Alastor, ou l’esprit de la solitude
Traduction par Félix Rabbe.
E. Giraut et Cie, éditeurs (Tome premierp. 78-102).


ALASTOR
OU
L’ESPRIT DE LA SOLITUDE


« Je n’aimais pas encore, et j’aimais aimer, et aimant aimer je cherchais quelque chose à aimer. »
Confessions de saint Augustin.

PRÉFACE

Le poème intitulé Alastor peut être considéré comme l’allégorie d’une des situations les plus intéressantes de l’esprit humain. Il met en scène un jeune homme au cœur pur et d’un aventureux génie, entraîné par une imagination ardente, mais purifiée par son commerce familier avec tout ce qu’il y a d’excellent et de sublime, à la contemplation de l’univers. Il boit avidement aux sources de la science, et il est toujours insatiable. La magnificence et la beauté du monde extérieur pénètrent profondément la trame de ses conceptions, et donnent à leurs développements une inépuisable variété. Aussi longtemps qu’il est possible à ses désirs d’aspirer à des objets aussi infinis et sans mesure, il est joyeux, tranquille et maître de lui-même. Mais il arrive un moment où ces objets cessent de lui suffire. Son esprit est enfin tout à coup éveillé, et ressent la soif d’un commerce avec une intelligence semblable à lui-même. Il se crée alors par l’imagination un objet qu’il aime. Familiarisé comme il est avec les spéculations des esprits les plus sublimes et les plus parfaits, la vision dans laquelle il incorpore ses propres fantaisies réunit en merveilleux, en sagesse, en pureté, tout ce que le poète, le philosophe ou l’amant pourraient peindre. Les facultés intellectuelles, l’imagination, les fonctions du sentiment s’adressent aux facultés correspondantes dans les autres esprits humains pour y trouver intelligence et sympathie. Le poète est représenté comme réunissant ces diverses aspirations, et les attachant à une seule image. Mais il cherche en vain dans la réalité un prototype de sa conception. Désappointé et abattu, il descend prématurément à la tombe.

Ce tableau n’est pas dépourvu d’enseignement pour les hommes d’aujourd’hui. L’isolement volontaire du poète a été vengé par les furies d’une irrésistible passion qui le pousse rapidement à sa ruine. Mais le même pouvoir qui frappe les flambeaux du monde d’un obscurcissement et d’une extinction soudaine, en les éveillant à une perception trop exquise de ses influences, condamne à une lente et dissolvante agonie ces esprits de trempe inférieure, qui osent abjurer son empire. Leur destinée est d’autant plus abjecte et obscure que leur prévarication est plus méprisable et plus pernicieuse. Ceux qui, n’ayant jamais été déçus par une généreuse erreur, ni poussés par la soif sacrée d’une science pleine de doutes, ni dupés par aucune noble illusion, n’aiment rien sur cette terre, ne caressent aucune espérance au delà, et restent étrangers à toute sympathie humaine, ceux-là et ceux qui leur ressemblent ont la destinée qu’ils méritent. Ils languissent, parce qu’il n’y a personne dont la nature sympathise avec la leur. Ils sont moralement morts. Ils ne sont ni amis, ni amants, ni pères, ni citoyens du monde, ni bienfaiteurs de leur pays. Au milieu de ceux qui essaient ainsi de vivre en dehors de toute sympathie humaine, les cœurs purs et tendres périssent victimes de l’ardente passion avec laquelle ils recherchent ses liens, du jour où le vide de leur esprit s’est fait soudainement sentir. Le reste, égoïste, aveugle, engourdi, forme ces multitudes insouciantes qui font, avec la leur, l’extrême misère et l’isolement du monde. Ceux qui n’aiment pas leurs semblables vivent des vies sans fruit, et préparent à leur vieillesse un misérable tombeau.

« Les bons meurent tôt, et ceux dont les cœurs sont secs comme la poussière de l’été brûlent jusqu’à la bobèche. » (Wordsworth.)


14 décembre 1815.






Terre, Océan, Air, fraternité bien-aimée ! Si la nature, votre grande mère, a imbu mon âme de quelque piété naturelle pour sentir votre amour et y répondre avec le mien ; si le matin humide de rosée, le midi odorant, le soir avec le coucher du soleil et sa splendide cour, et le solennel tintement du silence de minuit, si les profonds soupirs de l’automne dans le bois desséché, et l’Hiver revêtant de pure neige et de couronnes de glace étoilée les herbes flétries et les rameaux nus, si les voluptueuses palpitations du Printemps, quand il exhale ses premiers baisers si doux, m’ont été chers ; si jamais je n’ai sciemment fait de mal à aucun oiseau brillant, insecte ou gentille bête, mais si je les ai toujours aimés et chéris comme ma famille, — alors, pardonnez-moi cette vanterie, frères bien-aimés, et ne me retirez rien de votre faveur accoutumée !

