Albertine de Saint-Albe/Tome II/Chapitre 07

Renard (Tome IIp. 144-163).


CHAPITRE VII.


Quelques jours après le départ de ma lettre, madame d’Ablancourt reçut celle que Julien avait annoncée à Fanny. Il lui apprenait que son fils, triste et mélancolique, était menacé du spleen ; que le médecin ne voyait point d’autre remède que de retourner sur le continent dès que le malade en aurait la force.

Sitôt que cette excellente mère fut informée de la situation de son fils, elle ne songea qu’à partir pour aller le chercher et le ramener le plutôt possible. Elle me fit appeler, me fit lire la lettre, et m’engagea à l’accompagner. Ah ! quelle douleur je ressentis alors de ne pouvoir accepter une offre si séduisante ; mais je savais que ce n’était point de cette manière que je devais revoir Léon. Ma fuite était une faute dont je sentais le poids s’appesantir tous les jours, et je connaissais assez la sévérité de ses principes pour redouter son jugement sur ma conduite, quelque flatteur qu’en fût pour lui le motif.

Je restai inébranlable dans mes refus, et je demandai la permission de me retirer à Joigny dans ma famille supposée.

Je reçus alors la récompense de tous les soins que j’avais eus pour madame d’Ablancourt pendant sa longue maladie ; elle ne cessait de faire mon éloge. Sa reconnaissance envers moi ne devait cesser qu’avec la vie qu’elle avait recouvrée par mes soins. Elle craignait que je ne fusse malade pour lui avoir prodigué trop de nuits, s’occupait de mon avenir, et voulait absolument m’être utile. Tant de bontés me touchaient dans celle que j’aimais comme une mère ; mais, malgré ses instances. je ne voulus rien accepter. Je la priai de me permettre de lui écrire, et je remis à son retour d’Angleterre l’avantage de profiter de sa protection, bien déterminée intérieurement à n’en point user. Ma fierté, ma délicatesse m’ordonnaient de fuir sa maison au moment où son fils allait y entrer, et jamais je ne m’en sentis plus le courage ; cependant, en quittant madame d’Ablancourt, je croyais me séparer une seconde fois de Léon, Je m’en séparais en effet ; je m’éloignais pour ne plus revenir : qu’allais-je devenir sans asyle, ayant fui de la maison de mon oncle ? Ces mots écrits à Léon soutenaient mes forces. Je savais combien il serait heureux de me trouver libre ; mais où devait-il me chercher ? Comment devait se présenter Albertine à ses yeux ? Voilà ce qui me mettait au désespoir.

Tandis que tous les domestiques s’occupaient des préparatifs de ce voyage, et que la maison était en désordre, comme il arrive toujours la veille d’un départ, j’entendis frapper à ma porte, et demander mademoiselle Constance. J’écrivais à l’associé de mon frère, et je répondis, que c’était moi. Alors je me levai, et un domestique en livrée s’avança. Il parut frappé en me regardant, et recula de trois pas en levant les mains au ciel. Sa physionomie ne m’était pas inconnue, mais je ne pouvais me ressouvenir où je l’avais rencontré.

