Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVI/Troisième partie/Livre VI/Chapitre III

CHAPITRE III.

Peuples sauvages du Brésil.

On ne pense point ici à donner les noms de tous les peuples qui bordent le Brésil, dans une aussi vaste étendue que celle qui existe depuis Rio de la Plata jusqu’au fleuve des Amazones. Outre que la plupart n’ont jamais été bien connus, les transmigrations continuelles d’un grand nombre de nations barbares ont mis une extrême confusion dans les témoignages des voyageurs et des historiens. Un Anglais, aussi curieux, dans ses voyages, de connaître les hommes que la situation des lieux, s’est fait, pendant plusieurs années de séjour en différentes parties du Brésil, une étude d’observer les différentes races des Américains : c’est Knivet, dont Laët nous a donné un extrait ; et nous ne pouvons suivre de meilleur guide. Nous y joindrons les observations de Léry, qui portent le caractère de la franchise et de la vérité.

Les Tapuyas, qui habitaient le territoire de la capitainerie de Saint-Paul, étaient divisés en plusieurs peuplades distinguées par différens noms. Celle qui se nomme les Guaymuras, disent les anciens voyageurs, est voisine des Tupinaques, à sept ou huit lieues de la mer, et s’est fort étendue dans l’intérieur des terres. Les Indiens de cette nation sont de haute taille, infatigables au travail, et d’une agilité surprenante. Ils ont les cheveux noirs et longs. On ne leur connaît point de villages, ou d’autres habitations régulières. Ils mènent une vie errante, et portent le ravage dans tous les lieux dont ils peuvent approcher. Leurs alimens sont des racines et des fruits crus, ou la chair des hommes qui tombent entre leurs mains. Ils ont des arcs d’une grandeur et d’une force singulières, et des massues armées de pierres, dont ils écrasent la tête à leurs ennemis. Leur cruauté les a rendus redoutables à tous les autres habitans du Brésil, sans, en excepter les Portugais.

On ne compte pas moins, de soixante-seize sociétés de Tapuyas, dont la plupart ne parlent plus la même langue : peuples féroces, indomptés, qui sont en guerre continuelle avec tous les autres, à l’exception néanmoins d’un petit nombre, qui habitent les bords du fleuve Saint-François, ou qui sont les plus voisins des colonies portugaises.

Knivet nomme quelques autres nations : les Petivarés, auxquels il fait habiter un très-grand pays, dans la partie septentrionale du Brésil, sont, dit-il, beaucoup moins barbares que les autres sauvages de ces provinces ; ils reçoivent assez civilement les étrangers, et ne laissent pas d’être fort braves à la guerre. Leur stature est médiocre : on leur perce les lèvres, dans l’enfance, avec une pointe de corne de chèvre ; et lorsqu’ils sont sortis de cet âge, ils y portent de petites pierres vertes, dont ils tirent tant de vanité, qu’ils méprisent toutes les nations qui n’ont pas cet ornement. On ne leur connaît aucune religion : ils prennent autant de femmes qu’ils en peuvent nourrir ; mais ils ne leur permettent que le commerce d’un seul homme. En guerre, elles portent dans des paniers, sur leur dos, les provisions de vivres, qui sont des racines, du gibier et de la volaille. Pendant leur grossesse, le mari ne tue aucun animal femelle, dans l’opinion que leur fruit s’en ressentirait. Lorsqu’elles sont délivrées, il se met au lit pour recevoir les félicitations de ses voisins. Dans leurs courses par des pays déserts, où ils craignent de voir manquer les provisions, ils portent une grande quantité de tabac, dont ils mettent les feuilles entre leurs gencives et leurs joues, en laissant distiller leur salive par le trou qu’ils ont aux lèvres. Leur humanité pour les étrangers n’empêche point qu’ils n’immolent cruellement leurs ennemis pour en dévorer la chair. Ils habitent de grandes bourgades ; et chacun a son champ distingué qu’il cultive soigneusement.

Le même voyageur place sur la côte de l’Océan atlantique, entre Fernambouc et la baie de Tous-les-Saints, les Moriquitès, race de Tapuyas, dont les femmes, quoique d’une figure agréable, sont fort belliqueuses. Cette nation passe la vie dans les forêts comme les
bêtes sauvages, et s’étend jusqu’au fleuve Saint-François. Rarement elle attaque ses ennemis à force ouverte ; elle emploie les embuscades et la ruse avec d’autant plus de succès, qu’elle est d’une vitesse extrême à la course : elle dévore aussi ses captifs.

Dans la capitainerie d’Espiritu-Santo, Knivet place une nation très-féroce, qu’il nomme les Tomomymis, et contre laquelle il fit souvent la guerre au service des Portugais. Il attaqua une de leurs villes nommée Morogegès ; car il croit pouvoir donner le nom de villes à leurs habitations, qui sont en grand nombre sur le fleuve de Paraïba. Elles sont revêtues en dehors d’une enceinte de grosses pierres disposées en forme de palissades, et par derrière, d’un mur de cailloux. Les toits des maisons sont d’écorce d’arbres, et les murailles d’un mélange de solives et de terre dans lequel ils laissent des trous pour lancer leurs flèches. « Notre armée, raconte Knivet, était composée pour ce siége de cinq cents Portugais et trois mille Indiens alliés. Cependant les Tomomymis firent des sorties si violentes, qu’ils nous obligèrent de nous retrancher nous-mêmes, et de faire demander du secours à Espiritu-Santo. Ces barbares se montraient audacieusement sur leurs murs, ornés de plumes, et le corps teint de rouge ; ils se posaient sur la tête une sorte de petite roue combustible à laquelle ils mettaient le feu ; et, la faisant tourner dans cette situation, ils nous criaient de toutes leurs forces : lovaé eyavé pomoubana, c’est-à-dire, vous serez brûlés de même. Mais, à l’arrivée de nos auxiliaires, ils commencèrent à se retirer furtivement ; et les Portugais ne s’en furent pas plus tôt aperçus, que, se couvrant de claies de cannes à l’épreuve des flèches, ils se précipitèrent vers le mur, qu’ils ne renversèrent pas sans peine, et pénétrèrent dans la ville. Ils y perdirent plusieurs soldats ; mais, faisant main basse sur les barbares, ils en tuèrent ou prirent environ seize mille ; ensuite ils se rendirent maîtres de quelques autres villes de moindre grandeur, dont les habitans éprouvèrent le même sort, et tout le pays fut ravagé. »

Les Ovaitaguases habitent les environs du cap Frio, qui porte le nom de Jocox chez les Indiens. Le pays est humide et bourbeux. Ces Indiens, de beaucoup plus haute taille que les Guaymuras, laissent croître leurs cheveux : ils ont accoutumé leurs femmes à faire la guerre. Leurs lits ne sont point des hamacs, comme chez les autres nations ; ils couchent à terre sur un peu de mousse, devant leur foyer. Ils ne sont en paix avec personne, et leurs plus cruels ennemis sont leurs voisins.

L’Île-Grande, située à dix-huit lieues de l’embouchure de Rio-Janeiro, est habitée par les Ouaiyanassés, qui ont la taille fort courte, le ventre fort gros, et qui ne se piquent point de force ni de courage. Leurs femmes ont le visage assez beau, et le reste du corps très-difforme, quelque soin qu’elles apportent à le peindre d’une couleur rouge. Les deux sexes sont également jaloux de leur chevelure, qu’ils portent fort longue, avec une tonsure sur la tête, en forme de couronne : leur principale habitation se nomme jaouaripipo.

Les Poriès, qui demeurent assez loin de la mer, ressemblent beaucoup aux Ouaiyanassés par la taille et les usages ; mais ils vivent de fruits. Les hommes se couvrent le corps, tandis que leurs femmes vont nues, et se peignent de diverses couleurs. Cette nation cultive la paix avec les Portugais, et n’a pas moins d’éloignement pour la guerre avec ses voisins. Elle ne mange point de chair humaine lorsqu’elle trouve d’autres alimens. Ses lits sont une espèce de hamacs d’écorce d’arbres, qu’ils suspendent aux arbres mêmes, et dans lesquels ils se garantissent des injures de l’air par de petits toits de branches et de feuilles entrelacées. Ils n’ont point d’autre habitation : on croit que cet usage vient de la multitude de couguars et de jaguars qu’ils ont dans leur pays, et dont ils ne peuvent se défendre autrement. Leurs seules richesses sont un baume qui découle de leurs arbres, et qu’ils donnent en échange aux Portugais pour des couteaux et des peignes.

Les Molopagués occupent une vaste contrée au delà du fleuve Paraïba : on les compare aux Allemands pour la taille. Cette nation est du petit nombre de celles qui laissent croître leur barbe, et qui se couvrent assez décemment le corps. Leurs mœurs n’ont rien qui blesse l’honnêteté naturelle. Ils ont des villes environnées d’un mur de solives, dont les intervalles sont remplis de terre. Chaque famille habite une cabane séparée : ils reconnaissent l’autorité d’un chef, qu’ils nomment morochova, et qui n’est distingué d’ailleurs que par le privilége de pouvoir se donner plus d’une femme. Leurs terres contiennent des mines qu’ils ne prennent pas la peine d’ouvrir ; mais ils recueillent après les pluies l’or qu’ils trouvent dans les torrens et les ruisseaux, surtout au pied des montagnes, entre lesquelles on vante les richesses de celle qu’ils nomment Étépérangé. Il ne manque, suivant l’auteur, à cet heureux peuple que les lumières de la religion. Leurs femmes sont belles, sages, spirituelles, et ne souffrent jamais de badinage indécent : elles portent leurs cheveux fort longs, et ne les ont pas moins beaux que les femmes de l’Europe. Toute la nation a des heures réglées pour les repas. Elle aime la propreté ; enfin les mœurs et les usages n’y ressentent point la barbarie, à l’exception du goût pour la chair humaine, auquel les Molopagués n’ont pas renoncé dans leurs guerres.

