Albert de Mun (Louis Barthou)

Louis Barthou
Albert de Mun (Louis Barthou)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 273-300).
ALBERT DE MUN

CONFÉRENCE PRONONCÉE LE 7 MARS

A BRUXELLES SOUS LES AUSPICES DE

S. E. LE CARDINAL MERCIER

Mesdames, Messieurs,

Le 6 août 1914, dans un éloquent article jailli du cœur, le comte Albert de Mun adressait un hommage d’admiration et d’émotion reconnaissantes à la nation belge, à son Roi et à son armée. Il rappelait les « liens du sang les plus étroits et les plus chers » qui l’unissaient à votre noble pays, mais son témoignage était surtout celui d’un Français, conscient du service que la loyauté de la Belgique et son héroïque résistance avaient rendu à la France et à la civilisation. « L’honneur et la fierté de la race, disait-il, le culte jaloux de l’indépendance, l’amour ardent d’une patrie jeune encore dans l’histoire, mais aussi vieille que ( ???), tout à la fois s’est révolté dans leurs âmes, et debout, d’un seul bond, Flamands, Brabançons et Wallons, ont dressé devant l’insolence germanique le rempart de leurs poitrines. » Et il criait : Ah ! les braves gens !

C’est un grand honneur pour moi de parler devant ces braves gens, fidèles dans la paix comme dans la guerre, et que les droits d’une commune victoire ont mis à nos côtés pour en recueillir, si tardivement ! non des bénéfices, mais des réparations nécessaires. Vos discussions, qui ne regardent que vous, n’obscurcissent pas à nos yeux l’unité de l’âme belge. Flamands, Brabançons et Wallons, nous vous tenons tous pour des amis, pour des alliés, pour des frères, et nous nous renierions nous-mêmes, si nous pouvions oublier le sacrifice sublime devant lequel Albert de Mun inclinait, il y a neuf ans, sa gratitude et son respect.

En m’associant à ce grand témoignage, je remplis certes un devoir de conscience, mais pourrais-je vous dissimuler qu’il y entre une part de précaution ? Je crains de n’être pas qualifié pour parler devant vous du grand orateur catholique, et mon audace a besoin de votre bienveillance. Tant de questions nous avaient si longtemps séparés et même opposés, M. de Mun et moi ! Mais un tel adversaire forçait l’estime par la noblesse de son caractère, et ceux-là étaient à plaindre qui ne subissaient pas la séduction de son talent. D’un parti à l’autre, d’un banc à l’autre, et, comme on disait au temps où les Français ne s’aimaient pas, de l’une à l’autre barricade, j’aimais dans Albert de Mun le Français de belle allure dont les débuts avaient inspiré à Gambetta, qui d’ailleurs le fit invalider, l’évocation de Montalembert. Le goût des problèmes sociaux nous était commun, et si le point de vue confessionnel nous divisait, nous étions rapprochés par la solution syndicaliste. Ainsi, j’entrai en rapports plus étroits avec M. de Mun. Sa conversation avait un charme inexprimable ; j’en avais souvent goûté les attraits jusqu’au jour où la gravité menaçante des événements m’en fit sentir la vigueur civique et la robuste clairvoyance. Ce gentilhomme avait conservé une âme de soldat. Il apporta par ses écrits au vote de la loi de trois ans un concours où, quoi qu’on en ait dit, il n’y eut jamais de conditions : la patrie, entre ceux qui l’aiment, a-t-elle donc besoin de marchandages ?

Ainsi, j’eus la fierté de devenir l’ami de M. de Mun. Il était Breton par sa mère, mais, par sa famille paternelle, et à remonter dans le cours des âges, il était de race pyrénéenne. Cette origine nous créait un voisinage. La terre béarnaise a produit deux rois, l’un qui le fut par droit de naissance, Henri IV, l’autre qui le fut par droit de conquête, Bernadotte, et deux ou trois maréchaux. La terre bigourdane avait besoin d’une revanche : elle l’a prise, puisque le grand vainqueur de la Grande guerre, le maréchal Foch, est né à Tarbes, à trois lieues du manoir familial des de Mun. Cette famille de Mun fut surtout militaire. Pendant des siècles, ses fils versèrent leur sang pour la France. L’un d’eux, appelé à devenir lieutenant-général de l’armée royale sous Louis XVIII, épousa, en 1772, une des filles d’Helvétius. Ainsi Albert de Mun, qui fit de la Contre-Révolution son programme, eut pour arrière-grand-père l’auteur de l’Esprit, l’ami de Voltaire, de Grimm, de Diderot, de d’Alembert, le philosophe matérialiste dont le livre, qui subit la triple condamnation du pape, du Parlement et de la Sorbonne, fut brûlé par la main du bourreau : l’hérédité a des secrets encore inconnus de la science. Albert de Mun, élevé au petit collège libre de Versailles, n’étonna pas le monde par le bruit de ses succès scolaires. Il ne fut, de son propre aveu, qu’un écolier médiocre et peu travailleur, mais il lisait beaucoup, et il entassait des notes au cours de ses lectures. Ce goût et cette méthode lui restèrent, et je les retiens au passage parce qu’ils contribuèrent pour une large part à sa formation oratoire, et aussi parce que, devant son fonds à d’autres, il eut des idées générales, mais peu d’idées personnelles. En deux mots, qu’il faut dire pour être impartial, il fut un disciple, il ne fut pas un créateur.

Il entra dans l’armée sans goût spécial et presque par hasard, comme on y entrait, il y a quelque soixante ans, « dans les familles que les révolutions politiques avaient éloignées d’autres carrières, pour y passer quelques années de jeunesse. » Il ne semble pas que l’Ecole de Saint-Cyr ait développé sa vocation : le goût de la carrière militaire lui vint moins par l’étude que par l’action. Sous-lieutenant, puis lieutenant au 3e régiment de chasseurs d’Afrique, il vécut pendant cinq ans, de 1862 à 1867, sur la terre algérienne. Il n’y trouva pas peut-être, malgré les brillants combats où il prit part, tous les risques de l’aventure qu’il avait espérée, mais il resta imprégné de cette lumière de l’Orient qui l’avait tout de suite ébloui, et son âme ardente s’enivra d’une poésie dont ses lettres d’abord, puis ses discours, ont exprimé l’enthousiasme.

Un soir de juillet, ce sous-lieutenant de vingt-trois ans, campé près de Tébessa au milieu des Arabes, pour rechercher les ruines des travaux hydrauliques des Romains, se laisse entraîner dans une rêverie délicieuse. Il subit la fascination de la sublime nature où tout parle à son imagination, « une feuille, une étoile, un coin du ciel, ici un éclat mystérieux, là une ombre profonde. » Son oreille, plus sensible dans l’apaisement de la nuit, lui apporte mille sons que réunit une harmonie éclatante. Cette extase, « où l’âme se détache du corps, » lui révèle un ordre supérieur et comme une seconde vie où « l’esprit transformé se reporte vers les êtres et vers les lieux qu’il aime ; il les voit, il les suit, il vit avec eux. » Une sorte de magie s’empare de lui et le transporte dans un monde inconnu, éloigné, où une vie meilleure le ravit et l’exalte. Tout parle dans cette vie : « tout s’adresse à une fibre du cœur ; la feuille qui tremble a un chant plein de mélodie ; le ruisseau qui glisse dans l’herbe ou se roule dans les pierres a des sons variés à l’infini comme une simple causerie ; l’étoile qui scintille au ciel a un regard qui fascine, qui s’attache à votre œil, qui sonde le fond de votre cœur ; elle s’approche ou s’éloigne de vous comme si elle hésitait à vous dire tout ce qu’elle sait. » Troublé par ce dialogue, il sent que la rêverie est la sœur de la prière, et, quoique son âme soit loin de Dieu, il comprend la consolation infinie que les anachorètes peuvent trouver dans leur solitude en s’enivrant de la félicité céleste. Des souvenirs l’envahissent, tendres ou tristes ; il revoit son cher village de Lumigny, les belles prairies où il a appris à aimer, les sombres cyprès autour desquels les siens reposent. « Soudain une musique lointaine anime le silence de ces lieux. » Les étoiles qui brillent d’un éclat étrange lui parlent et l’appellent ; ce sont les âmes de ceux qu’il a perdus et, qui veillent sur lui. Elles prennent un corps et une figure, et, quand tout s’éteint et disparaît, et que la musique n’est plus qu’un murmure, une voix parle encore à son oreille, et un long baiser de paix et de bénédiction se pose sur son front. Il devine dans cet « ange consolateur » sa « sainte mère, » qu’il n’a pas connue, et il prolonge délicieusement son rêve sous un immense noyer dont les larges branches couvrent sa tente, parmi les Arabes endormis. Son imagination vagabonde est allée plus loin que sa foi. Certes, il est croyant et pratiquant : il a conservé fidèlement la mémoire de sa première communion ; mais le sens du catholicisme ne s’est pas encore éveillé en lui. Sa dévotion vient surtout du cœur ; sa charité, aussi.

