Adeline Protat.

TROISIÈME PARTIE[1].


I. — les finesses d’adeline.

Pareil à ce conscrit bravement parti pour la bataille, et qui, revenu sain et sauf d’une chaude affaire, se laissait choir en défaillance en voyant tomber les balles restées dans son habit, l’apprenti du sabotier avait laissé voir une grande terreur, lorsque, revenu à lui, il avait compris à quel sérieux danger on venait de l’arracher. En rouvrant les yeux pour la première fois, Zéphyr avait aperçu penché sur lui le bonhomme Protat, épiant avec angoisse un souffle, un mouvement, un regard, qui vinssent le rassurer sur le sort de son apprenti. Le jeune garçon pensa que c’était son maître qui l’avait été chercher au fond de la rivière. Il voulut d’abord remercier Protat, et regarda avec une hésitation embarrassée celui qu’il croyait être son sauveur. Puis, ne sachant que dire sans doute, il enlaça le bonhomme par le cou et l’étreignit avec une fureur d’embrassement qui en disait plus long que les plus belles protestations. Protat fut touché par ce sauvage élan, qui trouvait la parole impuissante pour traduire le sentiment qui l’inspirait. Lui aussi voulait parler, mais sa langue était embarrassée. Il semblait craindre à la fois de dire trop ou de n’en pas dire assez. Il ne se sentait pas la conscience bien nette de cette tentative de suicide. La voix intérieure qui ne parle aux hommes que dans les circonstances solennelles, et qui leur parle impérieusement alors, lui demandait tout bas s’il avait bien réellement accompli le vœu fait un jour au pied de l’autel, et si, en adoptant un orphelin pour conjurer le danger qui menaçait sa fille, il n’avait pas, une fois le danger conjuré, méconnu le caractère de cette adoption, en habituant l’enfant qu’il avait recueilli à ne voir en lui qu’un maître, alors que le besoin d’affection, plus fort chez cet enfant que le sentiment de la reconnaissance, le poussait à souhaiter un père. Cette pensée, qui traversa brièvement l’esprit du sabotier, eut un contre-coup dans son cœur. En tenant dans ses bras l’apprenti, dont le visage portait encore les traces des contractions causées par l’asphyxie, Protat éprouva aussi une terreur rétrospective. Il songea que Zéphyr aurait pu ne point échapper au trépas, et il vit passer devant lui comme le fantôme d’un remords qui s’enfuyait sans doute, chassé par le souffle plus régulier que le retour de la vie ramenait aux lèvres de l’apprenti. En écoutant battre dans le cœur du jeune garçon cette reconnaissance dont il doutait encore le matin, et qui ne s’était dissimulée que parce qu’il en avait comprimé les élans, au lieu de les attirer, Protat se sentit soudainement émouvoir par un tressaillement de paternité. Il appuya la tête de Zéphyr sur sa poitrine, et, appelant d’un geste Adeline, qui se trouvait près de lui, il ajouta, en frappant sur son large buste : — Viens donc, ma fille ; il y a place pour deux.

Pendant la rapide minute où les deux jeunes gens se trouvèrent réunis dans les bras du sabotier, si rapprochés l’un de l’autre que leurs deux visages se touchaient presque, Lazare observa silencieusement cette scène. Cédant à un besoin familier à tous les artistes sérieux que leur préoccupation n’abandonne jamais, et qui les pousse à établir par comparaison un rapport perpétuel entre l’art et la nature, source véritable de toute inspiration, il se disait à lui-même : — Parbleu ! voilà un motif qui ferait un joli tableau, si on ne le gâtait pas en voulant trop l’arranger. C’est un sujet de Greuze, moins la recherche de naïveté. La bonne tête grisonnante du sabotier au milieu de ces deux enfans, la Madelon qui souffle le feu, accroupie dans l’âtre, ces grosses solives jaunies par la fumée, ce rustique dressoir où s’étalent les faïences joyeusement enluminées, et ce grand coup de soleil qui crève le cul du chaudron, feraient bien l’affaire d’un peintre de genre. Je suis fâché que mon ami Bonvin ne soit pas là avec une toile de douze.

Cependant, après cette minute accordée à l’étude, l’artiste donna un autre cours à ses observations, et se préoccupa de deviner quels sentimens divers animaient dans ce moment les trois personnes composant le groupe qui semblait en effet poser devant lui.

Comme toutes les franches natures qui ne sauraient sans étouffer attacher sur leur visage un masque de dissimulation, Protat laissait voir la joie qu’il éprouvait. Zéphyr, dont la figure pâlie s’était subitement colorée au voisinage d’Adeline, regardait celle-ci avec l’extase muette d’un dévot qui voit s’animer sa madone. Pour lui, le matin encore, paria de cette maison à qui on ne parlait que le bâton à la main et le juron à la bouche, la dure main de son maître devenait caressante, et sa grosse voix lui parlait avec douceur. Bouleversé par ce brusque changement et mal remis des émotions violentes qu’il venait de traverser, sa tête était encore si faible, que le pauvre garçon ne savait pas au juste s’il était au milieu de la réalité ou bien dans un rêve ; mais songe ou vérité, il se trouvait heureux ainsi, tellement heureux qu’il n’osait pas dire une parole ou faire un mouvement, tant il avait peur de déranger son bonheur. Quant à la jeune fille, sous le repos menteur de sa physionomie, Lazare, qui l’examinait avec curiosité, devinait les confuses pensées qui l’agitaient intérieurement. Adeline, en effet, n’était pas à l’heure présente dans les bras de son père. Réunie à ce garçon qui venait de risquer la mort, une fois que la compassion éveillée par l’idée du péril avait été épuisée en elle, sa pensée était retournée en arrière de cette tentative de suicide. Une seule impression lui restait, c’était l’impression que lui avait causée la découverte faite dans le sac attaché au cou de l’apprenti des objets qu’elle avait un instant cru dérobés par la mère Madelon. La servante n’avait pas fait le coup, c’était Zéphyr qui était coupable : telle était la seule idée dont se préoccupait alors la jeune fille, idée obsédante qui la remplissait d’inquiétude et d’alarmes. Zéphyr lui avait volé les souvenirs de Lazare. Comment ? pourquoi ? Elle ne devinait rien et ne sentait rien. Intelligente de cœur et d’esprit, troublée néanmoins par l’égoïsme de sa passion, elle ne cherchait pas les causes et ne se donnait point la peine de rapprocher entre eux toutes sortes de faits, de menus détails, qui pouvaient isolément n’avoir aucune signification, mais dont la réunion dans la circonstance aurait pu servir de fil conducteur à son incertitude. Quant à Zéphyr, si engourdi qu’il fût dans son enchantement, il ne tarda point à s’inquiéter de son côté en s’apercevant de la façon singulière avec laquelle il était regardé par Adeline. Toujours bienveillante pour lui, dans ce moment où pour la première fois il se trouvait aussi près d’elle, souffle à souffle, au lieu de cette sympathie qu’elle lui témoignait quotidiennement, elle le regardait avec une dureté d’expression qu’il ne lui avait jamais connue. Il y avait presque de la menace dans ce regard qui semblait fouiller dans son âme. Que s’était-il donc passé ? C’était le père Protat, toujours brutal et grondeur, qui lui témoignait de l’amitié, et c’était Adeline, pour lui caressante et douce, qui lui montrait… Quel nom donner à cet étrange sentiment qui changeait si brusquement la jeune fille à son égard ? le pauvre garçon n’en savait rien ; mais il en éprouva une souffrance plus vive encore que toutes celles qu’il avait endurées pendant sa lutte avec la mort. Tout à coup il revint en même temps de cœur et d’esprit au sentiment de la réalité ; il se rappela ! et le premier souvenir qui s’offrit à sa mémoire le porta à chercher autour de son cou un objet qu’il ne trouva plus. Ses idées lui revinrent alors lucides et complètes, et la disparition du petit sac lui expliqua le changement opéré dans les manières d’Adeline.

Le mouvement fait par le jeune garçon quand il avait porté la main à son cou n’avait pas échappé à la fille du sabotier. Au moment où Zéphyr retirait sa main, Adeline s’en empara vivement, et, la pressant avec dureté, elle lui dit brièvement, en se penchant à l’oreille, si bas qu’elle ne pouvait être entendue que de lui seul : — Pourquoi m’as-tu volée, Zéphyr ?

Et comme elle lui disait ces deux mots avec un accent qui lui causa plus d’effet qu’un violent reproche, Zéphyr ne sut que pâlir et fermer les yeux. Il lui fallut toute sa force pour contenir un cri qu’il étouffa dans sa gorge. La main d’Adeline, cette petite main frêle, avait acquis tout à coup cette force nerveuse qui donne une puissance passagère et factice aux natures les plus délicates. Cette main mignonne serrait les doigts de l’apprenti comme s’ils eussent été pris dans des tenailles, et il sentait les ongles s’enfoncer dans sa chair. La douleur était si vive, que le cœur lui en manqua presque. En le voyant pâlir, Adeline l’avait lâché. Surexcitée un moment et inhabituée jusqu’ici aux chocs violens, la jeune fille, brisée par l’excès même de ses émotions, retomba dans une calme immobilité.

Le jeu muet de ces sentimens, que le jeune peintre tâchait d’étudier sur le visage de ceux qui les éprouvaient, avait complètement échappé au bonhomme Protat et s’était accompli en dix fois moins de temps qu’il n’en a fallu pour le raconter.

— Eh bien ! s’écria tout à coup le bonhomme en dégageant Adeline et Zéphyr de l’étreinte pleine d’effusion dans laquelle il les avait confondus un moment, comment te trouves-tu, mon garçon ?

Et il regarda Zéphyr, qui n’osait lever les yeux, tant il craignait de rencontrer le regard courroucé d’Adeline : celle-ci s’était retirée dans un coin avec la Madelon. Zéphyr répondit avec une contenance embarrassée qu’il se trouvait tout à fait bien.

— Et voilà tout ? continua le sabotier. Tu ne dis pas seulement merci à celui qui a été te chercher dans la rivière, au risque d’y rester avec toi !

Et le sabotier, tirant Lazare par le bras, le voulut amener devant l’apprenti ; mais le peintre se recula, en faisant au bonhomme un signe négatif dont Protat, après une courte hésitation, parut comprendre le sens, non point cependant sans que sa physionomie eût manifesté un profond étonnement.

— C’est la seconde fois que vous me sauvez, monsieur Protat, répondit Zéphyr… C’est vrai que vous avez pu croire, en voyant ma conduite, que j’avais oublié ce que vous avez fait pour moi. À compter d’aujourd’hui, vous verrez du changement, ajouta le jeune garçon. Autant j’ai été serviteur indocile et paresseux ouvrier, autant vous m’allez voir obéissant et actif, prêt à bien vouloir et disposé à bien faire. Nous ne nous étions pas bien connus, continua-t-il plus lentement et avec une demi-intention de reproche qui n’échappa point au sabotier ; mais c’est ma faute, reprit vivement Zéphyr… oui, ma faute… je n’ai pas su montrer… mais on verra que je ne suis pas, comme on a pu le croire, un mauvais et un ingrat.

Et, en disant ces derniers mots, Zéphyr avait regardé Adeline isolée dans ses réflexions.

— Ne parlons plus du passé, mon garçon ; d’abord tu n’es pas ici un serviteur ni un ouvrier, comme tu as cru l’être, fit le sabotier en baissant la tête ; tu es à peu près comme l’enfant de la maison. Je veux que tu t’habitues à me regarder comme si j’étais ton père, et comme la confiance est le premier devoir d’un enfant et que nous voilà en famille, tu vas commencer par nous dire en l’honneur de quel saint tu allais te jeter dans le Loing avec des pierres aux jambes.

À ce commencement d’interrogatoire, Adeline parut se réveiller et prêta l’oreille à la réponse de Zéphyr. Une grande inquiétude se peignit sur le visage de la jeune fille. Quant à l’apprenti, il demeura tout interdit et semblait chercher une réponse qui ne venait sans doute pas. L’inquiétude d’Adeline et l’embarras de Zéphyr avaient été remarqués par l’artiste. Maître du secret de ces deux enfans, il craignit que cet interrogatoire n’arrachât au jeune garçon quelque révélation qui pût, si aveuglé qu’il était, guider le bonhomme Protat sur la cause réelle de son suicide. Dans l’espérance qu’il était peut-être temps encore de faire renoncer Adeline à sa chimère et Zéphyr à sa folie, il se décida à brouiller le jeu, pour empêcher toute autre personne que lui d’y voir clair.

— Père Protat, dit-il brusquement au sabotier, déjà carré dans son fauteuil et méditant son instruction, il est tard ce soir, et il fera jour demain. Quand on est revenu d’où revient Zéphyr, ça peut passer pour un bon voyage. On est fatigué, et on aime mieux dormir que causer. Laissez-le en repos pour ce soir. Vous jaserez demain, si cela vous semble nécessaire de jaser. — Allons, mon garçon, fit l’artiste en regardant l’apprenti, dis bonsoir à la compagnie, et va-t-en au lit.

— Est-ce qu’il ne soupera pas avant ? dit Protat.

— Il a assez bu comme ça aujourd’hui, répliqua le peintre en riant ; cependant que Madelon lui donne un bouillon, et qu’il s’endorme par là-dessus. Demain il aura meilleur appétit. Quant à nous, qui n’avons pas fait comme lui le voyage de l’autre monde, les vivres ne peuvent pas nous faire de mal, au contraire ; aussi, Madelon, le souper, et vivement. En attendant qu’on le serve, je vais mener Zéphyr dans la plume, — et je vais l’enfermer, glissa-t-il à l’oreille de Protat. — Tout à l’heure je vous dirai pourquoi, ajouta l’artiste.

L’apprenti se laissa emmener par Lazare. Quand ils furent arrivés au cabinet dans lequel couchait Zéphyr, Lazare lui dit très vite : — Demain matin, avant que tout le monde soit levé, je frapperai à ta porte ; habille-toi, et sois prêt ; j’aurai à te parler.

— À moi ? fit l’apprenti étonné.

— Oui, à toi, et je pourrai peut-être te donner des nouvelles de quelque chose que tu as perdu. — Ce n’est pas la peine de chercher, ajouta l’artiste en voyant Zéphyr, qui, tout étonné, portait machinalement la main à sa poitrine. Tu vois bien que ton petit sac n’y est pas.

— C’est vous qui l’avez trouvé ? s’écria Zéphyr avec un regard presque agressif.

Lazare ne fit pas semblant d’entendre et continua : — Si demain, au premier coup, tu n’es pas sur pied, j’instruis Protat de ce qui se passe. Te voilà prévenu, dors bien.

— Ah ! monsieur Lazare, dit Zéphyr, est-ce que vous croyez réellement que je vais dormir ?

— Peut-être pas si bien que si on t’avait laissé dans les roseaux du Loing ; mais tu dormiras. Bonsoir. Tâche de faire de jolis rêves.

Et Lazare sortit en enfermant le jeune garçon à clé. Quand il rentra dans la salle à manger, il trouva le couvert mis. Adeline et son père occupaient leur place ordinaire. Adeline était toujours aussi agitée malgré son apparence de calme. — Allons, se dit tout bas Lazare, j’ai donné un peu de tranquillité au petit Zéphyr, donnons un peu de calme à Adeline. — Et avisant un petit bout de ficelle qui sortait de la poche de la jeune fille, il lui dit très tranquillement : — Mignonne Adelinette, nous allons perdre quelque chose.

