Accord de différentes loix de la nature qui avoient jusqu’ici paru incompatibles


Accord de différentes loix de la nature qui avoient jusqu’ici paru incompatibles
15 Avril 1744
Mémoires de l'Académie Royale des Sciences de Paris
(p. 417-426).

On ne doit pas exiger que les différens moyens que nous avons pour augmenter nos connoiſſances, nous conduisent aux mêmes vérités, mais il ſeroit accablant de voir que des propoſitions que la Philoſophie nous donne comme des vérités fondamentales, ſe trouvaſſent démenties par les raiſonnemens de la Géométrie, ou par les calculs de l’Algèbre.

Un exemple mémorable de cette contradiction tombe ſur un ſujet des plus importans de la Phyſique.

Depuis le renouvellement des Sciences, depuis même leur première origine, on n’a fait aucune découverte plus belle que celle des loix que ſuit la lumière, ſoit qu’elle ſe meuve dans un milieu uniforme, ſoit que rencontrant des corps opaques elle ſoit réfléchie par leur ſurface, ſoit que des corps diaphanes l’obligent de changer ſon cours en les traverſant. Ces loix ſont les fondemens de toute la ſcience de la lumière & des couleurs.

Mais j’en ferai peut-être mieux ſentir l’importance, ſi, au lieu de préſenter un objet ſi vaſte, je m’attache ſeulement à quelque partie, & n’offre ici que des objets plus bornez & mieux connus ; ſi je dis que ces loix ſont les principes ſur leſquels eſt fondé cet art admirable qui, lorſque dans le vieillard tous les organes s’affoibliſſent, ſçait rendre à ſon œil ſa première force, lui donner même une force qu’il n’avoit pas reçue de la Nature ; cet art qui étend notre vûe juſque dans les derniers lieux de l’eſpace, qui la porte juſque ſur les plus petites parties de la matière, & qui nous fait découvrir des objets dont la vûe paroiſſoit interdite aux hommes.

Les loix que ſuit la lumière lorſqu’elle se meut dans un milieu uniforme, ou qu’elle rencontre des corps qu’elle ne ſçauroit pénétrer, étoient connues des Anciens: celle qui marque la route qu’elle ſuit, lorsqu’elle passe d’un milieu dans un autre, n’est connue que depuis le ſiècle passé; Snellius la découvrit, Deſcartes entreprit de l’expliquer, Fermat attaqua ſon explication. Depuis ce temps cette matière a été l’objet des recherches des plus grands Géomètres, ſans que juſqu’ici l’on ſoit parvenu à accorder cette loi avec une autre que la Nature doit ſuivre encore plus inviolablement.

Voici les loix que ſuit la lumière.

La première eſt que dans un milieu uniforme elle ſe meut en ligne droite.

La ſeconde que lorſque la lumière rencontre un corps qu’elle ne peut pénétrer, elle eſt réfléchie, & l’angle de ſa réflexion eſt égal à l’angle de ſon incidence, c’est-à-dire qu’après ſa réflexion elle fait avec la ſurface du corps un angle égal à celui sous lequel elle l’avoit rencontré.

La troiſième est que lorſque la lumière paſſe d’un milieu diaphane dans un autre, ſa route, après la rencontre du nouveau milieu, fait un angle avec celle qu’elle tenoit dans le premier, & le ſinus de l’angle de réfraction est toûjours dans le même rapport au ſinus de l’angle d’incidence. Si, par exemple, un rayon de lumière paſſant de l’air dans l’eau s’eſt briſé de manière que le ſinus de l’angle de ſa réfraction ſoit les trois quarts du ſinus de ſon angle d'incidence, ſous quelqu’autre obliquité qu’il rencontre la ſurface de l’eau, le ſinus de ſa réfraction ſera toûjours les trois quarts du ſinus de ſa nouvelle incidence.

Le première de ces loix eſt commune à la lumière & à tous les corps, ils ſe meuvent en ligne droite, à moins que quelque force étrangère ne les en détourne.

La ſeconde eſt encore la même que ſuit une balle élaſtique lancée contre une ſurface inébranlable. La Méchanique démontre qu’une balle que rencontre une telle surface, est réfléchie par un angle égal à celui sous lequel elle l’avoit rencontrée, & c’est ce que fait la lumiére.

Mais il s’en faut beaucoup que la troisième loi s’explique aussi heureusement. Lorsque la lumière passe d’un milieu dans un autre les phénomènes sont tout differens de ceux d’une balle qui traverse différens milieux; & de quelque manière qu’on entreprenne d’expliquer la réfraction, on trouve des difficultés qui n’ont point encore été surmontées.