Mère de ce monde impénétrable, favorise mon chant solennel ! Car je t’ai aimée toujours, et toi seule ; j’ai épié ton ombre et l’obscurité de tes pas, et mon cœur a toujours le regard plongé sur l’abîme de tes profonds mystères… J’ai fait mon lit dans les charniers et sur les cercueils, où la noire Mort garde le registre des trophées conquis sur toi, dans l’espérance de faire taire les obstinés questionneurs de tes secrets en forçant quelque ombre délaissée, ta messagère, à me révéler ce que nous sommes. Dans les heures solitaires et silencieuses, quand la nuit fait de son silence même une rumeur enchantée, comme un alchimiste inspiré et désespéré, risquant sa propre vie sur quelque obscure espérance, j’ai amalgamé les formules redoutables et les regards scrutateurs avec mon plus innocent amour ; jusqu’à ce que d’étranges larmes, se mêlant à ces baisers haletants, arrivent à composer un philtre capable de forcer la nuit enchantée de me livrer ton secret. Et, quoique tu n’aies pas encore dévoilé ton plus intime sanctuaire, l’incommunicable rêve et les fantômes crépusculaires, et la profonde pensée de midi ont fait briller en moi assez de lumière, pour que maintenant dans la sécurité, immobile comme une lyre longtemps oubliée, suspendue au dôme solitaire de quelque temple mystérieux et déserté, j’attende ton souffle, ô grande mère ; pour que mon chant puisse mêler ses modulations aux murmures de l’air, aux bruits des forêts et de la mer, à la voix des êtres vivants, aux hymnes entrelacés de la nuit et du jour, et du profond cœur de l’homme !

Il y eut un poète dont la tombe prématurée ne fut point élevée avec un pieux respect par une main humaine ; mais les tourbillons charmés des vents d’automne bâtirent sur ses os tombant en poudre une pyramide de feuilles s’en allant en poussière dans l’inculte désert… Un jeune homme digne d’amour !… Aucune vierge désolée ne para de fleurs éplorées ou d’une guirlande de cyprès votif la couche solitaire de son éternel sommeil ; il était noble, et brave, et généreux ! Aucun barde solitaire n’exhala sur sa sombre destinée un chant mélodieux ; il vécut, il mourut, il chanta dans la solitude. Des étrangers ont pleuré en entendant ses notes passionnées ; et des vierges, pendant qu’il passait inconnu, ont langui et se sont consumées du fol amour de ses yeux sauvages. Le feu de ces doux orbes a cessé de brûler, et le Silence, lui aussi énamouré de cette voix, enferme sa musique muette dans son âpre prison.

Une vision solennelle, un brillant rêve d’argent nourrit son enfance. Chaque soupir, chaque bruit de la vaste terre et de l’air ambiant, envoya à son cœur ses plus exquises impulsions. Les sources de la divine philosophie ne fuirent pas ses lèvres altérées ; tout ce que le saint passé consacre, dans la vérité de la fable, de grand, de bon, d’adorable, il le sentit et le connut. La première jeunesse passée, il quitta le foyer glacé et le home détesté, pour chercher d’étranges vérités sur des terres inconnues. Bien des déserts désolés, bien des solitudes inextricables ont leurré ses pas intrépides ; et souvent de sa douce voix et de ses doux yeux il acheta aux hommes sauvages son repos et sa nourriture. Il a poursuivi comme son ombre les pas les plus secrets de la nature, partout où le rouge volcan étend comme un dais sur ses champs de neige et ses pinacles de glace sa fumée brûlante ; où les lacs de bitume battent éternellement la pointe nue des sombres îlots de leur vague indolente ; où les cavernes secrètes, hérissées et ténébreuses, faisant tourner autour des sources de feu et de poison leurs dômes étoilés de diamant et d’or, inaccessibles à l’avarice ou à l’orgueil, développent les voûtes de salles sans nombre et sans mesure, regorgeant de nombreuses colonnes de cristal, de claires châsses de perles, et de trônes étincelants de chrysolite. Cependant cette scène d’une plus ample majesté que les gemmes ou l’or, la voûte changeante du ciel et la verte terre, n’avait pas perdu dans son cœur ses droits à l’amour et à l’admiration. Il aimait à s’arrêter longtemps dans les vallées solitaires, faisant des lieux sauvages sa demeure, jusqu’à ce que tourterelles et écureuils vinssent partager dans son innocente main son innocente nourriture, attirés par la douce expression de ses regards, et que la sauvage antilope, qui tressaille au moindre bruissement de la feuille sèche sur la fougère, suspendît ses pas timides pour arrêter ses yeux sur une forme plus gracieuse que la sienne.

Son pas errant, obéissant à de hautes pensées, visita les formidables ruines des anciens jours : Athènes et Tyr et Balbec, et le désert où fut Jérusalem, les tours écroulées de Babylone, les éternelles pyramides, Memphis et Thèbes, toutes les étranges sculptures des obélisques d’albâtre, des tombeaux de jaspe ou des sphinx mutilés, que la noire Éthiopie cache sur ses sommets déserts. Là, parmi les temples ruinés, les colonnes stupéfiantes, les images barbares d’êtres plus qu’humains, où des démons de marbre gardent le mystère de bronze du zodiaque, et où les hommes morts ont suspendu tout autour leurs muettes pensées sur les murs muets, il aimait à s’arrêter, les yeux fixés sur ces monuments de la jeunesse du monde ; tout le long du jour brûlant, il contemplait ces formes muettes ; et quand la lune remplissait les salles mystérieuses d’ombres flottantes, il ne suspendait point son étude ; mais il regardait et regardait toujours, jus- qu’à ce qu’une signification illuminât son esprit vide comme une inspiration irrésistible, et qu’il tressaillît en apercevant les secrets de la naissance du temps.