Adeline porta la main à sa poche. Elle sentit sous ses doigts quelque chose d’humide. C’était le sac qu’on avait trouvé au cou de Zéphyr ; c’était ce sac qui contenait son secret, son secret, qu’elle croyait tombé entre les mains de Lazare, qu’elle n’osait plus regarder. Ces souvenirs, qu’elle pensait perdus pour elle et retournés aux mains de celui à qui elle les avait dérobés, comme une dénonciation, comme un aveu même des sentimens qu’elle éprouvait pour lui, ils ne l’avaient donc pas quittée, son secret lui appartenait donc encore ! Mais tout à coup son inquiétude, un instant apaisée, lui revint plus persistante. Comme un coupable qui se croit déjà libre, et à qui une dernière interrogation du juge vient rendre son épouvante, Adeline se trouva en face d’un nouveau soupçon : comment le sac était-il dans sa poche ? Tout était remis en question par ce seul fait. Procédant avec minutie à leur examen, Adeline chercha à se rappeler les faits. Lazare, en trouvant le sac au cou de l’apprenti, le lui avait-il jeté de loin pour qu’elle le visitât ? En l’ouvrant, et à la vue, des objets qu’il contenait, elle avait poussé un cri et était tombée évanouie. Cet évanouissement rompait la chaîne de ses souvenirs. Que s’était-il passé pendant qu’elle gisait sans connaissance sur un banc du jardin ? La pensée d’Adeline s’arrêtait au bord de cette lacune ; mais, faisant trêve à cette nouvelle anxiété, elle poursuivit la recherche d’une conviction rassurante. Ce ne fut qu’après un formidable travail qu’elle réussit à jeter hors d’elle-même le poids qui l’oppressait. Oh ! la bonne bouffée d’air qu’elle respira, quand elle se fut ainsi persuadée ! De tremblante qu’elle était, comme elle devint subitement audacieuse, et se dédommagea de n’avoir point, depuis tant de longues heures, osé lever les yeux sur l’artiste, en le regardant avec cette hardiesse ingénue qui serait l’extrême effronterie, si elle n’était pas l’extrême innocence ! — Étais-je folle, insensée ? pensait-elle pendant que sa main serrait convulsivement dans sa poche le petit sac. Si M. Lazare avait vu ce qu’il y a dedans, est-ce qu’il n’aurait pas deviné tout de suite, en se rappelant que j’étais dans sa chambre le jour où il n’a plus retrouvé la lettre qu’il écrivait à son ami de Paris ? Et s’il avait deviné, est-ce qu’il ne serait pas changé un peu dans ses manières avec moi ? — Et, en faisant en sourdine toutes ces réflexions, elle pressait toujours le petit sac d’une main, et Lazare, qui entendait bruire les papiers au fond de sa poche, se disait à lui-même : — Voilà mon baume tranquille qui opère.

Adeline, en effet, complètement rassurée du côté de Lazare, commençait à s’inquiéter à propos de Zéphyr. Et, s’il faut le dire, elle se préoccupa beaucoup moins de rechercher la cause qui avait pu le pousser à la tentative de l’après-midi qu’à deviner comment il avait surpris l’existence des objets contenus dans le tiroir mystérieux et la raison qui avait pu le pousser à s’en emparer. Aucune lueur, aucune remarque, ne venaient la guider et mettre ses suppositions confuses sur une trace aboutissant à un prétexte. Elle ne pouvait croire à un sentiment d’hostilité de la part du jeune garçon à qui elle avait toujours accordé une protection bienveillante dont Zéphyr s’efforçait de se montrer reconnaissant par tous les moyens qui étaient en son pouvoir, se trouvassent-ils même en contradiction avec ses défauts les plus coutumiers. Il était vrai cependant que depuis quelque temps Zéphyr avait paru se relâcher dans ses complaisances ; mais Adeline se ressouvint que c’était elle-même qui la première, et préoccupée par le prochain retour de Lazare, s’était montrée un peu plus tiède dans ses relations avec l’apprenti. Indifférente à tout ce qui ne se rattachait pas à cette pensée qu’elle allait revoir l’artiste, elle se rappela qu’elle n’était point intervenue quelquefois avec sa sympathie ordinaire entre les fautes commises par Zéphyr et la brutalité de son père. — Serait-ce donc, se demandait Adeline, que Zéphyr m’a gardé rancune ? mais comment a-t-il pu songer à se venger par un tel moyen ? Comment a-t-il pu deviner ?

Un détail qu’il n’est peut-être pas inutile de faire connaître, c’est que depuis son retour à Montigny la fille du sabotier avait toujours considéré et traité Zéphyr comme elle-même était traitée et considérée par Lazare, c’est-à-dire comme un enfant. On ne s’étonnera donc pas si elle n’avait point pris garde à une foule de petits faits de nature à éclairer ses doutes et à diriger ses soupçons. Familière avec l’apprenti ainsi que Lazare l’était avec elle-même, quand elle lui donnait par ci par là une petite tape amicale en passant, elle n’avait jamais remarqué que le jeune garçon tremblait et pâlissait à la fois, comme elle-même devenait pâle et tremblante lorsqu’il arrivait à Lazare de la prendre par la taille et de la faire sauter en l’embrassant. Lorsque le bonhomme Protat employait la famine comme moyen de correction avec son apprenti, plus paresseux que de coutume, si Adeline allait porter en cachette à celui-ci son souper retranché, dans le remerciement de Zéphyr elle ne voyait qu’un remerciement ; mais l’accent avec lequel il lui manifestait sa reconnaissance, son regard, son geste, le peu de souci qu’il semblait avoir d’échapper à la diète à laquelle il avait été condamné pour ne voir qu’elle, n’entendre qu’elle ; ses brusques mouvemens à son entrée, l’animation passagère qui montait à son visage, et, quand elle lui disait de sa voix douce et traînante : — Tiens, mon mignon, je t’apporte à souper avec du bon pain tendre ; — la lueur rapide qui illuminait l’œil de l’apprenti comme une étincelle jaillissant d’un feu couvert : — ces mille symptômes trahissant le trouble intérieur éprouvé par le jeune garçon quand il se trouvait mis en contact avec la fille de son maître, échappaient toujours à Adeline, ce qui expliquera comment elle n’en avait conservé aucun souvenir. Aussi elle regrettait que Lazare eût empêché son père de poursuivre l’interrogation de Zéphyr. Que celui-ci eût avoué ou non la véritable cause qui l’avait porté à cette tentative, il aurait parlé sans doute, et, dans quelques-unes de ses réponses, elle aurait pu surprendre peut-être un indice qui l’eût aidée à pénétrer l’inexplicable mystère de sa conduite, ou qui tout au moins aurait pu servir de point de départ à son incertitude. Cependant, comme elle savait instinctivement posséder une grande influence sur l’esprit de l’apprenti, tout en reconnaissant bien que cette influence avait un peu diminué, particulièrement depuis l’époque où le retour de Lazare avait été annoncé dans la maison de Montigny, Adeline se tranquillisa encore de cet autre côté. Elle pensa qu’elle n’en aurait point pour longtemps à reconquérir le terrain perdu dans la confiance de Zéphyr, et ne douta point qu’elle parviendrait mieux que personne, et avant personne, à voir clair dans la pensée de Zéphyr, à tirer de lui tout ce qu’elle en voulait savoir. Ce fut dans cette disposition, le souper étant achevé, que la fille du sabotier se retira après avoir embrassé son père et souhaité le bonsoir au pensionnaire.

Comme elle était déjà sur le seuil de la porte, Lazare se retourna de son côté en faisant pirouetter son tabouret.

— À propos, mignonne Adeline, lui demanda l’artiste avec l’accent d’une curiosité sincère, qu’est-ce que vous avez donc trouvé dans la bourse de Zéphyr ? En voilà un gaillard égoïste, qui va se noyer avec son trésor pour ne pas faire d’héritiers ! ajouta Lazare en riant.

À cette question, dont elle ne pouvait comprendre le motif, Adeline resta un moment interdite.

— Une bourse ! intervint le bonhomme Protat ; comment ! Zéphyr a de l’argent, et il allait se noyer avec !

— Comme le vieil avare du Déluge de Girodet, continua l’artiste.

— Qu’est-ce que vous me dites là ? reprit le bonhomme, revenu à son état normal. Où diable Zéphyr a-t-il pris cet argent ? Il ne l’avait pas gagné pour sûr, il est trop fainéant, le petit gredin !

— Rassurez-vous, dit Lazare, c’était de la monnaie de sauvage, de petits cailloux du Loing, qu’il s’amuse à ramasser quand ils sont d’une jolie couleur et d’une forme bizarre. C’est une manie qu’il a ; il est plein de manies, ce garçon-là. L’an dernier, lorsque nous allions en course tous les deux, il s’arrêtait tous les vingt pas pour fouiller dans le sable, et quand je l’ai repêché tantôt, il avait au cou une espèce de bourse ou de sac que j’ai donné à votre fille pour qu’elle l’examinât. J’ai présumé que c’était l’écrin où Zéphyr cachait ses pierres précieuses.

— Eh bien ! demanda le bonhomme Protat en interrogeant à son tour Adeline, à qui les paroles de l’artiste prouvaient une fois de plus que le jeune homme ignorait ce qu’elle avait tant craint qu’il n’eût découvert ; eh bien ! petiote, qu’est-ce que tu as trouvé dans le sac de Zéphyr ?

— Ce que M. Lazare avait présumé, — des cailloux, répondit Adeline avec une grande assurance. Et elle ajouta, comme pour convaincre l’artiste : Ce n’est pas étonnant ; l’autre jour en allant changer les draps au lit de Zéphyr, la Madelon a trouvé un tas de ces petites pierres sous son traversin.

Le fait était vrai, et Adeline le citait parce que la Madelon aurait pu le confirmer. Seulement il y avait plus de six mois que cet autre jour était passé.

Lazare n’avait pu s’empêcher de remarquer la présence d’esprit d’Adeline, et pour la première fois il s’étonna du sang-froid, de l’intelligence dont avait fait preuve cette jeune fille, dans laquelle il n’avait vu jusqu’ici qu’un enfant.

— Bonsoir, monsieur Lazare, lui dit-elle en se retirant ; bonsoir, papa.

— Bonsoir, mignonne, répondit Lazare en la suivant des yeux.

— Dors bien, petite, ajouta le sabotier en lui adressant un geste caressant.

— Soyez tranquille, dit Lazare quand Adeline eut fermé la porte derrière elle… elle dormira bien maintenant.

La réticence de ce dernier mot passa inaperçue à l’oreille du sabotier.


II. — la diplomatie de Lazare.

— Ah çà ! demanda tout à coup Protat à son pensionnaire en s’accoudant devant lui et en le regardant avec curiosité, pourquoi diable m’avez-vous empêché d’interroger mon apprenti ?

— N’a-t-il pas été décidé, dit le peintre, que vous me l’abandonneriez entièrement pendant tout le temps que je dois rester ici ?

— C’est vrai, et je ne vais pas contre, répliqua le bonhomme, mais ça n’empêche pas que j’aurais bien voulu savoir comment cette idée de se noyer lui est venue. Ça m’inquiète pour de bon… savez-vous, monsieur Lazare ! Et vous, ajouta-t-il, est-ce que vous n’êtes pas curieux de savoir ça ?

— Aussi curieux que vous, répondit l’artiste ; mais je suis patient.

— Vous ne l’avez donc pas questionné tout à l’heure en montant là-haut avec lui ?

— Je ne lui ai pas dit un mot qui rappelât les événemens de la journée. Je suis monté avec lui pour l’enfermer.

— Ah ! c’est vrai, et vous m’avez même promis de me dire pourquoi vous preniez cette précaution.

— J’ai mis Zéphyr sous clé pour qu’il ne puisse communiquer avec personne et raconter ce qui s’est passé à tout le village.

— Mais tout le village le sait ! s’écria le sabotier, qui trouvait la précaution inutile.

— On sait que Zéphyr a manqué se noyer, dit Lazare ; mais on ignore que c’était volontairement. — Dame ! continua le peintre, j’étais le seul parmi vous qui eût conservé du sang-froid ; je m’en suis servi. J’ai pensé qu’il n’était pas nécessaire que la vraie vérité fût connue, parce que chacun dans le pays se serait livré aux suppositions, et qu’il aurait pu en résulter du désagrément pour vous.

— Vous avez pensé ça, monsieur Lazare ? fit le sabotier, dont le front se rembrunit tout à coup.

— Sans doute, reprit l’artiste. Ces sortes d’événemens excitent toujours des commentaires, et dans le nombre il peut s’en trouver de fâcheux.

— Fâcheux ! répéta le sabotier, qui écoutait attentivement les paroles de Lazare et semblait intérieurement les assimiler à sa propre pensée ; fâcheux, dites-vous ?

— Vous devez bien me comprendre. Supposez que nous n’eussions pas été là pour sauver votre apprenti, et qu’on l’eût un matin tiré de l’eau une pierre aux pieds ! Croyez-vous qu’on n’aurait pas jasé dru dans ce pays ? Il y a des mauvaises langues partout, et ici plus qu’ailleurs, si je m’en rapporte à ce que vous m’avez raconté de vos histoires d’autrefois.

— Eh bien !… fit vivement le sabotier, qu’est-ce qu’on aurait pu dire au cas où Zéphyr serait mort ?… On ne m’aurait peut-être pas accusé de l’avoir jeté à l’eau !

— Non, du moins je le crois ; mais…

— Mais quoi ?… s’écria Protat en frappant du poing sur la table.

— Eh parbleu ! répliqua Lazare en imitant le bonhomme, un méchant drôle qui vous en aurait voulu aurait pu dire : Ce n’est pas étonnant que l’apprenti se soit noyé, quand ce ne serait que pour se sauver de son méchant maître !

— On aurait dit ça !… Mais, monsieur Lazare, savez-vous que j’aurais étranglé le premier qui se serait permis…

— C’est possible, continua tranquillement l’artiste, mais vous auriez couru le risque de vous faire étrangler vous-même par ceux qui auraient entendu ce propos. Eh bien ! père Protat, ce qu’on aurait dit si Zéphyr était malheureusement mort, on le dirait de même Zéphyr vivant, si nous ne prenions pas toutes les précautions qui pussent faire croire que l’événement de tantôt était le résultat d’un accident, et non pas un suicide bel et bien prémédité. Voilà pourquoi j’ai déjà commencé à détourner les soupçons, voilà pourquoi il faut que, dans la maison, tout le monde, c’est-à-dire vous, la Madelon et votre fille, achève ce que je crois avoir heureusement commencé. J’ai fait la leçon à Madelon ; d’après mon conseil, elle doit être en train de la faire à Adeline, et moi je prends actuellement la permission de vous la faire, parce qu’étant comme je suis étranger à l’événement, je puis juger les choses avec sagacité et prévoir de plus loin que vous les conséquences qu’elles pourraient avoir. Si je vous ai fait signe de vous taire tantôt, quand vous disiez à votre apprenti que c’était moi qui l’avais secouru, c’est qu’il était nécessaire de lui laisser cette croyance que c’était à vous qu’il était redevable de ce secours. Vous avez pu voir de quelle façon il vous a montré sa reconnaissance, et vous n’avez pas oublié les promesses qu’il vous a faites sur sa conduite future. Il ne les oubliera pas, j’en suis certain, pas plus que vous n’oublierez vous-même celles que vous faisiez tantôt.