Les Motayés, qui sont leurs voisins, ont la taille courte, et vont nus : ils ne laissent pendre leurs cheveux que jusqu’aux oreilles, et ne souffrent pas un poil dans toutes les autres parties du corps, sans excepter les sourcils. Le voisinage des Molopagués n’empêche point qu’ils n’aient toute la barbarie des autres sauvages.

Plus loin, on trouve des Lopis, que les Portugais nomment Bilvaros, et qui vivent dans les montagnes, où ils se nourrissent de fruits. Leur pays est fort riche en métaux et en pierres précieuses ; mais l’accès en est si difficile, la nation si nombreuse et si féroce, qu’on n’a point encore tenté d’y pénétrer.

On passe de là chez les Ouayanaouaoussès, gens simples et grossiers, bien faits, d’une figure agréable, mais si paresseux qu’ils passent tout le jour à dormir dans leurs cabanes pendant que leurs femmes s’emploient à leur procurer des vivres.

Knivet continue de rapporter les noms de divers autres peuples, mais si éloignés du Brésil, qu’ils ne peuvent appartenir à aucune de ses provinces.

On a dû remarquer dans ce détail que la religion a peu de part aux idées des Brasiliens : ils ne connaissent aucune sorte de divinité, ils n’adorent rien ; et leur langue n’a pas même de mot qui exprime le nom de Dieu. Dans leurs fables, on ne trouve rien qui ait le moindre rapport à leur origine ou à la création du monde. Ils ont seulement quelques histoires confuses d’un grand déluge d’eau qui fit périr tout le genre humain, à la réserve d’un frère et d’une sœur qui recommencèrent à peupler le monde. Cependant ils attachent quelque idée de puissance au tonnerre, qu’ils nomment tupan, puisque non-seulement ils le craignent, mais qu’ils croient tenir de lui la science de l’agriculture. Il ne leur tombe point dans l’esprit que cette vie puisse être suivie d’une autre, et par conséquent, ils n’ont pas non plus de nom pour exprimer le ciel et l’enfer ; mais ils ne laissent pas de croire qu’il reste quelque chose d’eux, après leur mort, puisqu’on leur entend dire que plusieurs d’entre eux ont été changés en démons, et s’amusent à danser continuellement dans des campagnes agréables et plantées de toutes sortes d’arbres.

Ils ont des devins, auxquels ils ne s’adressent guère que pour obtenir la santé dans leurs maladies. Cependant ces imposteurs trouvent le moyen de leur en imposer par des prestiges, ou plutôt par des mouvemens et des gesticulations extraordinaires. Ils y joignent des promesses et des prédictions qui produisent quelquefois des révolutions violentes dans une nation par le simple effet de l’espérance ou de la crainte : mais, dans ces occasions, le devin risque beaucoup ; car, lorsqu’on s’aperçoit de l’imposture, il est massacré par ceux qu’il a voulu tromper.

En général, les Brasiliens ont plusieurs femmes, et les quittent aussi facilement qu’ils les prennent. Cependant les hommes ne peuvent se marier sans avoir pris ou tué quelque ennemi de leur nation, et les jeunes filles doivent attendre les premières marques de l’état nubile. Jusqu’à ce temps, l’usage des liqueurs fortes leur est interdit.

Les Ouétacas sont sans cesse en guerre avec leurs voisins, et ne reçoivent pas même d’étrangers chez eux pour le commerce. Lorsqu’ils ne se croient pas les plus forts, ils fuient d’une vitesse qu’on compare à celle des cerfs. Leur air sale et dégoûtant, leur regard farouche, et leur physionomie bestiale, les rendent une des plus hideuses nations de l’univers : d’ailleurs ils sont distingués de la plupart des autres Brasiliens par leur chevelure, qu’ils laissent pendre jusqu’au milieu du dos, et dont ils ne coupent qu’un petit cercle sur le front. Leur langage ne ressemble pas non plus à celui de leurs plus proches voisins. C’est l’extrême barbarie de ces Indiens qui n’a point encore permis de les engager dans un commerce réglé. On ne traite avec eux que de loin, et toujours avec des armes à feu, pour réprimer par la crainte un appétit désordonné qui se réveille en eux à la vue de la chair blanche des Européens. Les échanges se font à la distance de cent pas, c’est-à-dire que de part et d’autre on porte, dans un endroit également éloigné, les marchandises qui font l’objet du commerce. On se les montre de loin sans prononcer un seul mot, et chacun laisse ou prend ce qui lui convient. Cette méthode s’observe d’assez bonne foi ; mais il paraît que la défiance est mutuelle, et que, si les Portugais craignent d’être dévorés, les Ouétacas ne redoutent pas moins l’esclavage.

À la réserve de quelques nations peu nombreuses, que leur petitesse fait nommer Pygmées, sans qu’on puisse trouver la raison de cette singularité, la taille commune des Brasiliens ressemble à la nôtre ; mais ils sont plus robustes, et moins sujets que les Européens aux maladies. On ne voit guère entre eux de paralytiques, de boiteux, d’aveugles, ni d’estropiés d’aucun membre : il n’est pas rare de les voir vivre jusqu’à cent vingt ans. Leurs cheveux ne deviennent presque jamais gris : leur humeur est toujours gaie, comme leurs campagnes sont toujours couvertes de verdure. Dans une continuelle nudité, leur teint n’est pas noir, ni même plus brun que celui des Espagnols. Cependant, à l’exception de leurs jours de fête ou de réjouissance, hommes, femmes, enfans, sont toujours exposés aux plus grandes ardeurs du soleil. Ce n’est que depuis l’établissement des Portugais qu’ils ont commencé à se ceindre uniquement le milieu du corps, et, dans leurs fêtes, à porter, de la ceinture en bas, une toile bleue ou rayée, à laquelle ils suspendent de petits os, ou des sonnettes, lorsqu’ils peuvent s’en procurer par des échanges. Les chefs endossent même alors une espèce de manteau ; mais on s’aperçoit que cette parure les gêne, et que leur plus grande satisfaction est d’être nus.

Ils ne peuvent souffrir aucun poil dans toute autre partie du corps que la tête. Les ciseaux et les pincettes, qui leur servent à s’en défaire, sont un des plus grands objets du commerce. Ce qu’on a dit de l’usage qu’ils ont de se percer la lèvre inférieure dès l’enfance est vrai ; mais, dans cet âge tendre, ils se contentent d’y porter un petit os blanc comme l’ivoire. À l’âge viril, ils y passent une pierre, qui est souvent de la longueur du doigt, et qu’ils ont l’art de faire tenir sans aucune sorte de lien. Quelques-uns s’en enchâssent jusque dans les joues. Ils regardent comme une autre beauté d’avoir le nez plat ; et le premier soin des pères, à la naissance des enfans, est de leur rendre cet important service. La couleur noire dont ils se peignent tout le corps, à l’exception du visage, n’empêche point qu’ils n’y joignent en quelques endroits d’autres couches de diverses couleurs ; mais leurs jambes et leurs cuisses conservent toujours la même noirceur ; ce qui leur donne, à quelque distance, l’air de culottes noires abattues sur leurs talons. Ils portent au cou des colliers d’os d’une blancheur éclatante et de la forme d’un croissant, enfilés par le haut dans un ruban de coton ; mais, pour la variété, ils leur font quelquefois succéder de petites boules d’un bois noir fort luisant, dont ils font une autre espèce de collier. Comme ils ont quantité de poulets dont la race leur est venue d’Europe, ils en choisissent les plus blancs et leur ôtent le duvet, qu’ils teignent en rouge pour s’en parsemer le corps avec une gomine fort visqueuse. Dans leurs guerres et dans leurs fêtes solennelles, ils s’appliquent, avec de la cire, sur le front et sur les joues, de petites plumes d’un oiseau noir qu’ils nomment toucan. Pour les festins de chair humaine, qui sont leurs plus grandes réjouissances, ils se font des manches de plumes vertes, rouges et jaunes, entrelacées ou tissues avec tant d’art, qu’on les prendrait pour un velours de toutes ces couleurs. Leurs massues, qui sont de ce bois dur et rouge que nous nommons bois du Brésil, sont revêtues aussi de ces plumes. Sur leurs épaules ils mettent des plumes d’autruche, « dont ils accommodent, dit Léry, tous les tuyaux serrés d’un côté, et le reste qui s’éparpille en rond, comme un petit pavillon ou une rose ; ce qui forme un grand panache qu’ils appellent araroya, et qu’ils lient sur leurs reins avec une corde de coton, l’étroit vers la chair, et le large en dehors ; de sorte qu’on dirait qu’ils portent une mue à tenir les poulets. S’ils veulent danser, ils prennent des fruits qu’ils nomment ahouai, de la grosseur des châtaignes ; ils les creusent, les remplissent de petites pierres et se les attachent aux jambes. Dans les mains ils ont des calebasses creuses et remplies aussi de pierres, ou un bâton d’un pied de longueur auquel ces calebasses sont attachées. »

À l’égard des femmes, leur parure n’est pas moins bizarre. Elle consiste dans le soin de s’arracher tout le poil du corps, excepté les cheveux, de se peindre de diverses couleurs, et de se fendre étrangement les oreilles pour y porter divers ornemens. Mais d’ailleurs elles vont nues, et ne manquent point l’occasion de se baigner, chaque fois qu’elles rencontrent une rivière ou un ruisseau. Cette commodité étant une des raisons qu’elles alléguaient aux Européens qui voulaient les forcer de porter des habits, rien n’était si difficile que de les y engager.

