Abrégé de la vie des peintres et Traité du peintre parfait/I/L’Idée du Peintre parfait

LIVRE PREMIER.

L’IDÉE DU PEINTRE PARFAIT,
Pour servir de régle aux jugemens que l’on doit porter sur les ouvrages des Peintres.

Le Génie
LE Génie eſt la premiére choſe que l’on doit ſuppoſer dans un Peintre. C’eſt une partie qui ne peut s’aquerir ni par l’étude, ni par le travail ; il faut qu’il ſoit grand pour répondre à l’étenduë d’un Art qui renferme tant de connoiſſances, & qui éxige beaucoup de tems & d’application pour les aquerir. La Nature parfaite.Suppoſé donc une heureuſe naiſſance, le Peintre doit regarder la Nature viſible, comme ſon objet ; il doit en avoir une idée, non ſeulement comme elle ſe voit fortuitement dans les ſujets particuliers : mais comme elle doit être en elle-même ſelon ſa perfection, & comme elle ſeroit en effet, ſi elle n’étoit point détournée par les accidens.

L’Antique.Comme il eſt tres-difficile de trouver cet état parfait de la Nature, il faut que le Peintre ſe prévale de la recherche que les Anciens en ont faite avec beaucoup de ſoins & de capacité, & dont ils nous ont laiſſé des éxemplaires dans les ouvrages de Sculpture, qui malgré la fureur des Barbares, ſe ſont conſervez, & ſont venus juſqu’à nous. Il faut, dis-je, qu’il ait une ſuffiſante connoiſſance de l’Antique, & qu’il luy ſerve pour faire un bon choix du naturel : parce que l’Antique a toûjours été regardé par les habiles de tous les tems comme la régle de la Beauté.

Le grand Goût.Qu’il ne ſe contente pas d’être éxact & régulier, qu’il répande encore un grand goût dans tout ce qu’il fera, & qu’il évite ſur tout ce qui eſt bas & inſipide.

Ce grand Goût dans l’Ouvrage du Peintre eſt, Un uſage des effets de la nature bien choiſis, grands, extraordinaires, & vrai-ſemblables : Grans, parce que les choſes ſont d’autant moins ſenſibles qu’elles ſont petites ou partagées ; Extraordinaires, car ce qui eſt ordinaire ne touche point, & n’attire pas l’attention ; Vrai-ſemblables, parce qu’il faut que ces choſes grandes & extraordinaires paroiſſent poſſibles, & non chimeriques.

Definition de la Peinture.Qu’il ait une idée juſte de ſa profeſſion que l’on définit de cette ſorte, Un Art, qui par le moyen du deſſein & de la couleur, imite ſur une ſuperficie plate tous les objets viſibles. Par cette définition on doit comprendre trois choſes, le Deſſein, le Coloris & la Compoſition : & bien que cette derniére partie n’y paroiſſe pas bien nettement exprimée, elle peut néanmoins s’entendre par ces derniers mots, Objets viſibles, qui embraſſent la matiére des ſujets que le Peintre ſe propoſe de répréſenter. Le Peintre doit connoître & pratiquer ces trois parties dans la plus grande perfection qu’il eſt poſſible. On va les expoſer ici avec les parties qui en dépendent.

La Composition. I. Partie. La Compoſition contient deux choſes, l’Invention & la Diſpoſition. Par l’Invention, le Peintre doit trouver & faire entrer dans ſon ſujet les objets les plus propres à l’exprimer & à l’orner : & par la Diſpoſition il doit les ſituer de la maniere la plus avantageuſe, pour en tirer un grand effet, & pour contenter les yeux, en faiſant voir de belles parties : qu’elle ſoit bien contraſtée, bien diverſifiée, & liée de groupes.

Le Dessein. II. Partie. Que le Peintre deſſine correctement d’un bon goût & d’un ſtile varié, tantôt héroïque & tantôt champêtre, ſelon le caractére des figures que l’on introduit : attendu que l’élégance des contours qui convient aux Divinitez, par exemple, ne convient nullement aux gens du commun : les Heros & les ſoldats, les forts & les foibles, les jeunes & les vieillards doivent avoir chacun leurs diverſes formes ; ſans compter que la Nature, qui ſe trouve différente dans toutes ſes productions demande du Peintre une variété convenable. Mais que le Peintre ſe ſouvienne que de toutes les maniéres de deſſiner, il n’y en a de bonne, que celle qui eſt mêlée du beau naturel & de l’Antique.

Les Attitudes. Que les Attitudes ſoient naturelles, expreſſives, variées dans leurs actions, & contraſtées dans leurs membres : qu’elles ſoient ſimples ou nobles, animées ou modérées ſelon le ſujet du Tableau & la diſcrétion du Peintre.

Les Expressions. Que les Expreſſions ſoient juſtes au ſujet ; que les principales figures en ayent de nobles, d’élevées & de ſublimes, & que l’on tienne un milieu entre l’exagéré & l’inſipide.