— À qui ai-je promis quelque chose, et qu’est-ce que j’ai promis ? demanda le sabotier, un peu étonné ou du moins feignant de l’être.

— Cette promesse, reprit Lazare sans s’émouvoir, c’est à vous-même que vous la faisiez, quand vous avez pensé que vous n’étiez peut-être pas étranger à la tentative de Zéphyr, et que vous vous êtes senti oppressé comme par une espèce de remords qui s’est éloigné de vous à mesure que le gamin revenait à la vie. Si j’ai deviné ce qui se passait dans votre pensée, père Protat, c’est que vous avez plus de franchise que vous ne le supposez, et que si vous taisez quelquefois vos impressions, sans que vous ayez besoin de parler, qui veut les connaître peut les lire couramment dans votre physionomie. C’est précisément à cette lecture que je me livrais tantôt quand vous teniez Zéphyr entre vos bras, et c’est alors que j’ai pu comprendre que vous vous promettiez à l’avenir d’être plus patient, plus doux que par le passé avec ce pauvre garçon, dont le chagrin devait être bien lourd, puisqu’il ne se sentait pas la force de le porter plus longtemps. Était-ce bien cela ? demanda Lazare en terminant.

Protat ne répondit pas à haute voix, mais il inclina deux ou trois fois la tête en signe d’assentiment. Après un court silence, relevant les yeux qu’il avait tenus baissés, il dit au peintre : — Alors, monsieur Lazare, c’est aussi votre avis que Zéphyr…

— Quoi ? demanda celui-ci.

— Eh bien donc ! dit le sabotier en faisant le geste d’un plongeon, que c’est à cause… enfin parce qu’il se trouvait mal à la maison ?…

— Eh parbleu ! en doutez-vous maintenant ?… Quel autre motif lui supposeriez-vous donc ?

— C’est vrai… Aussi je le ménagerai, bien vrai.

— Ce qui vous sera d’autant plus facile, reprit Lazare, rappelant avec insistance les conventions de la matinée, que, pendant deux ou trois mois qu’il va m’appartenir, je le maintiendrai dans les bonnes dispositions qu’il paraît avoir de son côté, et que je vous le rendrai parfaitement assoupli.

— Mais, demanda tout à coup le sabotier en abordant une autre idée, ne trouvez-vous pas un peu drôle que ce soit justement le jour de votre arrivée, et après vous avoir quitté, qu’il ait été se mettre des pierres aux jambes et la tête à l’eau ?

— Diable ! pensa Lazare, pourquoi le bonhomme va-t-il s’aviser de me rattacher à l’événement ? Me serais-je inutilement donné tant de mal pour le maintenir dans l’erreur qu’il s’était créée lui-même ?

— Et puis, continua le père Protat, comment ça se fait-il que ce soit aussi précisément le jour où nous avons reçu la nouvelle de votre retour que Zéphyr est encore devenu plus maussade que de coutume ? Il se trouvait là justement quand Adeline a lu votre lettre, et comme la petiote dansait de joie, il est devenu tout pâle, et sa mauvaise humeur n’a fait qu’empirer depuis ce moment-là.

— Ah çà ! père Protat, fit Lazare en riant forcément, quelle manœuvre faites-vous là ? Sans que personne vous en ait soufflé l’idée, vous avez imaginé que vous êtes peut-être bien pour quelque chose dans l’aventure de Zéphyr ; vous en êtes même tombé d’accord avec moi, et voilà que vous essayez maintenant de vous décharger de cette responsabilité en la rejetant sur le compte de ma présence parmi vous ! Voyons, est-ce raisonnable ? je vous le demande. Quand je suis ici, j’emmène Zéphyr courir avec moi toute la journée ; or, si paresseux qu’il puisse être, il doit encore préférer ma société à la vôtre, puisque, à part la peine qu’il a de porter mes outils, une fois que j’ai piqué mon parasol dans un coin, Zéphyr peut s’endormir à l’ombre, rêver à son aise ou ramasser des cailloux qu’on trouve sous son lit. Encore une fois, pourquoi serait-il fâché de mon retour, lorsque j’ai pour habitude de l’emmener régulièrement tous les jours à trois ou quatre lieues de votre établi de sabotier et de votre bâton, ce qui fait pour sa paresse comme sept dimanches par semaine ? Mais au lieu d’être fâché de mon arrivée, il aurait dû danser de joie.

— Eh bien ! oui ; mais voilà précisément ce qui m'aguiche : c’est qu’il n’a pas dansé, au contraire ; c’est Adeline qui dansait de joie, et plus elle était joyeuse, plus elle s’occupait de vous et de tout mettre en ordre là-haut, plus il était sombre.

— Aïe ! aïe ! pensa Lazare ; voilà ses soupçons qui sonnent la piste, tout à l’heure ils vont sonner la vue.

— C’est-à-dire, reprit le bonhomme, qu’à le voir faire la grimace chaque jour qu’on parlait de vous, et Adeline en parlait du matin au soir, on aurait dit que Zéphyr était jaloux…

— À votre santé ! père Protat, s’écria Lazare, et il poussa bruyamment son verre contre celui du sabotier, espérant que le bruit causé par le choc, uni à l’éclat de la voix, étoufferait la dernière parole du bonhomme, et empêcherait peut-être que ce mot, échappé machinalement, n’arrêtât sa pensée et n’y répandît une lumière soudaine ; mais le sabotier, ayant vidé son verre, le posa sur la table et reprit comme s’il n’avait pas été interrompu : — Oh ! mon Dieu, oui ; on aurait pu penser ça, que Zéphyr était jaloux de vous…

Ce qui rassura heureusement Lazare, c’est que le bonhomme disait cela tout simplement, et que dans son attitude, dans sa voix, dans son regard, il n’y avait aucune intention, aucune arrière-pensée. Il comprit cependant qu’en faisant une plus longue opposition à l’idée nouvelle de Protat il courrait le risque d’augmenter ses doutes et de l’engager dans un soupçon de traverse aboutissant à la vérité.

— Au fait, dit-il à Protat, vous pouvez avoir raison. Au motif que vous supposiez d’abord, il est possible que Zéphyr en ait ajouté un autre, et c’est peut-être pour ça qu’il avait mis deux pierres à ses jambes, dit Lazare en essayant de tourner la chose en plaisanterie.

— Ah ! vous voyez donc bien que vous voilà de mon avis, s’écria Protat ; il y a une autre raison.

— C’est plus que probable, et c’est même, j’en suis sûr, celle-là qui, avant toute autre, aura poussé Zéphyr à faire ce qu’il a fait.

— Vous croyez ? continua Protat, heureux de cet aveu, qui lui causait un soulagement. Eh bien ! mais quel rapport voyez-vous entre ce motif-là et la tristesse que votre arrivée a causée à Zéphyr ?

— Il y revient, se dit Lazare, et tout haut il reprit : — Pas grand rapport à première vue ; mais, quand on cherche, il faut chercher partout.

— Ça, c’est vrai, dit le sabotier avec un geste approbateur. Eh bien ?

— Eh bien ! en cherchant, voici ce que je trouve. Écoutez-moi.

— J’y suis, fit Protat, la tête appuyée sur les mains et les coudes sur la table.

— Vous savez que c’est dans quinze jours la fête de Montigny. Or, parmi les divertissemens autorisés par M. le maire, vous savez aussi qu’il y a un certain tir à l’oie qui, outre la bête devenue le prix du vainqueur, rapporte encore une grande considération à celui-ci dans tout le village.

— Parfaitement. Zéphyr, qui pendant toute l’année était si maladroit de sa main, était même très malin à ce jeu-là. Pendant trois années de suite, c’est lui qui a gagné l’oie, et le violon venait lui jouer une aubade.

— Ce qui lui donnait par-dessus le marché le droit de choisir sa danseuse.

— Et, fit le père Protat en riant, le gaillard n’était pas bête : il allait tout droit aux plus beaux brins de fille et aux plus belles toilettes, aux joues les plus roses, aux rubans les plus rouges ; mais il faut être juste, quand ma fille est revenue à Montigny, Zéphyr a été poli, il lui a fait cadeau de l’oie, et il l’a invitée, comme c’était son droit. Cependant elle était un peu pâle encore, et elle n’avait pas de rubans rouges.

— Pardi ! fit Lazare en appuyant sur cette insinuation, Adeline était toujours la plus belle et la mieux mise : si elle n’avait pas de rubans, elle avait des bijoux, un bracelet.

— En or, dit Protat avec orgueil, en vrai or.

— Et des boucles d’oreilles, continua l’artiste.

— En diamans, dit Protat, en vrais diamans, et elle en a comme ça la valeur de trois arpens, prés ou vignes, dans une petite boîte rouge.

— Ce qui explique pourquoi Zéphyr tenait tant à la faire danser. Avec son bracelet, Zéphyr croyait que votre fille le faisait reluire. Il est plein d’amour-propre, ce petit bonhomme !

— Revenons à nos moutons, dit le sabotier à Lazare. Quel rapport ces histoires-là peuvent-elles avoir avec ce qui nous intéresse ?

— Attendez donc ! fit le peintre ; tout se tient dans la vie, comme vous venez de vous le rappeler tout à l’heure. Pendant plusieurs années, c’est Zéphyr qui a remporté le prix de l’oie à la fête du pays, et chaque fois votre apprenti a joui des honneurs attachés à cette victoire. Eh bien ! rappelez-vous maintenant que l’an dernier c’est un certain Lazare de votre connaissance et de la mienne qui a eu l’avantage de l’apporter triomphalement à votre tourne-broche, et que nous avons eu le plaisir de la déguster ensemble, au grand dépit et déplaisir de votre apprenti, qui, par orgueil, n’a point même voulu accepter une part de la conquête que je lui offrais en rival généreux.

— C’est parbleu vrai, fit le père Protat en joignant les mains.

— Et voilà comment vous aviez raison tout à l’heure, quand vous disiez que Zéphyr était jaloux de moi. Zéphyr, battu par moi dans le champ-clos de l’oie l’an dernier, par moi dépossédé des avantages sus-mentionnés, n’a pas subi cet échec sans rancune. Il espérait peut-être rétablir cette année sa réputation d’adresse sur le carreau à la pointe du coupe-chou municipal ; mais il apprend mon retour : il se désole, c’est tout naturel. Et notez bien encore qu’en arrivant à Bourron, où vous l’aviez envoyé me joindre, j’ai commencé, — fatale imprudence ! — par lui rappeler l’aventure de l’an dernier, en le prévenant que je comptais bien encore concourir cette fois-ci !

— Vous croyez que ce serait à cause de ça ?…

— Écoutez donc ! vous m’avez dit : Cherchons ensemble quelle raison Zéphyr avait pour être fâché de mon retour. Je vous donne celle-là, non point qu’elle soit suffisante et me paraisse peser autant que la pierre qu’il avait aux jambes ; mais c’est la seule que je trouve, et c’est la seule probable. Que cela vous surprenne, je le comprends ; mais moi je m’en étonne moins que vous. L’amour-propre a fait faire à des gens plus graves que Zéphyr des folies du genre de la sienne, et pour des causes plus futiles en apparence. Une fois par an, lui chétif, mal venu, mal mené par vous et par tout le monde, une fois par an il était triomphant, flatté, recherché. Cette journée-là, c’était la seule dans l’année où il respirât avec bonheur. Ce moment d’orgueil balançait toutes les humiliations des autres jours. Arrive un étranger, un flâneur, qui, sans raison, pour se distraire, enlève à ce pauvre diable cette heure unique de contentement qu’il découpait en autant de parts qu’il y a de jours dans l’année. Eh bien ! il a souffert, et souffert cruellement. Le pauvre qui n’a qu’un sou et à qui on vole son sou souffre autant et perd autant que le millionnaire à qui on vole un million. Cette malheureuse oie, si maigre et si dure, que j’ai passée, je n’ose pas dire au fil de mon sabre, car c’était une scie, — cette oie était le trésor de Zéphyr, c’était le capital annuel de sa pauvre joie, et le souvenir lui en payait la rente. Pendant toute l’année, elle charmait ses rêveries, il ne pouvait pas rencontrer une volaille sans se dire en lui-même : Voilà ma conquête future qui s’engraisse. Il comptait peut-être sur mon absence cette année ; mais me voici de retour. C’est dans quinze jours la fête de Montigny : Zéphyr a perdu la tête. Et avec l’autre raison que vous avez primitivement… supposée,… supposition que j’ai partagée avec vous, celle que je vous révèle fait bien la paire, et nous avons compte.

— Bien possible, bien possible ! fit le sabotier en secouant la tête.

— Ce n’est pas bien possible, c’est bien sûr qu’il faut dire, insista Lazare.

— Oui, oui, c’est comme ça que j’entends, reprit le bonhomme avec un air et un accent également convaincus.

— Ah ! pensa Lazare en lui-même, j’ai eu assez de mal à le convaincre. — Et voyant que Protat s’efforçait de dissimuler un bâillement, il ajouta : En voilà encore un qui va dormir tranquille.

Cette conversation s’était prolongée assez tard ; la demie de dix heures venait de sonner à l’église de Montigny. Le bonhomme Protat, qui avait laissé passer l’heure habituelle de son coucher, semblait avoir grand besoin de dormir. Quant à Lazare, s’il ne souhaitait point le repos, il désirait au moins la solitude. Le sabotier s’étant levé, l’artiste l’imita, prit au clou la clé de sa chambre, et alluma son bougeoir, où, par une précaution d’Adeline, la bougie avait remplacé la chandelle, pour laquelle la répugnance de l’artiste était connue.

Avant de se séparer, et comme s’il eût voulu se débarrasser d’une dernière inquiétude en recevant de la bouche de Lazare une dernière confirmation de sécurité, Protat dit à l’artiste : — Comme ça, monsieur Lazare, vous pensez bien que l’événement n’aura pas de suite, et que tout est fini là ?

— Les précautions sont prises, et je vous les ai fait connaître, répondit le peintre. Madelon a le mot d’ordre, et Adeline l’a reçu d’elle. Vous êtes sûr de moi comme de vous : l’affaire de Zéphyr restera donc un secret entre nous ; ce n’est pas lui qui parlera. En eût-il l’idée d’ailleurs, il ne le pourrait pas, puisque je l’ai enfermé.

— Bon pour ce soir… mais demain ? fit Protat.