Les Brasiliens se nourrissent ordinairement de deux sortes de racines, l’aipy et le manioc. Ces plantes se cultivent, et n’ont pas besoin d’être plus de trois mois en terre pour devenir hautes d’un demi-pied et de la grosseur du bras. On les fait sécher au feu sur des claies ; et, les ratissant avec des pierres aiguisées, on en fait une farine dont l’odeur tire sur celle de l’amidon. Cette farine se cuit dans de grands pots, avec le soin de la remuer jusqu’à ce qu’elle s’épaississe. Refroidie dans une certaine consistance, son goût diffère peu de celui du pain blanc. Celle dont on fait provision dans les courses et les guerres est assez cuite pour se durcir. Elles sont toutes deux fort nourrissantes ; et de l’une comme de l’autre, apprêtées avec du jus de viande, on fait un mets qui approche du riz bouilli. Les mêmes racines, pilées dans leur fraîcheur, donnent un jus de la blancheur du lait, qui ne demande que d’être exposé au soleil pour s’y coaguler comme le fromage, et qui fait ensuite un bon aliment, pour peu qu’il soit cuit au feu. Comme on ne fait que le renverser dans une poêle de terre pour le cuire, Léry le compare à nos omelettes.

Ces racines servent aussi à la composition du breuvage, et l’on ne sera point surpris de leur abondance dans un pays où il se trouve des cantons si fertiles, qu’en moins de vingt-quatre heures un jeune homme peut cultiver assez de terre pour lui rapporter de quoi vivre une année entière. D’ailleurs les Indiens du Brésil, ne manquent point de maïs, auquel ils donnent le nom d’avari.

Lorsqu’ils s’assemblent pour quelque festin, dont l’occasion la plus ordinaire est le massacre de quelque captif dont ils doivent manger la chair, les femmes allument du feu près des vaisseaux qui contiennent les liqueurs. Elles en ouvrent un, dont elles tirent à plein bord, dans une courge que les hommes prennent l’un après l’autre en dansant, et qu’ils vident d’un seul trait. Ils y retournent tour à tour avec les mêmes cérémonies, jusqu’à ce que le vaisseau soit épuisé. Plusieurs jours se passent dans les mêmes transports ; ou , si le plaisir est interrompu, c’est par le discours de quelque brave qui exhorte les autres à ne pas manquer de courage contre les ennemis de la nation.

C’est un usage particulier des peuples du Brésil de boire et de manger à différentes heures, c’est-à-dire qu’ils s’abstiennent de manger lorsqu’ils boivent, et de boire lorsqu’ils mangent. Dans les mêmes temps, ils rejettent aussi toute sorte de soins et d’affaires, sans excepter celles de leurs haines et de leurs vengeances, qu’ils remettent toujours après avoir satisfait leurs besoins. Alors ils parlent avec chaleur d’attaquer leurs ennemis, de les prendre, de les engraisser, de les assommer solennellement et de les manger.

Ce n’est jamais par des motifs d’intérêt ou d’ambition que les Brasiliens se font la guerre. Ils ne pensent qu’à venger la mort de leurs parens ou de leurs amis mangés par d’autres sauvages. Léry assure qu’on remonterait à l’infini sans trouver d’autre origine à leurs plus sanglantes invasions. La vengeance est une passion si vive chez tous ces peuples, que jamais ils ne se font aucun quartier. Ceux qui ont formé quelque liaison avec les Européens reviennent par degrés de cette férocité ; ils baissent la vue avec une sorte de confusion lorsqu’on leur en fait un reproche.

Il entre peu de formalités dans leurs guerres. Ils n’ont ni rois ni princes ; ils ne connaissent aucune distinction de rang ; mais ils honorent leurs anciens et les consultent, parce que l’âge, disent-ils, leur donne de l’expérience, et que, n’étant plus en état d’agir eux-mêmes, ils sont capables de fortifier les jeunes guerriers par leurs conseils. Chaque aldée, nom qu’ils donnent à quatre ou cinq cabanes situées dans un même canton, a pour directeurs plutôt que pour chefs un certain nombre de ces anciens, qui sont en même temps les orateurs de la société, surtout lorsqu’il est question d’animer les jeunes gens à prendre les armes. Ils donnent le signal du départ, et ne cessent point, dans leur marche, de faire retentir les termes de haine et de vengeance. À ce cri les sauvages frappent des mains, se donnent de grands coups sur les épaules et sur les fesses, et promettent de ne pas ménager leur vie. Quelquefois ils s’arrêtent pour écouter des harangues animées qui durent des heures entières. Ensuite chacun s’arme de sa tacape, qui est une sorte de massue de bois de Brésil, ou d’une espèce d’ébène noir, fort pesante, ronde à l’extrémité, et tranchante par les bords. Sa longueur est de six pieds sur un de large, et son épaisseur d’un pouce. Ils ont des arcs du même bois, dont ils se servent avec une adresse extrême. Leurs boucliers sont de peau, larges, plats et ronds. Dans cet équipage, et parés de plumes ,ils marchent au nombre de cinq ou six mille, formés de plusieurs aldées, avec quelques femmes chargées de provisions. Les généraux sont choisis parmi ceux qui ont pris ou tué le plus d’ennemis. Ils ont pour signaux militaires, une espèce de cornet qu’ils nomment inubia, et des flûtes d’os, qui sont ordinairement ceux des jambes de leurs victimes. Quelquefois leurs expéditions se font par mer ; mais leurs canots, qui sont d’écorce d’arbres, ne pouvant résister à la force des vagues, ils ne s’éloignent guère du rivage. En arrivant dans le pays qu’ils veulent ravager, les moins vigoureux s’arrêtent avec les femmes pendant que les guerriers pénètrent au travers des bois. Leur première attaque n’est jamais ouverte. Ils se cachent à quelque distance des habitations ennemies, pour chercher l’occasion de les surprendre ; et, attendant les ténèbres, ils y mettent le feu, et profitent de la confusion ; ils y exercent toutes sortes de cruautés : mais leur principal objet est toujours d’enlever des prisonniers. Ceux qu’ils tiennent et qu’ils peuvent emmener dans ces occasions sont gardés soigneusement pour être rôtis et mangés après la guerre.

S’ils ne peuvent éviter de se battre en pleine campagne, leur emportement, redoublé par la force du péril, devient une vraie fureur. « De quoi ayant moi-même été spectateur, dit Léry, je puis parler avec vérité. Un autre Français et moi, quoiqu’en danger, si nous eussions été pris ou tués, d’être mangés des Margajas, eûmes une fois la curiosité d’accompagner nos sauvages, lors au nombre d’environ quatre mille, dans une escarmouche qui se fit sur le rivage de la mer, et nous vîmes ces barbares combattre de telle furie, que gens forcenés et hors de sens ne sauraient pis faire. Premièrement, quand les nôtres eurent aperçu l’ennemi d’environ demi-quart de lieue, ils se prirent à hurler de telle façon, que, quand il eût tonné du ciel, nous ne l’eussions pas entendu. À mesure qu’ils approchaient, redoublant leurs cris, sonnant de leurs cornets, étendant les bras, se menaçant, et montrant les uns aux autres les os des prisonniers qu’ils avaient mangés, et jusqu’aux dents enfilées, dont plusieurs avaient plus de deux brasses, pendues à leur cou ; c’était une horreur de voir leur contenance : mais ce fut bien pis lorsqu’ils vinrent à s’approcher ; car, étant à deux ou trois cents pas les uns des autres, ils se saluèrent d’abord à grands coups de flèches, et dès la première décharge vous en eussiez vu l’air tout chargé. Ceux qui en étaient atteints les arrachaient de leur corps avec un merveilleux courage, les rompaient, les mordaient à belles dents, et ne laissaient pas de faire tête malgré leurs blessures ; sur quoi il faut observer que ces Américains sont si acharnés dans leurs guerres, qu’aussi long-temps qu’ils peuvent remuer bras et jambes, ils ne cessent point de combattre, sans reculer ni tourner le dos. Quand ils furent mêlés, ce fut à faire jouer des deux mains les massues de bois, et à se charger si furieusement, que celui qui rencontrait la tête de son ennemi, non-seulement le renversait par terre, mais l’assommait comme nos bouchers font les bœufs. On me demandera ce que mon compagnon et moi nous faisions dans cette rude escarmouche. Je réponds, pour ne rien déguiser, que, nous contentant d’avoir fait la première folie, qui était de nous être hasardés avec ces barbares, et nous tenant à l’arrière-garde, nous étions seulement occupés à juger des coups. Mais quoique j’eusse vu la gendarmerie en France, tant à pied qu’à cheval, je dois dire que les morions dorés et les armes luisantes de nos Français ne m’ont jamais donné tant de plaisir que j’en eus à voir combattre les sauvages. Outre leurs sauts, leurs sifflemens et leurs adroites passades, c’était un merveilleux spectacle que celui de voir voler en l’air tant de flèches avec leurs grands empennons de plumes rouges, bleues et vertes, incarnates et d’autres couleurs, parmi les rayons du soleil, qui les faisaient comme étinceler, et de voir aussi tant de bonnets, de bracelets et autres équipages faits de ces plumes naturelles dont les combattans étaient revêtus.