Cependant une vierge arabe lui apportait sa nourriture, sa portion quotidienne, de la tente de son père ; elle étendait la natte qui lui servait de couche ; elle dérobait à ses devoirs et à son repos pour épier ses pas ; éprise d’amour, et cependant n’osant pas, tant était profonde sa respectueuse crainte, parler d’amour… Elle veillait la nuit sur son sommeil, sans fermer les yeux elle-même, pour contempler ses lèvres entr’ouvertes dans l’assoupissement, d’où s’exhalait la respiration régulière de ses rêves innocents. Puis, quand le rouge matin faisait blêmir la pâle lune, vers sa froide demeure, égarée, pale et toute palpitante, elle se retirait.

Le poète, errant à travers l’Arabie et la Perse, et le sauvage désert Caramanien et sur les montagnes aériennes qui versent l’Indus et l’Oxus de leurs cavernes de glace, poursuivit son chemin joyeux et triomphant. Il arriva dans la vallée de Cashmire, et là, dans une de ses plus solitaires retraites, où des plantes odorantes entrelacent sous le creux des rochers un berceau naturel, sur le bord d’un ruisselet étincelant, il étendit ses membres languissants. Alors une vision descendit sur son sommeil, un rêve d’espérances qui n’avaient pas encore fait rougir sa joue. Il vit en songe une vierge voilée assise près de lui, parlant dans des tons bas et solennels. La voix était comme la voix de sa propre âme entendue dans le calme de la pensée ; sa musique prolongée, semblable aux sons entrelacés des courants et des brises, tenait son plus intime sens suspendu dans sa trame aux mille couleurs, aux mille nuances changeantes. Science, vérité et vertu étaient son thème, ainsi que les sublimes espérances de la divine liberté, les pensées les plus chères pour lui, et la poésie, elle-même étant un poète. Bientôt le solennel enthousiasme de son pur esprit alluma dans tout son être un feu pénétrant. Alors elle fit entendre des nombres sauvages avec une voix étouffée en sanglots tremblants que dominait sa propre passion ; ses belles mains étaient seules nues, tirant de quelque étrange harpe une étrange symphonie, et dans les rameaux de leurs veines le sang éloquent disait des choses ineffables. On entendait le battement de son cœur remplir les pauses de sa musique, et sa respiration s’accordait tumultueusement avec les reprises du chant interrompu. Soudain elle se leva, comme si son cœur endurait impatiemment son poids prêt à éclater. Au bruit, le poète se retourna et, dans la chaude lumière de leur propre vie, il vit ses membres étinceler sous le voile sinueux du vent entrelacé ; ses bras, nus maintenant, étendus, ses boucles noires flottant au souffle de la nuit, les globes de ses yeux rayonnants, ses lèvres entr’ouvertes, détendues, pâles, et tremblant avec passion. Son robuste cœur défaillit et pâma sous l’excès de l’amour. Il soulevait ses membres frémissants, et retenait sa respiration haletante, et étendait ses bras pour atteindre son sein palpitant… Elle se retira en arrière un instant, puis, s’abandonnant à une irrésistible joie, d’un geste frénétique et avec un rapide cri étouffé, elle se jeta dans ses bras défaillants… Alors des ténèbres voilèrent ses yeux étourdis, et la vision rentra dans la nuit qui l’engloutit ; le Sommeil, comme un noir courant suspendu dans sa course, roula de nouveau ses vagues sur sa cervelle vide.

Réveillé par la secousse, il tressaillit de son extase. La froide lumière blanche du matin, la lune bleue déclinant à l’ouest, les sommets clairs et étincelants, la vallée distincte et le vide des bois, telle était la scène qui se déroulait autour de lui. — Où ont fui les nuances du ciel qui faisait un dais à son berceau de la nuit d’avant-hier ? les sons qui caressaient son sommeil, le mystère et la majesté de la terre, la joie, l’exultation ? Ses yeux pâlis regardent la scène vide aussi vaguement que la lune de l’océan regarde la lune dans le ciel. L’esprit du doux amour humain a envoyé une vision à son sommeil, à lui qui méprisait ses plus précieux dons ! Il poursuit ardemment au-delà des royaumes du rêve cette ombre fugitive : il franchit toutes les bornes. Hélas ! Hélas ! Où sont ces membres, cette respiration, cet être si traîtreusement unis ? Perdue, perdue, pour toujours perdue dans l’immense et insensible désert de l’obscur sommeil, cette forme si belle ! La noire porte de la mort conduit-elle à ton mystérieux paradis, ô Sommeil ? L’arche brillante des nuages irisés et les montagnes pendantes qu’on aperçoit dans le calme lac ne conduisent-elles qu’à un abîme noir et liquide, tandis que la voûte bleue de la mort, avec ses immondes vapeurs suspendues, où toute ombre exhalée de l’infect tombeau cache son œil mort loin du jour détesté, conduit, ô Sommeil, à tes délicieux royaumes ? Ce doute, comme une soudaine marée, envahissait son cœur ; l’insatiable espérance qui l’avait éveillé blessait son cerveau avec la violence du désespoir.

