Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXIII/Cinquième partie/Livre II/Chapitre I

CHAPITRE PREMIER.

Byron.

Lorsque George III eut formé le projet d’envoyer ses vaisseaux découvrir des terres inconnues, ce prince confia le commandement de l’expédition au commodore Byron. Cet officier avait, dès l’âge de dix-sept ans, été embarqué sur le vaisseau le Wager, qui faisait partie de l’escadre d’Anson. Ce bâtiment, ainsi qu’on l’a vu plus haut, fit naufrage en 1741, sur la côte du Chili, au nord du détroit de Magellan. Le capitaine fut abandonné dans une île déserte avec quelques-uns de ses officiers, au nombre desquels étaient Byron et une vingtaine de matelots. Les Indiens aidèrent ces malheureux à sortir de leur île et les conduisirent au Chili. Byron resta dans ce pays jusqu’en 1744. La plupart de ses compagnons d’infortune étaient morts. Le capitaine, Byron, et un autre officier, revinrent seuls en Angleterre en 1745, sur un bâtiment de Saint-Malo.

Le préambule des instructions remises à Byron était ainsi conçu : « Comme il y a lieu de croire qu’on peut trouver dans la mer Atlantique, entre le cap de Bonne-Espérance et le détroit de Magellan, des terres et des îles fort considérables, inconnues jusqu’ici et situées dans des latitudes commodes pour la navigation, et dans des climats propres à la production de différentes denrées utiles au commerce ; enfin, comme des îles appelées îles de Pepys et îles de Falkland, situées dans l’espace qu’on vient de désigner, n’ont pas encore été examinées avec assez de soin pour qu’on puisse avoir une idée exacte de leurs côtes et de leurs productions, quoiqu’elles aient été découvertes et visitées par des navigateurs anglais, le roi, ayant égard à ces considérations, et n’imaginant aucune conjoncture aussi favorable à une entreprise de ce genre que l’état de paix profonde dont jouissent heureusement ses royaumes, a jugé à propos de la mettre en exécution, etc. »

L’expédition fut composée de deux bâtimens. Le Dauphin était une frégate de vingt-quatre canons ; son équipage était composé de cent cinquante matelots.

La Tamar était une corvette[1] montée de seize canons, et commandée par le capitaine Mouat ; son équipage était composé de quatre-vingt-dix matelots.

Le commodore Byron partit des Dunes le 21 juin 1764, toucha à Rio-Janéiro le 13 septembre, en partit le 22 octobre, arriva au port Désiré le 21 novembre, en sortit le 5 décembre pour chercher vainement l’île Pepys, et s’assura qu’elle n’existait point. En faisant route pour regagner la côte de l’Amérique, il essuya le 15 une tempête affreuse. « Les vents, dit-il soufflaient avec une foreur inconcevable ; les lames étaient plus hautes et plus fortes que je ne les avais vues, il y avait vingt-quatre ans, en doublant le cap Horn avec l’amiral Anson. Je m’attendais à chaque instant à être submergé. Le vaisseau aurait été moins tourmenté, si je l’avais abandonné au gré des flots, à sec de voile ; mais notre provision d’eau était trop peu considérable, et je devais craindre d’être emporté si loin du continent, qu’elle serait entièrement consommée avant de pouvoir nous en rapprocher. Il fallut donc tenir avec une voile ; le lendemain le temps se calma. Nous étions environnés de compagnies d’oiseaux de mer qui voltigeaient autour de nous, ou se promenaient sur les eaux : des baleines nous suivaient. Le jour était beau, mais la chaleur faible. L’été de ces climats ne diffère de l’hiver d’Angleterre que par la longueur des jours. » Byron reconnut, le 20, le cap des Vierges, qui forme au nord l’entrée du détroit de Magellan, et jeta l’ancre à deux milles du rivage ; c’est de là qu’il commença à observer la côte des Patagons, et c’est ici qu’il faut encore le laisser parler lui-même. Nous adopterons constamment cette méthode avec tous les voyageurs que nous allons suivre, la manière dont ils racontent ; ne nous laissant d’autre travail que celui d’abréger et de choisir ce qu’il y a de plus intéressant pour toutes les classes de lecteurs.

« Au moment où nous jetions l’ancre, j’observai avec ma lunette une troupe d’hommes à cheval qui arboraient une espèce de pavillon ou mouchoir blanc, et qui du rivage nous faisaient signe d’aller à terre. Curieux de connaître ce peuple, je fis mettre en mer mon grand canot ; je m’y embarquai avec M. Marshall, mon second lieutenant, et un détachement de soldats bien armés. Nous nous avançâmes vers le rivage, suivis d’un autre canot sous les ordres de M. Cumming, mon premier lieutenant. Lorsque nous n’étions plus qu’à une petite distance de la grève, nous vîmes que cette troupe se montait à environ cinq cents hommes, dont quelques-uns étaient à pied, et le plus grand nombre à cheval. Ils étaient rangés sur une pointe de roche qui s’avance dans la mer à une distance assez considérable, et continuaient de faire flotter leur pavillon, et de nous inviter par des gestes et par des cris à nous rendre auprès d’eux ; mais la descente n’était pas aisée, parce qu’il y avait peu d’eau et de très-gros rochers le long du rivage. Je n’aperçus entre leurs mains aucune espèce d’armes ; cependant je leur fis signe de se retirer en arrière, ce qu’ils firent sur-le-champ : ils ne cessaient pas de nous appeler à grands cris ; et bientôt nous prîmes terre, mais non sans difficulté : la plupart de nos gens eurent de l’eau jusqu’à la ceinture. Descendu à terre, je fis ranger ma troupe sur le bord du rivage, et j’ordonnai aux officiers de garder leur poste jusqu’à ce que je les appelasse ou que je leur fisse signe de marcher.

