Abrégé de la vie des peintres/Poussin

NICOLAS POUSSIN



NAquit à Andely, petite Ville de Normandie, en 1594. Sa Famille étoit néanmois originaire de Soiſſons, où il y a des Officiers de ſon nom dans le Préſidial. Son Pére Jean Pouſſin étoit d’éxtraction Noble, mais né avec peu de bien, en ſorte que Son Fils, déterminé par l’état où ſe trouvoit ſa Famille, & par la violente inclination qu’il avoit pour la Peinture, ſortit de la Maiſon de ſon Pére à l’âge de dix-huit ans pour venir à Paris s’inſtruire des prémiers Elémens de cet Art.

Un Seigneur de Poitou qui l’avoit pris en affection le mit chez Ferdinand, Peintre de Portraits, que le Pouſſin quitta au bout de trois mois pour entrer chez un nommé Lallemant, où il n’y fut qu’un mois : parce que ne croyant pas s’avancer aſſez ſous la Diſcipline de tels Maîtres, il les abandonna, dans la vûë de tirer plus de profit de l’Étude qu’il ſe propoſa de faire ſur les Tableaux des grands Maîtres.

Il travailla quelque tems à détrempe, & il s’y exerçoit avec une grande facilité, lorſque le Cavalier Marin, qui ſe trouva pour lors à Paris, & qui connut le Génie du Pouſſin, voulut l’engager à faire avec luy le voyage d’Italie : mais ſoit que le Pouſſin eût quelque Ouvrage qui le retint à Paris, ou qu’il fût rebuté de deux tentatives qu’il avoit faites inutilement pour aller à Rome, il ſe contenta de promettre au Cavalier qu’il le ſuivroit bien-tôt. En effet, aprés avoir peint à Paris quelques Tableaux, & entr’autres celuy qui eſt à Nôtre-Dame, & qui répréſente la Mort de la Viérge, il partit pour l’Italie, âgé pour lors de trente ans.

Il trouva à Rome le Cavalier Marin, qui luy fit mille careſſes, &, qui, dans la vûë de luy rendre ſervice, en parla avantageuſement au Cardinal Barberin en luy diſant : Vederete un giovane che à una furia di diavolo. Comme le Cavalier, de qui le Pouſſin attendoit beaucoup de ſecours & de protection mourut peu de tems aprés l’arrivée de ce Peintre, & que le Cardinal Barberin, qui avoit envie de le connoître, n’en avoit point eû le tems, le Pouſſin ſe trouva à Rome ſanſ ſecours & ſans connoiſſances : il eût toutes les peines du monde d’y ſubſiſter ; il étoit contraint de donner ſes Ouvrages, ſon unique reſſource, pour un prix qui payoit à peine ſes couleurs. Néanmoins il ne perdit pas courage, & le parti qu’il prit, fut de travailler aſſiduëment à ſe rendre habile. La néceſſité où il étoit de ſe paſſer de peu pour ſa nourriture & pour ſon entretien, fit qu’il demeura long-tems retiré ſans fréquenter perſonne, s’occupant entiérement à faire de ſérieuſes Etudes ſur les belles choſes, qu’il deſſinoit avec ardeur.

Malgré la réſolution qu’il avoit faite de copier les Tableaux des grans Maîtres, il s’y exerça fort peu. Il croyoit que c’étoit aſſez de les bien éxaminer, & d’y faire ſes réflexions, & que le ſurplus étoit un tems perdu : mais il n’en étoit pas de même des Figures Antiques. Il les modeloit avec ſoin ; & il en avoit conçû une ſi grande Idée, qu’il en fit ſon principal objet, & qu’il s’y attacha entiérement. Il étoit perſuadé que la ſource de toutes les beautez & de toutes les graces venoit de ces éxcellens Ouvrages, & que les anciens Sculpteurs avoient épuiſé celles de la Nature, pour rendre leurs Figures l’admiration de la Poſtérité. La grande liaifon qu’il avoit avec deux habiles Sculpteurs, l’Algarde, & François Flamant, chez lequel il demeuroit, a pû fortifier, & peut-être ſuſciter cette inclination. Quoy qu’il en ſoit, il ne s’en eſt jamais éloigné, & elle a toûjours augmenté avec ſes années, comme il eſt aiſé de le voir par ſes Ouvrages.