Tant que la lumière du jour remplit le ciel, le poète tint une conférence secrète avec son âme. Avec la nuit vint la passion, comme le démon furieux de quelque rêve désordonné, qui le réveilla en sursaut et le força de s’enfuir dans les ténèbres. — Comme un aigle, étreint dans les replis d’un vert serpent, sent le poison brûler sa poitrine, et à travers la nuit et le jour, la tempête et le calme et le nuage, dans la frénésie de sa douleur éperdue, précipite son vol aveugle sur le vaste désert de l’air ; ainsi entraîné par la brillante ombre de ce rêve adoré, sous la lueur glacée de la nuit désolée, à travers le labyrinthe des marécages et le gouffre des profondes vallées, faisant tressaillir de son pas insouciant le serpent éclairé par la lune, il fuyait !…

Le rouge matin commençait à poindre sur sa fuite, versant la moquerie de ses couleurs vitales sur sa joue de mort. Il erra jusqu’au vaste Aornos qu’on aperçoit de l’escarpement de Petra, suspendu comme un nuage sur le bas horizon ; jusqu’à Balk, et aux lieux où les tombes désolées des rois parthes éparpillent à tout vent leur poussière épuisante ; là il errait en sauvage, jour après jour, consumant les heures dans l’ennui, portant dans sa poitrine le souci rongeur qui se nourrit sans fin de sa flamme expirante. Et maintenant ses membres étaient maigres ; sa chevelure flottante, flétrie par l’automne d’une étrange souffrance, chantait dans le vent des chants de mort ; sa main insouciante pendait comme un os mort dans sa peau desséchée ; la vie et l’ardeur qui le consumaient, comme dans une fournaise qui brûle en secret, ne rayonnaient plus que de ses yeux noirs. Les villageois, qui subvenaient avec une humaine charité à ses humains besoins, regardaient avec un étonnement mêlé de terreur respectueuse ce visiteur qui fuyait. L’habitant de la montagne, qui rencontrait sur quelque vertigineux précipice cette forme de spectre, s’imaginait que l’esprit du vent, avec ses yeux d’éclair, sa respiration enflammée et ses pas qui ne dérangent pas la neige amoncelée, se reposait en ce lieu. L’enfant voulait cacher son visage troublé dans la robe de sa mère, effrayé par l’éclat de ces yeux sauvages, pour se souvenir de cette étrange lumière dans maint rêve de l’avenir. Mais les jeunes vierges, instruites par la nature, s’expliquaient à moitié la souffrance qui le consumait, auraient voulu l’appeler de ces noms menteurs de frère et d’ami, auraient voulu presser sa main pâle au départ, et suivre, à travers d’obscures larmes, le chemin du voyageur du seuil de la maison paternelle.

Enfin, sur le rivage solitaire de la Chorasmanie il s’arrêta, un immense et mélancolique désert de putrides marais. Une violente impulsion poussait ses pas au rivage de la mer. Il y avait là un cygne, près d’un courant paresseux, au milieu des joncs. L’oiseau s’enleva à son approche et, de ses ailes puissantes escaladant le ciel, dirigea sa course brillante bien haut au-dessus de l’incommensurable Océan. Ses yeux poursuivaient son vol : « Toi, tu as une demeure, bel oiseau ! Tu voyages pour retrouver cet abri, où ta douce compagne entrelacera le duvet de son cou avec le tien, et saluera ton retour avec des yeux resplendissant de tout l’éclat de leur ardente joie. Et moi, qu’ai-je à attendre ici, avec une voix beaucoup plus douce que tes notes mourantes, un esprit plus étendu que le tien, un organisme mieux accordé pour la beauté, consumant en vain ces facultés supérieures dans l’air sourd, pour la terre aveugle et le ciel qui n’a point d’écho pour mes pensées ? » — Un sombre sourire d’espérance désespérée rida ses lèvres tremblantes. Car le Sommeil, il le savait, gardait impitoyablement son précieux trésor, et la Mort silencieuse, peut-être aussi perfide que le Sommeil, ne montrait qu’un leurre d’ombre, se moquant avec un sourire équivoque de ses propres charmes si étranges !

Tressaillant à ses propres pensées, il regardait autour de lui. Il n’y avait auprès de lui aucun ennemi visible, aucun objet, aucun son qui put être sujet de crainte, excepté dans les profondeurs de son propre esprit. Une petite chaloupe flottant près du rivage frappa les regards de l’impatient voyageur. Elle était depuis longtemps abandonnée, car ses flancs étaient largement tailladés de nombreuses fentes, et ses frêles jointures étaient ballottées au gré des ondulations de la marée. Une impulsion irrésistible le poussait à s’embarquer et à aller au-devant de la mort solitaire sur le terrible désert de l’Océan ; car il savait bien que cette ombre puissante aime les cavernes visqueuses du populeux abîme.

Le jour était beau et ensoleillé ; la mer et le ciel buvaient son irradiation vivifiante, et le vent soufflait avec force du rivage, noircissant les vagues. Obéissant à l’ardeur de son âme, le voyageur sauta dans l’embarcation ; il suspendit son manteau flottant au mat nu, s’assit sur le banc solitaire et sentit le bateau fuir sur la mer tranquille, comme un nuage déchiré fuit devant l’ouragan.