Rentré en France en 1867, il tient garnison à Clermont-Ferrand, où, plein d’entrain et débordant d’une bonté généreuse, il secourt les familles malheureuses et soigne les malades « comme des amis tendrement aimés. » A son insu, la politique le guettait déjà. Il s’en fallut de peu qu’il ne se ralliât à l’Empire et qu’il ne fût admis dans la maison militaire de l’Empereur. La délicatesse du Grand Écuyer, le général Fleury, et les objections de la famille de M. de Mun eurent raison d’une intention que le dépit d’un avancement manqué avait surtout déterminée. En 1869, il prit part aux manœuvres d’ensemble du camp de Châlons, et il reçut son brevet de lieutenant, « attendu pendant sept ans, » des mains du Prince Impérial dont le doux visage ne laissait pas deviner l’effroyable destinée. « Mais on avait confiance. Le camp de 1869 fut comme le dernier rayon que jette avant de s’éteindre le soleil mourant. Son éclat nous aveuglait. Brusquement, un an plus tard, nous devions, de cette lumière, tomber dans la nuit tragique. »

Albert de Mun, instruit par les événements de 1866, avait peut-être deviné la guerre, mais il n’avait pas soupçonné la catastrophe. La guerre déclarée, il fut de la campagne comme officier d’ordonnance du général de Clérembault, qui commandait à l’armée de Metz la cavalerie du 3e corps. Après Borny, Gravelotte et Saint-Privat, la croix de la Légion d’Honneur récompensa ses services, au bout de deux mois, le 24 septembre 1870. Mais la capitulation du maréchal Bazaine en fit un prisonnier de guerre qui, sur sa parole, demeura à Aix-la-Chapelle pendant quatre mois, jusqu’au 8 mars 1871. Sa libération ne fut pas une délivrance, puisque, hélas ! la guerre étrangère terminée, il dut prendre part à la répression de la guerre civile sous les ordres du général de Ladmirault, qui l’attacha à son état-major. Quand l’insurrection fut vaincue, Albert de Mun se posa le problème de sa propre destinée. Il n’hésita pas longtemps. L’armée lui semblait en quelque sorte « consacrée par les épreuves, les deuils et les humiliations de la patrie, » et pris « d’un immense désir de régénération chrétienne et sociale, » il en trouva tout d’abord la réalisation dans l’accomplissement d’un devoir professionnel où il vit « la fonction patriotique par excellence. » Affecté successivement au 9e dragons et au 3e cuirassiers, il devint un excellent officier, dont les notes attestent pendant plus de quatre ans le zèle, le dévouement, le goût de l’étude et du travail, l’instruction solide, l’aptitude soit au commandement, soit à des missions spéciales. Alors qu’un bel avenir paraissait s’ouvrir devant ce jeune capitaine, il donna sa démission en novembre 1873. « Sa résolution, arrêtée depuis longue date, lui est dictée, disait le général de Ladmirault dans son rapport au ministre, par des considérations étrangères au service militaire, se rattachant à une œuvre sociale et patriotique qu’il désire diriger avec toute liberté d’action. » Quatre ans après, sa démission d’officier de l’armée territoriale, inspirée par les mêmes motifs, rompait d’une façon absolue les liens qui l’unissaient encore à l’armée. Ne pouvant à la fois suffire aux devoirs de l’une et de l’autre, sa vocation sociale l’emportait définitivement sur sa vocation militaire. Mais la guerre avait marqué sa vie d’un sceau ineffaçable, et il laissait dans l’armée une partie de son cœur.


L’œuvre « sociale et politique » à laquelle le comte Albert de Mun voulait se dévouer tout entier était celle des Cercles catholiques d’ouvriers. Déjà, pendant sa garnison à Clermont-Ferrand, il fréquentait le patronage fondé par la Conférence de Saint-Vincent de Paul, dont il n’avait pas oublié, quarante ans plus tard, les parties de jeu du dimanche avec les jeunes ouvriers et les joies goûtées parmi les familles pauvres du quartier populaire. Mais ce fut la captivité d’Albert de Mun, où il subit la double influence du livre d’Emile Keller sur les Principes de 1789 et des catholiques du Centre, qui détermina sa vocation et fixa son programme. La Commune fit le reste. Il ne fut pas moins frappé par la rigueur, à ses yeux excessive, de la répression que par les crimes de l’insurrection. Quels événements, quelles circonstances, quelles fautes, quelles aberrations avaient pu entraîner, sous les yeux d’un ennemi vainqueur, cette lutte fratricide ! Le terrible problème de la responsabilité des classes dirigeantes ou possédantes s’imposa à Albert de Mun. « Qu’avait fait cette société légale, depuis tant d’années qu’elle incarnait l’ordre public, pour donner au peuple une règle morale, pour éveiller et former sa conscience, pour apaiser par un effort de justice la plainte de ses souffrances ? » L’officier catholique n’était pas seul préoccupé de ces questions. Un grand esprit, plus philosophe encore que poète, Sully Prudhomme, en subissait au même moment l’obsession et l’angoisse. Il écrivait, le 1er juin 1871, à Mme Emile Amiel une lettre admirable, qui prenait les allures d’un examen de conscience : « La bourgeoisie et la classe supérieure, c’est-à-dire tout simplement plus riche et plus audacieuse, devraient bien distinguer dans tous ces crimes la part des responsabilités qui leur revient, au lieu de se ruer dans une lâche réaction où se complaît la mollesse des caractères, lis vont encore supprimer la question sociale qui est la seule dont il faille avant tout s’occuper et substitueront une camisole de force à la moralisation.


Ces pensées, ces préoccupations, ces responsabilités, ces devoirs trouvèrent leur expression la plus forte dans une conversation que le frère Maurice Maignen, de la Congrégation de Saint-Vincent de Paul, eut, en novembre 1871, avec M. de Mun. Fils d’un garde du corps du roi Charles X, et passé, sous l’empire d’une conviction ardente, de la pratique des arts au service de la religion, M. Maignen dirigeait au boulevard Montparnasse un « Cercle de Jeunes Ouvriers » qui avait compté Augustin Cochin parmi ses fondateurs et en faveur duquel Mgr Mermillod avait prononcé à Sainte-Clotilde un sermon demeuré fameux. Le frère Maignen, reçu au Louvre par le lieutenant de Mun, montrait du doigt les murailles calcinées des Tuileries en ruines, et, transfiguré, il disait d’une voix où vibrait un accent dominateur : « Oui, cela est horrible, cette vieille demeure des rois incendiée, ce palais détruit, où tant de fêtes éblouirent les yeux. Mais qui est responsable ? Ce n’est pas le peuple, le vrai peuple, celui qui travaille, celui qui souffre ! les criminels qui ont brûlé Paris, n’étaient pas de ce peuple-là... mais celui-là, qui de vous le connaît ? Ah ! les responsables, les vrais responsables ! c’est vous, ce sont les riches, les grands, les heureux de la vie, qui se sont tant amusés entre ces murs effondrés, qui passent à côté du peuple sans le voir, sans le connaître, qui ne savent rien de son âme, de ses besoins, de ses souffrances... Moi, je vis avec lui, et je vous le dis de sa part, il ne vous hait pas, mais il vous ignore comme vous l’ignorez : allez à lui, le cœur ouvert, la main tendue, et vous verrez qu’il vous comprendra. »