» Après que le combat eut duré environ trois heures, et que de part et d’autre il y eut un bon nombre de tués et de blessés, nos Topinamboux ayant enfin remporté la victoire firent prisonniers plus de trente Margajas, hommes et femmes, qu’ils emmenèrent dans leur pays ; et quoique nous deux Français nous n’eussions fait autre chose que de tenir nos épées nues à la main, et tirer quelques coups de pistolets en l’air pour encourager nos gens, nous reconnûmes qu’on ne pouvait leur faire plus grand plaisir que d’aller à la guerre avec eux ; car ils nous estimèrent tellement depuis, que, dans les villages où nous fréquentions, les vieillards nous marquèrent toujours plus d’amitié.

» Les prisonniers ayant été mis au milieu de la troupe victorieuse, liés et garrottés pour s’en assurer mieux, nous retournâmes à notre rivière de Janeiro, aux environs de laquelle ces sauvages habitaient. Comme nous étions allés à douze ou quinze lieues loin, ne demandez pas si, en passant par les villages de nos alliés, ils venaient au-devant de nous, dansant, sautant et claquant des mains pour nous caresser et nous applaudir. Il fallait que les pauvres prisonniers, suivant leur coutume entre eux, étant près des maisons, chantassent et dissent aux femmes : « Voici la viande que vous aimez tant qui approche de vous. » Pour conclusion, lorsque nous fûmes arrivés devant notre île, mon compagnon et moi nous nous fîmes passer dans une barque, et les sauvages s’en allèrent chacun à leur quartier. Quelques jours après, quelques-uns de ceux qui avaient des prisonniers nous vinrent voir à notre fort ; et, sollicités par nos interprètes d’en vendre une partie à Villegagnon, ils y consentirent pour nous obliger. J’achetai une femme et son petit garçon qui n’avait pas deux ans, lesquels me coûtèrent environ trois livres de France en marchandises ; mais ce fut assez malgré les maîtres. Car, disait celui qui me fit cette vente, nous ne savons ce qui arrivera : depuis que Paycalas, ainsi nommaient-ils Villegagnon, est venu dans ce pays, nous ne mangeons pas la moitié de nos ennemis. Je pensais bien garder le petit garçon pour moi ; mais Villegagnon me faisant rendre mes marchandises, voulut l’avoir pour lui. Encore, quand je disais à la mère que je l’emmènerais en France, elle répondait (tant cette nation a la vengeance enracinée au cœur) que, sans l’espérance qu’elle avait qu’étant devenu grand, il pourrait s’échapper et se retirer avec les Margajas pour les venger, elle eut mieux aimé qu’il eût été mangé par les Topinamboux que de le laisser après elle. »

On assure que la plupart des Brasiliens engraissent leurs prisonniers pour rendre leur chair de meilleur goût, et que, pendant le temps qu’ils les laissent vivre, ils donnent des femmes aux hommes, mais qu’ils ne donnent point d’hommes aux femmes. Le maître d’un prisonnier ne fait pas difficulté, dit-on, de lui abandonner sa mère ou sa sœur. Cette femme lui rend d’ailleurs toutes sortes de services, jusqu’au jour qu’il doit être massacré et mangé. Dans l’intervalle, il passe le temps à la chasse et à la pêche. Le jour de la mort n’est jamais déterminé ; il dépend de l’embonpoint du captif. Lorsqu’il est venu, tous les Indiens de l’aldée sont invités à la fête. Ils passent d’abord quelques heures à boire et à danser, et non-seulement le prisonnier est au nombre des convives, mais, quoiqu’il n’ignore point que sa mort approche il affecte de se distinguer par sa gaieté. Après la danse, deux hommes robustes se saisissent de lui sans qu’il fasse de résistance, ou qu’il laisse voir la moindre frayeur. Ils le lient d’une grosse corde au milieu du corps ; mais ils lui laissent les mains libres ; et dans cet état ils le mènent comme en triomphe dans les aidées voisines. Loin d’en paraître abattu, il regarde d’un air fier ceux qui se présentent sur son passage ; il leur raconte hardiment ses exploits, surtout la manière dont il a souvent lié les ennemis de sa nation, et dont il les a rôtis et mangés, et leur prédit que sa mort ne demeurera pas sans vengeance, et qu’ils seront un jour mangés comme lui. Lorsqu’il a servi quelque temps de spectacle, et reçu les injures qu’on lui rend, ses deux gardes reculent, l’un à droite et l’autre à gauche, à la distance de huit ou dix pieds, tirant à mesure égale la corde dont ils le tiennent lié, de sorte qu’il ne peut faire un pas au milieu d’eux. On apporte à ses pieds un tas de pierres, et les gardes, se couvrant de leurs boucliers, lui déclarent qu’avant sa mort on lui laisse le pouvoir de la venger. Alors, entrant en fureur, il prend des pierres et les jette contre ceux qui l’environnent. Avec quelque soin qu’ils se retirent, il y en a toujours un grand nombre de blessés.

Aussitôt qu’il a jeté toutes ses pierres, celui dont il doit recevoir la mort, et qui ne s’est pas montré pendant toute cette scène, s’avance la tacape à la main, parée de ses plus belles plumes. Il tient quelques discours au captif, et ce court entretien renferme l’accusation et la sentence. Il lui demande s’il n’est pas vrai qu’il a tué et mangé plusieurs de ses compagnons. L’autre se fait gloire d’un prompt aveu, et défie même son bourreau par une formule énergique dans les langues du pays. « Rends-moi la liberté, lui dit-il, et je te mangerai, toi et les tiens. Eh bien, réplique le bourreau, nous te préviendrons. Je vais t’assommer, et tu seras mangé, ce jour même. » Le coup suit aussitôt la menace. La femme qui a vécu avec le mort se hâte d’accourir, et se jette sur son corps pour y pleurer un moment. C’est une grimace qui ne l’empêche point de manger sa part du malheureux qu’elle a pris soin d’engraisser. Ensuite d’autres femmes apportent de l’eau chaude, dont elles lavent le corps ; d’autres viennent, le coupent en pièces avec une extrême promptitude, et frottent les enfans de son sang pour les accoutumer de bonne heure à la cruauté. Avant l’arrivée des Européens, les corps étaient découpés avec des pierres tranchantes. Aujourd’hui, les Brasiliens ont des couteaux en grand nombre. Il ne reste qu’à rôtir les pièces du corps et les entrailles, qui sont fort soigneusement nettoyées ; c’est l’emploi des vieilles femmes, comme celui des vieillards en mangeant ce détestable mets est d’exhorter les jeunes gens à devenir bons guerriers pour l’honneur de leur nation et pour se procurer souvent le même festin.

L’usage commun des Brasiliens est de conserver dans leurs villages des monceaux de têtes de morts ; et lorsqu’ils reçoivent la visite de quelque étranger, ils ne manquent point de lui donner ce spectacle comme un trophée de leur valeur et des avantages qu’ils ont remportés sur leurs ennemis. Ils gardent aussi fort soigneusement les plus gros os des cuisses et des bras pour en faire diverses sortes de flûtes, et toutes les dents, qu’ils attachent en forme de chapelet pour se les suspendre au cou. Ceux qui ont fait plusieurs prisonniers, croyant leur gloire bien établie, se font inciser dès le même jour la poitrine, les bras, les cuisses, le gras des jambes, et d’autres parties du corps, pour éterniser la mémoire de leurs exploits. Léry prit soin de faire dessiner la figure d’un Brasilien avec toutes ces marques d’honneur. Enfin, s’il arrive que les captifs aient eu quelque enfant des femmes qui ont pris soin de les engraisser, ces malheureux fruits sont dévorés, soit en naissant, soit après avoir acquis un peu plus de force.