Comme un navire, qui, dans une vision d’argent, obéissant à l’impulsion des brises parfumées, flotte sur des nuages resplendissants, aussi rapidement le bateau avec effort vola sur les eaux noires et plissées. Un tourbillon l’emportait avec de violentes rafales et une force entraînante à travers les blanches crêtes de la mer irritée. Les vagues montaient. Toujours plus haut et plus haut leurs cols farouches se tordaient sous le fouet de la tempête, comme des serpents se débattent sous l’étreinte d’un vautour. Lui, calme et joyeux dans cette formidable lutte de la vague fondant sur la vague, du coup de vent descendant sur le coup de vent, et du flot noir emporté sur le tourbillon qu’il efface dans sa sombre course, lui étais assis ! Comme si les génies de la tempête étaient les ministres charriés de le conduire à la lumière de ces yeux bien-aimés, le poète était assis, tenant le gouvernail d’une main assurée. Le soir arriva : les rayons du soleil couchant suspendirent leurs couleurs irisées au milieu des dômes changeants de l’embrun étendu qui faisaient un dais à son passage sur le sauvage abîme ; le crépuscule, montant lentement de l’est, entrelaça en tresses plus sombres ses boucles emmêlées sur le beau front et les yeux rayonnants du jour ; la nuit le suivit, revêtue d’étoiles. De toutes parts, avec plus d’horreur encore, les multitudes de courants du montagneux désert de l’océan se ruèrent en un mutuel combat, dans un noir tumulte retentissant comme le tonnerre, comme pour insulter au calme du ciel étoile. La petite embarcation fuyait toujours devant l’orage ; elle fuyait toujours comme l’écume au-dessous de la cataracte escarpée d’un torrent d’hiver ; tantôt s’arrêtant sur le bord d’une vague fendue ; tantôt laissant loin derrière elle la masse éclater et tomber, en soulevant l’océan… Elle fuyait sans rien craindre, comme si cette frêle et chétive forme humaine avait été un dieu des éléments.

À minuit la lune se leva ; et alors ! apparurent les rochers aériens du Caucase, dont les sommets de glace brillaient au milieu des étoiles comme la lumière du soleil, pendant qu’autour de sa base caverneuse les rafales et les vagues, éclatant avec une irrésistible furie, tourbillonnent avec rage et retentissent éternellement. — Qui le sauvera ? Le bateau volait toujours, poussé par le torrent bouillonnant ; tout autour les rochers faisaient une ceinture de leurs bras noirs et dentelés ; la montagne fendue en éclats pendait sur la mer ; et toujours plus rapide, au-delà de toute vitesse humaine, suspendu sur la courbe de la vague unie, le petit bateau était poussé. Là une caverne était béante, et au milieu de ses profondeurs obliques et tortueuses s’engouffrait la mer précipitée… Le bateau volait toujours avec une vitesse sans relâche : « Vision et amour ! » cria bien haut le poète, « j’ai vu le sentier de ton départ ! Le Sommeil et la Mort ne nous sépareront plus longtemps ! »

Le bateau suivait les tournants de la caverne. — La lumière du jour brilla enfin sur le sombre courant. Maintenant que la furieuse guerre entre les vagues était calmée, sur l’abîme insondable le bateau avançait lentement. À l’endroit où la montagne fendue exposait ses noires profondeurs à l’azur du ciel, avant même que l’énorme masse de l’inondation fût tombée sur la base du Caucase avec un fracas qui ébranla les rocs éternels, un immense tourbillon remplissait ce vaste gouffre ; degré par degré les eaux tourbillonnantes s’étaient élevées, s’étendant en cercle avec une incommensurable rapidité, et baignaient de leur choc alterné les racines noueuses des arbres puissants qui étendaient sur elles leurs bras géants dans l'obscurité. Au milieu avait été laissé, réfléchissant l’image déformée des nuages, un étang d’un calme perfide et redoutable. Saisi par le mouvement ascendant du courant avec une vertigineuse rapidité, le bateau tourna, tourna, tourna, vague après vague, s’élevant avec effort, jusqu’à ce que sur la limite de l’extrême courbe, à l’endroit où les eaux débordent à travers une ouverture de bancs de rochers, et laissent un doux lieu de limpide repos au milieu de ces flots agités, il s’arrêtât frémissant. S’enfoncera-t-il dans l’abîme ? La violence en retour de cet irrésistible gouffre l’engloutira-t-elle ? Doit-il donc périr ?… Voilà qu’au souffle errant d’un vent de l’ouest, la voile se gonfle et s’étend, et alors ! avec un gracieux mouvement, entre les bancs d’une échancrure garnie de mousse et sur un paisible courant, à l’ombre d’un bosquet touffu, le bateau vogue ! Et écoutez ! le spectral torrent mêle son rugissement lointain à la brise murmurant dans les bois pleins de musique ! À l’endroit où les arbres en berceau s’éloignent et laissent un petit espace d’étendue verte, la crique est fermée par des bancs qui se rencontrent, dont les jaunes fleurs regardent éternellement leurs propres yeux languissants réfléchis dans le calme cristal. La vague produite par le mouvement du bateau dérangeait pour la première fois leur pensive tâche, que jamais rien n’avait troublée, si ce n’est un oiseau vagabond ou une brise folâtre, ou la chute d’un chiendent, ou leur propre déclin. Le poète brûlait de parer de leurs brillantes couleurs sa chevelure flétrie ; mais dans son cœur, il sentit renaître sa solitude et il s’abstint. La violente passion cachée sous ces joues écarlates, ces yeux dilatés et ce corps d’ombre, n’avait pas encore accompli son ministère ; elle était suspendue sur sa vie, comme l’éclair dans un nuage brille suspendu jusqu’à ce qu’il s’évanouisse, et que les flots de la nuit se referment sur lui.

