Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVI/Troisième partie/Livre V/Chapitre II

CHAPITRE II.

Histoire naturelle des possessions espagnoles dans l’Amérique méridionale.

La méthode suivie par les auteurs de l’histoire des voyages, pour présenter le tableau des productions de la nature dans les vastes contrées que nous venons de décrire, est très-défectueuse. Ils ont rapporté successivement et isolément les observations de chaque voyageur sur les pays qu’il avait le plus fréquentés, sans comparer entre elles ces observations ; de sorte qu’il est résulté de cette marche de la confusion et des répétitions sans nombre. Les descriptions faites naïvement par un voyageur, lors même qu’elles ne sont pas exactes, se lisent avec un certain plaisir, quand elles se lient au récit de ses aventures ; mais, détachées de sa relation, elles n’offrent plus le même intérêt, parce qu’on ne s’aperçoit plus que de leurs défauts, dont le moindre est une excessive prolixité. Il a donc paru plus convenable, tant pour l’instruction que pour l’agrément du lecteur, de réunir sous un seul point de vue les différentes productions de la nature, disposées d’après les zones dans lesquelles elles croissent, et de décrire les plus importantes.

La température d’un pays est déterminée autant par son élévation du sol au-dessus de la mer que par sa distance de l’équateur. Ainsi, même dans les régions situées entre les tropiques, suivant qu’une contrée est plus ou moins élevée au-dessus de l’Océan, son climat est plus froid ou plus chaud : et la différence de niveau y produit trois zones de température bien tranchées : la chaude, la tempérée, et la froide.

C’est dans la zone chaude que croissent les palmiers et les bananiers, le manioc, la canne à sucre, le piment, l’indigo, l’aguacatier, l’ananas, le cacaoyer, le goyavier, le cotonier, le tamarinier, et d’autres végétaux non moins remarquables, ainsi que beaucoup d’arbres dont le bois sert à la teinture. Cette zone s’élève jusqu’à 500 toises au-dessus de l’Océan, et comprend tous les pays situés sur le bord de la mer dans la zone torride.

Indépendamment du cocotier ordinaire on y rencontre le maca, ou cocotier du Brésil, qui est commun dans l’isthme de Darien ; il n’a pas plus de dix pieds de hauteur. Il est couronné d’une sorte de guirlandes, qui sont défendues par des pointes longues et piquantes. Le milieu de l’arbre contient une moelle semblable à celle du sureau. Son fruit, de la grosseur d’une petite poire, croît en grappes ; sa couleur est d’abord jaune ; mais elle devient rougeâtre en mûrissant. Chaque fruit a un noyau : la chair, quoiqu’un peu aigre, est également agréable et saine. Les Indiens coupent souvent l’arbre, dans la seule vue d’en manger le fruit ; cependant, comme le bois en est dur, pesant, noir et facile à fendre, ils l’emploient ordinairement à construire leurs maisons. Les hommes en font aussi des têtes de flèches, et les femmes des navettes pour le travail du coton. On a naturalisé ce cocotier dans plusieurs des îles Antilles, où l’on vend ses fruits au marché. Les nègres les achètent pour en retirer une espèce de beurre, en écrasant la pulpe qui environne les coques des amandes, et les mettent dans des baquets pleins d’eau. Ils se servent de ce beurre pour accommoder différents mets. Il faut l’employer frais, car il rancit très-promptement.

Le bibby, autre espèce de palmier, qui tire ce nom d’une liqueur qu’il distille, est un arbre commun dans l’isthme et sur le continent ; son usage le rend précieux aux Indiens. Il a le tronc droit, mais si menu, que malgré sa hauteur qui va jusqu’à soixante-dix pieds, il n’est guère plus gros que la cuisse. Il est nu, arme de piquans comme le maca. Ses fruits sont ronds de couleur blanchâtre et de la grosseur des noix. Les Indiens en tirent une espèce d’huile, sans autre art que de les piler dans un grand mortier, de les faire bouillir et de les presser. Ensuite, écumant la liqueur à mesure qu’elle se refroidit, le dessus qu’ils enlèvent devient une huile très-claire, qu’ils mêlent avec les couleurs dont ils se peignent le corps. Dans la jeunesse de l’arbre, ils percent le tronc pour en faire découler, par une feuille roulée en forme d’entonnoir, la liqueur qu’ils nomment bibby : on l’en voit sortir à grosses gouttes. Le goût en est assez agréable mais toujours un peu aigre. Ils la boivent après l’avoir gardée un jour ou deux.