Les Extrémitez. Que les Extrémitez, j’entens la tête, les pieds, & les mains ſoient travaillées avec plus de préciſion & d’éxactitude que tout le reſte, & qu’elles concourent enſemble à rendre plus expreſſive l’action des figures.

Les Draperies. Que les Draperies ſoient bien jettées, que les plis en ſoient grands, en petit nombre autant qu’il eſt poſſible, & bien contraſtées ; que les étofes en ſoient épaiſſes, ou légéres ſelon la qualité & la convenance des figures ; qu’elles ſoient quelquefois ouvragées & d’eſpéce différente, & quelquefois ſimples, ſuivant la convenance des ſujets & des endroits qui demandent plus ou moins d’éclat pour l’ornement du Tableau & pour l’œconomie du tout-enſemble.

Les Animaux. Que les Animaux ſoient principalement caractériſez par une touche ſpirituelle & ſpecialle.

Le Païsage. Que le Païſage ne ſoit point coupé de trop d’objets, qu’il y en ait peu, mais qu’ils ſoient bien choiſis. Et en cas qu’une grande quantité d’objets y ſoient renfermez, il faut qu’ils ſoient ingénieuſement groupez de lumiéres & d’ombres, que le ſite en ſoit bien lié & bien dégagé, que les arbres en ſoient différens de forme, de couleur, & de touche autant que la prudence & la variété de la Nature le requiérent, & que cette touche ſoit toûjours légére & fretillante, pour parler ainſi : que les devans ſoient riches, ou par les objets, ou du moins par une plus grande éxactitude de travail qui rend les choſes vrayes & palpables : que le Ciel ſoit léger, & qu’aucun objet ſur la Terre ne luy diſpute ſon caractére aérien, à la réſerve des eaux tranquilles & des corps polis qui ſont ſuſceptibles de toutes les couleurs qui leurs ſont oppoſées : des celeſtes comme des terreſtres. Que les nüages ſoient d’un bon chois, bien touchez & bien placez.

La Perspective. Que la Perſpective ſoit réguliére, & non d’une ſimple pratique peu éxacte.

Le Coloris. III. Partie. Que dans le Coloris, qui comprend deux choſes, la Couleur locale, & le Clair-obſcur ; le Peintre ait grand ſoin de s’inſtruire de l’une & de l’autre : c’eſt ce qui le diſtingue des artiſans qui ont de commun avec luy les meſures & les proportions ; & c’eſt encore ce qui le rend le plus véritable & le plus parfait imitateur de la Nature.

La Couleur locale. La Couleur locale n’eſt autre choſe que celle qui eſt naturelle à chaque objet en quelque lieu qu’il ſe trouve, laquelle le diſtingue des autres, & qui en marque parfaitement le caractere.

Le Clair-obscur. Et le Clair-obſcur eſt l’art de diſtribuer avantageuſement les lumieres & les ombres, tant ſur les objets particuliers, que dans le général du Tableau : ſur les objets particuliers, pour leur donner le relief & la rondeur convenable : & dans le général du Tableau, pour y faire voir les objets avec plaiſir, en donnant occaſion à la vue de ſe repoſer d'eſpace en eſpace, par une diſtribution ingénieuſe de grans clairs, & de grandes ombres, leſquels ſe prêtent un mutuel ſecours par leur oppoſition ; en ſorte que les grands clairs font des repos pour les grandes ombres ; comme les grandes ombres ſeront des repos pour les grands clairs. Mais quoique le Clair-obſcur comprenne, comme nous avons dit, la ſience de bien placer tous les clairs & toutes les ombres, néanmoins il s'entend plus particuliérement des grandes ombres & des grandes lumiéres. Leur diſtribution en ce dernier ſens, ſe peut faire de quatre façons. Prémiérement par les ombres naturelles des corps. 2. Par les groupes : c'eſt-à-dire en diſpoſant les objets d'une maniére que les lumiéres ſe trouvent liées enſemble, & les ombres pareillement enſemble, comme on le voit groſſiérement dans une grape de raiſin, dont les grains du côté de la lumiére font une maſſe de clair, & les grains du côté oppoſé font une maſſe d’ombre, & que le tout ne forme qu’un groupe & comme un ſeul objet ; en ſorte neanmoins qu’en cet artifice il ne paroiſſe aucune affectation : mais que les objets ſe trouvent ainſi ſituez naturellement & comme par hazard. 3. Par les accidens d’une lumiere ſuppoſée. Et 4. enfin par la nature & le corps des couleurs que le Peintre peut donner aux objets ſans en alterer le caractére. Cette partie de la Peinture eſt le plus grand moyen dont le Peintre ſe puiſſe prévaloir pour donner de la force à ſes ouvrages, & pour rendre ſes objets ſenſibles tant en general qu’en particulier.