Le soleil de midi brillait maintenant sur la forêt, une vaste masse d’ombre entrelacée, dont la brune magnificence enceint une étroite vallée. Là, d’immenses cavernes, creusées dans la sombre base de leurs rocs aériens, répondent, en se jouant, à ses plaintes et mugissent éternellement. Les rameaux qui s’enlacent et les feuilles touffues tissaient un crépuscule sur le sentier du poète, alors que, conduit par l’amour, ou le rêve, ou un Dieu, ou la Mort plus puissante, il cherchait dans la plus chère retraite de la nature un abri, son berceau à elle, et à lui, son sépulcre… De plus en plus sombres, les ombres s’accumulent. Le chêne, de ses bras immenses et noueux qu’il étend, embrasse le frêle hêtre. Les pyramides du cèdre altier, faisant voûte, forment les plus solennels dômes, et bien loin au dessous, comme des nuages suspendus dans un ciel d’émeraude, le frêne et l’acacia flottent suspendus, tremblants et pâles. Semblables à des serpents sans repos, vêtus d’arc-en-ciel et de feu, les plantes parasites, étoilées de dix mille fleurs, courent autour des troncs gris ; et, comme les yeux enjoués d’enfants rayonnants de charmantes intentions et des plus innocents artifices enlacent de leurs rayons les cœurs de ceux qui les aiment, ainsi ces plantes entrelacent leurs vrilles autour des rameaux unis, pour sceller leur secrète union ; le tissu des feuilles forme un réseau de la lumière bleu foncé du jour et des sombres clartés de minuit, aussi changeant que les ombres dans les nuages charmés. De molles clairières mousseuses sous ces dais étendent leurs ondulations parfumées d’herbes odorantes et parsemées des yeux de mille belles petites fleurs. Un très sombre vallon, de ses bois de rose unis musquée, entrelacés aux jasmins, envoie une odeur qui fait pâmer lame et invite à quelque plus ravissant mystère. À travers la vallée, Silence et Crépuscule, frères jumeaux, font leur veille de midi et voguent au milieu des ombres, comme des formes vaporeuses à moitié aperçues. Au delà une source aux lueurs sombres, et de l’eau la plus transparente, reflète tous les rameaux, enlacés au-dessus d’elle, et chaque feuille pendante, et chaque parcelle du ciel azuré qui perce à travers leurs vides ; et rien autre chose ne baigne son image dans le liquide miroir, que quelque belle étoile inconstante scintillant à travers le treillis du feuillage, ou un oiseau peint dormant sous la lune, ou un merveilleux insecte flottant immobile, inconscient du jour, avant que ses ailes aient déployé leurs splendeurs aux regards de midi.

Là arriva le poète. Ses yeux, à travers les lignes reflétées de sa maigre chevelure, aperçurent leur propre lumière pâle, distincte dans la noire profondeur de cette fontaine silencieuse ; comme le cœur humain, regardant en rêve le ténébreux tombeau, y voit sa perfide ressemblance. Il entendait le mouvement des feuilles, l’herbe qui poussait, frémissante, étonnée et tremblante de sentir une présence inaccoutumée : il entendait le bruit du doux ruisseau qui sortait des secrètes sources de cette sombre fontaine. Il lui semblait voir un Esprit se tenir près de lui. — Il n’était point revêtu des brillantes parures d’argent mat ou de lumière mystérieuse empruntées à ce que le monde visible peut offrir de grâce, de majesté ou de mystère ; mais il lui semblait que les bois onduleux, la vallée silencieuse, le ruisseau qui saute et le crépuscule du soir, qui en ce moment assombrissait encore la noirceur des ombres, prenaient la parole et conversaient avec lui, comme s’il n’existait autre chose au monde que ces objets et lui. Seulement… quand son regard fut aiguisé par l’intensité de la mélancolique rêverie, deux yeux étoiles le regardaient suspendus dans le crépuscule de sa pensée, et semblaient, de leurs sourires azurés et sereins, lui faire signe…

Obéissant à la lumière qui brillait dans son âme, il poursuivit sa course à travers les tournants de la vallée. Le ruisselet, capricieux et folâtre, par maint vert ravin, coulait sous la forêt. Quelquefois, il tombait sur la mousse, avec une harmonie sourde, sombre et profonde. Tantôt sur les pierres polies il dansait, liant, comme un enfant, à mesure qu’il allait ; puis à travers la plaine il rampait en de tranquilles détours, réfléchissant chaque herbe, chaque bouton languissamment suspendu sur son repos. — « Ô courant, à la source insondable, où vont tes eaux mystérieuses ? Tu es pour moi l’image de ma vie. Ton lugubre silence, tes vagues éblouissantes, tes gouffres bruyants et creux, ton impénétrable source et ton cours invisible, tout cela a son type en moi. L’immense ciel, et l’océan sans mesure peuvent révéler aussi facilement quelles cavernes bourbeuses ou quel nuage errant contiennent tes eaux, que l’univers peut dire où résident ces pensées vivantes, quand, étendus sur tes fleurs, mes membres desséchés se consumeront dans le vent qui passe ! »