— J’ai pensé à cela. Aussi demain, et sous le prétexte d’éviter la chaleur du soleil, dès la petite pointe du jour, j’emmène Zéphyr avec moi à la Mare aux Fées, où je compte faire une étude. Les gens de Montigny ne rôdent guère de ce côté-là, et si Zéphyr était disposé à se laisser tirer les vers du nez par les curieux à propos de son bain, j’aurai toute la journée pour le détourner de cette idée-là et le disposer au contraire, si on l’interroge, à parler comme nous allons faire tous, afin que les soupçons rentrent dans leur trou ; mais je crois que c’est là un luxe de précautions, et que le petit bonhomme ne songe pas à nous démentir. Il pense vous devoir la vie une seconde fois, il vous l’a dit lui-même, et le petit discours qu’il vous a adressé tantôt indique qu’il est, d’intention au moins, prêt à racheter par sa conduite future tout ce que vous étiez en droit de trouver répréhensible dans ses anciennes façons d’agir, ou plutôt de ne pas agir. De votre côté, vous êtes, je crois, disposé à lui tenir compte de tout ce qu’il fera ?

— Ah ! tout prêt, dit le sabotier. Je n’ai pas besoin de vous le cacher, puisque vous vous en êtes aperçu ; mais tantôt, quand je l’ai tenu tout mouillé et tout froid… ça m’a donné un coup… sacrebleu ! Je n’avais rien éprouvé de pareil depuis le temps où les gens d’ici m’appelaient mauvais père. Il me semblait déjà les entendre m’appeler mauvais maître et bourreau d’enfans, et puis d’ailleurs ce garçon est un peu mon enfant au fait, puisque je l’ai adopté. Aussi, voyez-vous, je n’ai pas attendu qu’il m’ait promis de se bonifier pour me promettre à moi-même de devenir meilleur.

— J’ai vu cela, fit Lazare, quand vous le teniez dans vos bras et que vous avez appelé Adeline auprès de lui… Savez-vous de quoi vous aviez l’air ? continua l’artiste en étudiant fixement le visage du sabotier.

— De quoi avais-je l’air ? lui demanda celui-ci.

— Vous aviez l’air de lui donner votre fille en mariage.

L’artiste avait lancé cette parole comme on jette une pierre dans un abîme pour en sonder la profondeur. Le sabotier ne se doutait pas qu’en mettant sous forme de comparaison, et brusquement, cette idée en contact avec lui, c’était tout simplement une interrogation anonyme que lui adressait l’artiste, qui, sa phrase achevée, redoubla d’attention pour lire dans les traits du bonhomme les impressions qu’elle allait éveiller dans son esprit. Protat tomba dans le piège avec toute la naïveté désirable.

— Ah ! ah ! ah ! fit-il en ouvrant la bouche pour un immense éclat de rire ; ah ! ah ! ah ! quelle idée vous avez là ! Oh ! que c’est donc drôle ! Ah ! ajouta le sabotier en se tenant les côtes, ça fait mal de rire comme ça ! mais c’est plus fort que moi, voyez-vous ? Zéphyr, Adeline… Où diable allez-vous donc chercher vos comparaisons, vous autres artistes ?

— Bon, pensa Lazare, voilà pour l’étonnement : je m’y attendais bien. — Et il répondit : — Nous prenons nos comparaisons dans notre métier. Il y a au Louvre un tableau intitulé : les Accordailles, où un honnête paysan comme vous donne sa fille en mariage à un brave garçon de l’endroit ; le groupe que vous formiez tantôt avec la petiote et Zéphyr m’a rappelé ce tableau, et de là est venue naturellement ma comparaison.

— Est-ce que le père me ressemble ? demanda Protat.

— C’est une bonne tête de brave homme comme la vôtre. Il a l’air de dire en regardant son gendre : J’en aimerais mieux un autre ; mais puisque ma fille préfère celui-là, ma foi, ça la regarde : c’est elle qui épouse après tout, et pas moi.

— Il pense bien, ce père-là, reprit Protat ; s’il y a une inclination entre les deux jeunes gens, faut jamais se mettre en travers. C’est mauvais, ça.

— Ainsi, dit Lazare avec un mouvement de vivacité aussitôt réprimé, vous ne contrarieriez pas le choix de votre fille, quel qu’il fût ?

— Quel qu’il soit… fit le bonhomme en hésitant, c’est encore à savoir. Avec la brillante éducation qu’elle a reçue, vous pensez bien que ma fille ne pourra jamais penser qu’à épouser un homme très distingué.

— Enfin, poursuivit l’artiste, si Adeline vous disait un beau matin : Tu ne sais pas ? il m’arrive une drôle de chose… j’ai une inclination… pour… Zéphyr ?

— Oh ! oh ! oh ! quelle farce, dit le sabotier, qui recommença à rire ; — puis, redevenant insensiblement sérieux, il répondit : — Je dirais à ma fille : Va-t-en faire un tour dans ta chambre, et, pendant qu’elle irait, je prendrais Zéphyr par les oreilles et je lui… — Protat acheva sa pensée par un geste énergique.

— C’est bon, pensa Lazare ; je sais ce que je voulais savoir.

— Ah çà ! mais, demanda le sabotier, de quoi parlons-nous là, au fait ?

— Pardi ! fit Lazare, nous parlons peinture à propos d’un tableau, qui est au Louvre. — Et l’artiste se mit à rire lui-même d’une façon si bruyante, que le sabotier étonné lui en demanda la raison.

— Eh ! vous ne voyez donc pas que je m’amuse, et que cette idée du mariage de votre fille avec… ce gamin… me fait étouffer de rire moi-même…

— Adeline et Zéphyr ! fit Protat en se mettant à l’unisson de la gaieté du jeune homme.

— Votre fille, qui a l’air d’une dame…

— D’une grande dame… ajouta le sabotier.

— Une demoiselle qui a au moins… mille écus de dot…

— Qu’est-ce que vous dites donc là, mille écus ? dit le sabotier comme humilié par cette évaluation ; mais rien que de ses propres elle a dix mille francs, qui sont en train de lui faire des petits à Fontainebleau, à Nemours, à Montereau… et jusqu’à Paris… Ajoutez ce que je lui donne… et comptez…

— C’est vrai… fit Lazare ; Adeline aura une quinzaine de mille francs en mariage.

— Ptch ! exclama Protat. Tenez, mon cher… voilà la dot de ma fille. — Et le sabotier, avec un indéfinissable orgueil, ouvrit six fois de suite, en la refermant chaque fois, sa large main, dont il écartait les cinq doigts en éventail.

— Diable ! dit le peintre, faisant à la fois claquer sa langue et ses doigts, comme s’il eût voulu flatter par ces signes d’étonnement le sentiment d’amour-propre qui avait gonflé le sabotier énumérant cette fortune. — Eh bien ! ce que vous me dites là, père Protat, rend ma supposition de tout à l’heure encore plus comique. Voyez-vous votre fille, une riche héritière enfin, épousant Zéphyr ! Voyez-vous d’ici l’apprenti sabotier déclarant au contrat ses économies de paresse, un sac de cailloux !… Zéphyr en marié, disant au maire : Je ne sais pas mon nom !

Le bonhomme se tordait sur la table en écoutant ce parallèle entre sa fille, belle, riche, heureusement douée, avec cet être malingre, orphelin et pauvre, avec Zéphyr réunissant dans sa chétive personne les deux plus grandes plaies sociales : sans nom et sans le sou. Ce n’était point un méchant homme que le père Protat ; mais de ce tableau évoqué devant ses yeux il ne voyait qu’un côté, et ce n’était pas le côté pitoyable, c’était l’aspect grotesque.

— Ô vanité ! pensait l’artiste en observant le sabotier ; mauvaise graine qui germe en tout terrain, aussi bien dans les meilleures que dans les pires natures ! Mettez un écu dans la poche d’un gueux, et il crachera sur son ombre. — Et, après cette réflexion philosophique, Lazare frappa sur le ventre du sabotier, qui fit un brusque soubresaut.

— Oh ! fit Protat, je n’en peux plus !…

— C’est bon de rire comme ça, dit l’artiste ; ça purge des idées noires. — Puis, comme onze heures sonnaient au même instant, ils se séparèrent en échangeant une poignée de main, Protat pour aller dormir, Lazare pour aller rêver.

— Et maintenant, dit Lazare en se jetant tout habillé sur son lit, récapitulons. — Et il repassa brièvement dans sa mémoire tous les faits qui avaient précédé et suivi l’événement dont son retour à Montigny avait hâté la péripétie. — Si étrange que cela paraisse, pensait Lazare, il n’y a pas à douter, les faits sont là. Cette enfant m’aime. Une enfant ! eh ! parbleu, non, elle ne l’est plus, quoique j’aie bien de la peine à me la figurer autrement ; c’est bien une fille, et une jolie fille. Adeline a dix-huit ans ; elle n’est donc ni en avance, ni en retard pour aimer ; elle est à l’heure. Mais pourquoi cette ingénue a-t-elle songé à moi ? Ah ! pourquoi ? Ce n’est pas difficile à comprendre, et le bonhomme Protat me l’a expliqué lui-même tout à l’heure en me disant qu’une fille si bien élevée n’aimerait jamais qu’un homme distingué. Eh bien ! il me semble que je rentre complètement dans les conditions du programme, et tous les beaux qui composent la fleur des pois de Montigny ne me vont pas seulement à la cheville comme distinction. Peut-être que cette demoiselle de village eût songé en mon absence à quelqu’un d’entre ces messieurs ; mais je suis venu : veni, vidi, vici. C’est la première fois qu’il m’arrive de réaliser complètement la devise césarienne ; il est vrai que je n’y tâchais guère, et que nous sommes à Montigny. Enfin je ne me dédis pas. Elle est jolie, cette enfant-là, et ça me fait tout de même quelque chose de savoir qu’elle m’embrasse en effigie depuis un an. Avec cela qu’elle est rusée à ajouter des ruses au dictionnaire du genre : une vraie Rosine rustique dont je suis le Lindor. Quelle idylle à promener sous les étoiles, dans ces chemins creusés comme tout exprès pour les faux pas, au milieu de cette nature favorable aux Oarystis ! Quel charme de faire bégayer à cette innocente l’alphabet amoureux depuis A jusqu’à Y ! Seulement, mon ami Lazare, interrompit brusquement l’artiste en s’apercevant qu’il ne laissait pas d’éprouver une certaine douceur à descendre la pente de cette rêverie, vous êtes un drôle. Avoir seulement cette idée-là pour le plaisir de l’avoir, c’est déjà coupable. Songez que cette petite Adeline est comme votre sœur, que vous l’avez fait danser cent fois sur vos genoux, et que vous aviez même ce matin, en partant de Paris, l’intention de lui apporter une poupée et des dragées, ce que vous avez, heureusement pour son amour-propre de grande demoiselle, complètement oublié de faire, comme vous oubliez toujours, parce que vous êtes un étourdi, tellement étourdi, mon bon ami, qu’il ne vous est pas venu à l’idée un instant que le petit cœur de cette enfant-là sautait plus fort que ses jambes quand vous la faisiez danser à la corde. Or donc je vous conjure et au besoin vous ordonne de guérir au plus tôt le mal que vous avez apporté céans, en y développant toutes les grâces de votre personne et les agrémens de votre esprit. Eh ! au fait, s’écria Lazare en faisant un saut qui fit bondir sa pantoufle au plafond, je suis encore bien bon de me donner tant de mal que ça. Cette petite ne m’aime pas sérieusement, et il n’y a aucunement péril en la demeure. Ce qu’elle éprouve pour moi, c’est l’habituelle amourette des petites filles, c’est la première fermentation de l’imagination éveillée par des lectures de romans. Je suis sûr que sa cervelle est une bibliothèque de fadaises sentimentales. Romans et rubans, c’est avec ça qu’on amuse les fillettes dans le beau monde où son père est si fier de l’avoir fait élever. Le premier joli garçon qui se présente est habillé en Galaor par l’innocent caprice d’une innocente. C’est là mon histoire avec Adeline. J’ai été trop prompt à m’alarmer, et, sans doute parce que ma vanité y trouvait son compte, je me suis trop dépêché de crier au feu — pour une étincelle. Eh bien ! non, reprit Lazare après avoir secoué la tête en manière de doute, non, je ne me trompe pas, et il n’y a point de quoi rire dans tout cela. C’est mieux qu’une fantaisie passagère, ou plutôt c’est pis : Adeline m’aime pour de bon ; c’est bien l’allure de la passion qui va droit devant elle, et sans savoir où elle va ; tous mes souvenirs du passé, toutes mes observations d’aujourd’hui l’attestent. À cause de moi, cette enfant va souffrir beaucoup. Il faut au moins qu’elle ne souffre pas longtemps ; il faut que, le jour où la porte de cette maison se refermera derrière moi, Adeline ne pleure pas mon départ et n’espère plus mon retour. Comment opérer cette conversion ? Les moyens sont à trouver, et c’est en cherchant qu’on trouve.

Quant à Zéphyr, continua Lazare, j’avoue que celui-là m’étonne et m’intrigue encore davantage, non point que ce soit précisément la précocité de sa passion qui me surprenne, — on en a vu des exemples, — mais il est rare qu’à cet âge la passion procède avec ces violences. Zéphyr amoureux d’Adeline et jaloux de moi ! à quinze ans ! cela peut faire rire d’abord ; mais Zéphyr allant se jeter à l’eau, cela fait songer, et j’y songe. Qui diable aurait deviné cela sous cette lourde enveloppe ? — Étrange, tout à fait étrange ! murmurait Lazare. Heureusement, poursuivit-il, que le père Protat est déjà mieux disposé pour lui, et qu’il me l’abandonne : je pourrai étudier ce mystérieux gamin qui a les passions d’un homme, car, pour choisir un remède et l’appliquer utilement, il ne suffit pas de connaître le mal, il faut en découvrir l’origine. Oui, mais Zéphyr voudra-t-il me donner sa confiance ? J’en ai besoin, et tout entière. Son bain de tantôt paraissait avoir un peu refroidi sa jalousie, il était moins farouche avec moi ce soir ; mais demain sera-t-il dans les mêmes dispositions ? Voudra-t-il croire à mon intérêt ? Il est rusé sous son air bête. Bon, fit Lazare, j’ai un moyen de lui prouver que je suis son ami.

Et l’artiste, ayant sauté à bas de son lit, s’approcha de la table qui était dans l’atelier, tira d’un buvard une feuille de papier à lettre sur laquelle il écrivit quelques lignes, fit sécher l’écriture à la flamme de la bougie, cacheta la lettre en hésitant un moment à choisir le pain à cacheter ; puis, du ton d’un homme qui en appelle à un souvenir, il murmura tout bas : — Il était bleu. — Et la lettre fut fermée d’un cachet bleu. Ce travail achevé, Lazare s’en fut décrocher la glace qui était sur la cheminée, l’appuya sur la table où il vint s’asseoir, disposa la lumière d’une certaine façon, et commença, d’après lui-même, un dessin sur un feuillet d’album déjà plein de croquis. Ce travail lui prit une demi-heure.