Pour lui, me reconnaissant aussitôt, il me salua par mon véritable nom, et me demanda depuis quand j’avais quitté Saint-Marcel. Je le regardais sans pouvoir articuler un seul mot. « Ah ! ah ! vous êtes chez madame la baronne d’Ablancourt ! mademoiselle Fanny ne nous a pas dit cela. — Mademoiselle Fanny ! — Oui, chez madame la baronne d’Ablancourt ! cela surprendra bien Madame. — Eh ! quelle dame ? de qui parlez-vous ? — Comment ! vous ne reconnaissez pas André, qui a eu l’honneur de vous conduire en calèche (en saluant), le cocher de madame de Courcel, aujourd’hui au service de madame de Séligny. » Ces mots furent un coup de foudre pour moi. « Madame de Séligny, ô ciel ! que veut-elle de moi ? — Mais je ne sais que vous répondre. C’est que, voyez-vous, on m’a dit un autre nom ; ainsi, ajouta-t-il en tournant son chapeau, c’est une autre personne que l’on demande. — Vous avez raison ; mais que voulez-vous de mademoiselle Constance ? — Ah ! voyez-vous, cette demoiselle est une amie de mademoiselle Fanny. — De mademoiselle Fanny ? — Oui, vraiment. Mademoiselle Fanny, qui est une bonne fille, est venue prier Madame de s’intéresser à cette pauvre demoiselle, qui perdra tout par le départ de madame la baronne. Oh ! c’est une excellente personne que cette demoiselle Fanny ; ça vous est serviable ! — Écoutez-moi bien, mon cher André. — Oui, mademoiselle Albertine. — Eh ! taisez-vous, je vous en prie, vous me faites trembler. Dites à madame de Séligny que vous avez vu mademoiselle Constance. » Il regarda autour de lui. « C’est moi qui suis mademoiselle Constance. Puis-je compter sur votre discrétion, mon cher André ? — Oh que oui, mademoiselle Albertine… je veux dire mademoiselle Constance. Qu’y a-t-il pour votre service ? » Je sentais qu’il fallait attaquer mon homme par l’endroit sensible, et se hâter de le congédier. Je tirai la bourse de mon oncle, et lui présentant deux louis, je le priai de ne point dire à madame de Séligny qu’il m’eût rencontrée. « Tenez ; je ne vous demande que huit jours de discrétion. Ne prononcez point mon nom, et dites à votre maîtresse que mademoiselle Constance ira chez elle quand madame la baronne sera partie. » Il regardait les deux louis sans oser y toucher… Mon inquiétude augmentait, lorsque, prenant sa résolution, il s’écria, en tendant main : « Allons, j’y consens. Huit jours, ça n’est pas long. — Je compte sur vous ; soyez discret ; sortez d’ici sans parler à personne, et je me ressouviendrai de vous. » Il me salua, et je l’accompagnai aussi loin qu’il me fut possible pour l’empêcher de causer avec les domestiques ; mais il ne rencontra personne, et je le vis sortir dans la rue sans avoir été aperçu.

Cette découverte me mettait dans de vives alarmes. Je voyais que mademoiselle Fanny avait conservé des relations dans la maison de mon ennemie, malgré la défense de madame d’Ablancourt, et qu’elle ne voulait me placer chez madame de Séligny que dans l’espoir de me faire perdre les bonnes grâces de sa maîtresse. Son projet était de m’expulser de la maison ; elle ne voulait point me voir revenir au retour d’Angleterre, et croyait faire un coup de maître en me plaçant de la sorte. Malgré mes deux louis je n’étais point sûre de la discrétion du cocher. Je savais que le plaisir de surprendre a tant d’attraits pour les gens de celle classe, que la récompense diminuait de prix à leurs yeux, et je ne songeai plus qu’aux moyens de partir promptement pour me soustraire aux pièges qu’on pouvait me tendre. Le départ de madame d’Ablancourt me laissait seule sur la terre, et séparée de la mère de Léon, je me croyais perdue !