« Après avoir fait cette disposition, j’allai seul vers les Indiens ; mais, les voyant se retirer à mesure que j’approchais, je leur fis signe que l’un d’eux devait s’avancer. Ce signe fut entendu, et aussitôt un Patagon, que nous prîmes pour un des chefs, se détacha pour venir à ma rencontre. Il était d’une taille gigantesque, et semblait réaliser les contes des monstres à forme humaine. La peau d’un animal sauvage, d’une forme approchant des manteaux des montagnards écossais, lui couvrait les épaules : il avait le corps peint de la manière du monde la plus hideuse ; l’un de ses yeux était entouré d’un cercle noir, l’autre d’un cercle blanc ; le reste du visage était bizarrement sillonné par des lignes de diverses couleurs. Je ne le mesurai point ; mais si je puis juger de sa hauteur par comparaison de sa taille à la mienne, il n’était guère au-dessous de sept pieds[2]. À l’instant où ce colosse effrayant me joignit, nous prononçâmes l’un et l’autre quelques paroles en forme de salut ; et j’allai avec lui trouver ses compagnons, à qui je fis signe de s’asseoir au moment de les aborder, et tous eurent cette complaisance. Il y avait parmi eux plusieurs femmes d’une taille proportionnée à celle des hommes, qui étaient presque tous d’une stature égale à celle du chef qui était venu au-devant de moi. Le son de plusieurs voix réunies avait frappé mes oreilles dans l’éloignement ; et lorsque j’approchai, je vis un certain nombre de vieillards qui, d’un air grave, chantaient d’un ton si plaintif, que j’imaginai qu’ils célébraient quelque acte de religion : ils étaient tous peints et vêtus à peu près de la même manière. Les cercles peints autour des yeux variaient pour la couleur ; les uns les avaient blancs et rouges, les autres rouges et noirs. Leurs dents, qui ont la blancheur de l’ivoire, sont unies et bien rangées ; la plupart étaient nus, à l’exception d’une peau jetée sur les épaules, le poil en dedans ; quelques-uns portaient aussi des bottines, ayant à chaque talon une petite cheville de bois qui leur sert d’éperon. Je considérais avec étonnement cette troupe d’hommes extraordinaires, dont le nombre s’accrut encore de plusieurs autres qui arrivèrent au galop, et que je ne réussis qu’avec peine à faire asseoir à côté de leurs compagnons. Je leur distribuai des grains de verroterie jaunes et blancs, qu’ils parurent recevoir avec un extrême plaisir. Je leur montrai ensuite une pièce de ruban vert ; j’en fis prendre le bout à l’un d’entre eux, et je la développai dans toute sa longueur, en la faisant tenir par chacun de ceux qui se trouvaient placés de suite : tous restèrent tranquillement assis. Aucun de ceux qui tendaient ce ruban ne tenta de l’arracher des mains des autres, quoiqu’il parût leur faire plus de plaisir encore que les grains de verroterie. Tandis qu’ils tenaient ce ruban tendu, je le coupai par portions à peu près égales ; de sorte qu’il en resta à chacun la longueur d’environ trois pieds ; je la leur nouai ensuite autour de la tête, et ils la gardèrent sans y toucher aussi long-temps que je fus avec eux.

» Une conduite si paisible et si docile leur fait, en cette occasion, d’autant plus d’honneur, que mes présens ne pouvaient s’étendre à tous. Cependant, ni l’impatience de partager ces brillantes bagatelles, ni la curiosité de me considérer de plus près, ne purent les porter à quitter la place que je leur avais assignée.

» Il serait naturel à ceux qui ont lu les fables de Gay, s’ils se forment une idée d’un Indien presque nu, qui, paré des colifichets d’Europe, revient trouver ses compagnons dans les bois, de se rappeler le singe qui avait vu le monde. Cependant, avant de mépriser leur penchant pour des morceaux de verre, des colliers de verroterie, des rubans et d’autres bagatelles dont nous ne faisons aucun cas, nous devrions considérer que les ornemens des sauvages sont au fond les mêmes que ceux des nations civilisées ; et qu’aux yeux de ceux qui vivent presque dans l’état de nature, la différence du verre au diamant est pour ainsi dire nulle ; d’où il suit que la valeur que nous attachons au diamant est plus arbitraire que celle que les sauvages mettent au verre.

» Les Indiens que je venais de décorer n’étaient pas entièrement étrangers à ces bagatelles brillantes. En les considérant avec un peu plus d’attention, j’aperçus parmi eux une femme qui avait des bracelets de cuivre ou d’or pâle, et quelques grains de verre bleu, attachés sur deux longues tresses de cheveux qui lui pendaient sur les épaules ; elle avait une taille énorme, et son visage était peint d’une manière plus effroyable encore que le reste du corps. J’étais curieux d’apprendre d’où elle avait eu ces bracelets et ces grains de verroterie ; je fis, pour m’en instruire, tous les signes dont je pus m’aviser, mais je ne réussis pas à me faire entendre. Un de ces Patagons me montra le fourneau d’une pipe qui était de terre rouge ; je compris bientôt que la troupe manquait de tabac, et qu’ils souhaitaient que je pusse leur en procurer ; je fis un signe à mes gens qui étaient sur le bord de la mer, rangés dans le même ordre où je les avais laissés ; et aussitôt trois ou quatre d’entre eux accoururent, dans la persuasion que j’avais besoin de leur secours. Les Indiens qui, comme je l’avais observé, avaient presque toujours eu les yeux fixés sur eux, n’en virent pas plus tôt quelques-uns s’avancer, qu’ils se levèrent tous en poussant un grand cri, et fuirent sur le point de quitter la place pour aller sans doute prendre leurs armes, que vraisemblablement ils avaient laissées à très-peu de distance. Pour prévenir tout accident et dissiper leurs craintes, je courus au-devant de mes gens, et du plus loin que je pus me faire entendre, je leur criai de retourner, et d’envoyer un d’entre eux avec tout le tabac qu’on pourrait lui donner. Les Patagons revinrent alors de leur frayeur, et reprirent leur place, à l’exception d’un vieillard qui s’approcha de moi pour me chanter une longue chanson. Je regrettai beaucoup de ne pas l’entendre ; il n’avait pas encore fini de chanter, que M. Cumming arriva avec le tabac. Je ne pus m’empêcher de sourire de sa surprise ; cet officier, qui avait six pieds, se voyait pour ainsi dire transformé en pygmée à côté de ces géans ; car on doit dire des Patagons qu’ils sont plutôt des géans que des hommes d’une haute taille. Dans le petit nombre des Européens qui ont six pieds de haut, il en est peu qui aient une carrure et une épaisseur de membres proportionnées à leur taille : ils ressemblent à des hommes d’une stature ordinaire, dont le corps se trouverait tout à coup élevé par hasard à cette hauteur extraordinaire ; un homme de six pieds deux pouces seulement qui surpasserait autant en carrure qu’en grandeur un homme d’une taille commune, robuste et bien proportionnée, nous paraîtrait bien plutôt être né de race de géans qu’un individu anormal par accident. On peut donc aisément s’imaginer l’impression que dut faire sur nous la vue de cinq cents hommes, dont les plus petits étaient au moins de six pieds six pouces, et dont la carrure et la grosseur des membres répondaient parfaitement à cette hauteur gigantesque.