Ces paroles enflammées, ces reproches sévères, cet appel impérieux, prirent possession de l’âme d’Albert de Mun, que le premier regard du frère avait déjà conquis. Son avenir se décida : il avait trouvé sa voie et toutes ses hésitations étaient vaincues. Il avait promis de présider la prochaine assemblée du Cercle. Il y vint en dolman bleu de ciel, les aiguillettes d’argent à l’épaule, et, au côté, un sabre à poignée d’acier droit et léger. Ce fut son premier discours. Il s’était senti, dans des réunions de camarades, quelque facilité de parole, mais, ne se croyant pas orateur, il avait écrit et appris son allocution. Ce début fut un acte de foi, où le soldat et le chrétien associèrent leurs espérances. La composition du discours trahit quelque inexpérience, et, malgré la chaleur de l’accent, il s’en faut que le talent oratoire de M. de Mun s’y soit révélé. Il n’en produisit pas moins un grand effet sur l’auditoire, mais ce fut surtout l’auditoire qui s’empara de l’orateur et lui laissa l’impression d’un mystérieux dialogue où les cœurs s’étaient donnés. M. de Mun ne s’appartenait plus. Il appartenait désormais, irrésistiblement et tout entier, à l’œuvre qui venait de recevoir son serment solennel. Ce fut à Belleville, le 7 avril 1872, qu’il en traça le programme dans une réunion modeste, dont les succès qu’il remporta depuis devant des milliers d’auditeurs ne purent jamais effacer le souvenir. Il fit valoir les avantages matériels des cercles, leur atmosphère d’apaisement et d’égalité. Mais il insista surtout, au point de vue religieux, sur l’acte de foi catholique dont ils étaient l’expression, et, au point de vue économique, sur la nécessité de relier le passé avec les besoins des temps modernes par l’organisation professionnelle, que la destruction des Corporations avait brusquement interrompue. Cette double idée de la contre-révolution catholique et de l’organisation corporative inspira toutes les campagnes que M. de Mun fit en France pendant trois ans. De province en province, et de ville en ville, il poursuivit une propagande ardente, passionnée, éloquente, dont il s’exagérait sans doute les résultats, mais dont le bruit fut immense. Son talent, qui grandissait, était l’attrait de ces réunions, mais son uniforme de dragon ou de cuirassier, qu’il portait avec une crânerie aisée, ne nuisait pas à leur succès. Cet uniforme n’était pas un défi, mais il était un péril. Double péril : par les espérances qu’il éveillait d’un côté, et par les craintes qu’il suscitait de l’autre.

Louis Veuillot avait exercé une grande influence sur M. de Mun, en lui démontrant le rôle que l’Eglise romaine avait joué dans le monde à travers les siècles. Le grand polémiste restait attentif à la carrière de celui qui devenait, de discours en discours, un grand orateur. Il l’entendit pour la première fois dans une de ses conférences de la rue de Grenelle. Il reconnut en lui un « homme de bien et bien disant, » mais il voulait davantage, et il le lui écrivait, sous une forme pressante et pittoresque : « Dans un discours d’un orateur en uniforme, il faut du sabre, ou tout au moins du fourreau. Hier, je n’en ai pas trouvé assez. C’est le sabre qui fait valoir l’épaulette ; l’auditoire est déconcerté lorsque, au lieu d’une estafilade, il emporte une bénédiction. » Il lui demandait de donner à son éloquence un « cachet de caserne… Il manque le plus beau des gestes au soldat orateur qui ne dégaine pas ; on se demande pourquoi ce soldat n’est pas avocat ni prêtre. Dégainez, sabrez, empoignez ! Un coup de sabre à propos est une belle aumône, une très grande charité… Ne soyez pas un homme de grand mérite qui dit inutilement de bonnes choses. »

Évidemment Veuillot parlait au figuré, et s’il conviait le comte de Mun à devenir un « ange exterminateur, » il n’attendait de lui que des exterminations oratoires. Mais tandis qu’il lui disait : il faut aller plus outre, d’autres trouvaient qu’il avait déjà outrepassé la mesure et qu’il y avait une incompatibilité évidente entre l’uniforme et la propagande. Je ne saurais penser qu’ils eussent tort, et M. de Mun lui-même a reconnu depuis qu’il y avait quelque chose d’anormal et de contraire au bon ordre de l’armée dans la liberté dont il jouissait de prononcer en tenue des discours politiques. Il n’avait jamais demandé ou prétendu exercer un privilège. Mais que fut devenue la discipline, si tous les officiers, de tous les partis et de toutes les religions, avaient mis leur uniforme au service de leurs opinions et de leurs croyances ? Des incidents se produisirent, qui eurent leur écho jusqu’à la tribune de l’Assemblée nationale. M. de Mun comprit que son devoir ne lui laissait le choix qu’entre deux sacrifices : il se résigna à sacrifier son grade d’officier plutôt que de renoncer à une œuvre où sa conscience et ses responsabilités morales étaient si fortement engagées. Il prononça son dernier discours en uniforme le 22 mai 1875, à la clôture de la troisième assemblée des Cercles catholiques. La réunion était présidée par le cardinal Guibert : cette seule présence était un succès pour qui se rappelait l’accueil peu encourageant fait trois ans avant par l’archevêque de Paris à l’œuvre naissante. Le discours de M. de Mun fut à la fois un compte rendu et un programme. L’orateur se félicita des résultats obtenus : ne faut-il pas être optimiste dans l’action ? Mais, à distance, on est frappé de la part d’illusion qu’il y avait dans l’enthousiasme de cette foi agissante. Certes, les cent trente comités de l’œuvre et ses cent cinquante cercles n’étaient pas une quantité négligeable. Mais, sur huit millions d’ouvriers, combien avaient répondu à l’appel adressé dès 1871 aux Hommes de bonne volonté ? Environ quinze mille ; c’était peu pour un si grand effort. M. de Mun s’en rendait-il compte quand il parlait des jours d’épreuve et des ombres de l’avenir ? Peut-être, mais il n’en ouvrait pas moins son cœur généreux à la confiance, et jamais encore il n’avait mené le combat avec cette vigueur, cette franchise, cette ardeur menaçante, qui donnaient aux doctrines de Joseph de Maistre l’expression d’une véritable déclaration de guerre. L’arrière-petit fils d’Helvétius se levait comme un nouveau Polyeucte pour briser l’idole révolutionnaire que les générations précédentes avaient encensée et pour juger l’œuvre moderne sur les fruits qu’elle avait portés. Le réquisitoire était impitoyable. Quand on accuse Satan, il est difficile de garder la mesure, et, cette fois, Veuillot dut être content du sabre qu’il y avait dans le discours de M. de Mun, où le génie de la Révolution, secoué au nom du Syllabus comme l’arbre du mal, ne pouvait pas se flatter de découvrir la concession la plus légère. Vous vous doutez bien de toutes les objections que je devrais faire, si j’abordais le fond du débat, et je ne serais même pas en peine de trouver des amis de M. de Mun qui, sympathiques à son effort, condamnaient sa manière un peu rude et lui reprochaient le radicalisme de sa foi. Mais ayant marqué d’un trait, quitte d’ailleurs à y revenir, les réserves nécessaires, je dois dire que le discours du 22 mai 1875 accuse, au point de vue oratoire, un progrès significatif.

M. de Mun entrait dans la pleine possession de tous ses moyens. Il avait une voix puissante et claire dont tous les auditeurs subissaient la séduction. A Lorient, un matelot qui venait de l’entendre, disait de lui : « Il a causé une heure, et il n’a pas craché une fois ; c’est un homme ! » Ce pittoresque éloge ne laissait pas l’orateur indifférent. Mais déjà il mettait mieux que sa voix au service de ses opinions. Ses premiers discours étaient mal ordonnés ; on y sentait comme un flottement, et l’énergie de leur accent ne dissimulait pas la mollesse de leur composition. Le ton était entraînant, mais les idées se traînaient encore, peu sures de leur force, dans des allocutions où l’imprécation tenait trop souvent lieu de logique. Au bout de quatre ans, l’instrument était au point : M. de Mun s’en servait en artiste, et presque déjà en maître. Il avait l’abondance, l’élégance, la clarté, la souplesse, le rythme. Aucune répétition n’alourdissait ou ne ralentissait le mouvement de son discours. Sa phrase était ample et large, plus riche de souvenirs que d’images, et, par là, plus près de la vie. Elle savait se faire familière pour se rendre plus aisément accessible. La réputation du capitaine orateur était très grande. Elle justifiait le mot de La Bruyère : « Le métier de la parole ressemble en une chose à celui de la guerre ; il y a plus de risque qu’ailleurs, mais la fortune y est plus rapide. » Il s’en faut que la fortune militaire de M. de Mun eût été rapide ! Tout au contraire, sa fortune oratoire s’était développée en un temps très court, mais on le connaîtrait mal si l’on pensait que le choix de sa carrière fut déterminé par des succès d’amour-propre. Il voyait de plus haut et il jugeait de plus loin.