« Ils nous présentaient souvent, dit Léry, de la chair humaine pour en manger ; et le refus que nous en faisions les chagrinait, comme si nous leur eussions donné sujet de se méfier de notre alliance ; sur quoi je dois rapporter, à mon grand regret, que quelques interprètes normands, qui avaient passé huit ou neuf ans dans ce pays, y menant une vie d’athées, non-seulement se souillaient de toutes sortes de désordres avec les femmes, mais se vantaient d’avoir tué et mangé des prisonniers. Un jour que j’étais avec quatre ou cinq Français dans un village de la grande île, où l’on retenait dans les fers un jeune homme que nos sauvages avaient enlevé sur quelques Européens, nous trouvâmes occasion de nous approcher de lui. Il nous dit en fort bon portugais qu’il était chrétien, et qu’ayant été conduit en Portugal, il avait été baptisé sous le nom d’Antonio. Quoique Margaja, et déterminé à souffrir courageusement la mort, il nous fit entendre qu’il ne serait pas fâché de nous devoir la vie. Nous fûmes touchés de compassion : un des nôtres, serrurier de profession, qui savait assez l’espagnol pour entendre quelque chose du portugais, lui promit une lime pour couper ses fers, et convint avec lui que, se dérobant à ses gardes, tandis que nous nous efforcerions de les amuser, il irait nous attendre dans un petit bois voisin, où nous aurions pu le prendre en retournant à notre île. Cette espérance l’avait jeté dans un transport de joie. Mais, sans avoir entendu ce qu’on lui avait offert, les sauvages conçurent quelque soupçon de notre entretien. À peine fûmes-nous sortis du village, qu’ayant appelé leurs voisins pour assister à la mort du prisonnier, ils le massacrèrent ensemble, le lendemain nous retournâmes chez eux avec une lime et d’autres secours, sous prétexte de leur demander des vivres ; mais, sans nous répondre, ils nous menèrent dans un lieu où nous vîmes les pièces du corps d’Antonio sur le boucan ; et, s’applaudissant de nous avoir trompés, ils finirent par nous montrer la tête avec des éclats de rire. Un autre jour, deux Portugais se laissèrent surprendre par nos sauvages dans une petite maison de terre assez voisine d’un de leurs forts, qui se nommait Moripione. Quoiqu’ils se fussent défendus avec beaucoup de courage du matin au soir, et qu’après avoir épuisé toute leur provision de poudre, ils fussent sortis, chacun avec une épée à deux mains, dont ils avaient fait un grand carnage, ils n’avaient pu supporter une multitude d’ennemis qui s’étaient obstinés à les prendre. Ils eurent le malheur de tomber entre leurs mains. J’achetai la dépouille de l’un, qui consistait en quelques habits de buffle. Un de nos interprètes eut pour deux couteaux un grand plat d’argent qui s’était trouvé dans leur maison. Nous apprîmes des sauvages mêmes qu’après les avoir conduits dans leur habitation, ils avaient commencé par leur arracher la barbe ; qu’ensuite ils les avaient tués et mangés cruellement ; et que, loin d’être attendris de leurs plaintes, ils leur avaient reproché de ne pas savoir mourir avec honneur. »

Enfin, comme tout est précieux dans un voyageur de bonne foi, lorsqu’il ne raconte que ce qui s’est passé sous ses yeux, Léry ajoute « qu’un jour les Topinamboux, alliés des Français las d’une trop grande tranquillité, qui leur faisait perdre le goût de la chair humaine, se souvinrent qu’ils avaient dans leur voisinage une habitation de Margajas qui, s’étaient rendus à leur nation depuis vingt ans et qu’ils avaient laissé vivre en paix. Mais, sous prétexte qu’ils étaient issus de leurs plus mortels ennemis, ils prirent la résolution de les détruire. La nuit fut prise pour cette expédition. Ils firent un tel carnage, que les cris des mourans se firent entendre de fort loin. Plusieurs Français, qui en furent informés vers minuit, partirent bien armés dans une grande barque pour se rendre à ce village qui n’était pas éloigné du fort. Mais, avant qu’ils y pussent arriver, les furieux Topinamboux avaient mis le feu aux maisons, et fait main basse sur les habitans qui en étaient sortis. » Léry n’était pas du détachement français ; mais il apprit des autres qu’ils avaient vu quantité d’hommes et de femmes en pièces sur les boucans, et des enfans rôtis tout entiers. Quelques-uns néanmoins s’étaient sauvés par mer à la faveur des ténèbres, et vinrent demander un asile dans le fort français. Ils y furent reçus fort humainement ; mais les Topinamboux, qui ne furent pas long-temps sans en être avertis, en firent des plaintes fort vives, et ne consentirent à les laisser sous la protection des français qu’après avoir été apaisés par des présens.

Avec un goût si vif pour la chair humaine, non-seulement les Brasiliens se bornent à manger leurs ennemis, mais dans leurs guerres même, ils ne mangent que ceux qui tombent vifs entre leurs mains, et qu’ils tuent avec certaines formalités. On ne remarque point qu’après un combat dont ils ont remporte l’avantage, et qui les a laissés maîtres du champ de bataille, ils se soient arrêtés à dévorer les corps des vaincus ; et tous leurs efforts semblent se rapporter à faire des prisonniers, qu’ils vont égorger dans leurs villages.

Léry prétend que, quoiqu’ils aient peu d’idées religieuses, ils croient à des esprits malfaisans et au pouvoir des devins. Il fut témoin de leurs danses, qui sont de véritables convulsions poussées jusqu’à l’évanouissement, et suivies des harangues de leurs sorciers.

« Pour conclusion, dit-il, ils frappèrent du pied droit plus fort qu’auparavant ; ils crachèrent chacun devant soi, et tous chantèrent deux ou trois fois en chœur, mais sur la même note, c’est-à-dire sans aucune variété de ton, hé, hé, hua ; hé, hua, hua, hua. Comme je n’entendais pas encore parfaitement leur langage, l’interprète me dit que dans la grande ballade ils avaient regretté en premier lieu leurs vaillans ancêtres ; qu’ensuite ils s’en étaient consolés par l’assurance de les aller rejoindre après la mort, et de se réjouir avec eux derrière les hautes montagnes ; qu’ils avaient menacé leurs ennemis de les prendre et de les manger ; enfin qu’ils avaient célébré un ancien débordement d’eau qui avait noyé tous les hommes, à l’exception des auteurs de leur race. »

On a cru devoir entrer dans ces détails sur des peuples qui passent avec raison pour les plus barbares de l’Amérique, et donner par leur exemple quelque idée de toutes les autres nations qu’on a nommées, sans avoir pu les faire connaître autrement. Cependant il ne faut pas s’imaginer, sur des peintures si révoltantes, que les Brasiliens manquent de raison et de bonté. Le même voyageur, qu’on cite volontiers lorsqu’il parle de ce qu’il a vu, fait un autre récit qui mérite encore d’être rapporté en ses termes : « Une autre fois, dit-il, me trouvant avec quelques Français dans un village nommé Okarantin, à deux lieues de Cotiva, et soupant au milieu d’une place où les habitans s’étaient assemblés pour nous admirer (car, lorsqu’ils veulent faire honneur à quelqu’un, ils ne mangent jamais avec lui), nous les avions autour de nous comme autant de gardes, chacun armé d’un os de poisson long de deux ou trois pieds, et dentelé en forme de scie, moins pour attaquer ou pour se défendre que pour éloigner les enfans auxquels ils disaient dans leur langage : « Petite canaille, retirez-vous ; vous n’êtes pas dignes de paraître aux yeux de ces étrangers. » Après nous avoir laissés souper tranquillement, sans nous interrompre d’un seul mot, un vieillard, ayant observé que nous avions fait notre prière au commencement et à la fin du repas, nous dit d’un ton fort modeste : « Que signifie cet usage que je vous ai vu, d’ôter vos chapeaux sans ouvrir la bouche, tandis qu’un de vous a parlé seul ? À qui s’adressait-il ? Était-ce à vous-mêmes, qui êtes présens, ou à quelqu’un dont vous regrettez l’absence. » Je pris cette occasion pour leur donner quelque idée du christianisme. C’était à Dieu que nous avions adressé nos prières ; et quoique ce grand Dieu ne fût pas visible, non-seulement il nous avait entendus, mais il savait ce que nous pensions au fond du cœur. Là-dessus je commençai, avec le secours de l’interprète, à lui expliquer une partie de notre religion, et j’y employai plus de deux heures. Ils m’écoutèrent avec de grandes marques d’admiration. Enfin un autre vieillard me dit : « Vous nous apprenez plusieurs bonnes choses que nous n’avions jamais entendues : cependant vos discours me rappellent ce que nos pères nous ont souvent raconté. Long-temps avant eux, et si long-temps, qu’ils n’avaient pu tenir le compte des lunes, un étranger, vieux et barbu comme vous, vint dans ce pays, tint le même langage que vous, et ne persuada personne. Ensuite il en vint un autre qui nous donna sa malédiction avec une tacape, dont nous n’avons pas cessé de nous servir pour nous massacrer l’un l’autre ; à présent c’est un usage établi parmi nous : si nous venions à l’abandonner, nous deviendrions la risée de tous nos voisins. » Je répliquai avec toute la force possible que les lumières de la vérité devaient leur faire mépriser le jugement d’une multitude d’aveugles ; et que le vrai Dieu que je leur annonçais leur ferait vaincre tous leurs ennemis. Ils furent émus jusqu’à promettre de suivre la doctrine qu’ils venaient d’entendre, et de ne plus manger de chair humaine ; ils se mirent à genoux pour faire la prière à notre exemple, et se la firent expliquer après l’avoir écoutée avec beaucoup d’attention ; mais le soir, lorsque, étant couchés dans nos hamacs, nous nous applaudissions de leur changement, nous les entendîmes chanter plus furieusement que jamais qu’il fallait se venger de leurs ennemis, en prendre un grand nombre et les manger. » Telle est l’inconstance naturelle aux sauvages, plus encore qu’aux autres hommes.