Le mamei a un tronc droit et sans branches, jusqu’à soixante-dix pieds de haut, et se termine par un grand nombre de rameaux, qui forment une vaste cime pyramidale Son fruit a la forme d’une poire. On en voit qui sont gros comme la tête d’un enfant : leur saveur est douce, aromatique et fort agréable.

La poire piquante de Waffer est le fruit du cactus, déjà décrit.

La mancenille est le fruit d’un arbre très-vénéneux, à qui son port et son feuillage donnent l’apparence d’un grand poirier. Il est très-élevé ; le bois en est si bien grainé, qu’on l’emploie dans les ouvrages de marqueterie ; cependant on ne peut le couper sans péril, et la moindre goutte de son suc produit une cloche sur le membre qu’elle touche. « Un Français de notre compagnie, dit Waffer, s’étant assis sous un de ces arbres, après une légère pluie, il en tomba sur sa tête et sur son estomac quelques gouttes d’eau, qui y formèrent de si dangereuses pustules, qu’on eut peine à lui sauver la vie. Il lui en resta des marques semblables à celles de la petite-vérole. » Cet arbre croît ordinairement sur le bord de la mer. Le fruit a une forme sphérique ; sa peau est lisse, d’un vert jaunâtre et rougeâtre ; il ressemble beaucoup à une pomme d’api. Cette apparence trompeuse, jointe à une odeur agréable, invite à le manger ; mais sa chair, spongieuse et mollasse, contient un suc laiteux et perfide qui, d’abord d’un goût fade, devient bientôt caustique, et brûle à la fois le palais, les lèvres et la langue.

Le mahot (hibiscus tiliaceus) croît dans les lieux humides. Son écorce est aussi claire que le canevas : si l’on en veut prendre un morceau, elle se déchire en lanières jusqu’au haut du tronc. Ces lanières sont minces, mais si fortes, qu’on en fait toutes sortes de câbles et de cordages. Waffer donne la méthode des Américains de l’isthme. « Ils commencent, dit-il, par ôter toute l’écorce de l’arbre et la mettre en pièces : ils battent ces pièces, les nettoient, les tordent ensemble, et les roulent entre leurs mains ou sur leurs cuisses, comme nos cordonniers font leur fil, mais beaucoup plus vite : c’est à quoi se réduit tout leur art. Ils en font aussi des filets pour pêcher le gros poisson. »

Les calebassiers sont de petits arbres dont les fruits charnus sont, par leur forme et leur grosseur, assez semblables à nos courges. Ils varient depuis deux pouces jusqu’à un pied de diamètre. Ils sont couverts d’une peau lisse et mince d’un jaune verdâtre ; sous cette peau est une coque dure et ligneuse, qui renferme une chair molle, jaunâtre, d’un goût piquant, d’une odeur vineuse. On prépare avec cette pulpe un sirop renommé surtout pour son efficacité dans les maux de poitrine. Les Indiens ont su profiter de la fermeté de la coque des fruits pour en fabriquer divers ustensiles de ménage : des vases, des seaux, des assiettes, des bouteilles, des cuillères , etc. Pour y parvenir, ils en polissent l’écorce, l’ornent de plusieurs couleurs vives, apprêtées dans la gomme d’acajou, et y tracent des figures d’une exécution étonnante de la part de gens qui n’ont aucun principe de dessin. Ces fruits, quand ils sont ainsi travaillés, prennent le nom de couis.

On trouve dans, ces pays des calebasses d’herbe, qui sont des espèces de courges dont la coque sert aux mêmes usages que celle du calebassier.