La parole n’était pas, pour M. de Mun, un délassement de l’esprit : c’était une arme. Homme d’action, il ne parlait que pour combattre et pour agir. Quand il renonça à porter l’uniforme dans les réunions où il exposait son œuvre, il n’avait pas encore pris le parti de quitter l’armée. Il sentait que sa démission lui imposerait une candidature législative et il lui en coûtait « d’abandonner l’épée pour une tribune douteuse. » Mais, d’un autre côté, cette tribune l’attirait. N’était-elle pas le théâtre où il pourrait affirmer ses idées avec le plus d’éclat et le champ de bataille où l’Eglise, qu’il croyait menacée, devait être défendue ? Et enfin, l’ambition lui était-elle interdite de « déployer au milieu des luttes parlementaires l’ardeur oratoire jusque-là dépensée au sein des réunions privées ? » Entre les conseils contradictoires qui lui venaient de ses amis, sa conscience, le seul maître qu’il eût jamais reconnu, se prononça pour la démission, dont un mandat législatif devait être l’inévitable conséquence.


Cette démission, acceptée en décembre 1875, lui rendit tous les droits du citoyen. Moins de trois mois après, le 5 mars 1876, il était élu député de Pontivy. Entre ces deux événements, M. de Mun avait profité de sa liberté pour prononcer au Havre, le 15 janvier 1876, un discours qui marquait le point de départ de sa nouvelle carrière. Il y répondait au programme que Jules Simon venait d’y exposer, avec sa puissante et fine éloquence, dans une réunion organisée par la Ligue de l’Enseignement. Ainsi, la bataille était engagée.

M. de Mun s’y était jeté avec toute son âme. S’il avait « déposé l’épée pour conserver la parole, » il disait bien haut qu’il avait « retenu du métier des armes le cœur et la voix d’un soldat. » Il était le soldat du Christ. Qui donc pouvait être insensible à la fierté de son accent ? « Je viens devant vous, n’ayant pas sans doute, pour me recommander à votre attention, l’éclat d’une couronne académique, ni l’autorité d’une des premières fonctions de l’Etat, mais cependant, confiant, dans la force de ma foi et surtout dans le nom que je porte et que tous, qui que vous soyez, vous êtes, j’en suis sûr, disposés à accueillir avec faveur, parce que ce nom a retenti d’un bout du monde à l’autre, et que la plupart d’entre vous se font gloire de le porter comme moi-même. Ce nom, qui nous confond tous dans une même famille, à l’heure de la naissance comme à l’heure de la mort, je veux le placer comme ma signature aux premiers mots de cet entretien : Je suis chrétien. » Cette belle profession de foi, ou, plutôt, cette déclaration de foi promettait. Nourri de Polyeucte, dont une citation terminait déjà un de ses discours, M. de Mun aurait, comme le héros de Corneille, méprisé « une foi morte. » La sienne était vivante et agissante. Elle le servit admirablement dans sa réponse à Jules Simon, qu’il proclamait à juste titre l’un des plus grands orateurs de notre temps, et dont il devait d’ailleurs, après des luttes passionnées, faire plus tard un si bel éloge en recueillant sa couronne académique. Pour le Christ et pour la France ! ce cri, qui résumait le discours du Havre, inspirait le programme dont M. de Mun se réclamait auprès des électeurs de Pontivy. « La question religieuse, y disait-il, domine de toute sa hauteur les questions politiques, » et il conviait tous les catholiques à se grouper entre eux et à déployer hardiment leur drapeau contre la Révolution.

M. de Mun était royaliste. Pourtant sa profession de foi se taisait sur la question constitutionnelle. Ce silence n’était pas une abdication. Catholique avant tout, le candidat ajournait, sans les renier, ses espérances monarchiques pour se couvrir du seul étendard de sa foi. Avant la guerre de 1870, il était royaliste d’habitude, ayant grandi dans la tradition légitimiste, plutôt qu’avec ferveur et réflexion. Il a dit lui-même qu’il ne sentait pas en lui « la raison d’être d’une fidélité dont il n’avait jamais connu l’objet et qui demeurait passive. » La guerre le rallia au trône et la monarchie du comte de Chambord lui apparut comme l’expression politique des idées qui germaient dans son esprit. Il était convaincu que la « foi catholique est, dans l’ordre social aussi bien que dans l’ordre politique, la base nécessaire des lois et des institutions. » Ainsi parlait-il comme candidat : à peine élu, il employait une formule plus saisissante, qu’il faut citer parce qu’elle résume tout l’effort de sa vie : « Opposer à la Déclaration des Droits de l’homme qui a servi de base à la Révolution la proclamation des Droits de Dieu qui doit être le fondement de la Contre-Révolution. » C’était un cri de guerre. On ne pouvait pas reprocher à M. de Mun de dissimuler ses desseins, mais faut-il être surpris de l’ardeur et même de la violence que la bataille ainsi engagée et prolongée pendant un tiers de siècle déchaîna entre les partis ? Vous n’avez pas à redouter que j’en fasse revivre devant vous les incidents et le tumulte. Je ne serais pas, vous le savez, de l’avis de M. de Mun ; mais si cette conférence, quoique inspirée par une admiration sincère pour un grand talent et pour un grand cœur, ne peut pas être un panégyrique, je n’aurai pas l’inconvenance d’y chercher, surtout ici, l’occasion d’une polémique ou d’une controverse.

Le temps a fait son œuvre et l’histoire peut juger. Elle juge les hommes selon la mesure qu’ils ont donnée de leur sincérité et de leur désintéressement. A ce double titre, et sans rien dire de son talent, la postérité, même celle qui n’a pas besoin de la frontière pour s’établir, a commencé pour M. de Mun. A propos d’un acte civique de Jules Simon, son ancien adversaire, il disait : « Quelle que soit l’opinion des hommes, il faut saluer la hauteur du courage et la force des convictions. Car rien n’est plus grand qu’un ferme caractère et plus noble qu’une âme indépendante. » Ce bel éloge s’applique à M. de Mun lui-même, et, pour ma part aussi, je n’en sais pas de plus grand. Mais M. de Mun, s’il m’est permis d’employer cette expression familière, jouait la difficulté : il y avait de la témérité dans son courage et son indépendance avait quelque chose d’un défi. Un prédicateur peut exprimer des doctrines absolues et mépriser, du haut de la chaire, des contingences qu’il domine. Quand on est mêlé à l’action, que l’on vit au milieu des hommes et qu’on veut les convertir à sa cause, l’intransigeance, si elle est une vertu méritoire, n’est pas une vertu efficace. Certes, M. de Mun n’avait rien d’un sermonnaire : la tribune n’était pas pour lui une chaire, mais les théories absolutistes de Bonald, de Joseph de Maistre et de Veuillot avaient mis sur lui une telle empreinte qu’il ne reculait devant aucune de leurs conséquences et que leur orthodoxie, plutôt agressive, passait sans atténuations de leurs livres dans ses discours. Ses adversaires s’en irritaient, mais j’ai dit aussi que ses amis s’en étonnaient ou s’en affligeaient. Par exemple, M. de Maistre désirait pour la France un gouvernement qui acceptât d’être le soldat de l’Eglise et, suivant la pittoresque expression de saint Louis, le « Sergent du Christ. » Cette conception du XIIIe siècle peut-elle convenir au XXe ? M. d’Haussonville ne le pensait pas et il disait publiquement à M. de Mun, avec l’appui décisif de l’histoire, que, dans les questions de politique intérieure, cette alliance étroite entre l’Eglise et l’État était a également dommageable au Gouvernement qui la conclut et à l’Église qui l’accepte. » M. d’Haussonville, d’ailleurs, ne se bornait pas à repousser cette subordination de l’Etat à l’Eglise que prêchait M. de Mun. Sa « fierté de catholique » ne redoutait ni l’expérience ni l’épreuve d’une séparation à laquelle il demandait seulement d’assurer à l’Église « le droit commun dans la liberté. » M. de Mun voulait plus. Un de ses ancêtres avait choisi pour armes un globe surmonté d’une croix, et pour devise ces deux mots : « Nil ultra ». Cette devise héraldique répondait à la conscience catholique de M. de Mun, mais en la transportant du domaine religieux dans le domaine politique, ne risquait-il pas de dépasser la grande parole qui laissait à César ce qui est à César ? Il haïssait la Révolution française, non par rancune d’émigré, mais par passion d’apôtre, et cette passion emportait tout. On peut être sincère sans être impartial : M. de Mun avait la sincérité d’un inexorable parti pris. Il ne répudiait pas seulement 1793, il condamnait 1789. La Déclaration des Droits de l’homme était, à ses yeux, une charte satanique dont il n’acceptait aucun principe, et les débordements du fleuve en viciaient, pour lui, jusqu’à la source. J’ai relu la Déclaration célèbre, plus célèbre que connue. On lui reproche de parler au citoyen de ses droits sans rien dire de ses devoirs. Rien n’est moins vrai. D’abord le préambule rappelle expressément « leurs devoirs » à tous les membres du corps social. Et puis certaines dispositions précisent ces devoirs. Et enfin, en disant que « l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits, » l’article IV ne marque pas seulement une limite, il précise et il impose un devoir. Lisez ou relisez cette Déclaration : vous n’y trouverez pas un mot qui heurte votre opinion ou qui froisse votre croyance. Elle est la charte des droits qu’aucune société ne peut abdiquer et l’expression des principes dont tout régime politique, quel qu’il soit, est tenu de faire sa base constitutionnelle. M. de Mun, orateur ou écrivain, ne combattait-il pas d’ailleurs la Révolution avec les armes mêmes, c’est-à-dire avec les libertés, que la Révolution avait mises entre ses mains ? Ses amis avaient la fierté de son talent, mais la hardiesse de ses négations les effrayait, et, après un terrible réquisitoire qu’il avait prononcé en 1878 contre la Révolution « maudite », il savait bien, puisqu’il l’a dit, que la droite de la Chambre l’applaudissait par sympathie pour sa personne, mais non par adhésion à ses principes. M. de Falloux, peu suspect pourtant, l’attaquait vivement du dehors, et même les royalistes les plus attachés au comte de Chambord se disaient peu satisfaits d’une franchise dont ils redoutaient l’audace au moins autant qu’ils en admiraient la loyauté.

