurs.

Je venais d’atteindre ma vingt-deuxième année ; perpétuellement entraîné jusqu’alors par les travaux de Mars, je n’avais ni connu mon cœur, ni soupçonné qu’il pût être sensible ; Adélaïde de Sainval, fille, d’un ancien officier retiré dans la ville où nous séjournions, sut bientôt me convaincre, que tous les feux de l’amour devaient embrâser aisément une âme telle que la mienne ; et que s’ils n’y avaient pas éclaté jusqu’alors, c’est qu’aucun objet n’avait su fixer mes regards. Je ne vous peindrai point Adélaïde ; ce n’etoit qu’un seul genre de beauté qui devait éveiller l’amour en moi, c’était toujours sous les mêmes traits qu’il devait pénétrer mon âme, et ce qui m’enivra dans elle était l’ébauche des beautés et des vertus que j’idolâtre en vous. Je l’aimais, parce que je devais nécessairement adorer tout ce qui avoit des rapports avec vous ; mais cette raison qui légitime ma défaite, va faire le crime de mon inconstance.

L’usage est assez dans les garnisons de se choisir chacun une maîtresse, et de ne la regarder malheureusement que comme une espèce de divinité qu’on déifie par désœuvrement, qu’on cultive par air, et qui se quitte dès que les drapeaux se déploient. Je crus d’abord de bonne foi que ce ne pourrait jamais être ainsi que j’aimerais Adélaïde ; la maniere dont je l’en assurai, la persuada ; elle exigea des sermens, je lui en fis ; elle voulut des écrits, j’en signai, et je ne croyais pas la tromper. À l’abri des reproches de son cœur, se croyant peut-être même innocente, parce qu’elle couvrait sa faiblesse de tout ce qui lui semblait fait pour la légitimer, Adélaïde céda, et j’osai la rendre coupable, ne voulant que la trouver sensible.

Six mois se passèrent dans cette illusion, sans que nos plaisirs eussent altéré notre amour ; dans l’ivresse de nos transports, un moment même nous voulûmes fuir ; incertains de la liberté de former nos chaînes, nous voulûmes aller les serrer ensemble au bout de l’univers… la raison triompha ; je déterminai Adélaïde, et dès ce moment fatal il était clair, que je l’aimais moins.

Adélaïde avait un frère capitaine d’infanterie que nous espérions mettre dans nos intérêts… on l’attendait, il ne vint point. Le régiment partit, nous nous fîmes nos adieux, des flots de larmes coulèrent ; Adélaïde me rappella mes sermens, je les renouvellai dans ses bras…… et nous nous séparâmes.

Mon père m’appella cet hiver à Paris, j’y volai : il s’agissait d’un mariage ; sa santé chancelait, il désirait me voir établi avant de fermer les yeux ; ce projet, les plaisirs, que vous dirai-je enfin ! cette force irrésistible de la main du sort qui nous porte toujours malgré nous où ses loix veulent que nous soyons ; tout effaça peu-à-peu Adélaïde de mon cœur. Je parlai pourtant de cet arrangement à ma famille ; l’honneur m’y engageait, je le fis, mais les refus de mon père légitimèrent bientôt mon inconstance ; mon cœur ne me fournit aucune objection ; et je cédai, sans combattre, en étouffant tous mes remords. Adélaïde ne fut pas long-temps à l’apprendre…… Il est difficile d’exprimer son chagrin ; sa sensibilité, sa grandeur, son innocence, son amour, tous ces sentimens qui venaient de faire mes délices, arrivaient à moi en traits de flamme, sans qu’aucun parvînt à mon cœur.

Deux ans se passèrent ainsi filés pour moi par les mains des plaisirs, et marqués pour Adélaïde par le repentir et le désespoir.

Elle m’écrivit un jour, qu’elle me demandait pour unique faveur de lui assurer une place aux carmélites ; de lui mander aussi-tôt que j’aurais réussi ; qu’elle s’échapperait de la maison de son père, et viendrait s’ensevelir toute vivante dans ce cercueil qu’elle me priait de lui préparer.