Je ne citerai point tous les grands hommes qui ont travaillé sur cette matière, leurs noms feroient une liste nombreuse qui ne seroit qu’un ornement inutile à ce Mémoire, & l’exposition de leurs systèmes seroit un ouvrage immense; mais je réduirai à trois classes toutes les explications que ces Auteurs ont données de la réflexion & de la réfraction de la lumière.

La première classe comprend les explications de ceux qui n’ont voulu déduire la réfraction que des principes les plus simples & les plus ordinaires de la méchanique.

Le seconde comprend les explications qui, outre les principes de la méchanique, supposent une tendance de la lumière vers les corps, soit qu’on la considère comme une attraction de la matière, soit comme l’effet de telle cause qu’on voudra.

La troisième classe enfin comprend les explications qu’on a voulu tirer des seuls principes métaphysiques, de ces loix auxquelles la Nature elle-même paroît avoir été assujétie par une intelligence supérieure qui, dans la production de ses effets, la fait toûjours procéder de la manière la plus simple.

Descartes & ceux qui l’ont suivi, sont dans la première classe; ils ont considéré le mouvement de la lumière comme celui d’une balle qui rencontrant une surface qui ne lui cède aucunement, réjailliroit vers le côté d’où elle venoit; ou qui, en rencontrant une qui lui cède, continueroit d’avancer, en changeant seulement la direction de sa route. Si la manière dont ce grand Philosophe a tenté d’expliquer ces phéno mènes, est imparfaite, il a toûjours le mérite d’avoir voulu ne les déduire que de la méchanique la plus simple.

Plusieurs Mathématiciens relevèrent quelque paralogisme qui étoit échappé à Descartes, & firent voir le défaut de son explication.

Newton désespérant de déduire les phénomènes de la réfraction de ce qui arrive à un corps qui se meut contre des obstacles, ou qui est poussé dans des milieux qui lui résistent différemment, eut recours à son attraction. Cette force répandue dans tous les corps à proportion de leur quantité de matière, une fois admise, il explique de la manière la plus exact & la plus rigoureuse les phénomènes de la réfraction. M. Clairaut dans un excellent Mémoire qu’il a donné sur cette matière, non seulement a mis dans le plus grand jour l’insuffisance de l’explication Cartésienne, mais admettant une tendance de la lumière vers les corps diaphanes, & la considérant comme causée par quelqu’atmosphère qui produiroit les mêmes effets que l’attraction, il en a déduit les phénomènes de la réfraction avec la clarté qu’il porte dans tous les sujets qu’il traite.

Fermat avoit senti le premier le défaut de l’explication de Descartes, il avoit aussi désespéré apparemment de déduire les phénomènes de la réfraction de ceux d’une balle qui seroit poussée contre des obstacles ou dans des milieux résistans; mais il n’avoit eu recours ni à des atmosphères autour des corps, ni à l’attraction, quoiqu’on sçache que ce dernier principe ne lui étoit ni inconnu ni désagréable; il avoit cherché l’explication de ces phénomènes dans un principe tout différent & purement métaphysique.

Tout le monde sçait que lorsque la lumière ou quelque autre corps va d’un point à un autre par une ligne droite, ils vont par le chemin & par le temps le plus court.

On sçait aussi, ou du moins on peut facilement sçavoir que lorsque la lumière est réfléchie, elle va encore par le chemin le plus court & par le temps le plus prompt. On démontre qu’une balle qui ne doit parvenir d’un point à un autre qu’après avoir été réfléchie par un plan, doit, pour aller par le plus court chemin & par le temps le plus court qu’il soit possible, faire sur ce plan l’angle de réflexion égal à l’angle d’incidence: que si ces deux angles sont égaux, la somme des deux lignes par lesquelles la balle va & revient, est plus courte & parcourue en moins de temps que toute autre somme de deux lignes qui feroient des angle inégaux.

Voilà donc le mouvement direct & le mouvement réfléchi de la lumière, qui paroissent dépendre d’une loi métaphysique qui porte que la Nature dans la production de ses effets agit toûjours par les moyens les plus simples. Si un corps doit aller d’un point à un autre sans rencontrer nul obstacle, ou s’il n’y doit aller qu’après avoir rencontré un obstacle invincible, la Nature l’y conduit par le chemin le plus court & par le temps le plus prompt.