Seul, le Prétendant, isolé dans sa splendide intransigeance, adressait à l’orateur un compliment sans réserve, et il en précisait ou il en aggravait la portée dans la phrase célèbre : « Il faut, pour que la France soit sauvée, que Dieu y rentre en maître pour que j’y puisse régner en roi. » M. de Mun, tourné tout entier vers Dieu, n’avait pas encore appelé ce roi de ses vœux publics, et il n’était pas allé au delà d’une affirmation assez vague qui unissait « sa foi politique et sa foi religieuse. » Il fit le pas décisif en 1881, à Vannes, le 8 mars, dans un discours admirable, l’un de ses plus beaux par l’accent et par la forme, où le cri du Havre : Pour le Christ et pour la France, se complétait par la formule séculaire : Dieu et le Roi. Ainsi l’évolution de M. de Mun était complète ; il se donnait tout entier, avec la plénitude de son talent et avec la générosité de son âme ardente, à deux causes qui lui apparaissaient désormais comme inséparables l’une de l’autre. Quatorze ans plus tard, une Encyclique lui imposait le devoir de « placer désormais son action politique sur le terrain constitutionnel. » Il obéissait en catholique soumis à la direction du Pape, mais n’était-il pas, au fond, surtout depuis la mort du comte de Chambord, plus catholique que royaliste, et même en acceptant ou en subissant la République, ne lui restait-il pas la Révolution à combattre ? Il ne s’en fit pas faute. Tandis que pour d’autres, catholiques, et même royalistes, la Révolution était « une sorte de Janus à deux visages, » dont ils détestaient la sanglante physionomie, mais dont ils respectaient « le masque libéral, » elle restait pour lui un monstre aux traits uniformément horribles, qu’il fallait abattre. D’un mot, pour M. de Mun comme pour M. Clemenceau, la Révolution était un « bloc, » accepté par celui-ci, rejeté par celui-là, mais à prendre ou à laisser tout entier. Je doute qu’il se rencontre encore beaucoup d’esprits pour imposer ou pour subir un jugement aussi sommaire sur un événement aussi considérable et aussi complexe. La vérité historique n’est jamais tout entière d’un seul côté et Renan a dit une parole profonde lorsqu’il a écrit que « tous les siècles d’une nation sont les feuillets d’un même livre. » Les abus de l’Ancien Régime doivent-ils nous interdire de reconnaître les services rendus par la royauté à l’unité et à la grandeur de la France ? La Révolution, de même, n’est ni tout bien ni tout mal. Elle est un événement humain, mêlé de rayons et d’ombres, et l’on a également tort de condamner ses principes à cause de ses excès ou de solidariser ses excès avec ses principes.

Au nom de ces principes mêmes, je revendique la liberté de la juger... librement, et non pas même d’opposer 1789 à 1793, mais d’admettre jusque dans ce tragique 1793, dont je déteste les horreurs, les jours héroïques et glorieux qui sauvèrent la Patrie.

La Révolution n’est donc pas un mot qu’il suffise de prononcer pour que toute sa signification s’en dégage ; mais la Contre-Révolution, moins encore. M. de Mun la proposait et il l’exaltait sur le ton du plus convaincu de ses apôtres, mais sans jamais en donner une définition qui permit de mesurer sur un programme précis l’étendue de ses desseins. A première vue, la Contre-Révolution, c’est l’Ancien Régime. M. de Mun se défendait de vouloir ce retour en arrière. Sa loyauté reconnaissait que le temps avait détruit pour jamais des privilèges dont les abus avaient tué la raison d’être, et même il n’hésitait pas à dire que « le pouvoir absolu, trouvant en lui-même son propre châtiment, avait succombé sous le poids de ses fautes et d’une corruption qui avait envahi les classes les plus élevées de la société et jusqu’aux abords du trône. » Que voulait-il donc ? Ni l’Ancien Régime, ni la Révolution, mais une société chrétienne, fondée sur l’alliance de l’Église avec l’État, et résolue à un grand travail de réforme sociale dont la reconstitution des Corporations serait une condition essentielle. Quand on veut dégager des discours de M. de Mun l’idée dominante, on en arrive à résumer son programme dans cette formule que j’ai employée il y a vingt ans sans qu’il l’ait contredite : l’organisation du régime corporatif légalement obligatoire sons l’inspiration et sous la direction de l’Église catholique. M. de Mun avait des accents de frémissante colère et de noble indignation quand il dénonçait les décrets de 1791 qui avaient interdit toutes les espèces de corporations et méconnu les intérêts communs des ouvriers. Mais le procès qu’il faisait à la Constituante remontait jusqu’à l’ancien régime et jusqu’à Turgot, dont les édits de 1776 avaient précédé et préparé l’œuvre de la Constituante, et ainsi se justifiait, dans l’ordre économique, la parole que M. de Mun appliquait à l’ordre philosophique et politique : « La Révolution était déjà dans l’Ancien Régime. »

Quoi qu’il en soit, les édits de 1776 et les décrets de 1791 procédaient de la même erreur contre laquelle les réalités de la vie sociale et les nécessités de la vie professionnelle devaient inévitablement réagir. L’illusion de M. de Mun était de croire que l’on pouvait ressusciter le passé et faire de la confrérie l’antichambre de la Corporation. Je cite encore M. d’Haussonville : « La Corporation chrétienne est sûrement la plus colossale chimère au service de laquelle des gens de cœur et de talent puissent dépenser leur temps et leurs forces- » Mais si M. de Mun commettait l’erreur politique et sociale de confondre le domaine économique et le domaine religieux, il avait raison de ne pas accepter la doctrine du laisser faire, laisser passer où se complaisait l’économie libérale. Il avait raison de ne pas considérer le travail « comme une marchandise, » mais comme « l’acte de la vie humaine le plus noble de tous et dont on ne saurait tracer les règles en faisant abstraction de l’homme qui en est l’auteur. » II prenait à son compte le mot si profond de Louis Blanc : « Quand les armes sont inégales, la liberté n’est que l’hypocrisie de l’oppression. » Et, pour rétablir une égalité nécessaire, non seulement il préconisait l’association professionnelle et même, d’un mot plus bref et plus clair, le syndicat, mais il ne reculait pas devant l’intervention de l’Etat pour assurer au travail les conditions et les garanties sans lesquelles, abandonné à lui-même et traité comme une marchandise, il abolit la liberté, la dignité et jusqu’au bien-être du travailleur.