Quoique les Brasiliens n’aient pas d’autres lois que leurs usages, dont quelques-uns blessent ouvertement les principes de justice et d’humanité, on ne laisse pas de remarquer dans cette étrange corruption quelques traces d’un meilleur ordre, qu’ils ne conservent pas moins fidèlement que leurs plus barbares pratiques. L’adultère est en horreur dans toutes ces nations ; c’est-à-dire que, malgré la liberté bien établie de prendre plusieurs femmes et de les répudier, un homme n’en doit pas connaître d’autres que celles qu’il prend à ce titre ; et les femmes doivent être fidèles à leurs maris. Avant le mariage, non-seulement les filles se livrent sans honte aux hommes libres, mais leurs parens mêmes les offrent au premier venu, et caressent beaucoup leurs amans : « de sorte qu’il n’y en a pas une, suivant la décision de Léry, qui entre vierge dans l’état du mariage. » Mais lorsqu’elles sont attachées par des promesses, seule formalité qui les lie, on cesse de les solliciter ; elles cessent elles-mêmes de prêter l’oreille aux sollicitations ; et celles qui manquent à leur engagement sans l’aveu de leurs maris, sont assommées sans pitié. Une femme enceinte n’est pas dispensée du travail commun, parce qu’on le croit nécessaire pour l’heureux succès de sa délivrance ; car il n’est pas vrai, dit Léry, que les Brasiliennes accouchent sans douleur. Il raconte les circonstances d’un accouchement dont il fut témoin.

La première nourriture des enfans est non-seulement le lait de la mère, mais un peu de farine mâchée. On a déjà remarqué que c’est le mari qui se couche tranquillement pour recevoir les félicitations des voisins sur l’accroissement de sa famille. La femme ne demeure au lit qu’un ou deux jours ; et, portant son fruit pendu au cou, dans une écharpe de coton faite pour cet usage, elle reprend ses occupations domestiques. L’unique éducation que l’on donne aux enfans regarde la chasse, la pêche et la guerre. Mais Léry s’emporte contre ceux qui ont écrit que les Brasiliens ne connaissent point la pudeur, et qu’ils ne font pas difficulté d’user des droits du mariage en public. Il les représente, au contraire, fort jaloux de l’honnêteté naturelle, sans que leur nudité devienne jamais une occasion d’y manquer. Il assure aussi que, quoique les Brasiliennes aillent toujours nues, on ne leur voit jamais de marques de leurs infirmités périodiques ; d’où il faut conclure seulement qu’elles prennent grand soin de les cacher.

Toute la férocité des Brasiliens contre leurs ennemis n’empêche point qu’ils ne vivent fort paisiblement entre eux. Dans l’espace d’un an, Léry ne vit que deux querelles particulières. Cependant, loin de séparer ceux qui veulent se battre, on leur laisse la liberté de se satisfaire ; mais si l’un des combattans est blessé, ses parens font la même blessure à l’autre, ou le tuent, s’il a tué son adversaire. La loi du talion est toujours observée à la dernière rigueur.

L’occupation des femmes, après les soins qu’on a rapportés, est de filer du coton pour en faire des hamacs et des cordes. Léry nous apprend leur manière de filer et de faire les tissus. Elles font aussi les vaisseaux de terre qui servent pour les liqueurs et les alimens : quoique rudes et grossiers en dehors, l’intérieur est non-seulement poli, mais plombé d’une liqueur blanche qui durcit en séchant. Elles ont d’ailleurs des couleurs grisâtres dont elles font avec des pinceaux diverses figures sur ce fond blanc, surtout dans la vaisselle où l’on sert les viandes ; ce qui donne un air fort agréable à leur service de table. Mais Léry observe que, n’ayant aucune règle de peinture, et ne suivant que leur imagination, elles ne font jamais deux fois les mêmes figures, et que cette variété même a de l’agrément.

Si l’on excepte quelques peuplades dont la férocité n’est pas différente de celle des bêtes, la plupart des Brasiliens reçoivent humainement les étrangers. On est même surpris de trouver dans leur traitement une ressemblance d’un village à l’autre, qui semble partir d’un fonds de société, Léry commence par faire observer que, si l’on doit aller plus d’une fois au même village, il faut choisir le moussacat, c’est-à-dire le père de famille chez lequel on veut loger constamment, parce que celui auquel on s’est d’abord adressé s’offenserait beaucoup qu’on le quittât pour en prendre un autre. À l’arrivée du voyageur qui se présente à sa porte, il le presse de s’asseoir dans un lit de coton suspendu en l’air, où il le laisse quelque temps sans lui dire un mot : c’est pour se donner le temps d’assembler ses femmes qui viennent s’accroupir à terre, autour du lit, les deux mains sur leurs yeux. Bientôt elles laissent tomber des larmes de joie ; et, sans cesser de pleurer, elles adressent mille choses flatteuses à leur hôte. « Que tu es bon ! que tu as pris de peine à venir ! que tu es beau ! que tu es vaillant ! que nous t’avons d’obligation ! que tu nous fais de plaisir ! etc. » Si l’étranger veut donner bonne opinion de lui, il doit répondre par des marques d’attendrissement. Léry assure qu’il a vu des Français réellement attendris du spectacle pleurer aussi ; mais il conseille à ceux qui n’ont pas le cœur si tendre de jeter du moins quelques soupirs. Après cette première salutation, le moussacat, qui s’est retiré dans un coin de la cabane, affectant de faire une flèche, ou quelque autre ouvrage, comme s’il ignorait ce qui se passe, revient vers le lit, demande à l’étranger comment il se porte, reçoit sa réponse, et lui demande encore quel sujet l’amène. On doit satisfaire à toutes les questions. Alors, si l’on est venu à pied, il fait apporter de l’eau, dont ses femmes lavent les pieds et les jambes au maïr : c’est le nom qu’ils donnent aux Européens. Ensuite il s’informe si l’on a besoin de boire ou de manger, si l’on répond qu’on désire l’un et l’autre, il fait servir sur-le-champ tout ce qu’il a de gibier, de volaille, de poisson et d’autres mets, avec la même abondance des breuvages du pays.

Veut-on passer la nuit dans le même lieu, non-seulement le moussacat fait tendre un bel inis blanc, mais, quoiqu’il fasse peu froid au Brésil, il prend prétexte de l’humidité de la nuit pour faire allumer autour du lit trois ou quatre petits feux, qui sont entretenus pendant le sommeil du maïr, avec une sorte de petit éventail nommé tatapécoun, fort semblable à nos écrans. « Le soir, ajoute Lery, qui parle encore de lui-même, pour ne rien souffrir de nuisible à notre repos, il fit éloigner tous les enfans. Enfin, se présentant à notre réveil, il nous dit, atour assaps, c’est-à-dire, parfaits alliés ; avez-vous bien dormi ? Nous répondîmes d’un air satisfait. « N’importe, répliqua-t-il, reposez-vous encore, mes enfans ; car je vis bien hier au soir que vous étiez extrêmement fatigués. » Comme c’est l’usage dans ces occasions qu’on leur fasse quelques présens, et que nous ne marchions jamais sans avoir chacun notre sac de cuir plein de petites marchandises qui nous servaient de monnaie d’or ou d’argent, nous fûmes libéraux à notre départ, c’est-à-dire que nous donnâmes au vieillard des couteaux, des ciseaux et des pincettes ; des peignes, des miroirs, des bracelets, et des boutons de verre aux femmes, et des hameçons pour la pêche, aux enfans. »

Léry se fait ici demander si, malgré toutes ces apparences de droiture et de bonté, il se croyait sans danger parmi des sauvages dont il connaissait la cruauté par d’autres preuves. Il répond : « Que, loin de trembler pour sa vie, il dormait parmi eux d’un profond sommeil ; que s’ils détestent leurs ennemis qu’ils assomment et qu’ils mangent, ils portent une extrême affection à leurs amis et leurs alliés ; que pour les garantir du moindre déplaisir, ils se feraient hacher en pièces ; enfin qu’il se croyait moins exposé chez les anthropophages du Brésil qu’on ne l’était alors en France, où les différens de religion semblaient autoriser la perfidie et le meurtre. »

Dans leurs maladies, les Brasiliens se traitent mutuellement avec des égards si tendres que, s’il est question d’une plaie, un voisin se présente aussitôt pour sucer celle d’un autre ; et tous les services de l’amitié sont rendus avec le même zèle. Outre diverses sortes de fièvres et d’infirmités communes aux autres peuples de l’Amérique méridionale, dont on a remarqué néanmoins que leur régime ou leur climat les défendent mieux, ils ont une maladie qui passe pour incurable, et que Léry n’attribue qu’au commerce des femmes. Il assure qu’ils la nomment pian, sans expliquer d’où leur vient ce nom, qui est celui du même mal dans d’autres parties de l’Amérique et dans les îles. La description qu’il en fait, et ses funestes communications, jettent un nouveau jour sur l’origine des maux vénériens en Europe. Avec les simples de leurs forêts et de leurs montagnes, les Brasiliens n’ont guère d’autre remède que l’abstinence ; ils ne donnent aucune sorte de nourriture aux malades.