Parfaitement calme alors, j’osai répondre quelques plaisanteries à cet affreux projet de la douleur, et rompant enfin toutes mesures, j’exhortai Adélaïde à oublier dans le sein de l’hymen les délires de l’amour.

Adélaïde ne m’écrivit plus. Mais j’appris trois mois après qu’elle était mariée ; et dégagé par-là de tous mes liens, je ne songeai plus qu’à l’imiter.

Un événement terrible pour moi vint déranger tous mes projets ; il sembloit que le ciel voulût déjà venger Adélaïde des malheurs où je l’avais plongée. Mon père mourut, ma mère le suivit de près, et je me vis à vingt-cinq ans seul abandonné dans le monde à tous les malheurs, à tous les accidens qui suivent ordinairement un jeune homme de mon caractère ; que de faux amis perdent, que l’expérience n’éclaire pas encore, et qui, pour comble d’aveuglement, ose trop souvent prendre pour un bonheur l’événement qui le rend maître de lui, sans réfléchir, hélas ! que les mêmes freins qui le captivaient, servaient aussi à le soutenir, et qu’il n’est plus, dès qu’ils se brisent, que comme ces plantes légères, dégagées par la chute du peuplier antique qui protegeait leurs jeunes élans, et qui bientôt expirent elles-mêmes faute de soutiens. Non-seulement je perdais des parens chers et précieux ; non-seulement je n’avais plus d’appui sur la terre, mais tout s’éclipsait, tout s’anéantissait avec eux ; cette vaine gloire qui m’avait séduit ne devint plus qu’une ombre qui s’évanouit avec les rayons qui la modifiaient. Les adulateurs fuirent, les places se donnèrent, les protections se perdirent, la verité déchira le voile qu’étendait la main de l’erreur sur le miroir de la vie, et je m’y vis enfin tel que j’étais.

Je ne sentis pas pourtant tout-à-coup mes pertes, il fallait l’affreuse catastrophe qui m’attendait pour m’en convaincre. Aline, Aline, permettez que mes larmes coulent encore sur les cendres de ces parens chéris ; puissent mes regrets éternels les venger de cette voix funeste et involontaire, qui osa crier au fond de mon âme, que regrettes-tu, tu es libre ? Oh, juste ciel ! qui put l’inspirer cette voix barbare, quel est donc le sentiment cruel et faux qui l’a fait naître ? Où trouve-t-on des amis dans le monde qui puissent nous tenir lieu d’un père et d’une mère ? quels gens prendront à nous un intérêt plus réel et plus vif ? Qui nous excusera ? qui nous conseillera ? qui tiendra le fil, dans ce dédale obscur où nous entraînent les passions ? Quelques flatteurs nous égareront ; de faux amis nous tromperont. Nous ne trouverons sous nos pas que des pièges, et nulle main secourable ne nous empêchera d’y tomber.

Il était essentiel d’aller mettre un peu d’ordre dans les biens de mon père, très-loin de son séjour, très-diminués par les dépenses où l’avaient entraîné les années qu’il avait passées dans les négociations ; mon intérêt m’obligeait, avant de songer à aucun établissement, à me rendre fort vite en Languedoc, pour prendre au moins quelque connaissance de ce qui pouvait me revenir. J’obtiens un congé, et j’y vole.

La magnificence de la ville de Lyon, qui se trouvait sur mon passage, m’engagea pour l’admirer à y séjourner quelques semaines : le hasard qui m’y fit rencontrer d’anciennes connaissances, acheva d’assurer et d’égayer ce projet, et nous y partagions ensemble les plaisirs qu’offre cette fière rivale de Paris, lorsqu’un soir, en sortant du spectacle, un de mes amis me nommant très-haut par mon nom, me proposa d’aller souper chez l’intendant, et se perdit dans la foule avant que j’eusse le temps de lui répondre.