Madame de Séligny, impatiente de voir revenir son émissaire avec mademoiselle Constance, n’eut pas plutôt entendu la voix d’André qu’elle sonna pour le faire monter : — Eh bien ! avez-vous trouvé cette demoiselle Constance ? — Oui, madame… Non, madame. — Que voulez-vous dire ? — Dame ! c’est que ce n’est pas aisé. — Comment ? il n’est pas aisé de trouver cette fille et de… — Ce n’est pas une fille, madame, c’est une… — Parlez nettement, ne vous troublez pas. Cette Constance, fille ou non, l’avez-vous vue ? — Madame, je ne l’ai pas vue. — Vous ne l’avez pas vue ? et à qui avez vous donc parlé ? — À une autre. — Voilà une réponse bien claire, quelle est cette autre ? — Voilà précisément ce que je ne puis dire à madame. — Il m’impatiente avec son air niais et rusé tout à la fois, Quelle est cette autre personne qui vous a parlé ? Vous restez là planté comme une statue. Est-ce que vous ne pouvez parler ? Heim ! vous ne répondez pas ? Est-ce que cette belle demoiselle… Ah ! belle, oui ; très-belle, cela peut se dire. J’entends ; elle ne veut pas venir chez moi, parce qu’elle appartient à madame d’Ablancourt, et vous n’osez me le dire, c’est donc là ce grand mystère ? » André secoua la tête. « Est-ce qu’on aurait acheté votre silence ? Je commence à le soupçonner. Autrement, je vous croirai enclin au défaut habituel à vos pareils. Oui, vous êtes ivre, et je vais vous renvoyer. — Me renvoyer. Ah ! madame, ne fera pas cette mauvaise action-là ! Je suis un honnête garçon, vous saurez tout dans huit jours. — Ah ! ah ! c’est un secret. Je n’en veux pas chez moi. Allons, sachons, mon cher André, combien on vous a donné pour ces huit jours ; vous pouvez me le dire. — Oh oui, madame, on ne me l’a pas défendu. Voilà ce que l’on, m’a donné, » et il montra les deux louis. « Comment ! de quelle importance est donc ce mystère ? Deux louis pour que vous ne me disiez pas qui vous avez vu ? Tenez en voilà trois. Un honnête domestique n’a point de secret pour ses maîtres. — Ah ! madame, je ne le puis ; » et il remit l’or sur la table. « Vous me refusez ! — Ah ! cette pauvre demoiselle aurait trop de chagrin ; elle craint tant de revoir madame. — De me revoir ? — Elle a tremblé comme la feuille quand j’ai dit que je venais de la part de madame. — Elle a tremblé !… Quel soupçon ! mais je ne puis le croire. Quelle apparence que la nièce de M. de Saint-Albe soit chez madame d’Ablancourt. — Madame, vous lui direz bien, quand elle viendra, que c’est vous qui avez deviné. Moi, je n’ai rien dit. — Et il sortit précipitamment.

Quand madame de Séligny fut seule, elle songea au parti qu’elle allait tirer d’une découverte aussi essentielle. André, qui m’avait vue aux eaux, pendant près de deux mois, devait m’avoir bien reconnue, et c’était certainement moi, il n’y avait pas à en douter ; d’un autre côté, elle connaissait trop la sévérité de mœurs de madame d’Ablancourt pour croire qu’elle autorisât la maîtresse de son fils à vivre auprès d’elle. C’était donc sous un nom supposé, sous ce nom mystérieux de Constance, que je m’étais introduite chez elle ? Madame d’Ablancourt était au moment de partir, elle lui écrivit sur-le-champ :

Madame,

Notre ancienne amitié m’engage à vous apprendre ce qui se passe sous vos yeux, et que vous ignorez sans doute. Sachez, Madame, qu’on vous trompe et qu’on se joue de votre crédulité depuis plus de six mois. La personne que vous avez auprès de vous, sous le nom de Constance, est la maîtresse de M. votre fils, cette audacieuse Albertine qui nous a causé tant de chagrins. Je ne sais si elle est d’accord avec lui et quel est son projet, mais je ne puis croire qu’elle ose encore se flatter de s’unir au baron d’Ablancourt. Le fier Léon n’épousera jamais la femme de chambre de sa mère ! Elle s’est sauvée du château de Saint-Marcel pour courir après lui. Elle attendra son retour pour le poursuivre partout, n’en doutez pas. C’est une femme adroite, insinuante, sachant habilement jouer le rôle qui lui convient, et d’autant plus dangereuse qu’elle est d’un extérieur séduisant. Ma démarche est bien désintéressée, car je ne pense plus à Léon et je suis au moment de marier Octavie ; c’est donc uniquement pour vous obliger et vous empêcher d’être plus long-temps la dupe de cette créature, que je vous écris. J’ai acquitté le devoir de ma conscience et je vous salue.