» Après leur avoir distribué le tabac, les principaux d’entre eux s’approchèrent de moi, et, autant que je pus interpréter leurs signes, ils me pressaient de monter à cheval et de les suivre à leurs habitations ; mais il eût été imprudent de me rendre à leurs instances : je leur fis signe qu’il était nécessaire que je retournasse au vaisseau ; ces chefs en parurent fâchés, et ils revinrent prendre leur place.

» Durant cette conférence muette, un vieillard posait souvent sa tête sur des pierres, fermait les yeux pendant près d’une demi-minute, portait ensuite la main à sa bouche, et montrait le rivage. Je soupçonnai qu’il voulait me faire entendre que, si je passais la nuit avec eux, ils me fourniraient quelques provisions ; mais je crus devoir me refuser à ces offres obligeantes.

» Lorsque je les quittai, aucun d’eux ne se présenta pour nous suivre : tous restèrent tranquillement assis. J’observai qu’ils avaient avec eux un grand nombre de chiens, dont ils se servent, je pense, pour la chasse des bêtes fauves, qui font une grande partie de leur subsistance. Ils ont de très-petits chevaux, et en fort mauvais état, mais très-vites à la course ; les brides sont des courroies de cuir avec un petit bâton pour servir de mors ; leurs selles ressemblent beaucoup aux coussinets dont nos paysans se servent en Angleterre. Les femmes montent à cheval comme les hommes, et sans étriers, et tous allaient au galop sur la pointe de terre où nous descendîmes, quoiqu’elle fût couverte d’une infinité de grosses pierres glissantes. »

Byron entra ensuite dans le détroit de Magellan pour faire de l’eau et du bois, et alla mouiller dans le port Famine, où il était à l’abri de tous les vents, excepté du côté du sud-est. Sa provision achevée, le 5 janvier 1765, il rentra dans l’Océan atlantique pour reconnaître les îles Falkland. Il en prit possession au nom du roi de la Grande-Bretagne ; et, après s’être radoubé dans le port Saint-Julien, il pénétra une seconde fois dans le détroit de Magellan, le 18 février.

Deux jours auparavant il avait aperçu le long de la côte des Patagons un vaisseau inconnu faisant la même route que lui. Comme ce vaisseau semblait régler ses manœuvres sur celles de Byron, il devint suspect au commodore, qui fit monter huit canons sur le pont de sa frégate, et ordonna de se mettre en état de défense. À la fin, ce vaisseau arbora pavillon français. Byron sut depuis que c’était l’Aigle, de Saint-Malo, commandé par Bougainville, venu dans le détroit pour couper du bois, qu’il devait porter à la nouvelle colonie dont l’établissement dans les îles Malouines ou Falkland lui était confié. Ainsi ce petit archipel avait déjà deux maîtres.

Durant son second séjour dans le détroit de Magellan, Byron eut des rapports avec les indiens qui habitent ses deux rives, près de son embouchure dans le grand Océan ; ceux-là n’étaient pas des géans. Un officier qu’il avait envoyé reconnaître la côte du nord lui rapporta qu’il avait rencontré des Indiens dont les pirogues étaient bien différentes de celles qu’il avait déjà vues dans le détroit. Elles étaient faites de planches cousues ensemble, au lieu que les autres ne consistaient qu’en écorces d’arbres nouées aux deux bouts, et maintenues à distance dans le milieu par un morceau de bois. Les Indiens lui parurent les plus stupides de toutes les créatures humaines. Malgré la rigueur du froid, ils n’avaient pour vêtement qu’une peau de phoque qui leur couvrait les épaules. Leur nourriture faisait soulever le cœur. Elle consistait en un gros morceau de chair de baleine, déjà en putréfaction et d’une puanteur insupportable. L’un d’eux découpait avec les dents cette charogne, et en présentait les morceaux à ses compagnons, qui les mangeaient avec la voracité des bêtes féroces. Cependant ils ne montrèrent pas d’indifférence pour les effets des Anglais qui leur convenaient ; car un matelot s’étant endormi, les Indiens lui coupèrent le derrière de son habit avec une pierre tranchante qui leur sert de couteau.

Tandis que Byron était mouillé près du cap Upright, sur la côte de la Terre du Feu, huit Indiens débarquèrent vis-à-vis des Anglais, et allumèrent du feu ; on leur fit vainement des signes pour les engager à monter à bord. Alors Byron s’embarqua dans sa iole, et alla les trouver. Ayant gagné leur bienveillance par de petits présens, il leur donna du biscuit. « Je remarquai avec autant de plaisir que de surprise, dit-il, que, si un morceau tombait à terre, aucun d’eux ne le ramassait sans m’en avoir demandé la permission. Nos gens se mirent à couper des herbes ; aussitôt les Indiens coururent en arracher, et la portèrent au canot, qui en fut bientôt rempli. Cette attention, de la part de ces bonnes gens, me toucha : je leur exprimai le plaisir que j’en éprouvais ; ils parurent sensibles à ce témoignage de ma satisfaction. Lorsque je retournai à bord, ils m’accompagnèrent dans leur pirogue. Arrivés près du vaisseau, ils s’arrêtèrent pour le considérer avec une surprise mêlée de terreur ; et cinq seulement se décidèrent avec beaucoup de peine à monter à bord. De petits présens les eurent bientôt rassurés. Un de nos officiers joua du violon ; des matelots dansèrent. Ce petit spectacle enchanta les Indiens. Impatiens d’en marquer leur reconnaissance, l’un d’eux courut à la pirogue et en rapporta un petit sac de peau de phoque, où était une graisse rouge dont il frotta le visage du joueur de violon. Il voulait me faire le même honneur : je refusai ; mais j’eus beaucoup de peine à me défendre de recevoir cette marque d’estime. Ces Indiens avaient conçu tant d’attachement pour nous, que ce ne fut pas chose aisée de les déterminer à rentrer dans leur pirogue. »

Sorti du détroit de Magellan le 9 avril 1765, le commodore eut le 26 la vue de l’île Masafuéro, et chercha ensuite inutilement la terre de Davis. Il fut porté de là aux îles qu’il nomma de Disappointment, parce qu’il ne put jamais y aborder.