Le dessin terminé, Lazare le mit auprès de sa lettre, et, débouclant son sac de voyage, il parut y chercher quelque chose qu’il ne put trouver sur-le-champ, sans doute à cause du désordre qui avait présidé à la confection de sa valise. Drôle de fille ! murmurait le peintre en fourrageant dans son sac avec impatience ; me voler mon lorgnon, et encore il était cassé ! Après ça, l’amour fait relique de tout. Diable de paquet, où l’ai-je fourré ? Ah ! voilà ! — Et il ouvrait une petite boîte dans laquelle étaient renfermés une demi-douzaine de lorgnons dits monocles pareils à celui qu’il portait au cou. — Dire, continua Lazare, qu’il y a des êtres qui portent ça comme un ornement ! c’est bien gai d’être myope ! Si on laisse tomber son lorgnon par terre, il faut en acheter un second pour retrouver le premier. — Et tout en parlant il cassait la queue d’un des monocles pris dans sa boîte. — Et maintenant, dit-il en ajoutant le lorgnon à la lettre et au portrait, avec ces trois choses-là, j’aurai le secret de Zéphyr… Oui… mais il est malin, et serait capable de ne pas les reconnaître : j’ai eu l’imprudence de me faire plus joli dans cette seconde édition de mon image que je ne l’étais dans la première ; la seconde lettre est toute fraîche, l’autre était coupée par les plis. Zéphyr ne croira pas… Attends un peu, Zéphyr. — Et Lazare, ayant décacheté la lettre, la frippa légèrement, la frotta sur le carreau, dont la poussière vint adhérer au papier, et finit par la tremper dans une cuvette d’eau. Le portrait fut soumis à la même opération.

— À présent, dit Lazare en se mirant, comme on dit, dans son ouvrage, lettre et portrait sont méconnaissables, raison de plus pour que Zéphyr les reconnaisse. Résumons la situation et le plan de conduite à tenir. Me rendre indifférent à Adeline, elle ignore que je suis instruit de ce qui se passe dans son cœur et n’attribuera pas mes façons d’agir à une ruse ; rendre Adeline indifférente à Zéphyr, et, tout en travaillant à rendre la paix à ces deux cœurs troublés, empêcher que Protat n’évente le secret de sa fille et celui de son apprenti ; de plus, empêcher que les curieux de ce pays-ci soupçonnent un seul instant tout ce que le sabotier était en chemin de soupçonner tout à l’heure, si je ne l’avais pas arrêté à temps. Tout orphelin et tout pauvre qu’il est, si Zéphyr, au lieu d’être plus jeune qu’Adeline, était au contraire plus vieux, il y aurait bien à manœuvrer autrement, sinon pour le présent, au moins pour l’avenir. Adeline, ne songeant plus à moi, aurait pu se retourner du côté de Zéphyr, — du bon côté ; — Protat eût fait de l’opposition, mais il aurait bien fallu qu’il voulût ce qu’aurait souhaité sa fille. Malheureusement il ne faut pas songer à cela. Eh bien mais ! me voilà de la besogne taillée, sur laquelle je ne comptais pas. Je croyais être venu ici pour faire du paysage, et c’est au contraire pour faire de la diplomatie. Si j’avais prévu cela, j’aurais apporté une douzaine de toiles en moins et une douzaine de cravates blanches en plus.

Minuit sonna à l’église de Montigny.

— Allons, dit Lazare en se déshabillant tout à fait, c’est moi qui dois réveiller le soleil demain matin. Il est temps de dormir.


III. — la mare aux fées.

Le lendemain matin à la pointe du jour, Lazare sortait discrètement de sa chambre-atelier, n’emportant avec lui qu’un grand carton à dessin, son parasol et sa chaise de campagne. En passant devant la porte de Zéphyr, l’artiste y gratta légèrement pour lui dire de s’apprêter à le suivre.

— Monsieur Lazare, monsieur Lazare, murmura tout doucement Zéphyr, qui était déjà levé, ne faites pas de bruit et surtout n’ouvrez pas ma porte.

— Pourquoi ça ? demanda Lazare, un peu surpris et baissant la voix.

— C’est que mamz’elle Adeline m’a tapé hier au soir et m’a dit au travers du mur que j’aille l’attendre au jardin ce matin. Elle veut me parler avant tout le monde. Ah ! je sais bien à propos de quoi. — Et la voix de l’apprenti trahissait une crainte. — Si vous ouvrez la porte, ça va la réveiller parce que ça secoue son mur, et bien sûr elle m’empêchera d’aller avec vous.

— Il préfère venir avec moi, c’est bon signe, pensa l’artiste. Et il répondit doucement : Mais pour que tu puisses sortir, il faut bien ouvrir la porte.

— Ce n’est pas la peine, dit Zéphyr. J’ai laissé ma fenêtre ouverte exprès hier ; vous me mettrez l’échelle, et je descendrai comme ça. Allez-vous-en doucement ; ôtez vos souliers pour ne pas faire crier l’escalier. Je vais vous attendre à la fenêtre.

La précaution conseillée par Zéphyr était bonne, car l’escalier de bois criait et ébranlait toute la maison. Lazare retira ses chaussures, et en descendant chaque marche il prit tant de précautions, que c’était à peine s’il se sentait descendre lui-même. Une fois dans le jardin, il trouva l’échelle, l’appliqua au mur et fit descendre l’apprenti.

— Nous allons ? demanda celui-ci, qui était déjà chargé du carton et de la chaise de Lazare.

— Nous allons à la Mare aux Fées.

— Deux lieues, répliqua Zéphyr, et il fit la grimace.

— Bon, pensa Lazare, il n’a pas laissé sa paresse au fond de l’eau. Et il répondit : — Si tu n’es pas content, je t’emmène à la Mare aux Corneilles.

— Quatre lieues alors ! fit Zéphyr avec un mouvement d’effroi.

— Et si tu n’es pas encore content, ajouta Lazare, nous pousserons jusqu’à Arbonne.

Zéphyr leva le nez en l’air comme s’il eût cherché à calculer les distances.

Lazare montra cinq doigts d’une main et trois de l’autre.

— Huit lieues, dit Zéphyr en laissant tomber le carton et la chaise.

— Ramasse-moi ça bien vite. Comment, tu te plains déjà, drôle, pour deux méchantes lieues ?

— Oh ! d’ici à la mare, fit Zéphyr, il y a bien une borne en plus.

— Mais tu n’as que le carton et la chaise à porter, ça ne pèse rien.

— Oui, mais il y a le bissac qui est lourd, le bissac, continua Zéphyr en inclinant la tête du côté de la cuisine.

Lazare ne put s’empêcher de sourire ; il avait compris. L’apprenti faisait allusion au grand sac dans lequel les artistes emportent leurs provisions de vivres quand ils vont travailler dans un endroit éloigné de la forêt.

— L’appétit revient, dit Lazare en lui-même, et il ajouta en regardant l’apprenti : Tu as déjà faim ?

— Déjà ! répondit Zéphyr, voilà quasiment plus de trois jours que je n’ai ni mangé ni bu.

— Ah ! fit Lazare, je croyais que tu avais bu hier, et un bon coup encore.

Zéphyr feignit de n’avoir pas entendu l’allusion, et se dirigea vers la salle à manger, qui ouvrait sur le jardin.

— Oh ! fit Lazare en le suivant, le cri de la nature… Mais, dit-il à Zéphyr, je n’ai point prévenu Madelon que j’allais en forêt ce matin ; elle n’aura point préparé le sac.

— Je vais le préparer donc, répondit Zéphyr.

— Mais les clés pour ouvrir l’armoire ? Tu sais bien que Madelon les retire, dit Lazare.

— Oui, mais il y a un an Madelon a perdu une clé. Je ne sais pas comment ça se fait, dit Zéphyr en baissant la tête, mais…

— Tu l’as trouvée ? dit Lazare, qui devina.

— Oui, répliqua Zéphyr en fouillant dans sa poche, d’où il retira une clé. — Dame, continua l’apprenti, quand on vous fait jeûner les trois quarts du temps… — Et ayant ouvert l’armoire, il commença à tirer un plat dans lequel restait un appétissant morceau de viande du souper de la veille.

— Brûlé, fit-il avec dépit en tournant le gigot dans tous les sens.

— C’est ta faute ; la Madelon ne pouvait pas être hier à la broche et à te faire chauffer des serviettes pour te secourir.

— C’est vrai, dit Zéphyr en enveloppant le gigot dans un journal et en le glissant dans le bissac ; puis il se remit à l’inventaire de l’armoire. Il amena l’un des deux brochets que l’on n’avait pas entamés la veille. Avant de le mettre dans le sac, il le flaira avec soin, et secoua la tête d’un air à demi satisfait. Il se décida à l’emporter en murmurant : — Pas frais ! Enfin, avec de la sauce…

— Tu vas emporter de la sauce ? fit Lazare, étonné de tous ces préparatifs ; dans quoi ? s’il te plaît.

— Dans ça, répondit Zéphyr avec le même laconisme. Et il se mit à verser dans une petite bouteille de l’huile et du vinaigre, en ayant soin d’ajouter le sel et le poivre, très minutieusement divisés. Ceci achevé, il mit la bouteille dans sa poche et retourna à l’armoire.

— Que cherches-tu encore ? demanda Lazare.

— Vin, dit Zéphyr tranquillement, et il monta sur une chaise pour atteindre à un rayon supérieur de l’armoire, où l’on apercevait trois ou quatre bouteilles cachetées.

— Ce n’est pas le vin d’ordinaire, fit l’artiste.

L’apprenti secoua la tête, montra le cachet et murmura : — Meilleur. Puis, ayant enveloppé deux bouteilles séparément dans un torchon, pour qu’elles ne se brisassent point au choc, il les fit couler dans le grand sac, où il ajouta encore la moitié d’un pain et des couverts, ainsi que deux gobelets. Ensuite il ferma l’armoire et laissa la clé dessus.

— Tu vas donc dire à Madelon que tu as retrouvé la clé ? demanda Lazare.

— Non, vous direz que c’est vous qui l’aviez emportée l’an passé.

— Pourquoi donc l’aurais-je emportée ?

— Pour lui faire une niche. — Et s’étant chargé du bissac, Zéphyr sortit de la salle à manger. On était déjà sur le seuil de la porte, quand l’apprenti parut frappé d’une idée et retourna au jardin.

— Où vas-tu encore ? demanda Lazare.

— Dessert, répondit Zéphyr avec son même laconisme, et il se mit en devoir de cueillir trois ou quatre beaux fruits qui pendaient à l’espalier, et dont il avait eu grand soin d’examiner le degré de maturité. Il ouvrit le bissac et mit le dessert dans une double poche.

— Tu oublies le café et les liqueurs, lui dit Lazare en riant quand ils furent dehors.

Zéphyr leva les bras au ciel en ayant l’air de dire : À la guerre comme à la guerre ! et il commença à cheminer.

— Quel logogriphe que cet être-là ! pensait Lazare.

Lazare, ayant rejoint Zéphyr, qui marchait plus allègrement que de coutume, lui dit en plaisantant : — Mais j’y songe. Maintenant que tu as rendu la clé de l’armoire aux vivres, comment feras-tu pour t’en procurer quand le père Protat te rognera ta portion ?

— Il ne me la rognera plus, répondit Zéphyr avec un accent de conviction.

— C’est selon, fit Lazare. Protat est bon homme au fond ; ton accident d’hier l’a, sur le moment, rendu plus doux avec toi que tu n’étais accoutumé à le voir ; mais de ton côté tu lui as promis de changer de conduite. Si tu tiens parole, ton maître te tiendra aussi compte de tes efforts ; si au contraire, à peine séché de ton bain d’hier, tu reprends tes mauvaises habitudes, il est à peu près certain que Protat essaiera encore de t’en corriger, et alors gare les coups, le pain sec et le reste ! Protat n’a pas la main tendre, mais tu as la tête dure.

— À quoi ça lui a-t-il servi d’être comme ça avec moi ?

— Pas à grand’chose, je le veux bien, mais ce n’est pas à ta louange. Entre nous, voyons, n’est-il pas honteux pour un garçon de ton âge de n’être bon à rien ? Comment, voilà je ne sais combien de temps que le bonhomme Protat essaie de t’apprendre son métier, et tu n’es pas encore en état, il le dit lui-même, de mettre une paire de sabots sur talon ! C’est donc bien long et bien difficile d’apprendre à faire des sabots, hein ?

— Est-ce que ça vous amuserait, vous, monsieur Lazare, d’apprendre à faire des sabots ? demanda l’apprenti.

— Je ne suis pas sabotier, moi, et d’ailleurs on n’a pas un état pour s’amuser. C’est au contraire pour travailler, pour s’assurer des moyens de vivre, et acquérir plus tard, selon l’état qu’on a choisi, la fortune, ou l’aisance, ou tout au moins l’indépendance.

— Oui, murmura Zéphyr, faire ce qui vous plaît, être libre !

— Mais ce qui te plaît à toi, c’est de ne rien faire, à ce qu’il paraît, dit l’artiste. Réfléchis donc un peu que nous sommes tous au monde pour faire quelque chose, et utiliser nos bras ou notre intelligence, quand le bon Dieu a oublié de nous donner des rentes. Et d’ailleurs, si tu ne t’en doutes pas, je t’apprendrai qu’il y a beaucoup de gens riches qui travaillent…

— À s’amuser, fit Zéphyr, sans qu’il y eût pourtant dans cette parole aucune intention d’amertume ou d’envie.

— Eh ! mon ami, c’est plus fatigant que tu ne crois, cette occupation-là, répliqua Lazare.

— Vous vous êtes donc bien fatigué, monsieur Lazare ? demanda Zéphyr.

Cette façon de l’interroger surprit beaucoup le peintre, déjà étonné par l’interrogation elle-même. — Marchons, répondit-il très sérieusement. J’ai tout à l’heure le double de ton âge : eh bien ! tel que tu me vois, à dix ans, je savais combien il fallait de jours pour gagner un écu, et j’étais déjà devenu un homme, que j’ignorais encore qu’on pût le dépenser en une heure. Or, comme je n’ai jamais été assez riche pour acheter du plaisir, ce qui est la plus chère denrée de ce monde, j’ai dû tirer mon amusement de mon propre travail, et comme j’ai beaucoup travaillé, pour ne pas dire toujours, je me suis effectivement beaucoup fatigué — en m’amusant, si c’est ce que tu veux savoir.

— Ah ! vous faisiez déjà des peintures à dix ans ? demanda naïvement Zéphyr.

— Je ne t’ai pas dit ça. Comme j’étais trop jeune pour travailler d’esprit, si faibles qu’ils fussent, je travaillais des membres. Tu te plains que l’état de sabotier ne soit pas amusant ; celui que je faisais ne l’était guère non plus, et à la fin du jour j’étais bien aussi fatigué que pourrait l’être la roue du moulin de Montigny, si elle était une force vivante, car, moi aussi, je faisais un travail de mécanique, Mais pourquoi me demandes-tu tout ça ?

— C’est pour savoir, monsieur Lazare… et puis, tenez… voulez-vous me permettre de vous demander encore quelque chose ?

— Va, mon garçon, répondit l’artiste, qui étudiait sur la physionomie de l’apprenti à quel but tendaient ses questions, en même temps qu’il observait quel effet produisaient ses réponses.

— Eh bien ! monsieur Lazare, continua Zéphyr, quand ça vous a ennuyé d’être roue de moulin, vous avez fait autre chose ?

— Oui ; c’est alors que j’ai commencé à faire des peintures, comme tu dis.

— Mais pour en faire, il faut qu’on vous ait appris encore ?…

— J’ai d’abord commencé à m’apprendre tout seul, du moins tout ce qu’on peut apprendre sans maître.