Leurs funérailles consistent moins en cérémonies qu’en pleurs et en chants lugubres, qui contiennent l’éloge des morts. Ils les enterrent debout dans une fosse ronde, que Léry compare à un tonneau, les bras et les jambes pliés dans leurs jointures naturelles, et liés avec le corps. Si c’est un chef de famille, on enterre avec lui ses plumes, ses colliers, son inis et ses armes. Lorsque les habitations changent de lieu, ce qui arrive quelquefois sans autre raison que de changer d’air, chaque famille met sur les fosses de ses morts les plus respectés quelques pierres couvertes d’une grande herbe qui se nomme pindo, et qui se conserve long-temps sèche. Les sauvages n’approchent jamais de ces monumens sans pousser des cris.

On doit reconnaître pour un mérité particulier, dans un voyageur, l’attention qu’il a donnée aux langues étrangères, surtout à celles des nations les plus barbares, qui peuvent être regardées comme le simple ouvrage de la nature. Léry s’est distingué par ce soin. Non-seulement il avait appris la langue des Topinamboux, mais, ne se fiant point à l’étude d’une année, il s’aida du secours d’un interprète qui en avait passé sept ou huit avec ces peuples pour recueillir les observations qu’il nous a laissées ; et Laët en confirme l’exactitude par la comparaison qu’il se glorifie d’en avoir faite avec celle d’un Hollandais qui avait aussi vécu long-temps en différentes parties du Brésil. Ce n’est pas que la plupart des nations de cette grande contrée n’aient leur propre langue ; mais on a déjà remarqué que celle des Topinamboux est dominante. Laët y trouve un sujet d’étonnement qui s’explique par le prodigieux nombre de ces Américains, et par leurs fréquentes dispersions.

Premièrement, les pronoms substantifs sont, ché, moi ; te, toi ; ahé, lui ; orée, nous ; pée, vous ; aurahé, eux. La troisième personne du singulier ahé est masculin. Le féminin et le neutre sont , sans aspiration. Au pluriel, aurahé est pour les deux genres, et par conséquent peut être commun.

Ce que les grammairiens nomment verbe, s’appelle, en langue brasilienne, guengave.

L’auteur conjugue une partie du verbe substantif aïco, je suis ; ereico, tu es ; oico, il est ; oroico, nous sommes ; péico, vous êtes ; aurahéoico, ils sont.

Le temps imparfait, c’est-à-dire, qui n’est point encore accompli, parce qu’on peut être encore ce qu’on était alors, est désigné par aquoémé, qui signifie en ce temps-là. Aico aquoémé, j’étais alors ; ereico aquoémé, tu étais alors ; oico aquoémé, il était alors. Pluriel, oroico aquoémé, nous étions alors ; peico aquoémé, vous étiez alors ; aurahéoico aquoémé, ils étaient alors.

Temps parfaitement passé. On reprend le verbe oico, auquel on ajoute l’adverbe aquoémené, qui signifie temps jadis, temps accompli. Exemple dans un autre verbe : assa voussou gatou aquoé-mené, je l’ai aimé en ce temps-là.

Le futur d’aïco, je suis, est aïco iren, je serai ; c’est-à-dire qu’iren marque l’avenir, et qu’on ne fait que le répéter à chaque personne du verbe, et dans les deux nombres.

À l’impératif, oico, sois ; toico, qu’il soit ; oroico, que nous soyons ; tapoico, que vous soyez ; aurahétoico, qu’ils soient. Si l’on commande pour le présent, on ajoute taugo, qui signifie à l’instant.

L’optatif, aïco momen, que je serais volontiers ! et le reste en continuant d’ajouter momen.

Le participe, ré coruré, étant. Mais il ne peut guère être entendu seul ; on y ajoute les pronoms singuliers ou pluriels.

Le temps indéfini s’emploie pour l’infinitif.

Autre verbe : aiout, je viens, ou je suis venu ; ereiout, tu viens, ou tu es venu ; o-out, il vient, ou il est venu. Pluriel : oroiout, nous venons, ou nous sommes venus ; peiout, vous venez, ou vous êtes venus ; aurahéiout, ils viennent, ou ils sont venus ; aiout aquoémé, je venais alors ; aiout aquoémené, je vins , ou je suis venu en tel temps ; aiout iren, je viendrai. En un mot, nul verbe n’est conjugé sans un adverbe qui marque le temps. Eori ou eiot, viens ; emo out, fais-le venir. Au pluriel, peori ou peiot, venez. Les mots eiot et peiot ont le même sens ; mais eiot est plus civil entre les hommes, et peiot ne s’emploie que les bêtes. Ta iout, que je vienne ; teu umé,venant.

Noms des principales parties du corps. Remarquez que ché, qui signifie moi, est aussi le pronom possessif mon. Ché acan, ma tête ; ché avé, mes cheveux ; ché voua, mon visage ; ché nembi, mes oreilles ; ché sshua, mon front ; ché ressa, mes yeux ; ché tin, mon nez ; tourou, la bouche ; retoupavé, les joues ; redmiva, le menton ; redmiva avé, la barbe ; apé-cou, la langue ; ram, les dents ; aiouré, le cou ou la gorge ; asséoc, le gosier ; poca, la poitrine ; rocapé, le devant du corps en général ; atoucoupé, le derrière ; poni asoo, l’échine ; rousbony, les reins ; réviré, les fesses ; inuanponi, les épaules ; inua, les bras, papony, le poing ; , la main ; poncu, les doigts ; puyac, l’estomac ou le foie ; reguié, le ventre ; pourou assen, le nombril ; cam, les mamelles ; oup, les cuisses ; roduponam, les genoux ; poracé, les coudes ; retemeu, les jambes ; pouy, les pieds ; pussempé, les ongles des pieds ; ponampé, les ongles des mains ; cuy, le cœur ; eneg, le poumon ; eneg, l’âme, ou la pensée ; enegouere, l’âme après quelle est sortie du corps ; rencouem, l’anus. Parties naturelles, rementien, rapoupit.

Les articles pour la déclinaison des substantifs sont ché acan, ma tête ; te acan, ta tête ; y acan, sa tête ; oro acan, notre tête, pea can, votre tête ; aurahé acan, leur tête.

Léry ajoute plusieurs locutions ordinaires : Emiredu tata, allume le feu ; emo goap tata, éteins le feu ; ertout ché tata emiren, apporte de quoi allumer le feu ; emogi pira, fais cuire le poisson ; essessi, rôtis-le ; emoui, fais-le bouillir ; fa vécu ouy amo, fais de la farine ; emagip caouin amo, fais du caouin (c’est le nom de leur breuvage) ; coeinupe, va à la fontaine ; erout unichesué, apporte-moi de l’eau ; queré me ché remiou racoap, viens me donner à manger ; taié poié, que je lave mes mains ; taié iourou, que je lave ma bouche ; ché embouassi, j’ai faim ; nam ché iourou, je n’ai point d’appétit ; ché ussé, j’ai soif ; ché raïc, j’ai chaud, je sue ; ché rou, j’ai froid, ché racoup, j’ai la fièvre ; ché carocou asti, je suis triste. On remarque que carocou signifie proprement le soir, l’obscurité ; aicoceve, je suis dans l’embarras ; ché pourra oussoup, je suis mal ou pauvrement traité ; ché rocoup, je suis joyeux ; aico memovoh, je suis un objet de raillerie ; aico gatou, je suis dans une situation agréable ; ché reniac ossou, mon esclave ; ché remïboié, mon serviteur ; ché roïac, mon inférieur ; ché pouracassare, mon pêcheur, celui qui prend du poisson pour moi ; che mac, mon bien, ma marchandise, ce qui est à moi ; ché remimoguem, je l’ai fait, c’est mon ouvrage ; rerecouaré, une garde ; roubichac, chef, supérieur ; moussacat, père de famille, qui reçoit les passans ; querré muhau, vaillant, redoutable en guerre, teuten, fanfaron ; roup, père ; requeyt, frère aîné ; rebure, frère puîné ; renadire, sœur ; rure, fils d’une sœur, ou neveu ; tipet, fille d’une sœur ou nièce ; aiché, tante ; ai, ma mère, en lui parlant ; ché si, ma mère, en parlant d’elle ; ché rayt, ma fille ; ché rememynou, les enfans de mes fils et de mes filles. L’oncle se nomme roup, comme le père ; et le père donne les noms de fils et de filles à ses neveux et ses nièces. Mae, le ciel ; couarassi, le soleil ; iascé, la lune ; iassi tata oussoit, l’étoile du berger ; yassi tata miri, toutes les petites étoiles ; ubouy, la terre ; paranan, la mer ; uheté, eau douce ; uheen, eau salée, uheen, buho, eau saumâtre ; ita, pierre, métal, et tout ce qui sert de fondement pour les édifices ; aosa ita, pilier d’une maison ; yapuo ita, faîte d’une maison ; tura ita, poutre traversière ; igoura houy bairah, toute espèce de bois ; arapat, un arc ; arre, l’air ; arraïp, mauvais air ; amen, pluie ; amen poitou , temps tourné à la pluie ; toupen, tonnerre ; toupen verap, éclair ; ibecoitin, nuées, ou brouillards ; ibucture, montagne ; guoum, campagne, ou plat-pays ; tavé, village ; aoh, maison ; ohécouap, rivière, ou courant d’eau ; uhpaon, île entourée d’eau ; kaa, toutes sortes de bois et forêts ; kaapaou, bois au milieu d’une campagne ; kaaonan, habitans des bois ; igat, canot ou nacelle d’écorce qui contient trente ou quarante hommes ; y gureoussou, navire ; puissa-ouassou, filet de pêche ; ingua, grand bateau pour la pêche ; inquiei, bateau qui sert dans les inondations ; mocap, toutes sortes d’armes à feu ; mocap-coui, poudre à tirer ; oura, oiseau ; pira, poisson.