« 7 juin. Je gouvernai, dit-il, sur la petite île, dont l’aspect, à mesure que nous en approchions, offrait une riante perspective ; tout autour régnait une plage d’un beau sable blanc ; l’intérieur est planté de grands arbres qui, en étendant leurs branches touffues, portent au loin leur ombre, et forment les bosquets les plus délicieux qu’on puisse imaginer. Celte île paraissait avoir près de cinq lieues de circonférence : d’une pointe à l’autre s’étendait un récif sur lequel la mer se brisait avec fureur, et de grosses lames qui battaient toute la côte en défendaient l’accès de toutes parts. Nous nous aperçûmes bientôt que l’île était habitée ; plusieurs Indiens parurent sur la grève, armés de piques de seize pieds au moins de longueur, ils allumèrent plusieurs feux, que nous supposâmes être des signaux ; car l’instant d’après nous vîmes briller des feux sur l’autre île qui était au vent à nous ; ce qui nous confirma qu’elle avait aussi des habitans.

» J’envoyai un canot armé, sous les ordres d’un officier, pour chercher un mouillage ; mais il revint avec la désagréable nouvelle qu’il avait fait le tour de l’île sans avoir trouvé de fond à une encablure du rivage, qui était bordé d’un rocher de corail très-escarpé. Le scorbut faisait alors parmi nos équipages le plus cruel ravage ; nous avions plusieurs matelots sur les cadres ; ces pauvres malheureux, qui s’étaient traînés sur les gaillards, regardaient cette terre fertile, dont la nature leur défendait l’entrée, avec des yeux où se peignait la douleur ; ils voyaient des cocotiers en abondance, chargés de fruit, dont le lait est peut-être le plus puissant anti-scorbutique qu’il y ait au monde ; ils supposaient avec raison qu’il devait y avoir des limons, des bananes et d’autres fruits qu’on trouve généralement entre les tropiques ; et, pour comble de désagrément, ils apercevaient des écailles de tortues éparses sur le rivage. Tous ces rafraîchissemens qui les auraient rendus à la vie n’étaient pas plus à leur portée que s’ils en eussent été séparés par la moitié de la circonférence du globe ; mais en les voyant ils sentaient plus vivement le malheur d’en être privés. Il est bien vrai que leur situation n’était pas plus fâcheuse que si la distance seule, et non une chaîne de rochers, les eût empêchés d’atteindre à ces biens si désirables. Ces deux genres d’obstacles étant également insurmontables, des hommes soumis à l’empire de la raison n’auraient pas dû être plus affectés de l’un que de l’autre ; mais c’était une de ces situations critiques où la raison ne peut garantir les hommes de la force que l’imagination exerce perpétuellement pour aggraver les calamités de la vie.

» Informé de la profondeur des eaux, je ne pus m’empêcher de faire le tour de l’île, quoique je susse qu’il fût impossible de se procurer aucun des fruits qu’elle produisait. Tandis que nous en prolongions les côtes, les naturels accoururent sur la plage en poussant des cris et en dansant ; souvent ils s’approchaient du rivage, agitaient leurs longues piques d’un air menaçant, se jetaient ensuite à la renverse, et demeuraient quelques instans étendus sans mouvement et comme s’ils eussent été morts ; ce qui signifiait sans doute qu’ils nous tueraient si nous tentions la descente. Nous remarquâmes, en côtoyant le rivage, que les Indiens avaient planté deux piques dans le sable, au haut desquelles ils avaient attaché un morceau d’étoffe qui flottait au gré du vent, et devant lequel plusieurs d’entre eux se prosternaient, à chaque instant, comme s’ils eussent invoqué le secours de quelque être invisible pour les défendre contre nous.

» Durant cette navigation autour de l’île, j’avais renvoyé nos canots pour sonder une seconde fois le long du rivage ; mais lorsqu’ils voulurent s’en approcher, les sauvages jetèrent des cris effroyables, agitant leurs lances avec fureur, et montrant avec des gestes menaçans de grosses pierres qu’ils ramassaient sur la rive. Nos gens ne leur répondirent que par des signes d’amitié et de bienveillance, leur jetèrent du pain et plusieurs bagatelles propres à leur plaire ; mais aucun d’eux ne daigna y toucher : ils retirèrent à la hâte quelques pirogues qui étaient sur le bord de la mer, et les portèrent dans le bois ; ils s’avancèrent ensuite dans l’eau, et paraissaient épier l’occasion de pouvoir saisir le canot pour le tirer sur le rivage. Les nôtres, qui se doutaient de leur dessein, et qui craignaient d’en être massacrés s’ils tombaient dans leurs mains, brûlaient d’impatience de les prévenir en faisant feu sur eux ; mais l’officier qui les commandait les en empêcha. Ce n’est pas que je ne me fusse cru en droit d’obtenir par la force des rafraîchissemens qui nous devenaient d’une nécessité indispensable pour nous conserver la vie, si nous eussions pu mettre à l’ancre, et que les sauvages se fussent obstinés à nous en refuser ; mais rien n’aurait pu justifier l’inhumanité de leur ôter la vie pour venger des insultes imaginaires ou même d'intention, sans qu’il nous en revint le plus léger avantage. Le milieu de ce groupe d’îles gît par 14° 10′ de latitude sud, et 144° 52′ de longitude ouest[3]. »

Dans l’impossibilité de pouvoir tirer de ces îles aucune espèce de rafraîchissemens pour des malades dont la situation devenait chaque jour plus déplorable, Byron fit voile à l’ouest.