— On peut donc apprendre quelque chose tout seul ? demanda Zéphyr, feignant la niaiserie.

— Sans doute, quand on aime la chose que l'on entreprend, et qu’au désir d’apprendre on ajoute encore le goût et l’intelligence.

— C’est égal, poursuivit Zéphyr, il faut tout de même un maître.

— Oui, parce que les dispositions naturelles ont toujours besoin du secours de l’étude.

— Et il y a longtemps que vous étudiez ? continua Zéphyr.

— Il y a quinze ans.

— Alors vous devez être quasiment comme maître, et parfait maître dans votre partie ?

— Un apprenti, Zéphyr, un modeste apprenti. Ainsi juge un peu où tu serais, si on t’avait mis dans ma partie, toi qui en sept ou huit ans n’as point pu apprendre à faire une paire de sabots !

— Ah ! fit Zéphyr en rétablissant sur son épaule l’équilibre de son fardeau d’un port plus léger que commode, il y a beau temps que je sais les faire, les sabots.

— Ah ! bah ! exclama Lazare en s’arrêtant au milieu du chemin.

— Mais, oui, reprit l’apprenti en s’arrêtant aussi et en examinant quel effet cette révélation venait de produire sur son compagnon.

Au même instant, ils étaient arrivés à la croix qui est au bout du pays. Tout droit devant eux commençait la route sablée qui traverse les Longs-Rochers ; à gauche, le pavé qui conduit à Bourron et à Marlotte. Par ce chemin, en traversant ce dernier village, on trouvait au bout un sentier qui en se raidissant aboutit à la Mare aux Fées. Par les Longs-Rochers, route plus courte, mais rendue fatigante par les pulvérisations de grès qui ont fini par s’ensabler, on pouvait également arriver à la mare ou au plateau, comme on la désigne encore à cause de sa situation élevée. — Quel chemin voulez-vous prendre ? demanda Zéphyr en s’arrêtant à la croix et en regardant Lazare, encore abasourdi par le dernier mystère que l’apprenti venait d’ajouter à tous ceux qu’il s’était donné la mission de pénétrer.

— Prenons le plus court, dit l’artiste, voulant, par cette concession faite à la paresse de son compagnon, le disposer favorablement à subir la question qu’il méditait de lui appliquer.

Zéphyr, à qui le choix de la route était abandonné, parut hésiter un instant. — Il y a du vent, dit-il en regardant un peuplier qu’une brise assez fraîche inclinait en face de lui.

— Petit vent, fit Lazare ; c’est bon le matin, ça réveille. Et il ajouta en voyant que l’apprenti hésitait toujours : — Qu’est-ce que ça peut nous faire que le vent souffle d’un côté ou d’un autre ? Nous ne marchons pas à la voile.

— Ça peut nous faire, répliqua tranquillement Zéphyr, que si nous prenons par-là, — et il montrait les gorges des Longs-Rochers, — nous aurons du sable jusqu’aux genoux, et que le vent nous en soufflera plein les yeux ; mais par ici, dit-il en regardant l’autre route, c’est le plus long.

— Quand il y aurait encore deux cents pas de plus, fit Lazare impatienté.

— Eh monsieur ! reprit Zéphyr, deux cents pas de plus ou de moins, ça se sent dans les jambes et sur le dos, quand on est chargé.

— Mais, malheureux, si le bissac est lourd, c’est toi qui l’as rempli. Je ne demandais pas à emporter des vivres, puisque je comptais revenir de la mare à onze heures, pour déjeuner à la maison.

— C’est ça, fit Zéphyr, à onze heures, en plein soleil, n’est-ce pas ?

— Ah ça ! tu as donc peur de te faner le teint ? Ah ! mon ami, quand tu seras conscrit, tu feras un aussi mauvais soldat que tu fais un mauvais sabotier. Tu aimes trop tes aises, mon garçon.

— Mais je ne serai pas soldat, dit Zéphyr.

— Tu crois donc qu’on te laissera choisir ton numéro dans le sac ? ou espères-tu que le père Protat t’achètera un remplaçant, si tu tombes au sort ?

— Ah ! le pauvre cher homme ! je lui coûte déjà assez comme ça. Tenez, décidément, dit l’apprenti en détournant à gauche, prenons le pavé ; ça fait qu’en passant à Marlotte, nous pourrons boire la goutte.

— Mais, dit Lazare en renouant l’entretien, tu conviens que tu coûtes gros au père Protat ; ce n’est pas le tout d’en convenir ; puisque tu sais ton état, ce serait bien plus honnête d’essayer de t’acquitter envers lui par ton travail. Et, si tu avais commencé plus tôt à prouver ta reconnaissance, Protat, qui t’a élevé et qui est riche, aurait pu te venir en aide quand tu tireras à la conscription.

— On se passera de lui, dit Zéphyr, et puis d’ici ce temps-là !…

— En attendant, reprit Lazare, je dois te prévenir que j’avertirai Protat, et que ce soir même il saura que tu es un excellent ouvrier.

— Il s’en apercevra bien lui-même, fit Zéphyr. Je veux, ajouta-t-il en frappant sur le pavé, qu’avant trois mois on n’entende pas sonner sur ce chemin-là une paire de sabots qui ne soit de ma façon ; je veux que le père Protat n’ait pas seulement le temps de caresser sa fille ou de fumer sa pipe, tant je vais l’occuper à me débiter des frênes, des châtaigniers et des ormes. Puisqu’il faut qu’il tape, cet homme, il tapera sur du bois. Tiens donc, au fait, ça ne me fera plus de bleus aux épaules.

— Et la cause de ce brusque changement ? demanda Lazare.

— Ah ! la cause, fit Zéphyr avec un peu de tristesse, la cause… et, après une courte hésitation, il murmura entre ses dents : C’est un secret.

— Et ce secret, poursuivit Lazare, on ne peut pas le connaître, mon garçon ?

— Non, monsieur, fit l’apprenti assez sèchement.

— Hé ! pensa l’artiste, on dirait qu’il pousse le verrou. Puis il reprit : Mais si je te l’achetais ton secret, hein ?

— Il n’est pas à vendre, monsieur, continua l’apprenti avec le même laconisme.

— Pourtant, si je t’en offrais un bon prix ?

— Tenez, monsieur Lazare, reprit Zéphyr en regardant fixement son compagnon, je ne suis pas si endormi que j’en ai l’air. Vous voulez me faire jaser, je sens ça. C’est pourquoi vous m’emmenez avec vous ce matin ; mais, voyez-vous bien, ajouta-t-il en se frappant le front, quand je me suis mis quelque chose là, ça y est.

— Je n’en doute pas, fit Lazare.

— Et quand ça y est, reprit Zéphyr, le diable ne me l’ôterait pas.

— Eh bien ! mon pauvre Zéphyr, une drôle de chose, je m’en vais te l’ôter, ce que tu as là ! dit l’artiste en se frappant le front par le même geste que venait de faire l’apprenti, et il ajouta : Je tâcherai même de t’ôter ce que tu as ici, — en se frappant la poitrine à l’endroit du cœur.

Zéphyr devint un peu pâle, et un demi-sourire railleur courut sur ses lèvres.

— Écoute, mon garçon, reprit le peintre, je suis plus ton ami que tu ne le crois. Ton secret, je le connais, en partie ; si je veux le savoir entièrement, ce n’est point pour te nuire. Au contraire, je t’ai proposé tout à l’heure de te l’acheter, je me suis trompé ; je ne veux pas te l’acheter, je veux seulement l’échanger avec toi, et, quand tu sauras ce que je veux t’offrir en échange, je suis sûr que tu toperas au marché.

— Et qu’est-ce que vous me donnerez donc, monsieur Lazare ? fit l’apprenti avec curiosité.

— Des conseils d’abord.

— Des conseils… dit Zéphyr avec méfiance, et puis encore ?

— Et puis encore… ce qui est renfermé dans ce petit paquet, répondit Lazare en tirant de sa poche un papier enveloppé qu’il secoua dans sa main. Quoique tu ne m’aimes pas beaucoup, puisque tu sembles te défier de moi, j’ai découvert que tu avais mon portrait ; j’ai découvert aussi que tu possédais de mon écriture, et que, pour mieux la lire sans doute et pour mieux examiner mon image, tu t’étais procuré, je ne sais comment, un petit instrument pareil à celui-ci, dit Lazare en montrant le lorgnon qui lui dansait autour du cou. Tu as donc la vue basse ? acheva l’artiste.

— Et vous me rendrez tout ça ! s’écria Zéphyr avec impétuosité.

— Tout est là-dedans, reprit Lazare en faisant passer rapidement le petit paquet qu’il tenait à la main devant les yeux de l’apprenti ; je te le rendrai… si tu me dis tout. Tu entends bien ? tout !

— Donnez ! fit Zéphyr.

— Donnant, donnant, répliqua Lazare.

— C’est bon, dit l’apprenti ; nous causerons quand nous aurons déjeuné.

Par une espèce de convention tacite, ils demeurèrent alors muets l’un et l’autre jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à leur destination. Lazare prit un côté du chemin et marcha en méditant sans doute le programme de ses interrogations, et Zéphyr suivit l’autre côté, occupé probablement à préparer les explications qu’il venait de s’engager à fournir. Au bout de trois quarts d’heure de marche, ils gravissaient, l’un suivant l’autre et tous les deux un peu essoufflés, le raidillon par lequel on arrive de Marlotte à la Mare aux Fées.

Le plateau, qui doit sans doute son nom à quelque superstition légendaire dont la tradition n’a pas été conservée, domine d’un côté toute l’étendue du pays dont nous avons donné la description au premier chapitre de ce récit. Souvent reproduit par la peinture, c’est assurément l’un des lieux les plus remarquables que renferme la forêt. Aussi, l’on comprend que tous les artistes, non-seulement y viennent, mais encore y reviennent, car à la vingtième visite on peut encore découvrir une beauté nouvelle, un aspect nouveau, dans les mille tableaux, d’un caractère différent, qui d’eux-mêmes se dessinent à l’œil, et peuvent à loisir se rattacher au tableau principal ou s’en isoler, comme dans ces merveilleux chefs-d’œuvre épiques où l’abondance des épisodes apporte de la variété sans répandre de la confusion dans la grandeur et dans la simplicité de l’ensemble. Peu de sites offrent en effet autant de variété, et surtout dans un espace aussi restreint, car le plateau se développe sur une superficie de moins de quatre hectares. De dix pas en dix pas, l’aspect se métamorphose comme par un brusque changement à vue, et d’une heure à l’autre, suivant l’élévation ou la déclinaison du soleil, le tableau se modifie, dans son ensemble et dans ses accidens, comme une toile dioramique exposée successivement aux différons jeux de la lumière. Toutes les écoles de paysage peuvent rencontrer là des sujets d’étude. À ceux qui aiment les gras pâturages normands, où les troupeaux se noient jusqu’au poitrail dans les hautes vagues d’une herbe odorante et drue, que la brise fait houler comme une onde, le plateau offrira le dormoir où viennent les vaches de Marlotte. À ceux qui préfèrent les lointains lumineux baignés de vapeurs violettes ou dorées, et les collines aux croupes boisées, et les vallons creux d’où s’élève un brouillard bleu, le plateau échancrera par un côté son cadre de verdure, et par une brusque échappée, après les premiers plans de la forêt, océan de cimes éternellement agité comme une mer de flots, déroulera les plaines tranquilles qui s’enfuient vers la Brie et que limite aussi loin que peut atteindre le regard la bande immobile de l’horizon. Ceux qui manient la brosse enragée de Salvator, le plateau les fera descendre par un ravineux escarpement au milieu des profondeurs solitaires de la Gorge au Loup, qu’il domine dans son extrémité occidentale. Là, comme si la lutte du sol avec les élémens était encore récente, on peut suivre dans toutes les traces qu’il a laissées le passage du cataclysme qui dut ébranler des carrières et pousser devant lui les blocs arrachés de leurs entrailles, comme un ouragan soulève à son approche la poussière du chemin. En pénétrant dans cette gorge, on croirait visiter les débris de quelque Ninive inconnue. Les masses gigantesques de rochers semblent encore recevoir l’impulsion du bouleversement, et se poursuivre, s’escalader comme une armée de colosses en déroute. Les uns, inclinés dans un angle de vingt degrés, paraissent prendre un nouvel élan pour continuer leur course ; les autres, penchés au bord d’un ravin dans une attitude menaçante, inquiètent le regard par leur immobilité douteuse. Les arbres, comme s’ils étaient encore tourmentés par un vent de fin du monde, se courbent avec des mouvemens qui les font ressembler à des êtres en péril et faisant des signaux de détresse ; les uns agitent leurs rameaux avec des torsions et des contorsions épileptiques ; les autres, comme des athlètes qui se provoquent à la lutte, avancent l’un contre l’autre une branche dont l’extrémité noueuse ressemble à un poing fermé. Les grands chênes séculaires, qui plongent peut-être leurs racines dans les limons diluviens et jadis ont fourni la moisson du gui aux faucilles druidiques, ont seuls conservé leur apparence de force et de beauté primitives. Tassés sur leurs troncs formidables, ils ressemblent à des Hercules au repos qui, ramassés sur leur torse, développent puissamment leur vigoureuse musculature.

C’est au point central du plateau que se trouve la mare, ou plutôt les deux mares formées sans doute par l’accumulation des eaux pluviales qu’ont retenues les bassins naturels creusés dans les rochers. Ce roc immense règne en partie dans toute l’étendue du plateau. Disparaissant à des profondeurs irrégulières, il reparaît à chaque pas, éventrant le sol par une brusque saillie. Aux fantastiques rayons de la lune, on se croirait encore sur quelque champ de bataille olympique où des cadavres de Titans mal enterrés pousseraient hors de terre leurs coudes ou leurs genoux monstrueux. Ce qui permet de supposer que cet endroit est situé au-dessus de quelque crypte formée par une révolution naturelle, c’est que le sabot d’un cheval ou seulement la course d’un piéton éveille des sonorités qui paraissent se prolonger souterrainement. À l’entour des deux mares, et profitant des accidens de terre végétale, ont crû les herbes aquatiques et marécageuses, où les grenouilles chassent les insectes, où les couleuvres chassent les grenouilles. Dans toutes les parties que les eaux de la double mare ne peuvent atteindre par leurs irrigations, les terrains se couvrent à peine d’une végétation avare : gazon ras et clair-semé où la cigale ne peut se cacher à l’oiseau qui la poursuit ; pâles lichens couleur de soufre, qui semblent être une maladie du sol plutôt qu’une production ; créations éphémères d’une flore appauvrie ; plantes maladives sans grâce et sans couleur, dont la racine est déjà morte quand la fleur commence à s’ouvrir, qui redoutent à la fois le soleil et la pluie, qu’une seule goutte d’eau noie, qu’un seul rayon dessèche. Au bord de la grande mare, deux énormes buissons, surnommés les Buissons-aux-Vipères, enchevêtrent et hérissent leurs broussailles hargneuses, mêlant aux dards envenimés des orties velues l’épine de l’églantier sauvage et les ardillons de la rose grimpante, qui va tendre sournoisement parmi les pierres les lacets de ses lianes dangereuses aux pieds nus. Terrains lépreux ou fondrières, eaux croupissantes, arbustes agités incessamment par des hôtes venimeux, — tel est l’aspect de la mare qui donne son nom à l’endroit ; mais cette aridité et cette désolation même prêtent un relief puissant aux splendeurs du cadre qui les environne. Qu’une vache se détache du troupeau et vienne boire à cette eau croupie ; qu’une paysanne s’agenouille au bord, pour laver son linge ou plutôt pour le salir ; qu’un bûcheron vienne aiguiser sa cognée sur le roc, et ce seront autant de tableaux tout faits, que le peintre n’aura qu’à copier. Aussi la Mare aux Fées est-elle de préférence le lieu choisi par les artistes qui vont à Fontainebleau dans la belle saison : ceux qui habitent les confins éloignés de la forêt y viennent souvent, ceux qui résident dans les environs y viennent toujours.