Les Brasiliens n’ont que cinq noms pour les nombres : augepé, 1 ; mocousin, 2 ; mossaput, 3 ; oïoueoudic, 4 ; écoimbo, 5. Lorsqu’ils ont plus de cinq à compter, ils montrent leurs doigts et ceux des assistans jusqu’au nombre dont ils veulent rendre compte.

De plusieurs dialogues que l’interprète de Léry prenait soin d’écrire on ne rapportera que les traits où leur tour d’expression est facile à démêler ; car la traduction en est toujours littérale. Léry se présente pour la première fois chez un sauvage, et l’interprète parle pour lui.

L’Américain. « Ere ioubé ? es-tu arrivé ? L’Interprète, Pa, aiout, oui, je suis arrivé. L’Amér. Thé ! augé nipo, que c’est bien fait ! Mara pé derera, comment te nommes-tu ? L’Interp. Léry-Oussou, une grosse huître. Sur quoi il faut remarquer que, les Topinamboux ne retenant aucun nom, s’il ne leur présente quelque idée qui leur soit familière, les Européens qui veulent entretenir commerce avec eux sont obligés de prendre celui de quelques substances du pays, et le hasard fit qu’en langue de la nation, Léry, joint à oussou, signifiait une grosse huître.

L’Amér. » Ere iocassopreneg ? as-tu laissé ton pays pour venir demeurer ici ? L’Interp. Pa ; oui. L’Amér. Eori deretani ovani repiaci, viens donc voir le lieu où tu demeureras. Ir indé repiac ! Aout ir indé repiat aout ! ché rairé Thé ! Ouereté Kevoji Lery-Oussou Ymeen ! le voilà donc venu par-deçà, mon fils Léry-Oussou ; le voilà qui nous a portés dans sa mémoire, ce cher fils , hélas ! Ere rout té caraméno ? as-tu porté ton sac ? L’Int. Pa arout, oui, je l’ai apporté. L’Amér. Maé pere rout te carameno puopé ? qu’as-tu apporté dans ton sac ? L’Int. A caub, des vêtemens. L’Améric. Mara vaé ? de quelle couleur ? L’Interp. Soboui été, bleu ; pirenk, rouge ; joup, jaune ; son, noir ; souboui-massou, vert ; pirienk, de plusieurs couleurs ; pégassou-avé, couleur de ramier ; tin, blanc. Par blanc ou tin on entend de la toile et des chemises. L’Amér. Maé pamo ? quoi encore ? L’Int. A cang aubéroupé, des chapeaux. L’Amér. Seta pé ? beaucoup ? L’Int. Itacoupéré ; tant, qu’on ne peut les nombrer. L’Amér. Aïpoguo ? est-ce tout ? L’Int. Etimen, non. L’Amér. Esse non bat, nomme donc tout. L’Interprète. Coromo, prends un peu de patience.

On nomma tout ce que le sauvage connaissait, et de son côté il fit le détail de ce qu’il pouvait offrir. Ensuite, s’adressant aux Américains qui l’accompagnaient, il leur tint paisiblement ce discours : « Ty ierobah apo ou ari, tenons-nous glorieux du monde qui nous cherche. Apo au aé maé gerre iendesué, c’est le monde qui nous donne ses biens. Ty réco gatou iendesué, il faut le traiter de manière qu’il soit content pour ses biens. Iporency été am réco iendesué, voilà de beaux biens qui s’offrent à nous. Ty mara gatou apoan apé, soyons à ce peuple-ci. Ty momourou mé maé gerre iendesué, ne faisons point de mal à ceux qui nous donnent de leurs biens. Ty poih apoaré iendesué, donnons-leur des biens pour vivre. Typorraca apoavé, travaillons pour leur apporter quelque proie. Yporraca signifie particulièrement quelque pêche. Tyrrout maé tyronum ani apé, apportons-leur tout ce que nous pourrons trouver. Tyre comremoich meïende maé recoussave, ne traitons pas mal ceux qui nous apportent de leurs biens. Pé porroinc accu mecharaire ouéh, ne soyez pas mauvais, mes enfans ; ta peré eo inmaé, afin que vous ayez des biens ; to erecoïh poaëte amo, et que vos enfans en aient. Niracoïh iendere mouën ma è pouair, nous n’avons point de biens de nos grands-pères. O pap cheramouën mae pouaire aitih, j’ai jeté tout ce que mon grand-père m’avait laissé ; apocu mahé ry oi jerobiah, me tenant glorieux des biens que le monde nous apporte ; jenderamouin resuié pyec potategué aven aire, ce que nos grands-pères voudraient avoir vu, et toutefois ne l’ont pas vu. Têh ! oip otarhetê ienderamouïn récohiaré té iendesué ! oh ! qu’il est heureux pour nous que des biens plus grands que ceux de nos grands-pères nous soient venus ! Iende porrau oussou vocare, c’est ce qui nous met hors de tristesse ; iendeco ouassou gerre, ce qui nous fait avoir de grands jardins. En sassi piram lenderé memy non ape, on ne fait plus de mal à nos petits enfans lorsqu’on les tond. Tyre coih aponau ienderoha gere ari, menons ces étrangers avec nous contre nos ennemis ; toere coig mocap o maé aé, qu’ils aient des arquebuses, qui sont leur propre bien venu d’eux. Mara mo sentem gatou merin amé ? pourquoi ne seraient-ils point forts ? Mémé taé morerobiarem, c’est une nation qui ne craint rien. Ty senanc apouau mar am iendé iron, éprouvons leur force lorsqu’ils seront avec nous. Mauré taé moretoar roupiaré, ce sont ceux qui vainquent les vainqueurs. Agné hé ouhé, tout ce que j’ai dit est vrai. »

Après cette harangue, le dialogue continue.

L’Américain. « Emourbeou deret anüchesué, parle-moi de ton pays et de ta demeure. L’Interprète. Augebé, derenqué escouredoub, c’est bien dit. Fais-moi d’abord des demandes. L’Am. Iach ; marapé deretani reré ? comment s’appelle ton pays et ta demeure ? L’Int. Rouen. L’Amér. Tau ouscoupé oumi ? Est-ce un grand village ? L’Interp. Pa, oui. L’Amér. Moboui pe reroupicha gatou ? combien avez-vous de seigneurs ? L’Int. Augepé, un seulement. L’Am. Marap sere ? comment se nomme-t-il ? L’Int. Henri second. L’Amér. Tere potène, voilà un beau nom. Mara pé perou pichau eta cuim ? pourquoi n’avez-vous pas plusieurs seigneurs ? L’Interp. Meroére chih gué, nons n’en avions pas plus, oré ramouin aré, dès le temps de nos grands-pères. L’Amér. Mara picaé pé ? comment vous en trouvez-vous ? L’Int. Oraicogue, nous en sommes contens ; orée mae gerre, nous sommes ceux qui ont des biens. L’Amér. Epé nocré coih péroupicha mac ? votre prince a-t-il beaucoup de biens ? L’Interp. Jeré coih, il en a beaucoup ; orré maé gerre, a hepé, tout ce que nous avons est à ses ordres. L’Américain. Oraïvi pé auge pé ? va-t-il à la guerre ? L’Int. Pa, oui. L’Amér. Mobouit ave pé-iouca ni mac ? combien avez-vous de villages ? L’Int. Seta gatou, plus que je ne puis dire. L’Amér. Nirosée nouih icho perte ? ne me les nommeras-tu point ? L’Interp. Ipoë copoï, il serait trop long. L’Amér. Iporrené pé paratani ? le lieu d’où vous êtes est-il beau ? L’Int. Iporrota gatou, il est fort beau. L’Amér. Eagoïe péperancé ? vos maisons sont-elles comme ici ? L’Interp. Oïcoé gatou, il y a grande différence. L’Amér. Matovaé ? comment sont-elles ? L’Interp. Ita gapé, elles sont toutes de pierre. L’Amér. Iouroussou pé ? sont-elles grandes ? L’Interp. Iouroussou gatou, fort grandes. L’Amér. Vate gatou pé ? sont-elles fort hautes ? L’Interp. Mahmo, merveilleusement. L’Amér. Eugaïa pé pet ancinim ? le dedans est-il comme ici ? L’Interp. Érimen, nullement. L’Amér. Esoé uonde rete renandau et a ichuesé, nomme-moi les choses apparentes au corps. » Ici l’on nomme en français toutes les parties dont on a donné les noms en topinambou ; et Léry observe avec admiration que l’interprète, sachant fort bien le grec, trouvait plusieurs mots de cette langue dans celle des Américains du Brésil.