L’herbe à soie est l’yucca, qui croît en abondance dans les lieux humides : sa racine est pleine de nœuds ; ses feuilles, qui ont la forme d’une lame d’épée, sont quelquefois longues de deux aunes. Les Indiens coupent ces herbes, les font sécher au soleil, et les battent dans un morceau d’écorce pour les réduire en filets ; ensuite, les tordant comme ceux du mahot, ils en font des cordes pour les hamacs et pour la pêche. Cette espèce de soie est recherchée à la Jamaïque, où les Anglais la trouvent plus forte que leurs chanvres. Mais les femmes espagnoles en font des bas qu’elles vendent fort cher, et des lacets jaunes, dont les négresses des plantations se croient fort parées.

L’arbre nommé bois-léger tire son nom de son extrême légèreté, quoiqu’il soit de la grosseur ordinaire de l’orme. Son tronc est droit, et sa feuille ressemble beaucoup à celle du noyer. Il en faut une quantité surprenante pour la charge d’un homme. Waffer vit avec admiration que quatre petites planches de ce bois, liées avec des chevilles de maca, soutenaient sur l’eau deux ou trois hommes. Les Indiens emploient cette espèce de radeaux pour traverser les rivières ou pour la pêche, dans les lieux où ils manquent de canots. Ils ont un autre arbre, nommé bois blanc dans leur langue, dont la hauteur ordinaire est de dix-huit ou vingt pieds, et dont la feuille ressemble à celle du séné. Le bois en est fort dur, serré, pesant, et plus blanc qu’aucun bois de l’Europe. Il est d’un si beau grain, qu’il n’y a point d’ouvrage de marqueterie auquel il ne puisse être employé. Cet arbre ne se trouve que dans l’isthme du Panama.

Les bambous épineux croissent comme les ronces, et rendent impraticables les cantons qui s’en trouvent couverts. Une même racine produit à la fois vingt ou trente branches défendues par des pointes fort piquantes. Les bambous creux croissent jusqu’à trente ou quarante pieds de hauteur, avec une grosseur proportionnée. Le tronc a de distance en distance des nœuds qui contiendraient douze ou quinze pintes de liqueur. On emploie cet arbre à divers usages : ses feuilles ne ressemblent pas mal à celles du sureau.

Les bords de la mer, dans ces régions équatoriales, sont garnis de mangliers. Leur écorce est rouge, et peut servir à la teinture du cuir.

Parmi les plus grands et les plus gros arbres de cette zone, sont le caobo ou acajou , le cédrel, le baumier de Carthagène, l’arbre marie ou calaba. Le bois des premiers sert à fabriquer les canots, et particulièrement des champanes, sorte de barques que les habitans emploient pour leur commerce le long de la côte et sur les rivières. Le baumier et l’arbre marie distillent une liqueur résineuse de différente espèce ; l’une appelée huile-marie, et l’autre beaume-tolu, du nom d’un village autour duquel cet arbre croît en abondance.

Le gaïac et l’ébénier de montagne (bauhima acuminata) ont presque la dureté du fer. Les béjusques, plantes sarmenteuses et pliantes, sont très-propres à faire des liens. Une autre plante grimpante est le fevillea cordifolia, dont le fruit se nomme habilla, ou fève de Carthagène. C’est une baie grosse, sphérique, enveloppée d’une écorce dure, et contenant trois loges, qui renferment chacune plusieurs graines. On assure que ces graines sont le plus excellent de tous les antidotes contre la morsure de toutes sortes de serpens. Il suffit, disent les voyageurs, d’en manger immédiatement après la blessure pour arrêter aussitôt le cours du venin, et pour en dissiper tous les effets. C’est un préservatif comme un remède ; et cette opinion est si bien établie, que les chasseurs et les ouvriers ne vont jamais sur les montagnes sans en avoir pris un peu à jeun ; après quoi ils marchent et travaillent librement, comme si cette précaution les rendait invulnérables. L’habilla de Carthagène est chaude au plus haut degré ; aussi en mange-t-on si peu, que la dose ordinaire n’est que la quatrième partie d’un noyau ; et lorsqu’on l’a prise, il faut se bien garder de boire sur-le-champ aucune liqueur capable d’échauffer. Ulloa, qui donne ici son témoignage pour garant, fondé, dit-il, sur l’expérience, ajoute que ce fruit n’est point inconnu dans d’autres contrées de l’Amérique, et que ses vertus y sont même renommées, mais qu’il y porte le nom d’habilla de Carthagène, parce que c’est dans le terroir de cette ville qu’il croît avec toutes ses perfections.