Lorsque Lazare et son compagnon débouchèrent sur le plateau, le soleil commençait à cribler de flèches lumineuses les futaies des Ventes à la Reine, qui le bordent d’un côté, et l’on entendait, dans les profondeurs d’un chemin creux, les clochettes d’un troupeau que le vacher matinal amenait au dormoir du pays.

— Ne restons pas là, dit Lazare à Zéphyr, dans une heure tous les rapins des environs vont venir planter leur parasol autour de la mare, et le plateau aura l’air d’un carré de champignons.

Comme pour justifier les craintes qu’il venait de manifester, au même instant où Lazare achevait de parler, un groupe de jeunes gens arrivaient sur le plateau par un autre chemin. Un âne, guidé par un paysan, était chargé de chevalets, de boîtes de couleurs et de havresacs. Au milieu de ce groupe marchait un personnage qui paraissait plus âgé que ses compagnons, et à qui ceux-ci semblaient témoigner une respectueuse attention. Lazare s’aperçut de loin que le monsieur qui semblait conduire les autres portait la décoration rouge sur son paletot d’été. Le groupe passa bientôt devant Lazare, qui s’était arrêté ; il observa que tous les jeunes gens étaient généralement mieux mis que ne le sont les peintres pour courir la forêt : ils avaient des chaussures vernies, quelques-uns même portaient des gants.

— Quels sont ces messieurs ? demanda-t-il à Zéphyr, qui s’était tourné d’un autre côté, au passage du groupe.

— C’est les désigneux de Marlotte, qui vont prendre leur leçon avec leur maître.

Au même instant, celui que Zéphyr désignait ainsi se retournait vers la petite troupe, et Lazare put l’entendre dire à ses élèves, auxquels il montrait l’effet produit sur le paysage : — Messieurs, il est six heures ; c’est l’heure où le jaune de Naples règne dans la nature.

— Ah ! fit Lazare, je veux assister à la leçon.

— Oh ! monsieur, répondit Zéphyr en regardant le sac aux provisions d’une façon si piteuse…

— C’est vrai, dit le peintre, nous avons à déjeuner d’abord et à causer après. — Et ils continuèrent dans une direction opposée à celle que venaient de suivre les paysagistes.


IV. — la confession de zéphyr.

La place où l’on devait s’arrêter fut complaisamment abandonnée par Lazare au choix de Zéphyr. Après beaucoup d’hésitation, l’apprenti sabotier finit par découvrir un lieu qui réunissait toutes les recherches de sybaritisme désirables, telles que frais ombrages au-dessus de la tête, terrain d’une inclinaison propice à la paresse et douillettement revêtu d’un épais gazon. Quand le repas fut achevé, Lazare adressa à son compagnon un avertissement amical pour l’exhorter à se montrer confiant. Avec le langage qui devait le mieux frapper l’apprenti, l’artiste lui fit comprendre qu’en s’étant fait volontairement son allié, il avait au moins le droit d’être son confident, et que pour l’avenir il était urgent qu’il fût instruit de tout ce que sa conduite renfermait de mystérieux. — Bref, lui dit-il pour conclusion, je suis déjà intervenu entre toi et ton maître, que j’ai à mon retour trouvé si mal disposé, qu’il ne parlait pas moins que de te renvoyer de la maison. — Zéphyr devint pâle à cette révélation. — Rassure-toi, reprit Lazare ; j’ai ramené Protat à l’indulgence et à la patience. Le changement que tu as déjà remarqué dans ses manières n’est pas dû seulement à ton aventure d’hier ; mon influence y est pour quelque chose. Tu ne peux donc raisonnablement avoir aucune prévention contre moi, qui ne t’ai donné que des preuves d’intérêt. Hier encore, continua l’artiste en montrant à l’apprenti le paquet qui renfermait le fac simile des souvenirs d’Adeline, quand j’ai trouvé ces objets sur toi, je me suis empressé de les cacher pour qu’ils ne pussent pas te compromettre, et je les ai conservés avec l’intention de te les rendre ; je te les rendrai en effet. Comme j’ai fait déjà, je continuerai à te servir dans l’esprit de ton maître ; mais pas de demi-sincérité, Zéphyr, pas de dissimulation, ou bien j’agis tout autrement que je n’ai fait jusqu’ici : je déclare par exemple à ton maître qu’il n’a pas à compter sur toi. Je parlerai à Protat, non pour te défendre, mais pour reconnaître avec lui qu’il a recueilli un mauvais sujet dont la présence dans sa maison ne peut apporter que le trouble et le désordre, et ce sera seulement quand tu l’auras perdue que tu t’apercevras combien ma protection pouvait t’être utile.

Zéphyr se montra sensible encore plus aux protestations amicales de Lazare qu’à l’espèce de menace qui les terminait ; mais ce qui parut, mieux que tout le reste, le convaincre et le décider à montrer toute la confiance que l’on désirait de lui, ce fut la présence des souvenirs que l’artiste lui mit sous les yeux, et qu’il reconnut en effet, justement parce qu’ils étaient méconnaissables.

— Et vous me les rendrez, bien sûr ? demanda Zéphyr.

— Je vais faire mieux, répliqua l’artiste en lui mettant le paquet dans la main, je vais te les rendre tout de suite ; mais rappelle-toi bien ce que je viens de te dire.

— Oh ! monsieur Lazare, s’écria Zéphyr avec une véritable effusion, oh ! que oui, que je vais tout vous dire, car j’en ai long, et ça me pèse là, ajouta-t-il en se frappant la poitrine du poing. Au fait, je peux bien parler avec vous ; vous êtes mon ami, n’est-ce pas ? Si vous ne l’étiez point, vous ne m’auriez pas rendu ça.

— Oui, mon garçon, je suis ton ami ; je t’en ai déjà donné des preuves, et je suis tout disposé à t’en donner de nouvelles.

— Eh bien ! fit Zéphyr, que je sois piqué d’un aspic, si ce n’est toute la vraie vérité que vous allez savoir !

Lazare n’eut pas besoin d’écouter longtemps pour être convaincu que Zéphyr était véridique, comme il venait de le promettre. L’animation qu’il donna à son récit, l’abondance de ses paroles, cette persistance complaisante qui l’amenait à revenir sur certains faits, son émotion, tour à tour empreinte d’attendrissement ou d’amertume, avaient effectivement le cachet de la vérité. On ne pouvait nier qu’elles vinssent d’une source sincère, les larmes échappées de ses yeux, quand ses souvenirs renouvelaient, avec les paroles qui les traduisaient, les souffrances qui les avaient pendant si longtemps fait couler dans son isolement.

Cette confession dura plus de deux heures, pleine de confusion et de répétitions. Aussi nous ne la reproduirons pas telle que la fit Zéphyr avec une vivacité d’expressions qui élevait quelquefois la rusticité du langage à la hauteur de l’éloquence ; nous n’en donnerons que le résumé succinct, dans lequel on trouvera cependant ce que voulait y trouver celui qui la provoquait, c’est-à-dire l’explication du mystérieux caractère de notre petit personnage.

On se souvient dans quelles circonstances Zéphyr avait été recueilli par le bonhomme Protat, qui, on a pu le voir assez souvent dans ce récit, laissait passer peu d’occasions sans se plaindre du méchant cadeau que lui avait fait la Providence en lui mettant sur les bras un enfant chétif et mal venu, ainsi que l’était en réalité l’abandonné qu’il avait trouvé dans la neige au milieu de la route. La beauté ou la grâce, chez les enfans comme chez les grandes personnes, est un aimant naturel qui attire la sympathie même des étrangers, même des passans. La piteuse apparence de l’orphelin lui nuisit tout d’abord dans l’esprit de son père adoptif. Dès le premier jour où il l’avait confié à une paysanne qui nourrissait et gardait les enfans, le sabotier s’était senti mortifié par la mauvaise grâce avec laquelle cette femme avait consenti à prendre ce petit monstre. Son amour-propre était froissé de l’éloignement que Zéphyr paraissait causer aux autres enfans du pays, et chaque fois qu’il lui arrivait de faire une dépense pour l’entretien de l’orphelin, en lâchant ses écus il ne manquait jamais de dire entre ses dents : — Voilà un marmot qui me coûte gros et qui ne me fait guère honneur.

Le père Protat était de cette nature d’honnêtes gens qui, à leur insu, résument tout dans un total, qu’un premier mouvement généreux pousse à faire une bonne action, mais qui, l’action faite, considèrent ensuite quel profit ils en pourront retirer. Sans qu’il s’en aperçût lui-même, il arriva que Protat traita le petit Zéphyr comme l’enfant était traité par les gens du pays, sans dureté cependant, mais aussi sans aucune attention qui pût faire établir dans les premières réflexions de l’orphelin une différence entre la maison de son père adoptif et la rue. Doué nativement d’un grand fonds de sensibilité à laquelle s’unissait une grande timidité, Zéphyr éprouvait ce besoin de caresses et de soins naturel aux enfans. Si ignorant qu’il fût de sa position, un vague pressentiment lui disait que ce n’était point l’air de la famille qu’il respirait dans cette maison. Les rares tentatives qu’il avait faites pour quêter quelque cajolerie de son père adoptif avaient été accueillies par celui-ci avec indifférence, pour ne pas dire repoussées. Aussi Zéphyr s’était-il abstenu de toute démonstration caressante, et se tenait-il dans son coin, les yeux dans les cendres quand il était au logis, les yeux au ciel quand il était dehors. Sans comprendre que c’était sa froideur qui causait le silence du petit garçon, Protat l’accusait alors du soin qu’il prenait à chercher l’isolement.

— C’est un sournois, disait-il : tout petit qu’il est, il devrait déjà comprendre ce que je fais pour lui, et essayer de se rendre utile dans la maison, selon son âge et sa force ; mais il aime mieux se vautrer dans les coins. Patience, patience !

Enfin, sans qu’il eût un seul moment la pensée de s’en préoccuper et si peu loin que les événemens fussent derrière lui, le sabotier recommençait à être avec Zéphyr ce qu’il avait été avec Adeline. Dès que l’orphelin eut l’âge, Protat le mit à l’école. — Apprenez-lui vite tout ce qu’il faut savoir pour n’être point un âne, avait dit le sabotier au magister, et dare, dare ! que je puisse lui mettre un outil à la main. S’il ne me fait pas honneur, au moins qu'il me fasse profit ; c’est bien le moins après tout ce que j’ai fait pour lui. — Et il avait ajouté : Je crains qu’il n’ait l’entendement un peu dur ; mais ne vous gênez pas, vous pouvez taper.

La recommandation allait d’autant mieux à son adresse, que le magister de Montigny ne pratiquait point la patience comme vertu scolaire. Quand il faisait une explication à ses écoliers, si elle n’était pas comprise du premier coup, ce n’était pas lui qui la recommençait, c’était la palette, et il frappait comme un sourd qu’il était. Zéphyr, aussi bien doué du côté de l’intelligence qu’il l’était peu physiquement, aurait pu, sans doute, apprendre vite et bien ; mais le maître d’école, habitué à l’opacité têtue des marmots confiés à ses soins, confondit de confiance le nouvel écolier avec les autres, et ne remarqua point ou ne voulut pas remarquer les heureuses dispositions de Zéphyr, il le mit au régime commun : la brutalité et les coups. L’orphelin, s’apercevant qu’il n’y avait dans le résultat aucune différence entre bien faire et ne rien faire, prit le parti de suivre la pente naturelle qui le portait à l’indolence. Un vague sentiment de justice et de fierté froissées commencèrent à développer en lui des instans de rébellion. À l’active brutalité du maître, l’écolier opposait une obstination passive ; maltraité en outre par ses petits camarades, qui avaient repoussé ses avances, ses instincts d’expansion refoulés commencèrent à déposer en lui les germes d’une misanthropie qui lui donnèrent une apparence farouche. Quant à Protat, les renseignemens du maître d’école ne firent, comme on le pense, qu’augmenter encore les fâcheuses dispositions qu’il avait à l’égard de Zéphyr, et cette fois elles se montrèrent d’autant plus agressives, qu’elles semblaient puiser dans les mauvaises notes du maître d’école une apparence de justification.

— Mauvais écolier, mauvais ouvrier, avait dit Protat en retirant Zéphyr de l’école pour le mettre à son établi de sabotier ; mais nous allons voir ! J’aurai Zéphyr sous ma main, et ma main a son poids, ajoutait Protat avec un geste significatif. Cependant Zéphyr, éclairé sur sa situation réelle dans la maison du sabotier, comprit que c’était chose juste qu’il aidât par son travail l’homme qui l’avait recueilli et avait eu soin de lui pendant longtemps. N’ayant pu, quoi qu’il eût fait, trouver un père véritable en lui, l’enfant le reconnut pour maître et s’efforça de le contenter comme tel, moitié par reconnaissance et moitié par un sentiment d’honorable fierté.

Protat s’aperçut que son apprenti avait bonne envie de bien faire, il lui en sut gré, mais sans le lui témoigner, sans qu’une parole ou un geste d’encouragement vînt dire au pauvre garçon : Je suis content, continue. Protat pensait intérieurement, en voyant Zéphyr actif au travail : « Il ne fait que son devoir. » Cet aveu mental fait, il croyait que tout était dit. Par exemple, s’il arrivait à Zéphyr de ne pas comprendre du premier coup une explication, mal entendue ou mal donnée quelquefois ; s’il mettait un peu plus que le temps nécessaire à ébaucher un sabot ; s’il enlevait un copeau de plus, qui obligeait Protat à jeter un morceau de frêne ou de châtaignier au rebut, il poussait alors des cris qui retentissaient dans toute la maison : Zéphyr le ruinait, Zéphyr était un ingrat, un fainéant, un bon à rien faire ! et si l’apprenti essayait de se justifier doucement, la colère du maître tonnait avec plus de violence : — C’est bien fait, s’écriait-il ; ça m’apprendra à recueillir dans ma maison des gueux, des mendians ! Pourquoi ne l’ai-je pas laissé au coin de la borne ?