Pour appliquer ce principe à la réfraction, considérons deux milieux pénétrables à la lumière, séparez par un plan qui soit leur surface commune: supposons que le point d’où un rayon de lumière doit partir, soit dans un de ces milieux , & que celui où il doit arriver, soit dans l’autre, mais que la ligne qui joint ces points, ne soit par perpendiculaire à la surface des milieux: posons encore par quelque cause que cela arrive, que la lumière se meuve dans chaque milieu avec différentes vîtesses, il est clair que la ligne droite qui joint les deux points, sera toûjours celle du plus court chemin pour aller de l’un à l’autre, mais elle ne sera pas celle du temps le plus court; ce temps dépendant des différentes vîtesses que la lumière a dans les différens milieux, il faut si le rayon doit employer le moins de temps qu’il est possible, qu’à la rencontre de la surface commune il se brise de manière que la plus grande partie de sa route se fasse dans le milieu où il se meut le plus vîte, & la moindre dans le milieu où il se meut le plus lentement.

C’est ce que paroît faire la lumière lorsqu’elle passe de l’air dans l’eau, le rayon se brise de manière que la plus grande partie de sa route se trouve dans l’air, & la moindre dans l’eau. Si donc, comme il étoit assez raisonnable de le supposer, la lumière se mouvoit plus vîte dans les milieux plus rares que dans les plus denses, si elle se mouvoit plus vîte dans l’air que dans l’eau, elle suivroit ici la route qu’elle doit suivre pour arriver le plus promptement du point d’où elle part au point où elle doit parvenir.

Ce fut par ce principe que Fermat résolut le problème, par ce principe si vrai-semblable, que la lumière qui dans sa propagation & dans sa réflexion va toûjours par le temps le plus court qu’il est possible, suivoit encore cette même loi dans sa réfraction; & il n’hesita pas à croire que la lumière ne se meuve avec plus de facilité & plus vîte dans les milieux les plus rares que dans ceux où, pour un même espace, elle trouvoit une plus grande quantité de matière: en effet, pouvoit-on croire au premier aspect que la lumière traverseroit plus facilement & plus vîte le crystal & l’eau que l’air & le vuide?

Aussi vit-on plusieurs des plus célèbres Mathématiciens embrasser le sentiment de Fermat; Leibnitz est celui qui l’a le plus fait valoir, & par son nom & par une analyse plus élégante qu’il a donnée de ce problème: il fut si charmé du principe métaphysique, & de retrouver ici ses causes finales auxquelles on sçait combien il étoit attaché, qu’il regarda comme un fait indubitable que la lumière se mouvoit plus vîte dans l’air que dans l’eau ou dans le verre.

C’est cependant tout le contraire, Descartes avoit avancé le premier, que la lumière se meut le plus vîte dans les milieux les plus denses, & quoique l’explication de la réfraction qu’il en avoit déduite, fût insuffisante, son défaut ne venoit point de la supposition qu’il faisoit. Tous les systèmes qui donnent quelqu’explication plausible des phénomènes de la réfraction, supposent le paradoxe, ou le confirment.

Or ce fait posé, que la lumière se meut le plus vîte dans les milieux les plus denses, tout l’édifice que Fermat & Leibnitz avoient bâti, est détruit: la lumière, lorsqu’elle traverse différens milieux, ne va ni par le chemin le plus court, ni par celui du temps le plus prompt; le rayon qui passe de l’air dans l’eau faisant la plus grand partie de sa route dans l’air, arrive plus tard que s’il n’y faisoit que la moindre. On peut voir dans le Mémoire que M. de Mairan a donné sur la Réflexion & la Réfraction, l’histoire de la dispute entre Fermat & Descartes, & l’embarras & l’impuissance où l’on a été jusqu’ici pour accorder la loi de la réfraction avec le principe métaphysique.

En méditant profondément sur cette matière, j’ai pensé que la lumière, lorsqu’elle passe d’un milieu dans un autre, abandonnant déjà le chemin le plus court, qui est celui de la ligne droite, pouvoit bien aussi ne pas suivre celui du temps le plus prompt: en effet, quelle préférence devroit-il y avoir ici du temps sur l’espace? la lumière ne pouvant plus aller tout-à-la fois par le chemin le plus court, & par celui du temps le plus prompt, pourquoi iroit-elle plûtôt par un de ces chemins que par l’autre? aussi ne suit-elle aucun des deux, elle prend une route qui a un avantage plus réel: le chemin qu’elle tient est celui par lequel la quantité d’action est la moindre.

Il faut maintenant expliquer ce que j’entends par la quantité d’action. Lorsqu’un corps est porté d’un point à un autre, il faut pour cela une certaine action, cette action dépend de la vîtesse qu’a le corps & de l’espace qu’il parcourt, mais elle n’est ni la vîtesse ni l’espace pris séparément. La quantité d’action est d’autant plus grande que la vîtesse du corps est plus grande, & que le chemin qu’il parcourt est plus long, elle est proportionnelle à la somme des espaces multipliez chacun par la vîtesse avec laquelle le corps les parcourt.