Il approcha du bord uni du petit courant ; il imprima son pas tremblant sur la verte mousse, qui frémit violemment au contact de ses membres brûlants. Semblable à celui que chasse de sa couche fiévreuse quelque joyeux délire, il allait ; mais sans oublier, comme lui, le tombeau où il va descendre, quand la flamme de sa frêle exaltation sera épuisée. D’un pas rapide il s’avançait sous l’ombre des arbres, à côté du courant du capricieux et babillard ruisseau ; mais voici que les dais solennels de la forêt ont fait place à la lumière uniforme du ciel du soir. De gris rochers perçaient la mousse rare et refoulaient le ruisseau récalcitrant ; de hautes aiguilles de chaume projetaient leur ombre grêle sur le talus inégal, et seuls les troncs noueux d’antiques pins sans branches et flétris accrochaient au sol, malgré lui, leurs racines étreignantes. Il se fit alors un changement graduel et lugubre. De même qu’avec l’écoulement des rapides années, le front poli se ride, la chevelure devient rare et blanche et, là où brillaient des yeux étincelants comme la rosée, il n’y a plus que la lueur d’orbes pétrifiés ; de même sous ses pas les brillantes fleurs disparaissaient, ainsi que la belle ombre des verts bosquets, avec toutes leurs brises odorantes et leurs ondulations musicales. Calme, il suivait toujours le courant, qui maintenant avec un plus large volume roulait à travers le labyrinthe de la vallée, et là se frayait un chemin parmi les courbes descendantes avec sa rapidité d’hiver. De chaque côté maintenant s’élevaient des rocs, qui avec d’inimaginables formes dressaient leurs noirs et stériles sommets dans la lumière du soir ; et son précipice assombrissant le ravin s’ouvrait en haut, au milieu des pierres dégringolantes, des gouffres noirs et des cavernes béantes, dont les détours donnaient dix mille langues différentes au retentissement du torrent. Voyez ! à l’endroit où le défilé étend ses mâchoires de pierre, la montagne abrupte se brise et semble, avec ses rochers accumulés, se suspendre sur le monde ; car on voit se déployer au loin, sous les pâles étoiles et la lune déclinante, des mers peuplées d’îles, de bleues montagnes, de puissants fleuves, d’obscures et vastes régions baignant dans la lueur miroitante du soir couleur de plomb, et des sommets de feu mêlant leurs flammes au crépuscule sur le bord de l’extrême horizon. La scène voisine, dans sa simplicité nue et sévère, faisait un frappant contraste avec l’univers. Un pin, enraciné sur le roc, étendait dans le vide ses branches qui se balançaient, ne donnant à chaque souffle du vent capricieux, à chacune de ses pauses, qu’une seule réponse, dans la plus familière cadence, mêlant son chant solennel au hurlement du tonnerre et au sifflement des torrents vagabonds ; pendant que la large rivière, écumante et emportée dans son lit escarpé, tombait dans ce vide incommensurable, éparpillant ses eaux aux vents qui passent.

Cependant le gris précipice, et le pin solennel, et le torrent n’étaient pas tout ; il y avait encore là un coin silencieux. Au bord même de cette vaste montagne, soutenu par des racines noueuses et des rocs écroulés. il regardait d’en haut dans sa sérénité la sombre terre et la voûte courbée des étoiles. C’était un coin tranquille, qui semblait sourire au sein même de l’horreur. Un lierre s’accrochait aux fissures des pierres avec ses bras enlaçant, et enveloppait dans le berceau de ses feuilles éternellement vertes et de ses baies noires tout l’espace uni de son parquet non foulé ; et là les enfants du tourbillon d’automne faisaient voltiger en de folâtres ébattements ces brillantes feuilles dont les teintes expirantes, rouges, jaunes ou d’un pâle éthéré, rivalisent avec l’éclat des couleurs de l’été. C’est le rendez-vous de toutes les brises suaves, dont la douce haleine peut apprendre aux violents à aimer la paix. Un pas seul, un pas humain, a une fois rompu le silence de sa solitude ; une voix seule a inspiré ses échos ; la voix qui vint alors dans ces lieux, flottant sur les vents, y conduisit la plus adorable des formes humaines, pour faire de ce sauvage asile le dépositaire de toute la grâce et de toute la beauté qui revêtaient ses mouvements, pour lui livrer sa majesté, disperser sa musique dans l’ouragan insensible, et laisser aux humides feuilles et aux bleues moisissures des cavernes, nourrices des fleurs irisées et des mousses branchues, les couleurs de cette joue changeante, de cette poitrine de neige, de ces yeux noirs et étincelants.

La lune blafarde et cornue pendait bas, et versait sur le bord de l’horizon un océan de lumière qui inondait ses montagnes. Un brouillard jaune remplit l’atmosphère illimitée, et but la pâle clarté de la lune jusqu’à la satiété ; pas une étoile ne brillait, pas un bruit ne se faisait entendre ; les vents eux-mêmes, les farouches camarades de jeu du Danger, dormaient sur ce précipice, dans l’étreinte de son embrassement. — Ô ouragan de la Mort, dont le vol aveugle fend cette lugubre nuit ! Et toi, Squelette colossal, qui, toujours guidant son irrésistible course dans ta toute-puissance dévastatrice, es le roi de ce fragile monde ! Du rouge champ de carnage, de la vapeur ensanglantée de l’hôpital, de la couche sacrée du patriote, du lit de neige de l’innocence, de l’échafaud et du trône, une voix puissante t’appelle ! La Ruine appelle sa sœur la Mort ! En rôdant autour du monde elle t’a préparé une rare et royale proie ! Après t’en être repue, tu pourras te reposer, et les hommes iront à leur tombeau, comme les fleurs ou le ver rampant, et n’offriront plus jamais à son lugubre sanctuaire le tribut dédaigné d’un cœur brisé !