La sensitive est très-commune sous les arbres et dans les bois.

Le climat de cette zone est trop humide et trop chaud pour l’orge, le froment et les autres grains de cette nature ; mais on y recueille quantité de maïs et de riz. Le maïs sert à faire le bollo, espèce de gâteau qui tient lieu de pain dans toutes ces contrées, et qui est blanc, mais fort insipide. Les Espagnols, comme les Indiens, n’ont pas d’autre méthode pour le faire que de laisser tremper quelque temps le maïs dans de l’eau fort pure, et de l’écraser ensuite entre deux pierres. À force de le broyer et de le changer d’eau, ils viennent à bout d’en séparer la peau et les autres corps étrangers, après quoi ils le pétrissent ; et, dans cet état, ils recommencent à le broyer entre deux pierres. Il ne reste alors qu’à l’envelopper dans des feuilles d’arbre, et qu’à le faire cuire à l’eau. Le grain ou le gâteau de bollo devient pâteux en vingt-quatre heures, et n’est bon que dans cet espace de temps. On peut le pétrir au lait, et peut-être en est-il meilleur ; mais jamais on ne parvient à le faire lever, parce que les liquides ne peuvent le pénétrer parfaitement. Il n’y a point de mélange qui puisse lui faire perdre sa couleur et son goût naturels.

Les patates, dont les camottes sont une variété fort estimée, et les ignames, fournissent aussi à la nourriture des habitants. Les papaies, les guanabanes, espèce de corossol, les limons et citrons de plusieurs variétés sont au nombre des fruits que produit ce climat.

Les Indiens indépendans cultivent mal le tabac. Ils se bornent à le semer dans leurs plantations, et, l’abandonnant à la nature, ils attendent qu’il soit sec pour le dépouiller de ses feuilles, qu’ils roulent en cordes de deux ou trois pieds de longueur, au milieu desquelles ils laissent un petit trou. Lorsqu’ils veulent fumer en compagnie, un petit garçon allume un bout du rouleau, et mouille l’autre pour empêcher qu’il ne brûle trop vite. Le fumeur met le bout mouillé dans sa bouche, comme on y met une pipe, et, soufflant par le trou, il pousse la fumée au visage de ceux qui l’environnent. Chacun a sous le nez un petit entonnoir qui sert à la recevoir, et pendant plus d’une demi-heure ils la respirent voluptueusement.

On retrouve dans ces pays le fromager, ou caïba, que nous avons décrit en parlant des arbres de la côte occidentale d’Afrique.

Du côté de Guayaquil, on emploie, pour enivrer le poisson, le suc du barbasco, qui parait être une espèce de molène. Les voyageurs décrivent sous le nom de vijahua une plante dont les feuilles sont si grandes, qu’elles pourraient servir de draps dans un lit. Elles n’ont pas de tige. Leur longueur ordinaire est de cinq pieds sur deux pieds et demi de largeur. Elles sont lisses et unies, avec une côte longitudinale, large de quatre à cinq lignes ; elles sont vertes en dedans, blanches en dehors, et couvertes d’une poussière fine et gluante. On s’en sert pour se construire sur-le-champ une hutte ; et on les emploie ordinairement à couvrir les maisons, à transporter le poisson, le sel, et toutes les marchandises que l’on veut garantir de l’humidité.

C’est encore dans cette région chaude inférieure que végètent les liliacées les plus odoriférantes, le cactus, et diverses plantes salines. Le jasmin à large fleur, et le datura en arbre, exhalent le soir leurs doux parfums dans les environs de Lima, et même dans les provinces qui, plus au sud, s’éloignent davantage de l’équateur. Dans les plaines basses du Pérou on voit aussi la poincillade ou fleur de paradis, et d’autres arbrisseaux à fleur qu’il serait trop long de détailler.