« Le 9 juin, dit-il, nous eûmes connaissance d’une autre terre ; c’était une île longue, basse, entourée d’un rivage de sable blanc que bordait une ceinture de rochers de corail. L’intérieur du pays, couvert de beaux arbres, notamment de cocotiers, présentait un coup d’œil agréable. Nous en prolongeâmes la côte du nord-est à un demi-mille de distance. Dès que les insulaires nous aperçurent, ils allumèrent de grands feux, sans doute pour répandre l’alarme parmi les habitans les plus éloignés, et coururent au rivage armés de la même manière que les sauvages des îles du Désappointement. On apercevait dans l’intérieur de l’île une grande lagune qui, du côté opposé ou du sud-ouest, n’était séparée de la mer que par une langue de terre étroite. Un village indien était situé au milieu d’un bois de cocotiers. Deux canots armés, que j’envoyai sonder le long de la côte, me rapportèrent que partout elle était bordée d’un rocher aussi escarpé qu’un mur, à l’exception d’une ouverture qui communiquait avec la lagune, et dont la largeur égalait à peine la longueur d’un vaisseau. Pendant que nous étions en travers devant cette entrée, quelques centaines d’Indiens, rangés en bon ordre, s’avancèrent dans l’eau jusqu’à la ceinture, armés comme les autres naturels des autres îles ; ils poussaient des hurlemens affreux. Bientôt des pirogues descendirent la lagune pour se joindre à eux. Nos canots s’efforçaient de leur faire des signes d’amitié. Quelques pirogues se détachèrent de l’île et s’avancèrent vers nos gens. Je crus d’abord que c’était dans de bonnes intentions, et qu’il allait s’établir entre nous un commerce d’amitié ; mais nous reconnûmes bientôt que l’unique dessein des Indiens était d’échouer nos canots sur le rivage ; un grand nombre s’élancèrent dans la mer et nagèrent vers nos embarcations ; l’un d’eux, sautant dans le canot de la Tamar, saisit avec une prestesse extrême la veste d’un matelot, se jeta à l’eau et plongea ainsi jusqu’au rivage, où il reparut avec sa capture à la main. Un autre avait empoigné la corne du chapeau d’un quartier-maître ; mais il le tirait à lui au lieu de le lever, ce qui donna le temps au quartier-maître de se défendre. Nos gens supportèrent patiemment ces petites insultes : les Indiens avaient l’air de triompher.

» N’ayant pu réussir à trouver un mouillage en cet endroit, je naviguai vers la pointe occidentale de l’île. Quand nous y fûmes arrivés, j’aperçus une autre île au sud-ouest, à la distance de quatre lieues. Nous étions en ce moment à une lieue de celle dont nous prolongions la côte ; deux doubles pirogues montées chacune par trente Indiens armés s’avancèrent à la voile vers nous. Nos canots se trouvaient assez loin sous le vent à nous, et les pirogues, passant entre le vaisseau et la côte, semblaient se hâter d’aller les attaquer ; je fis signal à nos canots de leur donner la chasse. Les Indiens, les voyant venir à eux, prirent l’épouvante ; ils amenèrent à l’instant leurs voiles, et nagèrent vers la terre avec une vitesse surprenante. Arrivés près du rivage, ils passèrent à travers les brisans, et aussitôt échouèrent leurs pirogues. Nos canots les suivirent ; les Indiens, craignant une invasion, se présentèrent armés de pierres et de massues pour empêcher la descente. Cette résistance força nos gens à faire feu sur eux ; ils en tuèrent trois. L’un de ces malheureux, qui avait reçu trois balles à travers le corps, eut encore le courage de lever une grosse pierre, et mourut en la lançant sur ses ennemis ; il vint tomber près de nos canots. Les sauvages n’eurent pas la hardiesse de l’enlever ; et, emportant avec eux les autres morts, ils se retirèrent sur un îlot situé au milieu de la lagune. Nos canots revinrent avec les deux pirogues qu’ils avaient poursuivies ; l’une avait trente-deux pieds de long, l’autre un peu moins : toutes deux étaient d’une construction très-curieuse : les planches, ornées de sculpture en différens endroits, étaient proprement cousues ensemble, et une bande d’écaille de tortue appliquée très-artistement sur chaque couture empêchait l’eau de pénétrer dans la pirogue. Le fond est très-étroit, ce qui oblige de les accoupler en les assujettissant l’une à côté de l’autre par des traverses séparées par un espace de sept pieds ; un mât étroit est placé dans le milieu de chaque pirogue, et la voile, faite de nattes, est tendue entre les deux mâts. Les cordages, qui paraissent être d’écorce de cocotier, ont la force des nôtres. Quand ces pirogues sont à la voile, plusieurs personnes se tiennent assises sur les pièces de bois qui les tiennent unies.

» L’après-midi je renvoyai les canots prendre encore une fois les sondes autour de l’île ; ils trouvèrent de nouveau le mouillage impraticable. Cependant j’observai un grand nombre d’Indiens sur la pointe voisine de l’endroit où nous les avions laissés le matin ; ils paraissaient empressés à enlever plusieurs pirogues qui étaient sur le bord de la mer. Craignant qu’ils ne fussent tentés de renouveler un combat qui ne pouvait que leur être funeste, je leur fis tirer un coup de canon dont les balles passant par-dessus leurs têtes produisirent l’effet que j’en attendais ; en un clin d’œil ils disparurent tous.

» Nos canots ramassèrent sur l’île quelques cocos, mais n’aperçurent pas un seul habitant. Le lendemain j’allai à terre avec les hommes les plus malades. Les maisons des Indiens étaient absolument vides ; je n’y trouvai que des chiens qui ne cessèrent d’aboyer tant que nous fûmes à terre. Ces maisons, ou plutôt ces cabanes de très-chétive apparence, et couvertes en branches de cocotiers, étaient délicieusement situées à l’ombre de grands arbres d’espèces différentes. La grève, le long de la mer, était couverte de corail et de coquilles de grosses huîtres perlières. Je ne doute pas qu’on ne pût établir ici une pêcherie de perles peut-être plus avantageuse qu’en aucun autre endroit du monde. Nous ne vîmes les naturels que de loin ; les hommes étaient nus ; les femmes portaient une espèce de tablier qui les couvrait de la ceinture au genou.

» Nos gens, en visitant les cabanes des Indiens, y trouvèrent la barre d’un gouvernail qui était rongée des vers, et qui avait évidemment appartenu à une chaloupe hollandaise ; un morceau de fer battu, un morceau de cuivre, et de petits outils en fer qui provenaient sans doute des Hollandais auxquels avait appartenu la chaloupe. Il serait difficile de savoir si les Hollandais périrent avec leur vaisseau sur cette côte, ou s’ils furent massacrés par les naturels ; mais il paraît probable que leur vaisseau ne retourna jamais en Europe, puisqu’il n’existe aucune relation de son voyage ni des découvertes qu’il a pu faire. Si ce vaisseau quitta cette île, on ne devine pas pourquoi il y laissa le gouvernail de sa chaloupe ; si, au contraire, il fut mis en pièces par les Indiens, il doit y avoir dans cette île des restes plus considérables de ferremens. Mais nous n’eûmes pas le temps de faire des recherches relatives à cet objet.

» À une très-petite distance des maisons des insulaires, nous vîmes d’autres bâtimens carrés, assez ressemblans à des tombeaux ; ils étaient ombragés par de grands arbres ; les murs et le comble en étaient de pierre. Nous trouvâmes aussi près de ces bâtimens plusieurs caisses pleines d’os de morts, et sur les arbres qui les ombrageaient on voyait suspendus des os et des têtes de tortues, et des poissons de diverses espèces, renfermés dans une corbeille de roseau.