M. de Mun a été le collaborateur et parfois même le précurseur de toutes les grandes lois ouvrières de la République, avant même que l’Encyclique Rerum Novarum eût tracé, avec une si admirable hauteur de vues, leurs devoirs sociaux aux catholiques. Sur ce terrain, s’il lui arrivait d’étonner et peut-être même d’alarmer ses amis, il avait la bonne fortune de se rencontrer avec ses adversaires et de créer ainsi autour de sa personne une atmosphère de déférente et unanime sympathie. Je me souviens d’un discours qu’il prononça devant la Chambre sur le travail des femmes et des enfants, au milieu d’une attention qui prit tout de suite le caractère d’un hommage. L’esprit de parti avait abandonné ses rancunes, et, d’un banc à l’autre, tous les députés cédaient à l’irrésistible talent de M. de Mun. La ferme autorité de sa conviction, la clarté de sa parole, le charme de sa voix, l’élégance aisée de sa tenue, avaient vaincu les plus rebelles. Habitué dans les débats politiques aux interruptions passionnées et parfois même désobligeantes, M. de Mun, écouté en silence dans ce débat social où il imposait peu à peu sa thèse, avait la modestie de rester simple et son discours gardait le ton d’une causerie. Son éloquence d’ailleurs, même dans les heures les plus ardentes, n’était jamais ni tendue ni déclamatoire. Elle s’élevait au sommet d’un large coup d’ailes, mais elle ne dédaignait pas ces « coteaux modérés » où la raison est plus à l’aise pour avoir raison.


Quel était son secret ? M. de Mun nous l’a livré dans une page émouvante et nuancée qui est une véritable confession : « Aucun discours, écrit ou non, ne peut être vraiment sérieux, s’il n’a été fortement préparé par la lecture et par la méditation. Lire, le crayon à la main, voilà le premier travail oratoire. Après cela, il faut composer, et c’est la souffrance, que connaissent bien tous ceux qui ont essayé de faire passer dans d’autres âmes quelque chose de la leur. Les matériaux sont là, en monceaux : lesquels choisir, comment les disposer ? Les idées se pressent, haletantes, assiègent le cerveau : comment les ordonner ? Quelle en sera l’expression saisissante ? C’est un combat qui se livre d’abord dans la nuit ; tout à coup, comme le soleil perce la nue, l’inspiration s’élance, dissipe l’obscurité, illumine le sujet. Le discours a pris corps, mais un corps fugitif qui se dérobe, et qu’il faut saisir, embrasser étroitement, jusqu’à ce que, dans une véritable ivresse de l’esprit, la pensée maîtresse se fixe, lumineuse, en un point culminant vers lequel il faudra, tout à l’heure, entraîner l’auditeur dompté. Alors, les nerfs tendus par ce grand effort, l’orateur peut paraître : il est prêt. Sauf les cas très rares, où, sous l’empire d’un événement imprévu, le cœur se précipite aux lèvres dans une soudaine explosion, l’improvisation elle-même n’est vraiment oratoire que si elle naît de ce long travail. Il faut qu’elle en jaillisse, comme la feuille s’échappe brusquement du bourgeon, lentement formé par la sève accumulée : sans quoi, elle n’est que le vide assemblage de parole sonores et la confuse expression de pensées imprécises. »

Aucun orateur digne de ce nom ne contredira ces aveux. L’éloquence est un don, mais il n’est pas de don qui se suffise moins à lui-même. Qui donc l’a définie « une facilité naturelle et une difficulté apprise ? » Ceux-là ne devraient pas parler qui n’ont pas appris la difficulté de la parole. Chaque orateur a ses procédés : celui-ci lit, avec plus ou moins d’habileté ; celui-là récite, avec plus ou moins d’art ; un troisième lit et récite, mais aucun n’improvise, au sens courant où le public l’entend. C’est Berryer qui l’a dit, et quel témoignage vaut le sien ? « Savez-vous le secret des improvisateurs : c’est qu’ils n’improvisent pas du tout. Bien pénétrés d’une pensée, d’un sentiment longuement médité dans leur cervelle, ils se sont dit vingt fois, cent fois, la même chose et, l’occasion venue où ils l’expriment à haute et intelligible voix, ils n’ont de mérite dans la vivacité de l’expression que la maturité de la réflexion. Voilà le secret des gens qui parlent en public. Pour moi, qui suis du métier, je ne saurais jamais dire ce que je n’aurais jamais pensé. » Certes oui, Berryer était du métier, — et aussi Mirabeau, qui disait à Barnave : « Je vois bien que pour improviser sur une question, il faut commencer par la bien savoir, » — et aussi le général Foy, qui disait à Villemain : « Rien ne prépare à la facilité que l’effort, » — et aussi Gambetta et Jaurès, qui essayaient à plusieurs reprises leurs discours sur leurs amis, — et aussi, n’est-ce pas ? M. de Mun, qui, d’abord inconscient du péril, connut l’angoisse de la parole publique quand il sentit derrière le jeu des mots la force et la responsabilité des idées, sans lesquelles ils ne sont qu’une vaine et pitoyable jonglerie.

Est-ce à dire qu’un événement, un incident, une brusque émotion, ne puissent pas arracher à un orateur un cri, une explosion, une apostrophe, une réplique qui le jettent hors de lui devant un auditoire passionné et haletant ? Ce serait nier l’évidence et, encore pis, refuser leurs droits à la vie et à l’action. Imaginez le comte de Mun en uniforme, assisté de Mgr Mermillod qui présidait, devant une salle remplie jusqu’à déborder d’une triomphante jeunesse, où des Saint-Cyriens, des Polytechniciens, des élèves de l’État-Major, se pressaient sur d’étroits gradins. Ecoutez-le évoquant ce souvenir : « Aucun auditoire ne m’a jamais pareillement transporté. Je ne sais quel discours je fis. Je n’en ai gardé aucune trace ; mais mon âme tressaille encore de l’enthousiasme qui bientôt m’emporta, les yeux rivés à ceux de tous ces jeunes gens, le cœur comme fondu dans les leurs... L’orateur, en face de pareils auditeurs, sent s’éveiller en lui une force imprévue. L’intelligente ardeur des regards attentifs répond à l’appel des siens, comme par l’effet d’un courant magnétique ; la généreuse sincérité des âmes l’entraîne à s’abandonner sans réserve. » Qu’ajouter à cette analyse ?

M. de Mun ne se rappelait pas, trente-quatre ans après, quel discours il fit, — et je suis ému par l’admirable simplicité de cet aveu, — mais on sent, comme il le sentait lui-même, qu’il fit un de ses plus beaux discours. Pour un véritable orateur politique, l’auditoire est un collaborateur auquel il rend presque autant qu’il lui donne. Son discours n’a d’action que dans la mesure où il est un dialogue et un don réciproque des âmes. Mais, à cause de cela même, ce qui fait sa force fera sa caducité. Au discours publié il manque un personnage : le public. Il lui manque aussi le jeu de l’orateur. Victor Hugo l’a dit de telle sorte qu’il faut toujours revenir à lui pour le dire : « Tout ce qui était saillie, relief, couleur, haleine, mouvement, vie et âme, a disparu... Où est le souffle qui faisait tourbillonner toutes ces idées comme des feuilles dans l’ouragan ? Voilà bien le mot, mais où est le geste ? Voilà le cri, où est l’accent ? Voilà la parole, où est le regard ? » M. de Mun avait le geste, l’accent, le regard. On peut dire qu’en prenant possession de la tribune, il prenait possession de l’Assemblée. Sa haute taille, sa distinction, sa fière élégance imposaient le respect et l’attention. On sentait que ce talent, mis au service d’une conscience, n’était jamais inspiré par un intérêt ou par un calcul personnel. La voix était claire, la diction nuancée, le geste sobre. Quand les interruptions le pressaient et déchaînaient le tumulte, M. de Mun restait maître de lui, face aux adversaires, impassible et dédaigneux, haussant les épaules d’un léger mouvement qui lui était familier. Il répliquait, souvent même avec bonheur, mais la riposte n’avait ni la flamme, ni le mouvement, ni l’ironie du discours. M. de Mun avait plus d’esprit dans la conversation qu’à la tribune. D’autres provoquent les interruptions, soit qu’elles fouettent leur verve, soit qu’elles fassent diversion à leur embarras ; il ne les redoutait pas, mais ce n’est pas dans le jeu des répliques, contraire à la belle ordonnance d’un discours, que s’exerçait sa maîtrise. Il ne ressemblait pas sur ce point à Mgr Freppel, dont la bonne humeur ne répugnait pas à des plaisanteries faciles ou à des réparties piquantes, dont la Chambre tout entière s’égayait. M. de Mun, même à la tribune, gardait ses distances. La camaraderie parlementaire n’avait pas de prise sur lui et le bon socialiste Coutant, qui tutoyait tout le monde dans tous les partis, n’avait pas osé risquer cette incorrection. A vrai dire, toute la Chambre estimait M. de Mun, et ce n’est pas seulement de son parti qu’il était la parure. Jaurès se plaisait à causer avec lui et à prolonger dans les couloirs, sur un ton moins tendu, les discussions de la salle toute voisine. Quand on sut qu’un ordre formel des médecins avait interdit h M. de Mun la tribune, dont les émotions violentes pouvaient lui être fatales, la sympathie fut unanime. On le plaignit et on se plaignit : il peut arriver aux partis de valoir mieux que leurs passions !