Il copia, dit-on, dans ſes commencemens quelques Tableaux du Titien, dont la couleur & la touche du Païſage luy plaiſoit fort, pour accompagner le bon Goût de Deſſein qu’il avoit contracté ſur l’Antique. L’on remarque en effet que ſes prémiers Tableaux ſont peints d’un meilleur Goût de couleur que les autres : mais il fit bien-tôt paroître par la ſuite de ſes Ouvrages, & à les regarder dans le général, que le Coloris n’étoit dans ſon Eſprit que d’une médiocre conſidération, ou qu’il croyoit le poſſéder ſuffiſamment pour ne rien ôter à ſes Tableaux de la perfection qu’il y voulut mettre.

Il eſt vray qu’il avoit tellement étudié toutes les beautez de l’Antique, l’élégance, le grand goût, la correction, & la diverſité des proportions, les expreſſions, l’ordre des Draperies, les ajuſtemens, la nobleſſe, le bon air, & la fiérté des têtes ; les maniéres d’agir, la coûtume des tems & des lieux : & enfin tout ce que l’on peut voir de beau dans ces reſtes de Sculpture Antique, que lon ne peut aſſez admirer l’éxactitude avec laquelle il en a enrichi ſes Tableaux. Il auroit pû, comme Michelange, ſurprendre le jugement du Public. Celuy-cy fit la Statuë d’un Cupidon, & aprés en avoir caſſé le bras, qu’il retint, il enterra le reſte de la Figure dans un endroit où il ſavoit qu’on devoit foüiller ; & cet Ouvrage y ayant été trouvé, tout le monde le prit pour Antique : mais Michelange ayant préſenté à ſon tronc le bras qu’il avoit réſervé, convainquit de prévention tous ceux qu’il avoit trompez. On peut croire avec autant de raiſon, que ſi le Pouſſin avoir peint à fraiſque ſur un morceau de muraille, & qu’il en eût retenu quelque partie, il auroit facilement laiſſé croire que ſa Peinture étoit l’Ouvrage de quelque fameux Peintre de l’Antiquité, tant elle a de conformité avec celles que l’on a ainſi découvertes, & qui ſont véritablement Antiques.

Il nourriſſoit cet amour des Sculptures Antiques, en les allant éxaminer ſouvent dans les Vignes qui ſont au tour de Rome, où il ſe retiroit ſeul pour y faire plus en repos ſes réflexions. C’eſt auſſi dans de ſemblables retraites qu’il conſidéroit les effets extraordinaires de la Nature, par rapport au Paiſage, & qu’il y deſſinoit des Terraſſes, des Lointins, des Arbres, & tout ce qui ſe rapportoit à ſon Goût, qui étoit excellent.

Outre l’Etude éxacte que le Pouſſin a faite d’aprés l’Antique, il s’eſt encore fort attaché à Raphaël & au Dominiquin, comme à ceux qu’il croyoit avoir le mieux inventé, le plus correctement deſſiné, & le plus vivement éxprimé les paſſions de l’ame : trois choſes que le Pouſſin a toûjours regardées comme les plus éſſentieles à la Peinture.

Enfin ce grand Homme n’a rien négligé de toutes les connoiſſances qui pouvoient le rendre parfait dans ces parties, non plus que pour l’expreſſion de ſes ſujets en général, qu’il a enrichi de tout ce qui peut réveiller l’attention des Savans.

On ne voit point de grand Ouvrage de luy, & la raiſon qu’on en peut donner, c’eſt que les occaſions ne s’en ſont pas préſentées. Ainſi l’on ne doit pas douter que ce ne ſoit le ſeul hazard qui a fait qu’il s’eſt attaché à peindre des Tableaux de chevalet d’une grandeur propre à pouvoir entrer dans les Cabinets, & tels que les Curieux les luy demandoient.

Le Roy Loüis XIII. & M. de Noyers, Miniſtre d’Etat, & Sur-Intendant des Bâtimens luy écrivirent à Rome pour l’obliger de venir en France : il s’y réſolut avec beaucoup de peine. On luy aſſigna une penſion, & on luy donna aux Thuilleries un logement tout meublé. Le Pouſſin fit pour la Chapelle du Château de Saint Germain le Tableau de la Céne, & celuy qui eſt à Paris dans le Novitiat des Jéſuites. Il commença dans la Galerie du Louvre les Travaux d’Hercule, dans le tems que la brigue de l’Ecole de Vouët le chagrinoit par les médiſances & les mauvais diſcours qu’elle faiſoit des Ouvrages dont on vient de parler : cela joint à la vie tumultueuſe de Paris, dont il ne pouvoit s’accommoder, luy fit prendre la réſolution ſécrete de retourner à Rome, ſous prétéxte de mettre ordre à ſes affaires domeſtiques, & d’en emmener ſa femme. Mais quand il fut à Rome, ſoit qu’il s’y trouvât comme dans ſon centre, ſoit que la mort du Cardinal de Richelieu & celle du Roy qui arrivérent pendant ce tems-là le déterminaſſent, il ne voulut jamais revenir en France.