» Nos canots firent plusieurs voyages à terre, d’où ils rapportèrent des cocos et une grande quantité de plantes anti-scorbutiques. Ces provisions nous furent d’un si grand secours, que bientôt il n’y eut plus personne attaqué du scorbut. L’eau de source de cette île est très-bonne, mais peu abondante ; les puits qui la fournissent sont si petits, qu’on les assèche en y puisant trois fois plein une écale de coco. Comme ils ne tardent pas à se remplir de nouveau, il n’y a point de navire qui ne pût aisément y faire sa provision d’eau.

» Nous ne vîmes dans cette île aucun animal venimeux ; mais les mouches y sont insupportables ; elles nous couvraient de la tête aux pieds, et nous incommodaient même dans nos bâtimens. Je remarquai un grand nombre de perroquets et d’autres oiseaux qui nous étaient entièrement inconnus, une espèce de pigeons d’une beauté rare, et si doux et si familiers, qu’ils nous approchaient sans crainte ; ils nous suivaient souvent dans les cabanes des Indiens.

» De toute la journée nous n’aperçûmes ni habitans ni fumée dans aucun endroit de l’île ; ils craignaient sans doute qu’elle ne nous découvrît le lieu de leur retraite. Cette partie de l’île est située par 14° 29′ sud, et 148° 50′ de longitude ouest.

» Le lendemain 12 je m’approchai de l’île que j’avais vue à l’ouest de la précédente ; on ne trouva pas de fond le long de la côte. Elle se présente à peu près comme celle que nous venions de quitter ; elle renferme de même une lagune dans l’intérieur. Dès que les Indiens aperçurent notre vaisseau, ils accoururent en foule sur le rivage. Ils suivirent nos mouvemens pendant que nous prolongions la côte. Une si longue course semblait les fatiguer, probablement à cause de l’excès de la chaleur ; car quelquefois ils se plongeaient dans la mer, ou bien s’étendaient sur la plage pour être couverts par les lames qui venaient s’y briser, puis ils recommençaient à courir.

» Nos canots, s’étant approchés du rivage, tâchèrent de faire entendre par signes aux Indiens qu’ils avaient besoin d’eau ; ceux-ci les comprirent aussitôt ; et leur firent signe de s’avancer le long de la côte. Les canots arrivèrent vis-à-vis d’un village construit comme celui que nous avions vu dans l’autre île. Le nombre des Indiens augmenta dans cet endroit ; cependant nous nous tenions prêts à soutenir de notre artillerie nos canots, qui rangeaient le rivage d’aussi près qu’il leur était possible. En ce moment un vieillard, suivi d’un jeune homme, descendit du village vers le bord de la mer ; il était de haute taille et avait l’air vigoureux ; une barbe blanche lui descendait jusqu’à la ceinture, et ajoutait à son aspect vénérable. Les Indiens, à un signe qu’il fit, se retirèrent à une certaine distance. Il s’avança sur le bord de la mer. D’une main il tenait un rameau vert, et de l’autre il pressait sa barbe contre son sein. Il prononça dans cette attitude un long discours ; sa prononciation cadencée pouvait faire croire qu’il chantait ; cette espèce de chant n’avait rien de désagréable. Nous ne regrettions pas moins de ne pas le comprendre que de n’en pouvoir pas être compris nous-mêmes. Cependant, pour lui donner des marques d’amitié, nous lui jetâmes quelques bagatelles pendant qu’il parlait encore ; mais il n’y toucha point, et ne voulut pas permettre aux siens de les ramasser avant qu’il achevât sa harangue. Alors il s’avança dans la mer, jeta son rameau vert à nos gens, et prit ensuite nos présens. Toutes les apparences nous donnant une bonne idée de ces Indiens, nous leur fîmes signe de poser bas les armes ; la plupart les quittèrent sur-le-champ. Un officier, encouragé par ce témoignage d’amitié, se mit à la nage, et, traversant les lames, arriva dans l’île. Les Indiens l’entourèrent aussitôt, et se mirent à examiner ses habits avec beaucoup de curiosité ; sa veste attira surtout leur admiration : alors il s’en dépouilla pour la donner à un de ses nouveaux amis ; complaisance qui produisit un mauvais effet, car un insulaire lui dénoua sa cravate, la lui arracha et prit la fuite. L’officier, comprenant qu’on finirait par ne rien lui laisser sur le corps, se hâta de regagner le canot à la nage. Plusieurs Indiens nagèrent jusqu’à nos canots, les uns avec des fruits, d’autres avec des écales de cocos remplies d’eau douce. Nos matelots, qui désiraient beaucoup obtenir des perles, montraient aux Indiens des écailles d’huîtres perlières qu’ils avaient ramassées sur la plage de l’île où nous étions descendus ; jamais ils ne parvinrent à se faire entendre. La côte n’offrait aucun mouillage ; nous ne pûmes descendre sur cette île. Nous lui donnâmes, ainsi qu’à celle qui en est voisine, le nom d’îles du roi Georges. La dernière est située par 14° 41′ de latitude sud, et 149° 15′ de longitude occidentale.

» Le même jour 13 juin nous vîmes, à quarante-huit lieues de distance, au sud-ouest des îles du roi Georges, une île étroite et verdoyante, entourée de brisans qui s’étendaient à plus de trois lieues de la côte méridionale. Elle nous parut très-peuplée ; j’estimai sa longueur à huit lieues, et la nommai île du prince de Galles. Elle est par 15° de latitude sud, et 151° 53′ de longitude ouest.

» Le 17 le grand nombre d’oiseaux qui voltigeaient autour du vaisseau me fit supposer qu’il se trouvait des terres au sud et à l’ouest ; mais le mauvais état de mes équipages m’empêcha de me livrer aux recherches que je voulais entreprendre. Je continuai donc à faire route vers le nord-ouest avec beaucoup de précautions. Les îles qui remplissent cette partie du grand Océan, étant la plupart fort basses, rendent la navigation périlleuse : on peut se trouver sur la terre avant d’en avoir eu connaissance.