À ce nom de Valcour, un officier vêtu de blanc, et qui paraissait sortir du même endroit que nous, m’aborde le chapeau sur les yeux, et me demande avec beaucoup de trouble s’il a bien entendu, et si c’est bien Valcour que l’on me nomme. Peu disposé à répondre honnêtement à une question faite avec tant de brusquerie et de hauteur, je lui demande fièrement à-mon tour, quel est le besoin qu’il a d’éclaircir un tel fait ? Quel besoin, Monsieur ? — Le plus grand ? — Mais encore ? — Celui de réparer l’outrage fait à une famille honnête par un homme de ce nom ; celui de laver dans le sang de cet homme, ou dans le mien, la vertu d’une sœur chérie…… Répondez, ou je vous regarde comme un malhonnête homme. — Je vous connais, et je vous entends ; vous êtes le frère d’Adélaïde. — Oui, je le suis, et depuis l’instant fatal qui nous l’a ravie. — Qu’entends-je ? elle n’est plus ! — Non, cruel, tes indignes procédés lui ont plongé le poignard dans le cœur, et depuis ce moment, je te cherche pour arracher le tien, ou mourir sous tes coups : viens, suis-moi ; je me reproche tous les instans où ma vengeance est retardée.

Nous gagnâmes promptement les derrières de la comédie ; nous traversâmes le Rhône, et nous enfonçant dans les promenades qui sont sur l’autre rive en face de la ville, nous nous disposions à nous battre, lorsque ne pouvant tenir à l’intérêt puissant que m’inspirait encore cette malheureuse maîtresse, Sainval, dis-je avec la plus grande émotion, je vous satisfais ; si le sort est juste, peut-être le serez-vous bientôt davantage : car je suis le coupable, et c’est à moi de périr : mais ne me refusez pas de m’apprendre, avant que nous ne nous séparions pour jamais, la fatale histoire de cette fille respectable… que j’ai trompée, je l’avoue ; mais qui ne peut cesser de m’être chère. — Ingrat, me répondit Sainval, elle est morte en t’adorant ; elle est morte en suppliant le ciel de ne jamais punir ton crime. Elle avait avoué à mon père la faute où tu sçus l’entraîner : il venait de la contraindre à l’ensevelir dans les bras d’un époux… Obsédée par toute une famille, l’infortunée venait d’obéir…… Elle n’a pu résister à la violence du sacrifice. Chaque jour, chaque instant l’entraînait à la mort, et elle en a reçu le coup dans mes bras. Depuis cette époque fatale, je n’ai cessé de te chercher par-tout. J’ai suivi tes pas dans cette ville, incertain de t’y rencontrer. Je t’y trouve, presse-toi de me convaincre que tu ne joins pas au moins la lâcheté à la plus barbare séduction.

Nous nous battîmes ; le combat fut court : Sainval avait plus de courage que d’adresse, et plus de raison que de bonheur. Il cède sous les premiers coups que je lui porte, et j’ai la douleur de le renverser mort à mes pieds. À peine m’en suis-je convaincu que je m’élance en larmes sur le corps sanglant de ce malheureux jeune homme, dont les traits, dont la voix venaient de me rappeler si douloureusement sa malheureuse sœur. Dieu barbare ! est-ce ainsi qu’éclate ta justice ? n’étais-je pas le seul coupable ?…… n’était-ce pas à moi de succomber…… et me relevant en délire : « Vil assassin, me dis-je à moi-même, va combler ton affreuse victoire ; ce n’est pas assez que ton lâche abandon l’ait précipitée dans le cercueil ; il faut encore que tu arraches la vie à son malheureux frère. Triomphe affreux ! remords déchirans ! Va, cours, dans le transport qui t’agite, va joindre à toutes tes victimes le chef infortuné de cette honnête famille…… Il respire…… Cet unique enfant pouvait seul le consoler de la perte d’une fille qu’il idolâtrait, ta cruauté vient de le lui ravir ; achève, va lui percer le flanc ». Et je me précipitais encore sur ce cadavre sanglant, et je cherchais à le ranimer, à lui rendre le souffle de la vie aux dépens même de celle que j’aurais voulu lui sacrifier.