Quand sur le seuil de la verte retraite les pas du voyageur tombèrent, il comprit que la mort était sur sa tête. Encore un peu, avant qu’elle s’envolât, il abandonna son âme élevée et sainte aux images du majestueux passé, qui s’arrêtèrent alors dans son être passif, comme des brises qui apportent une douce musique, alors qu’elles soufflent à travers le treillis d’une chambre obscure. Il posa sa main maigre et pâle sur le tronc noueux du vieux pin ; sur une pierre revêtue de lierre il pencha sa tête languissante ; ses membres s’affaissèrent étendus sans mouvement, sur le bord uni de ce sombre gouffre ; et ainsi il gisait, livrant à leurs dernières impulsions les pouvoirs voltigeants de la vie… Espoir et Désespoir, les tortureurs, s’endormirent ; aucune peine, aucune crainte mortelle n’empoisonnait son repos ; les afflux des sens, et son propre être n’étant plus altérés par la peine, mais cependant de plus en plus faibles, entretenaient avec calme le courant de la pensée ; son souffle respirait la paix, et il souriait doucement. Sa dernière vision fut la grande lune qui, sur la ligne occidentale du vaste monde, suspendait ses puissantes cornes, et dont les bruns rayons semblaient s’entrelacer et se confondre avec l’obscurilé. La voilà maintenant qui s’arrête sur les sommets dentelés ; et au moment où la masse divisée du vaste météore disparut, le sang du poète, qui toujours battit dans une mystique sympathie avec le flux et le reflux de la Nature, s’affaiblit encore ; et quand les deux seuls points de lumière qui restaient s’amoindrirent et ne jetèrent plus qu’une lueur dans les ténèbres, le mouvement alterné de sa respiration épuisée agita à peine la nuit stagnante ; jusqu’au dernier moment où le plus faible rayon fut éteint, la pulsation resta dans son cœur. Puis elle s’arrêta, et voltigea… Mais, quand le ciel demeura tout à fait noir, les ombres ténébreuses enveloppèrent une image silencieuse, froide et sans mouvement, comme leur terre sans voix et leur air vide. Comme une vapeur nourrie de rayons d’or, assistant au coucher du soleil, jusqu’à ce que l’ouest l’éclipse, telle était cette merveilleuse forme, — ni sentiment, ni mouvement, ni divinité, — un luth fragile, sur les cordes harmonieuses duquel le souffle du ciel errait, — un brillant courant nourri naguère de vagues aux mille voix, — un rêve de jeunesse que la nuit et le temps avaient éteint pour toujours, — une forme maintenant silencieuse, enténébrée, desséchée, et dont on ne se souviendra plus !

Oh ! qu’est devenue la merveilleuse alchimie de Médée, qui, partout où elle agissait, faisait briller la terre de fleurs radieuses et exhalait des rameaux dépouillés par l’hiver le frais parfum des floraisons printanières ! Oh ! si Dieu, fécond en poisons, voulait nous abandonner le calice où a bu un seul homme vivant, qui aujourd’hui, vaisseau de l’immortelle colère, esclave qui ne sent pas l’immunité glorieuse dans la flétrissante malédiction qui l’accable, erre pour toujours sur le monde, solitaire comme la mort incarnée ! Oh ! si le rêve du sombre magicien dans sa caverne enchantée, fouillant les cendres d’un creuset pour y trouver la vie et la puissance, alors même que sa faible main tremble, dans sa dernière décrépitude, pouvait être la vraie loi de ce monde si digne d’amour ! — Mais, tu t’es envolé comme une frêle exhalaison que l’aube revêt de ses rayons d’or, ah ! tu t’es envolé ! toi le brave, le doux, le beau, l’enfant de la grâce et du génie !… Il y a toujours dans le monde des paroles et des actions sans cœur ; vers, bêtes et hommes continuent d’y pulluler ; et la puissante terre, de la mer et de la montagne, de la cité et du désert, le soir dans sa prière, basse ou … Mais toi, tu n’es plus ! Tu ne pourras plus étudier ou aimer les formes de cette scène fantastique, qui ont été pour toi les plus purs enseignements ! Elles existent encore, hélas ! Et toi tu n’es plus !… Sur ces lèvres pâles, si douces même dans leur silence, sur ces yeux, l’image du sommeil dans la mort, sur cette forme ; encore intacte de l’outrage du ver, qu’aucune larme ne soit versée, pas même en pensée ! Et quand ces teintes auront disparu, que ces divins linéaments consumés par le vent insensible ne vivront plus que dans les frêles accords de ce simple chant, qu’aucun vers altier pleurant la mémoire de ce qui n’est plus, qu’aucune douleur de la peinture ou de la sculpture, n’essaient dans de faibles images de faire parler leurs froides énergies ! Art et éloquence, toutes les ostentations du monde sont vaines et impuissantes à pleurer une perte qui change en ombre leurs lumières ! C’est une douleur « trop profonde pour les pleurs », quand tout disparaît à la fois, quand un esprit supérieur, dont la lumière embellissait le monde autour de lui, ne laisse à ceux qui restent, ni sanglots, ni gémissements, — tumulte passionné d’une espérance aux abois, — mais le pâle désespoir, et la froide tranquillité, la vaste machine de la Nature, la trame des choses humaines, la naissance et le tombeau… qui ne sont plus ce qu’ils étaient !