Au-dessus de la région des palmiers commence celle des fougères arborescentes et des quinquinas. Les premières cessent à 800 toises, tandis que les autres ne s’arrêtent qu’à 1,450. Dans cette région tempérée croissent les mélastomes, des passiflores en arbres aussi hauts que nos chênes d’Europe ; le lis Saint-Jacques, ou l’alstroëmeria, et d’autres liliacées. Le fuchsia, dont on admire la jolie fleur violette et rouge, et une foule d’autres belles plantes que l’on a transplantées en Europe ; enfin le figuier, le cherimolier, et d’autres arbres fruitiers. Le sol y est couvert, dans les lieux humides, de mousses toujours vertes, qui forment quelquefois des pelouses aussi brillantes que celles des prairies de l’Europe.

Le palmier à cire croît dans les régions tempérées ; on ne l’observe guère dans les plaines ; il ne commence à se montrer qu’à 900 toises, et on le voit jusqu’à 1,450 toises au-dessus de la mer. Son tronc, divisé par anneaux, atteint à la hauteur énorme de cent soixante à cent quatre-vingts pieds. Ses feuilles sont ailées, les folioles nombreuses, fendues à leur sommet, glabres, argentées en dessus, couvertes en dessous d’une substance pulvérulente qui s’élève par écailles argentées. Les régimes sont très-rameux, longs d’environ trois pieds. Les habitans de la montagne de Quindiu, dans les Andes, recueillent une matière résineuse très-abondante sur le tronc de cet arbre ; ils la fondent avec un tiers de suif, et en font des cierges et des bougies.

Les chênes, dans les régions équatoriales, ne commencent à paraître qu’au-dessus de 872 toises. Ces arbres seuls présentent quelquefois, dans ces régions, le tableau du réveil de la nature au printemps ; ils perdent toutes leurs feuilles : on les voit alors en pousser d’autres, dont la verdure se mêle à celle des vanilles qui croissent sur leurs branches. Entre les tropiques, les grands arbres, dont la longueur des troncs excède soixante à
quatre-vingt-dix, ne s’élèvent pas au delà du niveau de 1,385 toises. Depuis le niveau de la ville de Quito, les arbres sont moins grands, et leur élévation n’est pas comparable à celle que les mêmes espèces atteignent dans les climats les plus tempérés. À 1,796 toises, cesse presque toute végétation en arbres ; mais, à cette hauteur, les arbrisseaux deviennent d’autant plus communs ; plusieurs belles plantes, telles que les calcéolaires, dont la corolle est de couleur dorée, y émaillent agréablement la verdure des pelouses. Plus haut, sur le sommet de la Cordillière, se trouve l’arbre escalonia tubar, qui étend ses branches en forme de parasol, et le wintera, ou cannelier du Pérou. Sous le climat froid et constamment humide de ces hauteurs, que les Indiens nomment Paramos à Quito, et Puna à Lima, croissent des arbrisseaux dont le tronc court et noir se divise en une infinité de branches couvertes de feuilles coriaces et luisantes, et qui ont le port du myrte.

La canne à sucre réussit quelquefois à 1,250 toises d’élévation ; la culture du froment commence à 500 toises, mais elle n’est assurée qu’à 250 toises plus haut, et jusqu’à 1000 toises il croît vigoureusement.

Les autres céréales de l’Ancien-Monde se cultivent aussi dans cette zone, où l’on trouve de même les arbres fruitiers que les Espagnols ont apportés, tels que poiriers, pêchers, orangers, vignes et autres. On y remarque encore plusieurs plantes intéressantes, que nous allons passer en revue.

