Agnès de Navarre-Champagne - Poésies, 1856.djvu/Complaites

Poésies d’Agnès de Navarre-Champagne, dame de Foix
Texte établi par Prosper Tarbé (p. 9-12).

COMPLAINTES.




i.


Mes douz amis, à vous me veil complaindre
Du mal qui fait mon euer pâlir et taindre ;
Car de vous vient, si le devez savoir :
Ne sans vous seul confort ne peut avoir.
Or veilliez donc entendre ma clamour
Et avec ce considérer l’amour
Dont je vous aim, car brief seroit ma fin,
Se ne m’amiez de cuer loyal et fin.

Amis, je n’ay nulle joieuse vie,
Ains suy toudis en grant merancolie ;
Car je ne fais jour et nuit que penser
A vous veoir —, mais po vaut mon penser,
Quant il n’est tour, subtilité, ne voye,
Ne manière que sache que vous voye.
Si qu’ainssi sont mi mortel ennemi,
Tuit mi penser sont toudis contre mi.

— 10 —

Si n’ay confort, amis, fors que tant plorer
Que je cuevre ma face de mon plorer »
Et quant je sui saoule de plourer,
Souvenir vient mon las cuer acourer :
Car il n’est biens ne joie qu’il m’aporte.
Ainsois toudis me griève et desconforte •
Dont j’ai souvent estranglé maint soupir,
Pour ce que trop profondément souspir.

Après désir ne me laisse durer,
Si n’ay pas corps pour tels fais endurer.
Car flèbe suy, dontpieçà fusse morte,
S’espoir ne fust, qui un po me conforte.
Et si ne say que c’est de cest espoir ;
Car pas ne vient, si me déçoit espoir.
Et s’ay cause de penser le contraire
De ce qu’il dit : pour ce ne say que faire.

Or soit ainsi com Diex Fa ordonné :
Mais je vous ay si franchement donné
Moy et m’amour, que c’est sans départir.
Et s’il convient m’ame du corps partir,
Jà ces te amour pour ce ne finira,
Qu’après ma mort m’ame vous amera.

H.

Quant Ecuba vit la destruction (11)
De la cité de Troie et de Ylion,
Et mettre à mort sa belle porteure,
Le roy Priam mis à desconfiture,

— 11 —

Et li mener en estrange servage,

Mise en liens comme beste sauvage,.

Certes ce fu dure chose et piteuse :

Et si senti doleur si doloreuse

Que je croy bien qu’onques femme ne mère

Ne senti mal ne doleur plus amère.

Mais qui mettroit les X*plaies d’Egipte
Avec son mal, chose seroit petite,
Ce m’est avis, contre le mal que porte
Mes tristes cuers, qui tant se desconforte
Que riens qui soit ne li peut apporter
Chose de quoy il se puist conforter :
Et tout pour \ous, biaux, douz, loyaus amis
Amour ce mal dedens mon cuer ha mis.

Car quant je voy qu’il vous convient le mer (12)

Passer, amis, c’est le fiel, c’est l’amer,

Qui crèvera mon cuer, j’en suis certaine ;

Car vous irez en contrée loingtaine,

Où vous serez entre vos ennemis,

Que de vos grés faire seront remis 5

Dont vous arez mainte merancolie,

Lasse, dolence ! et je saroie lie !

Ce ne porroit avenir nullement

Que je eusse joie n’esbatement,

Ne riens nulle qui peust resjoïr
Mon dolent cuer, sans vous veoir n’oïr.

Et quant ainsi certainement saroie
Que vous n’ariez n’esbatement ne joie

— 12 —

Pour ce maudi fortune et son faus tour,
Le lieu, le jour, la bataille et l’estour,
Par qui je per la douce compaingnie,
Amis, de vous à qui Diex doint honnour,
Et moy la mort, que trop dure ma vie.