Il continua donc de travailler à ſes Tabeaux de chevalet ; car ils ont tous été faits à Rome pour envoyer à Paris, où les François ont même fait paſſer ceux qui étoient demeurez en Italie, & qu’ils ont pû avoir pour de l’argent, n’ayant pas moins d’eſtime pour ces éxcellens Ouvrages que pour ceux de Raphaël. Félibien, qui a écrit la Vie de ce Peintre fort ſoigneuſement & fort amplement, rapporte tous ces Tableaux, & fait la déſcription de ceux qui ſont les plus eſtimez.

Le Pouſſin, aprés avoir fourni une heureuſe carriére, mourut à moitié paralytique en 1665, âgé de ſoixante-onze ans. Il avoit épouſé la Sœur du Gaſpre, de laquelle il n’eût point d’enfans. Ses biens ne paſſoient pas ſoixante mille livres : mais il comptoit pour beaucoup ſon repos, & le ſéjour de Rome, où il vivoit fans ambition.

Un jour le Prélat Maſſimi, qui a depuis été Cardinal, l’étant allé voir, la converſation dura inſenſiblement juſqu’à la nuit : & comme le Prélat s’en alloit, le Pouſſin ſa lampe à la main marcha devant, l’éclaira le long de l’eſcaillier, & le conduiſit ainſi juſqu’à ſon Caroſſe. Ce qui fit tant de peine à M. Massimi, qu’il ne pût s’empêcher de luy dire : Je vous plains beaucoup, M. Poussin, de n’avoir pas ſeulement un Valet : Et moy, répondit le Pouſſin, je vous plains beaucoup plus, Monſeigneur, d’en avoir un ſi grand nombre.

Il ne faiſoit jamais de marché pour le payement de ſes Tableaux : mais il écrivoit ſur le derriére de la toile le prix qu’il en vouloit, & on le luy envoyoit incomtinent.

Le Pouſſin n’a fait aucun Diſciple, & la plûpart des Peintres l’eſtiment ſans l’imiter, ſoit qu’ils trouvent ſa maniére inacceſſible, ou qu’y étant une fois entrez, ils n’en puiſſent aſſez dignement ſoûtenir le caractére.




REFLEXIONS
Sur les Ouvrages du Poussin.



LE Poussin étoit né avec un beau & grand Génie pour la Peinture : l’amour qu’il eût d’abord pour les Figures Antiques les luy fit étudier avec tant de ſoin, qu’il en ſavoit toutes les beautez, & toutes les différences ; qu’il en chercha la ſource dans l’étude de l’anatomie, & qu’enfin il s’aquit dans ce Goût-là une habitude conſommée du Deſſein. Mais dans cette partie-là-même, au lieu de tourner ſes yeux ſur la Nature, comme ſur l’origine des beautez, dont il étoit épris, il regarda cette Maîtreſſe des Arts beaucoup au deſſous de la Sculpture, à laquelle il l’avoit aſſujetie : en ſorte que dans la plûpart de ſes Tableaux, le Nud de ſes Figures tient beaucoup de la pierre peinte, & porte avec luy plutôt la dureté des marbres, que la délicateſſe d’une chair pleine de ſang & de vie.

Ses Inventions dans les Hiſtoires & dans les Fables qu’il a traittées ſont ingenieuſes auſſi bien que ſes Allégories. Il a bien choiſi ſes ſujets, & les a traitez avec toutes leurs convenances, principalement les héroïques. Il y a introduit tout ce qui peut les rendre agréables & inſtructifs : il les a exprimés ſelon leur véritable caractére en joignant les Paſſions de l’ame en particulier à l’expreſſion du ſujet en général.

Ses Païſages ſont admirables par les Sites, par la nouveauté des objets qui le compoſent, par la verité des terraſſes, par la variété des Arbres & la legéreté de leurs touches & enfin par la ſingularité des ſujets qu’il y fait entrer. Deſorte qu’il les auroit rendus parfaits s’il les avoit un peu plus fortifiez par les Couleurs locales & par l’artifice du Clair-Obſcur.