Un jour, en entendant ces paroles. Zéphyr s’était levé de son établi, avait regardé son maître en face, et lui avait dit tranquillement : — Monsieur Protat, je m’en vais. — Et où vas-tu ? répliqua le maître exaspéré. — Où vous m’avez pris, dit l’apprenti. — Ah ! tu crois ça, que je vais te laisser partir ! Ah ! tu crois que tu m’auras coûté plus d’écus que tu n’es gros, que je t’aurai élevé, instruit comme mon enfant, et que tu n’as qu’à t’en aller en me souhaitant le bonjour ! mais je suis ton maître, sais-tu ? La loi me donne tous les droits sur toi, et tu ne t’en iras que lorsque je voudrai, et je ne le voudrai que lorsque tu m’auras regagné tout ce que tu m’as dépensé depuis que tu es entré dans ma maison pour mon malheur. — Zéphyr secoua la tête et se remit à la besogne.

Cependant, ces violentes scènes se reproduisant tous les jours, la colère du sabotier faisant explosion à propos du plus petit prétexte qui lui était fourni, Zéphyr commença à se montrer indifférent. Les récriminations du sabotier étaient pour ainsi dire ponctuées de coups ; l’apprenti entendait les unes sans les écouter, recevait les autres sans les sentir. Ne sachant plus distinguer lui-même quand il faisait bien ou mal, ahuri par l’éternel ouragan qui grondait au-dessus de sa tête, Zéphyr tournait presque à l’idiotisme. Ce fut alors qu’Adeline revint à Montigny. Zéphyr, assez indifférent à ce retour, parut d’abord étonné lorsqu’il entendit parler Adeline. C’était chose si nouvelle pour lui qu’une voix humaine qui ne fût ni aiguë, ni bruyante, ni querelleuse, que ce frais et sonore organe le surprit comme le mouvement d’une montre surprenait jadis les sauvages. Il fallut même quelque temps à la jeune fille pour apprivoiser l’apprenti, que l’habitude des mauvais traitemens et de l’isolement avait rendu farouche ; mais peu à peu le charme de cette douce voix, les câlineries de ces gentilles façons, les harmonieux mouvemens de ces gestes, cette distinction de manières qui avait d’abord éveillé la curiosité du jeune garçon, attirèrent sa sympathie. Adeline, se rappelant son enfance effrayée par les brutalités paternelles, et pensant que Zéphyr l’avait peut-être remplacée, sembla, comme nous l’avons dit, prendre à tâche de faire oublier le passé à ce frère adoptif. Recueilli pour accomplir un vœu fait à cause d’elle, elle ne fut pas longtemps à deviner de quelle façon son père avait compris l’accomplissement de ce vœu, et c’est alors qu’elle avait essayé, dans les bons soins qu’elle témoignait à l’apprenti, de donner à son père une leçon de paternité adoptive. Quant à Zéphyr, son besoin d’affection, jusque-là refoulé, ayant trouvé une issue, s’y précipitait avec la violence d’un torrent qui a rompu sa digue. Sevré de caresses, ou plutôt ne les ayant jamais connues, le premier baiser qu’Adeline lui mit au front lui causa une émotion telle qu’il faillit chanceler. Il aima Adeline, amour d’enfant sans doute, mais d’enfant plus vieux que son âge, et mûri par les méditations : sentiment étrange, si l’on veut, mais dont la précocité même avait sa cause dans des souffrances précoces qui avaient avancé moralement l’heure de la virilité ; amour qui faisait explosion comme un cri de reconnaissance, et dans lequel se résolvaient toutes les tendresses méconnues d’une enfance orpheline. Si Adeline était revenue trois ans plus tôt, Zéphyr, en recevant son baiser, l’aurait peut-être appelée : Ma mère ; mais elle venait déjà trop tard pour qu’il l’appelât : Ma sœur. La fraternité lui semblait un sentiment trop étroit pour contenir tout ce qu’il sentait vaguement remuer dans son cœur.

Ce fut à compter de ce moment que s’opéra dans Zéphyr cette métamorphose que le bonhomme Protat avait remarquée dans son apprenti. Autant Zéphyr, avant l’arrivée d’Adeline, avait hâte de sortir de la maison, autant il était devenu, après son retour, casanier, triste, quand on l’envoyait en course, et prompt à revenir au logis. Puis tout à coup l’apprenti était retombé dans sa paresse, dans sa lenteur, dans son insouciance des remontrances, si doucement qu’elles lui fussent adressées d’ailleurs. Ce changement coïncidait avec le deuxième séjour que Lazare était venu faire à Montigny. C’était alors que l’amour d’Adeline pour le peintre avait commencé. Avec le flair que donne la passion, l’apprenti avait deviné celle qui commençait à troubler le cœur d’Adeline, avant que celle-ci y songeât peut-être. Il avait remarqué, si doucement qu’elle lui parlât toujours, que la jeune fille trouvait à mettre une autre douceur dans ses paroles, quand elle s’adressait à Lazare. Il la voyait trembler sous l’innocent baiser du jeune homme, comme il avait lui-même pâli et tremblé sous le sien. Il s’aperçut en outre qu’Adeline s’occupait moins de lui depuis que le peintre résidait à Montigny, qu’habituée à dormir la grasse matinée, elle se levait avant tout le monde pour rencontrer Lazare avant qu’il ne partît pour l’étude. Il la voyait dans le jardin, cueillant les plus beaux fruits pour les glisser dans le bissac de l’artiste. Enfin, quand celui-ci était parti pour Paris, la tristesse d’Adeline n’avait point échappé à Zéphyr, qui, tout en haïssant Lazare, ne lui laissait rien voir de cette haine. Le jour du départ de ce dernier, l’apprenti ne l’avait pas quitté d’un instant. Après avoir mis le peintre en voiture à Bourron, Zéphyr était revenu plus joyeux à Montigny. Il pensait que, son rival parti, il allait, comme autrefois, avoir part entière aux bons soins et aux caresses de la jeune fille ; mais il l’avait, au contraire, trouvée plus triste et plus indifférente à son égard. Le jour, elle passait des heures entières dans sa chambre ; la nuit, à travers sa cloison, il l’entendait se relever et fouiller dans les meubles.

Ce fut alors qu’un soupçon traversa l’esprit de Zéphyr, rapide et brûlant comme une flèche de feu. Il avait fait un trou dans la porte et avait espionné Adeline ; il l’avait surprise pressant sur son cœur et portant à ses lèvres des objets qu’elle prenait dans le tiroir de son petit meuble. Longtemps la jalousie l’avait porté à violer ce secret, longtemps aussi un sentiment d’honnêteté l’avait retenu ; puis était arrivée tout récemment l’annonce du retour de Lazare. La joie qu’Adeline avait témoignée avait rendu Zéphyr fou de douleur et de jalousie. Pendant trois nuits, il n’avait pas dormi ; pendant trois jours, il était allé errer sur les bords du Loing ; trois fois il s’était attaché des pierres aux jambes en regardant l’eau. Enfin, le matin du retour de l’artiste, et avant d’aller au-devant de lui, Zéphyr avait profité du voyage qu’Adeline avait fait à Moret ; il avait forcé la porte condamnée qui séparait les deux chambres ; il avait trouvé la clé du meuble ; il avait ouvert le tiroir et emporté les objets qu’il contenait.

— Quand j’ai été au-devant de vous, monsieur Lazare, dit Zéphyr en terminant son récit, je m’étais condamné à mort ; je ne pouvais plus vivre. Le père Protat m’aurait battu avec des barres de fer rouge, que je n’aurais rien senti. Oh ! tenez, quand je vous ai vu sur l’impériale de la voiture au père Orson, il y a eu un moment où le timonnier de droite a manqué s’abattre pendant la descente, vous avez même fait un mouvement en arrière sous le cabriolet…

— C’est vrai, dit Lazare ; j’ai eu peur de verser. — Eh bien ! Zéphyr ?

— Eh bien ! monsieur Lazare, moi, j’ai fermé les yeux, j’ai joint les mains, et j’ai prié le bon Dieu.

— Ta prière m’a porté bonheur, fit l’artiste ; nous n’avons pas versé.

— Ce n’est pas cette prière-là que j’avais faite, — dit Zéphyr en baissant les yeux. — Dame, reprit-il, monsieur Lazare, vous m’avez dit de tout vous dire, je vous dis tout ; je n’ai pas besoin de vous dire le reste ; vous savez ce qui est arrivé.

— Et tu sais que, si Protat se doutait que tu songes à sa fille, il te renverrait ?

— Aussi ne le lui apprendrez-vous pas, répliqua Zéphyr. Vous m’avez dit que vous étiez mon ami.

— Mais, après les bonnes intentions que vous aviez à mon égard, je ne sais pas si je dois vous conserver mon amitié, fit l’artiste en riant.

— Oh ! monsieur, dit Zéphyr, hier j’étais fou !… fou, voyez-vous ! ajouta-t-il en frappant du pied.

— Et depuis hier, tu as donc laissé ta passion au fond de l’eau ?

— Non, monsieur, dit Zéphyr fermement, et il ajouta en montrant son cœur : — Elle est là, toujours ! Seulement, au lieu d’en mourir, j’en vivrai.

Par le récit qui venait de lui être fait et surtout dans des termes qui l’avaient souvent ému, Lazare s’était convaincu qu’il pouvait parler, avec la certitude d’être compris, à l’apprenti du sabotier. Comme il l’avait présumé la veille, ce n’était point à un enfant ni à une amourette qu’il avait affaire. Il raisonna donc l’apprenti comme il eût raisonné un ami de son âge et de sa condition, se faisant à la fois persuasif et affectueux. Zéphyr lui répondit que toutes ses remontrances, il se les était lui-même cent fois adressées.

— Mais, mon pauvre ami, lui dit Lazare, songe donc qu’Adeline est la fille la plus riche du pays, et que son père ne la donnera qu’à un homme au moins aussi riche qu’elle.

— Et vous, monsieur Lazare, êtes-vous riche ?

— À peu près comme toi, répondit le peintre en allant au-devant de là crainte que l’apprenti semblait manifester dans cette interrogation. Sois tranquille, je n’épouserai pas Adeline, et toi ou moi nous sommes des gendres trop gueux pour le père Protat. Et puis je n’aime pas Adeline. — Mais ce n’est pas tout, reprit Lazare, il te reste encore quelque chose à m’apprendre. Tu me disais en venant que tu connaissais ton état de sabotier depuis longtemps ; sais-tu que ce n’est pas honnête de ta part de ne pas avoir fait profiter ton maître de ce qu’il t’avait appris, et que ta paresse était comme un vol, puisque ton travail était un moyen de t’acquitter envers lui ?

— Je m’acquitterai plus tard, dit Zéphyr avec fierté.

— Temps passé, temps perdu, dit Lazare ; tu as été bien longtemps paresseux pour devenir laborieux !

— Mais, dit Zéphyr, parce que je ne faisais pas de sabots, je ne restais pas à rien faire. J’ai fait comme vous, monsieur Lazare, quand vous avez quitté un état qui vous déplaisait pour en apprendre un autre. Moi aussi, j’en ai appris un tout seul, parce qu’il me plaisait, et qu’on apprend bien quand on a du goût, et qu’on a envie de réussir, comme vous me le disiez tantôt. Si je faisais semblant de ne pas savoir mon métier, c’est que ça fatiguait M. Protat, et qu’il aimait encore mieux me savoir loin de son établi qu’occupé à lui gâcher du bois. Je recevais des coups et je mangeais du pain sec, c’est vrai, mais j’étais libre deux ou trois heures par jour, et pendant ce temps-là je travaillais en cachette de tout le monde.

— Mais à quoi ? à quoi ? demanda Lazare.

Au moment où Zéphyr allait répondre, des abois se firent entendre auprès d’eux, et au même instant un chien, qui venait déjà de passer devant eux, se dirigeait de nouveau vers l’un des paysagistes, qui était venu, sans que Lazare et son compagnon s’en fussent aperçus, piquer son parasol à une vingtaine de pas de l’arbre sous lequel ils avaient déjeuné. Un de ses compagnons, qui se trouvait à une égale distance, mais du côté opposé, lui cria : Théodore, donne les allumettes à Lydie.

— Voilà ! cria le paysagiste. — Et Lazare s’aperçut que son confrère mettait un objet dans la gueule du chien qui se disposait à rejoindre son maître.

— Parbleu ! dit Lazare, voilà une jolie bête, et commode !

Et pour voir le chien de plus près, au moment où il passait devant eux, l’artiste lui montra l’os du gigot. Lydie parut hésiter un moment, puis se rapprocha de Lazare ; mais, pour prendre l’os, la chienne fut obligée de lâcher l’objet qu’elle tenait dans la gueule. Lazare fit un geste d’admiration en ramassant le porte-allumettes que la bête avait laissé échapper.

— Ah ! la charmante chose ! fit-il en tournant et retournant dans ses mains ce petit meuble de bois de houx sculpté, ciselé, fouillé avec une grâce à la fois naïve et élégante. Cela vient peut-être de la Forêt-Noire.

— Ça vient de la forêt de Fontainebleau, dit Zéphyr en se levant. Si vous en voulez un pareil, venez à ma boutique ;… vous n’aurez qu’à choisir… Vous en verrez bien d’autres, monsieur Lazare !…

Et voyant que Lazare demeurait tout interdit comme un homme qui ne comprend pas, Zéphyr ajouta avec une petite pointe d’orgueil : — C’est moi qui ai fait ça !

— Avec quoi ?… demanda machinalement Lazare.

— Avec un couteau, du bois et de la patience… Mais ce n’est qu’un chétit échantillon ; allons un peu à mon atelier, vous en verrez bien d’autres !

— Attends, dit Lazare, que j’aille reporter ceci au voisin.

Celui-ci accepta très gracieusement les excuses que lui présenta Lazare en lui remettant son porte-allumettes : — Vous avez là une bien jolie chose, monsieur, lui dit l’artiste.

— Oui, reprit le paysagiste ; j’ai trouvé cela à Fontainebleau, chez un marchand de curiosités.

— Ça coûte cher ? demanda Zéphyr.

— Assez, répondit le jeune homme ; il faut faire venir cela d’Allemagne ; j’ai payé cette boîte-là vingt francs.

— Eh bien ! moi, monsieur Lazare, dit tout bas Zéphyr à son compagnon, je l’ai vendue vingt sous.

Comme Lazare et l’apprenti traversaient le plateau, ils aperçurent de nouveau, au milieu de ses élèves, le professeur décoré ; d’une main il tenait sa montre, et de l’autre main il indiquait autour de lui le paysage rendu incandescent par l’ardeur du soleil.

— Messieurs, dit-il, il est midi ; c’est l’heure où le jaune de chrome règne dans la nature.

Au bout de trois quarts d’heure. Zéphyr amenait Lazare devant une grotte située dans la partie la plus solitaire des Longs-Rochers, et y faisait pénétrer l’artiste. Dans le creux d’une excavation masquée par une pierre étaient cachés une vingtaine d’objets de fantaisie en bois sculpté applicables à plusieurs usages. Lazare les examina les uns après les autres très soigneusement et très silencieusement ; quand il eut achevé, il prit Zéphyr par la main et lui dit : — À l’avenir, je te défends de faire une seule paire de sabots.

— Qu’est-ce que vous voulez donc que je fasse, puisque M. Protat… ?

— Il faut acheter des outils, — et faire ta fortune.

Henry Murger.
  1. Voyez les livraisons du 15 février et du 1er mars.