Il n’était plus temps…… je me lève égaré ; je porte mes pas au hasard ; on avait entendu le bruit du combat. On me vit fuir ; on me poursuit, on m’atteint, on m’arrête, et l’on me mène en diligence chez le commandant de la ville. Mon désordre, mes habits ensanglantés, le rapport certain d’un homme mort, une lettre trouvée sur M. de Sainval, par laquelle son père lui ordonnait de me chercher jusqu’aux extrémités du monde ; tout disposa M. de * * * qui commandait pour lors à Lyon, à des précautions et à de la sévérité. Quelque grave que soit votre affaire, Monsieur, me dit néanmoins avec honnêteté ce militaire, je vais agir avec vous comme je le ferais avec mon propre fils. Vous aurez pour séjour une maison royale, et j’irai demain vous y recommander moi-même : je vais tout assoupir avec le plus grand soin. Si d’ici à trois mois rien n’éclate, votre liberté vous sera rendue ; mais il faut dans le cas contraire, que je vous aie absolument sous la main, afin que, si le tribunal ou la famille du mort venait à poursuivre, je puisse au moins prouver que j’ai fait mon devoir. Cependant, soyez tranquille ; je vais employer tant de soins pour tout anéantir, que vous serez, j’espère, bientôt maître de vos actions. Il sortit à ces mots pour donner des ordres ; et l’on me conduisit au château de Pierre-en-Cise, dans lequel il avait désiré que fut ma destination particulière, pour être plus à même de disposer secrètement de moi, et d’une manière qui put m’être agréable.

Je ne vous rendrai point ce qui se passa dans mon âme, en arrivant dans ce lieu fatal : quelques politesses que je reçus de l’officier qui y commandait, toute l’horreur de ma position se présenta d’abord à mes yeux… Les premiers effets de mon désespoir firent frémir ceux qui m’entouraient : il n’y eut sorte de moyens que je ne cherchasse pour m’arracher la vie. Qu’il est heureux de rencontrer, dans de semblables circonstances un homme d’esprit, et qui connaisse le cœur humain ! On ne peut exprimer ce que fit pour me calmer le respectable mortel entre les mains duquel mon heureux sort m’avait fait tomber… Tantôt il s’adressait à ma raison, tantôt il intéressait mon cœur, et tirant toujours du sien les argumens qu’il employait, il sut me rendre à moi-même et à la vie que je perdais infailliblement sans son secours.

Ô vous, vils mercenaires, qui, dans des places semblables, ne regardez ceux qu’on vous confie, que comme des animaux dont le sang doit vous engraisser… qui les tourmenteriez, qui les feriez expirer si l’on vous dédommageait amplement de leur perte ; en jettant vos regards sur le vertueux ami dont je parle, apprenez que ce même poste où vous ne trouvez à exercer que des vices, peut vous offrir la jouissance de mille vertus ; mais il faut une âme et de l’esprit pour le sentir, au lieu que la nature en courroux, qui ne vous a créés que pour le malheur des autres, ne mit en vous que de l’avarice et de la stupidité.