M. de Mun, après le discours qu’il prononça le 14 octobre 1902, ne monta pas à la tribune pendant neuf ans. Croyant sa santé améliorée, il tenta au dehors une expérience en adressant, le 29 novembre 1903, à l’Association catholique de la Jeunesse Française, une allocution où son talent fut égal à lui-même dans l’expression de sa foi religieuse et de sa foi sociale.

II fit le procès des « catholiques honoraires » et il trouva des accents magnifiques pour prêcher la confiance et l’action. Mais il avait trop présumé de ses forces et il dut renoncer à renouveler cet effort. Heureusement que si la parole lui était refusée, il lui restait la presse pour s’expliquer sur les affaires publiques et continuer sa propagande. Moins écrivain qu’orateur, il maniait pourtant la plume avec un réel talent, fait de clarté, de mouvement, de fine et pressante ironie. Même, il se révéla polémiste. Il n’avait pas l’âpreté railleuse, la verve pittoresque, l’abandon débraillé de Louis Veuillot ; mais ses traits, lancés d’une main plus aristocratique, manquaient rarement le but qu’ils voulaient atteindre. Ses Combats d’hier et d’aujourd’hui sont l’histoire critique des événements publics pendant une dizaine d’années. Mais il faut dire nettement qu’ils ne sont pas l’histoire. M. de Mun écrivait presque au jour le jour, pressé par l’actualité, dans la hâte un peu fiévreuse de l’article attendu, sous l’action immédiate d’événements dont il ne pouvait pas toujours connaître les dessous, les raisons et les conditions. L’opposition ne s’embarrasse pas des difficultés dont le pouvoir, qu’elles gênent ou qu’elles retardent, est souvent contraint, pour mieux agir et pour agir à son heure, de taire la réalité. Il est plus aisé de faire une critique que de porter une responsabilité. M. de Mun voulait, de toute bonne foi, être impartial, mais il n’était pas toujours juste. En revanche, sa courtoisie était impeccable. Il ne s’attaquait aux personnes que dans la mesure où il fallait les nommer pour dénoncer leurs idées. Cette modération lui permettait des « retours, » qui n’étaient pas des contradictions. Comme Michelet, il « situait ses justices. » Parce qu’il avait critiqué chez un ministre un acte qui lui paraissait blâmable, il n’hésitait jamais à approuver une mesure qu’il croyait utile : il se rapprochait alors de ceux qu’il avait combattus. Il avait l’amour passionné de la France et de l’armée. Qui aimait l’une et l’autre trouvait aisément, malgré toutes les divergences, sa main loyalement tendue. Il détestait la politique de Gambetta, mais il a rendu hommage à la Défense Nationale, qui avait laissé son auréole à la Nation en deuil, et à la fascination, à l’attrait, au charme encourageant, aux « grâces infinies » du grand tribun. Il avait critiqué la collaboration de M. Millerand au ministère de Waldeck-Rousseau, mais quand, sous le ministère de M. Poincaré, M. Millerand rendit « par sa belle et indépendante énergie confiance à l’armée, » M. de Mun ne lui marchanda ni sa confiance ni sa gratitude.

Ah ! l’armée, quel culte il avait pour elle ! Elle lui a inspiré deux de ses plus beaux mouvements oratoires. Il s’écriait, le 11 juin 1887, devant une Chambre transportée d’enthousiasme : « Il y a, messieurs, — nous avons bien le droit d’évoquer ces souvenirs, — il y a sur le plateau d’Amanvillers, une route qui monte à Saint-Privat-la-Montagne. Elle s’appelle encore le chemin funèbre de la Garde Royale, C’est là que l’élite de l’armée allemande est tombée dans un combat de géants ; et si je me laissais aller, combien d’autres souvenirs héroïques se presseraient devant mes yeux, depuis Wissembourg et Reischoffen jusqu’à cette charge de Sedan dont je ne puis parler, moi, qu’avec des larmes dans les yeux, parce que la moitié du régiment de chasseurs d’Afrique où j’ai fait mes premières armes y a trouvé la mort, cette charge de Sedan qui arrachait au roi de Prusse un cri pareil à celui de Guillaume d’Orange à Nerwinde : « Oh ! les braves gens ! » comme l’autre avait dit : « L’insolente nation ! » Voilà pour l’armée d’hier, celle à laquelle la défaite n’avait pas enlevé l’honneur. Et voici, en 1902, l’armée nouvelle, celle qui devait recueillir l’honneur de la victoire. « Malgré tant d’épreuves, l’armée est debout, fière et frémissante. L’année dernière, quand nous avons vu, dans les plaines de Bétheny, défiler dans leurs vêtements de campagne les divisions de fer, compactes, impénétrables ; et les canons, minces et gris, au long corps effilé, passer en bondissant ; et les chasseurs à pied, alertes derrière les clairons joyeux ; et la cavalerie, dans un tourbillon, agitant ses étendards ; quand, à cette vue, les larmes ont mouillé les yeux, serré les gorges, étreint les cœurs, ah ! nous avons tous senti que l’armée ne peut pas périr ! »

L’armée ne pouvait pas périr, ni la France, dont elle était le bouclier. M. de Mun sentit, dès 1911, après le coup d’Agadir, que l’Allemagne était résolue à jouer la partie suprême, et à mesure que se déroulait, en France et au dehors, le drame européen, il suivit avec une admirable clairvoyance ce qu’il a appelé « le mouvement ascendant de l’énergie patriotique. » Trois dates et trois livres : 1912 : Pour la Patrie ; 1913 : L’Heure décisive ; 1914 : Les Derniers Articles. Ces livres sont un avertissement continu. Quand on relit les articles dont ils se composent, on est frappé des vues prophétiques qui y abondent et de la haute sagesse avec laquelle Albert de Mun jugeait les événements, leurs causes, leurs développements et leurs conséquences. Qu’il s’agisse du Maroc, des Balkans ou de l’Autriche, il montre partout la main de l’Allemagne, dont la diplomatie, tantôt cauteleuse et tantôt brutale, qui passe des caresses aux menaces avec l’aisance de l’hypocrisie la plus raffinée, poursuit invariablement le dessein d’une hégémonie au secours da laquelle elle appellera, l’heure venue, une force qu’elle développe. Ses gracieusetés protocolaires laissent M. de Mun indifférent. Pourtant, un jour, une image l’émeut : l’empereur Guillaume, serrant, aux manœuvres suisses, la main gauche du général Pau, mutilé de la main droite depuis Reischoffen ! « Tableau symbolique, dit-il ; nous sommes ainsi. Toutes les poignées de main que les Allemands nous donnent vont à notre main gauche ; la droite est coupée depuis quarante-deux ans ! » M. de Mun sent au fond de lui-même la douloureuse amertume de cette mutilation, mais il ne porte pas de défi et il ne provoque pas le destin. Ses articles ne sont pas « le téméraire appel d’un cœur de soldat au hasard d’une guerre préméditée : » ils sont « l’avertissement réfléchi d’un patriote attentif à la menace d’une guerre inévitable. » Quand sonnera le « glas formidable » de l’heure décisive, il veut que toutes les forces, toutes les énergies, tous les dévouements soient prêts et unis pour la Patrie.

Il n’est pas l’homme d’un parti. Il tient la plume pour la France. Il parle aussi pour elle. Après neuf ans d’un silence qui a du coûter cher à son cœur ardent, à son cœur menacé de se rompre, s’il l’expose à des contradictions trop violentes, il monte à la tribune le 14 décembre 1911. C’est un événement. A peine M. de Mun est-il face à l’Assemblée que de vifs applaudissements éclatent de toutes parts. J’ai conservé le souvenir de cette ovation spontanée qui honorait la Chambre, fière de rendre hommage au talent et au patriotisme d’un grand orateur trop longtemps muet, et qui risquait une périlleuse épreuve pour remplir un devoir de conscience. Combien dans cette salle, et sans doute même les plus nombreux, qui, ne l’ayant jamais entendu, se faisaient une joie impatiente de l’entendre ! Combien d’autres, et jusque sur le banc de ses adversaires, qui, l’ayant souvent admiré, se demandaient avec une anxiété sympathique s’il serait égal à lui-même ! La tribune est toujours une gageure, et il peut lui arriver de trahir ceux qui, même involontairement, lui ont été infidèles. Mais il y avait dans l’attention unanime qui accueillait l’orateur un sentiment plus élevé que la curiosité d’un spectacle. C’était la convention franco-allemande relative au Maroc et au Congo qui était en jeu. M. de Mun avait déposé une motion préjudicielle pour demander l’ajournement du débat. Pouvait-il s’en tenir là ? Personne ne le pensait, et il était inévitable qu’il abordât le fond même de la question. Seule, sa pâleur disait son émotion. Mais sa voix assurée, sa prononciation nettement articulée, la fière aisance de son allure, affirmaient, dès les premiers mots, une maîtrise dont la Chambre tout entière subissait le charme et l’ascendant.