» En effet, le 21 nous découvrîmes une chaîne de brisans qui se prolongeaient dans le sud-sud-ouest, et dont nous n’étions qu’à une lieue de distance. Environ une heure après, on aperçut la terre du haut des mâts dans l’ouest-nord-ouest, à la distance de près de huit lieues. Elle se montrait sous l’apparence de trois îles, dont les côtes, bordées de rochers, laissaient voir différentes coupures. D’une pointe à l’autre de ces îles régnait un récif sur lequel la mer brisait et s’élevait à une hauteur effrayante. Les côtes du nord-ouest et de l’ouest étaient défendues par d’innombrables écueils qu’il eût été dangereux de vouloir ranger d’un peu près. Ces îles nous parurent plus fertiles que celles que nous avions visitées, et non moins peuplées, à en juger par les groupes de maisons que l’on voyait le long du rivage. Une grande pirogue se montra à quelque distance des côtes ; mais, à notre grand regret, les brisans nous forcèrent de nous éloigner de cette belle île, sans en prendre une connaissance plus exacte. Elle est à neuf lieues à l’ouest-nord-ouest de la chaîne de rochers que nous vîmes avant de les apercevoir, et qui est située par 10° 15′ sud et 169° 28′ ouest. Je nommai ce groupe îles du Danger.

» Une autre île, que nous vîmes le 27, semblait s’abaisser au niveau de la mer à mesure que nous en approchions. La verdure des nombreux cocotiers en rendait l’aspect très-agréable ; une grande lagune en baignait l’intérieur comme à l’île du roi Georges. Elle a près de trente milles de circonférence ; elle est bordée de brisans ; mes canots abordèrent avec beaucoup de peine, et rapportèrent près de deux cents cocos, qui, dans notre situation, furent pour nous d’un prix inestimable. Rien n’annonçait que cette terre fût habitée ; je la nommai île du duc d’York.

» Le 2 juillet des volées d’oiseaux nous annoncèrent une île que nous vîmes bien le lendemain. Elle était basse, unie, couverte de beaux arbres, entre lesquels se distingue le cocotier. Je m’approchai de terre le plus qu’il me fut possible, malgré les brisans, et je découvris un grand nombre d’insulaires assemblés sur la plage. Bientôt plus de soixante pirogues ramèrent vers nos vaisseaux, et en un moment se rangèrent autour de nous ; elles étaient fort bien construites, et extrêmement propres. Chacune contenait trois Indiens au moins, et six au plus.

» Nous ayant considérés quelque temps, l’un d’eux se jeta à la mer, nagea vers le vaisseau, et y grimpa comme un chat. Dès qu’il fut monté sur le pont, il s’y assit en faisant de grands éclats de rire. Il parcourut ensuite tout le vaisseau, s’efforçant de dérober tout ce qui lui tombait sous la main, mais sans succès ; car son état de nudité complète ne lui permettait de rien cacher. Les matelots le vêtirent d’un pantalon et d’une veste, ce qui nous divertit beaucoup, car il avait les gestes et les manières d’un singe nouvellement dressé. On lui donna du pain qu’il mangea avec une sorte de voracité ; et, après avoir fait nombre de tours grotesques, il s’élança par-dessus le bord dans la mer avec sa veste et son pantalon, et regagna sa pirogue. Il n’y fut pas plus tôt rentré, que plusieurs autres, à son imitation, nagèrent vers le vaisseau, grimpèrent jusqu’aux sabords, s’insinuèrent par-là dans l’intérieur, se saisirent de tout ce qu’ils rencontrèrent, et, se replongeant incontinent dans la mer, nagèrent à une très-grande distance, quoiqu’il y en eût parmi eux qui, ayant les mains pleines, les tenaient hors de l’eau pour ne pas mouiller ce qu’ils emportaient.

» Ces insulaires étaient grands et bien faits ; ils avaient le teint bronzé-clair, les traits du visage assez agréables, et remarquables par un mélange d’intrépidité et d’enjouement qui est frappant. Leurs cheveux, qu’ils portent dans toute leur longueur, sont noirs ; les uns les ont noués derrière la tête, en une grosse touffe ; les autres en font trois nœuds. On en voit avec de longues barbes ; d’autres n’ont que des moustaches ; quelques-uns portent seulement un petit bouquet de poils à la pointe du menton. Ils sont entièrement nus, n’ayant sur le corps que des colliers, des bracelets et des ceintures, qui sont faits de coquillages assez artistement arrangés. Tous avaient les oreilles percées, mais sans aucun ornement ; quelques-uns cependant doivent en porter parfois de très-pesans, car les lobes de leurs oreilles leur descendaient jusque sur les épaules, ou bien étaient fendus en totalité. Un de ces Indiens, qui paraissait jouir de quelque considération, avait pour ceinture un cordon garni de dents humaines : c’étaient vraisemblablement les trophées de ses exploits guerriers, car il ne voulait l’échanger contre rien de ce qu’on pouvait lui offrir. Les uns étaient sans armes, d’autres en avaient de très-dangereuses ; c’était une espèce de lame très-large par un bout, et garnie des deux côtés, sur une longueur d’environ trois pieds, de dents de requin aussi tranchantes que des lancettes. Nous leur montrâmes des cocos, en leur faisant signe que nous en avions besoin ; mais, loin de nous donner quelque espoir de nous en fournir, ils s’efforçaient d’enlever ceux que nous avions. N’ayant pu trouver de mouillage à cette île, je la quittai avec le regret de n’avoir procuré aucun soulagement à mes malades. Cette île, que mes officiers nommèrent île Byron, est située par 1° 18′ de latitude sud, et 173° 46′ de longitude ouest. »

Ce fut le 30 juillet que Byron eut connaissance des îles de Saypan, Tinian et Aiguigan, dans l’archipel des Ladrones, et le lendemain il mouilla près de la seconde, dans le même endroit où le Centurion avait jeté l’ancre. L’île ne s’offrit pas à Byron sous un aspect si séduisant qu’à son compatriote.