Un mois se passa, sans qu’on parlât de cette affaire ; mes gens étaient toujours dans l’hôtel où j’étais descendu, et s’y tenaient, par mes ordres, renfermés sous le plus grand mystère. Enfin, le commandant de la ville parut… « Rien ne transpire, me dit-il ; j’ai fait inhumer M. de Sainval le plus secrètement que j’ai pu : c’est par un avis détourné que j’ai fait part de sa mort à son père sans lui expliquer la cause qui l’a fait descendre au tombeau… J’ai serré les papiers trouvés sur lui ; ils ne paroîtront pas, que je n’y sois contraint… Voilà tous les services que j’ai pu vous rendre… je les continuerai… Sortez cette nuit sans éclat, et de cette prison et de la ville… Vos gens, votre chaise et un passe-port vous attendent à la première poste qui est sur la route de Genêve… Rendez-vous à cette poste à pied et sans bruit ; passez de-là en Suisse ou en Savoie, et si vous m’en croyez, restez-y caché jusqu’à ce que vos amis vous aient mandé de Paris, quelle tournure a pris votre affaire. Il ne me reste plus que ma bourse à vous offrir : usez-en comme de la vôtre… » Oh ! Monsieur, répondis-je en me jettant dans les bras de ce chef respectable, et refusant cette dernière offre, par où ai-je pu mériter tant de bontés ?… Quel motif vous engage ainsi à servir l’infortune ?… « Mon cœur, me répondit M. de * * *, il fut toujours l’asyle des malheureux, et toujours l’ami de ceux qui vous ressemblent. »

Vous jugez de ma reconnaissance, Aline, je ne vous la peindrais que faiblement ; j’embrasse les deux fideles amis que mon heureuse étoile vient de me faire rencontrer ; je gagne, au plus vite, le rendez-vous qui m’est indiqué ; j’y trouve mes gens ; je m’élance en larmes dans ma voiture ; je laisse à mon valet-de-chambre le soin de tout ; je lui nomme Genêve, nous volons, et je m’anéantis dans mes pensées.

Vous imaginez, sans doute, aisément combien cette malheureuse affaire, quelque bonne tournure qu’elle prit, nuisait cependant à ma fortune ; il me devenait impossible d’aller prendre connaissance de mon bien, impossible de me rendre à l’expiration de mon congé, plus impossible encore de publier les motifs de ma fuite, de peur de faire éclater ce qui m’y contraignait. Les gens d’affaire allaient dévaster mon bien ; le ministre allait nommer à mon emploi : ces deux cruelles infortunes étaient pourtant les moins terribles que je dusse craindre ; car si je reparaissais, malgré tout cela, quel sort affreux pouvait m’attendre ?

Mon premier soin, en arrivant à Genêve, fut d’écrire à Déterville, le seul ami réel que je possédasse. Sa réponse quadrait on ne saurait mieux avec les conseils de M. de * * *. Rien ne transpirait, disait-il ; mais on était dans un instant de rigueur sur les duels, et dussé-je tout perdre, il valait mille fois mieux pour moi m’exposer à ce sort, que de risquer une prison peut-être perpétuelle, en reparaissant avant qu’il ne fût bien sûr qu’il n’y eût aucun danger.

Cet avis me paraissait trop sage pour ne pas être suivi, et je priai Déterville de m’écrire régulièrement tous les mois à Genêve, d’où je ne me proposai point de sortir, n’ayant pas assez de fonds pour voyager. Je renvoyai une partie de mes gens, après leur avoir fait promettre le secret, et j’attendis en paix ce qu’il plairait au ciel de décider pour moi. Ce fut pendant ce cruel désœuvrement que le goût de la littérature et des arts vint remplacer dans mon âme cette frivolité, cette fougue impétueuse qui m’entraînait auparavant, dans des plaisirs, et bien moins doux, et bien plus dangereux. Rousseau vivait je fus le voir, il avait connu ma famille, il me reçut avec cette aménité, cette honnêteté franche, compagnes inséparables du génie et des talens supérieurs ; il loua, il encouragea le projet qu’il me vit former de renoncer à tout pour me livrer totalement à l’étude des lettres et de la philosophie, il y guida mes jeunes ans, et m’apprit à séparer la véritable vertu des systèmes odieux sous lesquels on l’étouffe…. « Mon ami, me disait-il un jour, dès que les rayons de la vertu éclairèrent les hommes, trop éblouis de leur éclat, ils opposèrent à ses flots lumineux les préjugés de la superstition, il ne lui resta plus de sanctuaire que le fond du cœur de l’honnête homme. Deteste le vice, sois juste, aime tes semblables, éclaire-les, tu la sentiras doucement reposer dans ton âme, et te consoler chaque jour de l’orgueil du riche et de la stupidité du despote ».