Aucune préoccupation de politique intérieure n’inspirait son discours, qui avait pourtant, à de certains passages, l’âpreté ou l’ironie d’un réquisitoire. Admirablement composé, d’une ordonnance soutenue et sobre, il se faisait une parure de sa simplicité même. Rien n’échappait, dans un problème obscur et complexe, poursuivi dans des négociations mal connues, aux questions précises et pressantes de M. de Mun. Et que d’heureuses formules ! « Le sentiment pour les nations est une sauvegarde de leur honneur. L’honneur des nations est le premier de leurs intérêts. » Et celle-ci, sur les offres du moyen Congo faites imprudemment à l’Allemagne à titre de compensation : « Compensation de quoi, et pourquoi ? Il n’y a pas ici un seul député, à quelque parti, à quelque région qu’il appartienne, qui n’ait entendu, à ces nouvelles, autour de lui une explosion d’abord de stupeur et bientôt de colère ! Ah ! messieurs les ministres, il faut que vous lui rendiez grâce à ce généreux pays. Il vous a sauvés de vous-mêmes ! » Et l’émouvante, l’éloquente péroraison, d’une concision tout attique. « Je supplie la Chambre de réfléchir. L’histoire la regarde, celle de demain, cachée dans l’obscurité du présent, celle d’hier, debout dans le deuil du passé, et celle-là vous crie, avec des mots terribles, de quelle responsabilité se chargent les Assemblées quand, aux heures critiques, au lieu d’exiger toute la vérité, elles obéissent aux sommations d’un pouvoir aveuglé. » Je me souviens de l’ovation formidable et prolongée qui accueillit ces belles paroles. La thèse de M. de Mun, d’ailleurs hasardeuse sur quelques points, fut vaincue. Mais le talent de l’orateur, supérieur à lui-même, força l’admiration, qui fut unanime.


Ce chef-d’œuvre fut son dernier discours. Pendant les trois années qui lui restaient à vivre, M. de Mun n’aborda plus la tribune. J’ai dit que la plume lui restait. Elle fut pendant les neuf premières semaines de la guerre son arme quotidienne de combat. Cette guerre, il l’avait prévue dans son dernier discours. « Je ne fais pas des rêves lointains d’équilibre général, encore moins de paix universelle. Je regarde les faits, l’état présent de l’Europe. A aucun moment, depuis quarante ans, il ne m’a paru, de l’Orient à l’Occident, plus troublé et plus menaçant. » Mais il avait prévu aussi que l’union nationale serait la condition nécessaire de la Défense Nationale. En 1912, sans rien abdiquer des « imprescriptibles revendications » des catholiques, il disait : « Dans cette lutte où les réduisent d’injustes attaques, ils gardent les yeux sans cesse fixés sur le drapeau, prêts à courir à lui dès qu’il est menacé, comme, sur le plateau du Mans, les volontaires de l’Ouest se serraient à son appel héroïque, derrière Gougeard, le soldat républicain. »

Ce fut l’honneur de la République, en 1914, d’appeler autour du drapeau toute la France. M. de Mun répondit à cet appel, ou, plutôt, il l’avait devancé. Mais il avait soixante-treize ans et son bras vieilli ne pouvait plus tenir l’épée. Il s’assigna alors pour tâche de noter, dans la terrible partie qu’il attendait depuis quarante-quatre ans, les battements du cœur de la France et, sans autre mandat que celui de son patriotisme ardent et désintéressé, il se fit le ministre de la confiance nationale. Il l’avait, cette confiance, chevillée dans l’âme, et rien ne put, pendant deux mois, rien, ni les défaites, ni les déceptions, ni les cruelles incertitudes, en briser l’élan ou en altérer l’optimisme. M. de Mun était un croyant de la victoire. Il ne pouvait pas, il ne voulait pas, accepter l’idée d’une France vaincue pour la seconde fois et dont la défaite aurait, cette fois, consommé la déchéance. Il évoquait l’histoire pour donner aux événements leur portée réelle, pour triompher des apparences passagères, pour subordonner les détails à l’ensemble, pour apaiser l’angoisse qui risquait d’envahir, d’amollir, de déprimer les âmes. Son journal était une tribune, d’où il parlait à la France. On attendait avec impatience ses articles enflammés, dont Paul Deschanel a dit qu’ils tenaient à la fois de l’hymne guerrier et de la prière ; on les lisait avec passion ; on les commentait avec gratitude. Tous les jours, il répandait la manne consolatrice et bienfaisante. Son éloquence, parce qu’elle était sincère, se moquait de l’éloquence. Mais elle exhalait des accents magnifiques où tout son être se donnait. La victoire de la Marne, dont il disait prophétiquement que « elle était sans doute plus grande que nous ne la mesurions nous-mêmes, » lui arracha un cri d’enthousiasme et de foi. Si elle ne réalisa pas tout de suite les espérances qu’il y attachait, il ne fut pas découragé et il comprit que cette partie, où l’Allemagne jouait sa vie comme nous la nôtre, ne se réglerait pas en un jour ni en une bataille. Il vécut assez pourvoir dans ses commencements la guerre des tranchées qui justifiait cette opinion et reculait la réalisation de son rêve patriotique.

II disait toujours, parce qu’il le croyait, que le succès récompenserait nos efforts et nos sacrifices, mais il ajoutait : « Si la guerre dure deux ans, je ne verrai pas la victoire. » Il n’en vit que l’aurore. Entre sa mort et la victoire, il s’écoula quatre années terribles pendant lesquelles la France s’obstina à ne pas mourir. Malade et se sachant perdu, M. de Mun poursuivait à Bordeaux, avec une sérénité souriante, la noble tâche que lui avait assignée son poste de combat. Il ne limitait pas son devoir à son journal ; il visitait les hôpitaux, où, dissimulant ses propres souffrances, il consolait avec une douceur fraternelle les blessés, qui l’adoraient. C’était son viatique. Autour de lui, il prodiguait la gaieté, la confiance, l’espoir, le courage. Il s’intéressait aux autres, à leurs affaires, à leurs soucis, à leurs inquiétudes, à leurs douleurs ; mais il ne voulait pas qu’on s’intéressât à son propre état, et, la crise passée, plus pâle, mais souriant toujours, il donnait le magnifique exemple d’une vaillance surhumaine. Son dernier article analysait des nouvelles qui n’étaient précisément pas bonnes, mais il ne voulait en voir que le bon côté et il concluait en disant : « Il n’y a pas de quoi pousser au pessimisme. » Quand on relit l’admirable série de ses commentaires, qu’aucune des pages écrites sur la guerre n’a dépassée, on est frappé de la force des raisonnements sur lesquels s’appuyait son imperturbable optimisme. Certes, il lui arrive, dans l’enivrement d’une grande nouvelle ou d’un cher souvenir, d’être ardemment lyrique, mais il discutait les communiqués la carte en main, avec la précision d’un officier d’état-major. Il faisait appel à la raison et au cœur, et aussi à « ces raisons du cœur que la raison ne connaît pas. »

Sans la guerre, M. de Mun eut laissé le souvenir d’un grand orateur catholique, dont la gloire aurait rivalisé avec celle de Montalembert. La guerre l’arracha aux partis. Il ne fut jamais plus fervent dans ses croyances, mais, fidèle au pacte de l’union sacrée, il ne livra plus de batailles qu’aux ennemis de son pays. Sa mort fut un deuil national. Parmi tous les témoignages de respectueuse sympathie que reçut Mme de Mun, je n’en sais aucun qui ait mieux que celui d’Edmond Rostand exprimé la douleur commune : « Madame, les âmes de la France se pressent autour de votre cœur. » L’âme de la France reste fidèle au soldat, à l’orateur, à l’écrivain, qui l’a si noblement comprise, exaltée et servie.


LOUIS BARTHOU.