« Après avoir marqué la place où l’on devait dresser les tentes, j’entrepris, dit Byron, avec six de mes officiers, de pénétrer dans les bois pour découvrir ces points de vue charmant, ces perspectives enchanteresses, ces prairies dont la verdure n’est interrompue que par l’émail des fleurs, et qu’animent de nombreux troupeaux qui y paissent en liberté. Nous étions impatiens de jouir de la vue de ce délicieux pays, dont on trouve une description si intéressante dans le voyage de lord Anson. Cependant l’objet le plus important était de nous procurer du bétail ; mais le bois était si épais, si embarrassé de broussailles, que nous ne voyions pas à deux toises devant nous, et que, pour ne pas nous perdre dans une forêt presque impraticable, nous étions obligés de nous appeler les uns les autres. L’excès de la chaleur nous avait fait partir en chemise, sans autres vêtemens que nos pantalons et nos souliers, qui furent dans un instant en lambeaux. Nous parvînmes néanmoins, avec des peines infinies, à traverser ces bois ; mais, à notre grande surprise, le pays s’offrit à nos regards sous un aspect bien différent du tableau qu’on nous en avait fait. Les plaines étaient entièrement couvertes de roseaux et de buissons qui s’élevaient, en plusieurs endroits, plus haut que nous, et partout au moins jusqu’à la ceinture. Nos jambes, continuellement embarrassées dans les ronces, étaient toutes déchirées ; des essaims innombrables de mouches nous couvraient de la tête aux pieds ; si nous voulions parler, elles nous remplissaient la bouche, et plusieurs nous entraient jusqu’au gosier. Après avoir marché ainsi l’espace de quatre milles, nous aperçûmes un taureau que nous tirâmes. Un peu avant la nuit nous revînmes au camp, aussi mouillés que si nous nous fussions plongés dans l’eau, et si harassés, que nous pouvions à peine nous soutenir. »

Le lendemain l’on s’occupa de nettoyer un puits, où sans doute le Centurion avait fait son eau. L’eau en était saumâtre et pleine de vers. La saison rendait la rade fort dangereuse ; plusieurs matelots furent attaqués de la fièvre. Enfin Byron ne trouva pas à Tinian cette terre délicieuse qui avait enchanté Anson. On y cueillit des citrons, des oranges amères, des cocos, des fruits à pain, des goyaves ; mais il fut impossible d’y découvrir des melons d’eau, de l’oseille, ni d’autres plantes anti-scorbutiques. La chaleur était étouffante, les pluies continuelles et violentes ; les mille-pieds, les scorpions, de grosses fourmis, dont les morsures sont dangereuses, d’autres insectes venimeux tourmentaient les Anglais. Le bétail ne se trouvait qu’à une grande distance du camp, et si ombrageux, qu’il était difficile d’en approcher d’assez près pour le tirer. Lorsqu’un taureau avait été traîné l’espace de sept à huit milles à travers les bois et les broussailles, il était couvert de mouches, exhalait une odeur fétide, et n’était plus bon à rien. On parvenait avec beaucoup moins de peine à se procurer de la volaille, les bois de l’île étant peuplés d’une si grande quantité d’oiseaux, qu’on pouvait toujours en tirer aisément ; mais la chair en était généralement de mauvais goût, et l’excès de la chaleur les faisait tomber en pouriture une heure après qu’ils avaient été tués. La plus grande ressource, pour la viande fraîche, était celle des sangliers. Il y en avait de si gros, qu’ils pesaient deux cents livres.

Cependant Byron convient que, grâce aux provisions fraîches et au repos, les maladies devinrent moins fréquentes dans son équipage ; et quand tout son monde fut rétabli, il partit de Tinian le 1er. d’octobre. Il entra dans la mer de Chine par le nord des Philippines, et le 5 novembre il mouilla devant Poulo-Timon, île située à la côte orientale de la presqu’île de Malacca.

Dès que les habitans, qui sont Malais, virent approcher nos canots, dit Byron, ils accoururent en grand nombre sur le bord de la mer, tenant d’une main un coutelas, et à l’autre une pique armée d’une pointe en fer. Leur cric était passé dans leur ceinture. Malgré ces apparences menaçantes, nous débarquâmes, et commençâmes à traiter avec ces insulaires. Nous ne pûmes nous procurer qu’une douzaine de poules, une chèvre et un chevreau. Nous offrîmes en échange des couteaux, des haches et d’autres outils. Ils les refusèrent d’un air de dédain, et nous demandèrent des roupies. Comme nous n’en avions pas, je me trouvais fort embarrassé, lorsque je songeai à leur offrir des mouchoirs. Ils consentirent à accepter les meilleurs.

» Ces peuples sont d’une stature au-dessous de la médiocre, mais très-bien proportionnés. Leur couleur est bronzée, et presque noire. Nous vîmes parmi eux un vieillard qui, à quelque différence près, était vêtu comme un Persan. Les autres étaient nus, à la réserve d’un mouchoir roulé autour de leur tête en guise de turban, et de quelques morceaux d’étoffes dont ils se ceignent les reins, et qu’ils attachent avec une agrafe d’argent. Aucune femme ne parut ; apparemment qu’ils les cachent pour ne pas les laisser voir aux étrangers. Leurs maisons, construites en bambous, sont propres, et s’élèvent sur des poteaux à huit pieds au-dessus du sol. Leurs canots sont très-bien faits. Nous en vîmes quelques-uns assez grands, dont ils se servent probablement pour aller commercer à Malacca.

» L’île est montueuse et bien boisée. Les cocotiers et le palmiste y abondent ; mais les habitans ne jugèrent pas à propos de nous faire présent de fruits : nous aperçûmes des rizières. En général, le pays nous parut très-fertile. Malgré l’agitation de la mer nous fîmes une pêche abondante. Les insulaires nous voyaient d’un œil jaloux jeter la seine le long de leur côte. Le temps fut constamment à l’orage durant les trente-six heures que nous passâmes devant cette île ; la pluie et les éclairs, accompagnés des plus violens coups de tonnerre, continuèrent presque sans interruption. »

Byron remit à la voile le 7 novembre. Le 28 il mouilla sur la rade de Batavia ; la quitta le 10 décembre. Le 9 mai 1766 il attérit aux Dunes, après un voyage de vingt-deux mois et quelques jours. Quoiqu’il n’eût pas fait des découvertes bien importantes, son voyage mérite néanmoins de tenir un rang honorable dans l’histoire des navigations autour du globe. En effet, Byron a tracé le chemin à ces navigateurs qui, cessant de faire des découvertes par amour du gain, ont eu pour but principal le progrès des sciences.


  1. Les traducteurs français des Voyages de Byron, Carteret, etc, ont rendu le mot anglais sloop par sloup. Ils n’ont sans doute pas fait la réflexion que les mots sloop of war désignent une corvette, et qu’un sloop, espèce de bâtiment qui n’a qu’un mât, ne convient pas pour un voyage autour du monde.
  2. La mesure anglaise est plus petite que la mesure française d’un pouce par pied.
  3. Toutes les fois que dans les relations anglaises il est question de longitude, c’est celle de Greenwich qui est employée.