Je ne vois pas que l’artifice du Clair-obſcur ait été connu dans l’Ecole Romaine avant Polydore de Caravage, qui le trouva & qui s’en fit un principe : & je ſuis étonné que les Peintres qui l’ont ſuivi ne ſe ſoient pas aperçus que le grand effet de ſes ouvrages vient des repos qu’il a obſervez d’eſpace en eſpace, en groupant ſes lumieres d’un côté & ſes ombres d’un autre, ce qui ne ſe fait que par l’intelligence du Clair-obſcur. Je fuis étonné, dis-je, qu’ils ayent laiſſé échaper cette partie ſi néceſſaire, ſans s’en apercevoir. Cela n’empeche pas neamoins qu’il n’y ait quelques Ouvrages parmi ceux des Peintres Romains, où il ſe trouve du Clair-obſcur : mais on doit regarder cela comme un bon moment du Genie, ou comme l’effet du hazard plûtôt que d’un principe bien établi.

André Boſcoli Peintre Florentin a eu de forts preſſentimens du Clair-obſcur, comme on le voit par ſes Ouvrages : mais on doit au Giorgion le rétabliſſement de ce principe, dont le Titien ſon Competiteur s’étant aperçu, il s’en eſt prévalu dans tout ce qu’il a fait depuis.

Dans la Flandre, Otho Venius en jetta des fondemens ſolides, & les communiqua à Rubens ſon Eléve : celuy-ci les rendit plus ſenſibles, & en fit tellement connoître les avantages & la neceſſité, que les meilleurs Peintres Flamans qui l’ont ſuivi, ſe ſont rendus recommandables par cette partie : car ſans elle, tous les ſoins qu’ils ont pris d’imiter ſi fidélement les objets particuliers de la Nature, ne ſeroient d’aucune conſidération.

L’accord des Couleurs. Que dans la diſtribution de ſes couleurs il y ait un accord qui faſſe le meme effet pour les yeux, que la Muſique pour les oreilles.

Unité d’objet. Que s’il y a pluſieurs groupes de Clair-obſcur dans un Tableau, il y en ait un qui ſoit plus ſenſible, & qui domine ſur les autres, en ſorte qu’il y ait unité d’objet, comme dans la Compoſition, unité de ſujet.

Le Pinceau. Que le Pinceau ſoit hardi & léger s’il eſt poſſible ; mais ſoit qu’il paroiſſe uni, comme celuy du Corrége, ou qu’il ſoit inégal & raboteux, comme celuy de Rembrant, il doit toûjours être moëlleux.

Les Licences. Et enfin que ſi l’on eſt contraint de prendre des licences, qu’elles ſoient imperceptibles, judicieuſes, avantageuſes, & autoriſées ; les trois premiéres eſpeces ſont pour l’Art du Peintre, & la derniére regarde l’Hiſtoire.

La Grace. Un Peintre qui poſſéde ſon Art dans tous les détails que l’on vient de répréſenter, peut à la vérité s’aſſurer d’être habile, & de faire infailliblement de belles choſes : mais ſes Tableaux ne pourront être parfaits ſi la Beauté qui s’y trouve n’eſt accompagnée de la Grace.

La Grace doit aſſaiſonner toutes les parties dont on vient de parler, elle doit ſuivre le Genie ; c’eſt elle qui le ſoutient & qui le perfectionne : mais elle ne peut, ni s’aquerir à fond, ni ſe démontrer.

Un Peintre ne la tient que de la Nature, il ne ſçait pas même ſi elle eſt en luy, ni à quel degré il la poſſéde, ni comment il la communique à ſes Ouvrages : elle ſurprend le Spectateur qui en fent l’effet ſans en pénétrer la véritable cauſe : mais cette Grace ne touche ſon coeur que ſelon la diſpoſition qu’il y rencontre. On peut la définir, ce qui plaît, & ce qui gagne le cœur ſans paſſer par l’eſprit.

La Grace & la Beauté, ſont deux choſes différentes : la Beauté ne plaît que par les régles, & la Grace plaît ſans les régles. Ce qui eſt beau n’eſt pas toûjours gracieux, & ce qui eſt gracieux n’eſt pas toujours beau ; mais la Grace jointe à la Beauté, eſt le comble de la Perfection.

On a donne cette Idée du Peintre parfait le plus en abrégé qu’on a pû, pour ne point ennuyer ceux qui n’ont aucun doute ſur les choſes qu’elle concontient. Mais pour ceux qui en deſirent des preuves, on a tâché de les ſatisfaire dans les Remarques ſuivantes, dans leſquelles les uns & les autres trouveront qu’on a traité pluſieurs matiéres qui ſe ſont préſentées naturellement, & qui ne leur ſeront peut-être pas indifférentes.

Les Remarques suivantes répondent par Chapitres aux parties qui composent l’Idée du Peintre parfait, desquelles on a parlé dans le précédent Abrégé, & le Lecteur doit supposer ces parties dans les Chapitres qui en traitent pour les éclaircir.