Pendant la lecture de cette lettre, la colère, l’indignation se peignirent alternativement sur la figure de madame d’Ablancourt. Elle ne pouvait revenir de sa surprise : Albertine de Saint-Albe chez elle ! si douce, et par conséquent si fausse ! Elle songea qu’elle avait servi elle-même d’instrument à cette intrigue, par la correspondance qu’elle avait permise, qu’elle avait ordonnée, et elle frémit. Pressée de s’éclairer sur des faits si importans, elle pensa qu’Albertine n’étant point préparée au coup qu’elle allait lui porter, elle en obtiendrait plus sûrement la vérité. Elle me fit appeler et je me rendis aussitôt dans sa chambre. La sévérité de son regard était remarquable. « Tenez, me dit-elle sans détour, voilà ce qu’on m’écrit, que faut-il que j’en pense. » Je pris la lettre, et dès les premières lignes je vis que j’étais perdue ; je continuai à lire et quand je fus à l’endroit : « Elle s’est sauvée du château de Saint-Marcel pour courir après lui. » Mes forces m’abandonnèrent et je tombai sur une chaise qui se trouvait près de moi. Je n’en finis pas moins cette lecture et restai accablée de honte et de douleur. Mes yeux se remplirent de larmes et je m’écriai : « Oh ! Madame, pardonnez-moi de vous avoir trompée ; je suis Albertine… » Les sanglots m’empêchèrent de continuer. « Comment ! c’est vous ? Voilà cette personne dont j’avais une si haute opinion ? Vous ! Mademoiselle de Saint-Albe, la nièce du respectable M. de Saint-Albe dans un état de servitude chez la mère d’un homme qui vous a crue digne de porter son nom ! Mais qu’espérez-vous de ce stratagème ? Des idées si romanesques sont indignes de plaire à une personne du caractère de mon fils. La réputation de sa femme lui sera aussi chère que la sienne ; et vous, Mademoiselle, avez-vous respecté la vôtre ? » Mes larmes coulaient en abondance. « Il ne vous reste que le parti de rentrer en grâce avec votre oncle : vous n’en avez pas d’autre ; mais si vous n’osez tenter ce moyen, j’aurai soin de vous. J’entrerai par là, dans les intentions de mon fils. Je connais sa générosité ; il ne souffrira pas qu’une personne pour qui il a eu de l’attachement soit jamais exposée à la misère et aux dangers dont elle menace une fille de votre âge. » Ces derniers mots me rendirent des forces ; je me levai et je répondis avec fierté : « Je vous remercie, Madame, je n’accepterai rien de vous ni de M. votre fils ; mon refus de vous accompagner en Angleterre aurait seul dû vous prouver que ce n’est pas lui que je suis venu chercher ici. — Qui m’assurera que vos lettres ne l’aient point informé de vos desseins, et que vous ne vous fassiez un mérite de ce refus auprès de lui ? » Ma dernière lettre à Léon me rendait coupable, je ne répondis rien. « Je vois que Léon savait à qui il écrivait ? — Non, Madame, il ne le savait pas, répondis-je avec cet accent de vérité qui ne laisse jamais de doute. — Il suffit. Sortez de chez moi le plutôt possible ; vous sentez que je ne puis autoriser votre séjour ici… Antoine, mon vieux intendant, vous accompagnera où vous voudrez. Retirez-vous. — Quelle humiliation ! Ô ! quel châtiment je recevais pour avoir quitté la maison de mon oncle ! Je ne savais où aller, mais je voulais partir sur-le-champ, et j’étais aussi pressée de sortir de ce lieu redoutable que j’avais eu d’envie d’y entrer il y avait six mois.