C’est cela, c’est cette quantité d’action qui est ici la vraie dépense de la Nature, & ce qu’elle ménage le plus qu’il est possible dans le mouvement de la lumière. Soient deux milieux différens, séparez par une surface commune représentée par la ligne , tels que la vîtesse de la lumière dans le milieu qui est au dessus, soit , & la vîtesse dans le milieu qui est au dessous, soit . Soit un rayon de lumière , qui partant d’un point donné doit parvenir au point donné .

Pour trouver le point où il doit se briser, je cherche le point où le rayon se brisant, la quantité d’action est la moindre, & j’ai qui doit être un minimum, ou

Donc , & étant constans, j’ai

ou

c’est-à-dire, le sinus d’incidence au sinus de réfraction en raison inverse de la vîtesse qu’a la lumière dans chaque milieu.

Tous les phénomènes de la réfraction s’accordent maintenant avec le grand principe, que la Nature dans la production de ses effets agit toûjours par les voies les plus simples. De ce principe suit que lorsque la lumière passe d’un milieu dans un autre, le sinus de son angle de réfraction est au sinus de son angle d’incidence en raison inverse des vîtesses qu’a la lumière dans chaque milieu.

Mais ce fonds, cette quantité d’action que la Nature épargne dans le mouvement de la lumière à travers différens milieux, le ménage-t-elle également lorsqu’elle est réfléchie par des corps opaques & dans sa simple propagation? oui, cette quantité est toûjours la plus petite qu’il est possible.

Dans les deux cas de la réflexion & de la propagation, la vîtesse de la lumière demeurant la même, la plus petite quantité d’action donne en même temps le chemin le plus court & le temps le plus prompt; mais ce chemin le plus court & le plûtôt parcouru n’est qu’une suite de la plus petite quantité d’action, & c’est cette suite que Fermat & Leibnitz avoient prise pour le principe.

Le vrai principe une fois découvert, j’en déduis toutes les loix que suit la lumière, soit dans sa propagation, dans sa réflexion & sa réfraction. Je réserve pour nos Assemblées particulières la démonstration géométrique de ce que j’avance.

Je connois la répugnance que plusieurs Mathématiciens ont pour les Causes finales appliquées à la Physique, & l’approuve même jusqu’à un certain point; j’avoue que ce n’est pas sans péril qu’on les introduit: l’erreur où sont tombez des hommes tels que Fermat & Leibnitz en les suivant, ne prouve que trop combien leur usage est dangereux. On peut cependant dire que ce n’est pas le principe qui les a trompez, c’est la précipitation avec laquelle ils ont pris pour le principe ce qui n’en étoit que des conséquences.

On ne peut pas douter que toutes choses ne soient réglées par un Etre suprême qui, pendant qu’il a imprimé à la matière des forces qui dénotent sa puissance, l’a destinée à exécuter des effets qui marquent sa sagesse; & l’harmonie de ces deux attributs est si parfaite, que sans doute tous les effets de la Nature se pourroient déduire de chacun pris séparément. Une méchanique aveugle & nécessaire suit les desseins de l’Intelligence la plus éclairée & la plus libre, & si notre esprit étoit assez vaste, il verroit également les causes des effets Physiques, soit en calculant les proprietés des corps, soit en recherchant ce qu’il y avoit de plus convenable à leur faire exécuter.

Le premier de ces moyens est le plus à notre portée, mais il ne nous mène pas fort loin. Le second quelquefois nous égare, parce que nous ne connoissons point assez quel est le but de la Nature, & que nous pouvons nous méprendre sur la quantité que nous devons regarder comme sa dépense dans la production de ses effets.

Pour joindre l’étendue à la sûreté dans nos recherches, il faut employer l’un & l’autre de ces moyens. Calculons les mouvemens des corps, mais consultons aussi les desseins de l’Intelligence qui les fait mouvoir.

Il semble que les anciens Philosophes aient fait les premiers essais de cette espèce de Mathématique; ils ont cherché des rapports métaphysiques dans les proprietés des nombres & des corps; & quand ils ont dit que l’occupation de Dieu étoit la Géométrie, ils ne l’ont entendu sans doute que de cette Science qui compare les ouvrages de sa puissance avec les vûes de sa sagesse.

Trop peu Géomètres pour l’entreprise qu’ils formoient, ce qu’ils nous ont laissé est peu fondé, ou n’est pas intelligible. La perfection qu’a acquise l’Art depuis eux, nous met mieux à portée de réussir, & fait peut-être plus que la compensation de l’avantage que ces grands génies avoient sur nous.