Quand l’occaſion s’en préſentoit il ornoit Architecture ſes Tableaux. Il la faiſoit d’un éxcellent Goût & la réduiſoit régulierement en Perſpective qu’il ſavoit parfaitement.

Il n’a pas été toûjours heureux à diſpoſer ſes Figures, on peut au contraire luy reprocher de les avoir ſouvent diſtribuées dans la pluſpart de ſes compoſitions trop en bas-reliefs & ſur une même ligne & de n’avoir pas donné aſſez de varieté & de contraſte à ſes attitudes.

Ses Draperies ſont ordinairement d’une même Etoffe par tout, & les Plis qui y ſont en grand nombre ôtent une précieuſe ſimplicité qui auroit donné beaucoup de grandeur à ſes Ouvrages.

Quelque grand que fut ſon Génie, il ne pût ſuffire à toutes les parties de la Peinture : car cet amour qu’il eût pour l’Antique fixa tellement ſon Eſprit qu’il l’empêcha de bien conſiderer ſon Art de tous les côtez, je veux dire qu’il en negligea le Coloris, ainſi à regarder ſes Ouvrages en général, on connoîtra facilement qu’il a ignoré cette partie ſoit dans les Couleurs locales ſoit dans le Clair-obſcur. De là vient que la plus grande partie de ſes Tableaux donnent dans le gris & nous paroiſſent ſans force & ſans effet. On peut néanmoins en éxcepter les Ouvrages de ſa prémiere maniére & quelques-uns de la ſeconde. Mais ſi l’on approfondit les choſes on trouvera que ce qu’il y a de bon du côté de la Couleur, vient plûtoſt d’une réminiſcence des Tableaux qu’il avoit copiez d’aprés le Titien, que de l’intelligence des principes de ce Peintre Vénitien. Enfin il paroît que le Pouſſin comptoit le Coloris, pour tres peu de choſe, & l’on voit dans ſa vie écrite par Bellori & par Félibien, un aveu ſincére qu’il ne le poſſedoit pas, & qu’il l’avoit comme abandonné : ce qui marque évidemment qu’il n’avoit jamais eu la theorie. En effet ſes Couleurs telles qu’on les voit employées ne ſont que des teintes générales & non pas l’imitation de celles du naturel qu’il ne voyoit que rarement : je parle de ſes Figures & non pas de ſon Païſage, où il paroît avoir eu plus de ſoin de conſulter la Nature, la raiſon en eſt palpable c’eſt que n’ayant pas trouvé de Païſage dans le Marbre Antique, il a été contraint de le chercher dans le Naturel.

Pour le Clair-obſcur il n'en a jamais eu l’intelligence & s’il s’en rencontre quelque fois dans ſes Tableaux c’eſt un pur effet du hazard, puiſque s’il avoit connu cet artifice comme un des plus eſſentiels à la Peinture tant pour repoſer la veüe, que pour donner de la force & de la verité à toute la compoſition du Tableau, il l’auroit toûjours pratiqué, il auroit cherché les moyens de Grouper avantageuſement ſes objets & ſes lumieres au lieu qu’elles ſont tellement diſperſées que l’œil ne ſait bien ſouvent où ſe jetter, mais ſa principale attention étoit de plaire aux yeux de l’Eſprit, quoy qu’il ſoit très-conſtant que tout ce qui eſt d’inſtructif dans la Peinture ne doit ſe communiquer à l’Eſprit que par la ſatisfaction des yeux, c’eſt-à dire par une parfaite imitation du Naturel, qui eſt la fin eſſentielle du Peintre.

Le peu d’attache qu’avoit le Pouſſin, à imiter la Nature qui eſt la ſource de la varieté l’a fait tomber ſouvent dans des répetitions trop ſenſibles d’airs de têtes & d’expreſſions.

Son Génie le portoit dans un caractere noble, mâle & ſevere plûtoſt que gracieux, & c’eſt préciſement dans les Ouvrages de ce Peintre où l’on s’aperçoit que la grace n’eſt pas toûjours où ſe trouve la beauté.

Sa maniére eſt nouvelle & ſinguliere, il en eſt l’Auteur & l’on ne peut nier que dans les parties qu’il poſſedoit, ſon ſtile comme nous avons dit ne ſoit grand & héroïque : & qu’à tout prendre le Pouſſin ne ſoit non ſeulement le plus habile de ſa Nation : mais qu’il n’aille de pair avec les plus grands Peintres d’Italie.