Ce fut dans la conversation de ce philosophe profond, de cet ami véritable de la nature et des hommes, que je puisai cette passion dominante qui m’a depuis toujours entraîné vers la littérature et les arts, et qui me les fait aujourd’hui préférer à tous les autres plaisirs de la vie, excepté celui d’adorer mon Aline. Eh ! qui pourrait renoncer à ce plaisir dès qu’il le connaît ; celui qui peut fixer ses regards sur elle sans frissonner du trouble de l’amour, ne mérite plus la qualité d’homme ; il la déshonore et l’avilit dès qu’il n’est plus sensible à de tels charmes.

Les lettres de Déterville étaient cependant toujours à-peu-près les mêmes ; rien ne transpirait, mais mon absence étonnait tout le monde, et beaucoup de gens se permettaient d’en raisonner d’une manière aussi fausse que pleine de calomnie ; mon ami savait que le trouble s’était mis dans mes biens, il était presque sûr que ma compagnie allait être donnée, et malgré tout cela il m’exhortait vivement à ne pas sortir de mon asyle. Enfin ce dernier malheur arriva, j’écrivis pour le prévenir, je prétextai un voyage indispensable chez l’étranger, une succession essentielle à recueillir, toutes mes ressources furent vaines, et le ministre nomma à mon emploi.

Voilà, ma chère Aline, voilà les cruelles raisons qui motivent le reproche peu mérité que me fait votre père, reproche d’autant plus injuste, qu’il ignore les raisons qui me contraignent à le recevoir. Entre-t-il dans ce malheur quelque chose qui puisse me faire perdre votre estime, ou qui puisse m’aliéner la sienne ? J’ose en douter.

Deux ans d’exil volontaire s’étant écoulés, je crus pouvoir me rapprocher de mes biens, je partis pour le Languedoc ; mais que trouvai-je, hélas ! Des maisons démolies ; des droits usurpés ; des terres incultes ; des fermes sans régisseurs, et par-tout du désordre, de la misère et du délabrement. Deux mille écus de rente, furent tout ce qu’il me fut possible de recueillir des quatre fonds qui valaient jadis plus de cinquante mille livres annuels. Il fallut bien se contenter, et hasarder de reparaître enfin. Je l’ai fait sans aucun risque, et il devient chaque jour plus que probable, que je ne serai jamais poursuivi pour ce duel. Mais cette catastrophe affreuse n’en sera pas moins toute ma vie gravée en traits de sang dans mon cœur. Mon emploi n’en est pas moins donné, mes biens n’en sont pas moins dévastés… tous mes amis n’en sont pas moins perdus… Malheureux que je suis ! est-ce donc après tant de revers que j’ose prétendre à la divinité que j’adore ?… Aline, oubliez-moi… abandonnez-moi… méprisez-moi… ne voyez plus dans votre amant, qu’un téméraire indigne des vœux qu’il ose former. Mais si vous me tendez une main secourable, si vous accordez quelque retour au sentiment dont je brûle pour vous, ne jugez pas mon cœur sur les travers de ma jeunesse, et ne redoutez pas l’inconstance où vous avez allumé les feux de l’amour. Il est aussi impossible de cesser de vous aimer, qu’il l’est de se défendre de vous ; mon âme uniquement modifiée par les impressions de vos traits ne peut plus se soustraire à leur empire, et l’on m’arracherait plutôt mille fois la vie qu’on ne détruirait mon amour. J’attends mon arrêt et mon pardon… Aline, Aline, j’attends tout de votre pitié.