Dans toute la province de Quito, on donne le nom de guabas à un fruit qu’on appelle pacaès dans tout le reste du Pérou ; c’est l’acacia à fruit sucré (mimosa inga). Sa cosse, longue d’environ quatorze pouces, est d’un vert foncé, et toute couverte d’un duvet qui est doux lorsqu’on y passe la main du haut en bas, et rude au contraire en remontant. Ses cavités sont remplies d’une moelle spongieuse et légère, de la blancheur du coton. Cette moelle renferme des pepins noirs d’une grosseur démesurée, puisqu’ils ne laissent autour d’eux qu’une ligne et demie d’espace à la moelle, qui fait d’ailleurs un jus frais et doux. La grenadille du Pérou a, comme ailleurs, la forme d’un œuf de poule, mais elle est plus grosse.

La frutille, ou fraise du Pérou et du Chili, est fort différente des fraises de l’Europe, non-seulement par sa grandeur, qui est d’un bon pouce de long sur huit lignes de diamètre, mais encore par son goût, qui est plus aqueux, sans être moins agréable. Aussi renferme-t-elle beaucoup plus de suc. Cependant la plante ne diffère des nôtres que par les feuilles, qui sont un peu plus grandes.

L’oca est la racine de l’oxalis tuberosa, longue de deux ou trois pouces, et grosse d’environ six lignes dans une partie de sa longueur ; car elle forme divers nœuds qui la rendent inégale et tortue. Elle est couverte d’une peau mince, jaune dans quelques-unes, et rouge dans d’autres, ou mêlée quelquefois de ces deux couleurs. Cette racine se mange, et a le goût de la châtaigne, avec cette différence commune aux fruits de l’Amérique, qu’elle est douce. Elle se mange bouillie ou frite. On en fait des conserves au sucre, qui passent pour délicieuses dans le pays.

Le quinoa est une espèce d’anserine (chenopodium quinoa), dont les feuilles se mangent comme les épinards ou l’oseille, et la graine comme le millet ou le riz. On fait avec la graine une bière très-agréable.

La fameuse plante qui se nomme la coca, et qui était autrefois particulière à quelques cantons du Pérou, est aujourd’hui fort commune dans toutes ses provinces méridionales, par le soin que les Indiens prennent de la cultiver. Elle croît même dans le Popayan : mais jusque aujourd’hui la province de Quito n’en produit point, et ses habitans en font peu de cas, tandis que tous les Péruviens la préfèrent aux pierres précieuses. C’est l’erytroxylon peruvianum, arbrisseau fort rameux, qui s’entrelace aux autres plantes : la feuille en est fort lisse, et longue d’environ un pouce et demi. Les Américains la mâchent mêlée en portion égale avec une sorte de craie ou de terre blanche qu’ils nomment mambi. Ils crachent d’abord ; mais ensuite ils avalent le jus avec leur salive, en continuant de mâcher la feuille et de la tourner dans leur bouche jusqu’à ce qu’elle cesse de rendre du jus. Elle leur tient lieu de toute nourriture aussi long-temps qu’ils en ont ; et, quelque travail qu’ils fassent, ils ne souhaitent pas d’autre soulagement. L’expérience fait voir, en effet, que cette herbe les rend vigoureux, et qu’ils s’affaiblissent lorsqu’elle leur manque : ils prétendent même qu’elle raffermit les gencives et qu’elle fortifie l’estomac. La meilleure est celle qui croît aux environs de Cusco. Il s’en fait un grand commerce, surtout dans les lieux où l’on exploite les mines ; car les Américains ne peuvent travailler sans cet aliment, et les propriétaires des mines leur en fournissent la quantité qu’ils désirent, en rabattant sur leur salaire journalier. Ulloa s’est persuadé à tort que le coca était la même plante que le bétel des Indes.

Dans le Popayan, il se trouve des arbres d’où l’on voit distiller sans cesse une sorte de gomme ou de résine que les habitans nomment mopamopa. Elle sert à faire toutes sortes de laques ou de vernis sur bois ; et ce vernis est non-seulement si beau, mais si durable qu’il ne peut être détaché, ni même terni par l’eau bouillante. La manière de l’appliquer est fort simple. On met dans la bouche un morceau de la résine, et l’ayant délayé avec la salive, on y passe le pinceau ; après quoi il ne reste qu’à prendre la couleur qu’on veut avec le même pinceau, et qu’à la coucher sur le bois, où elle forme un aussi bel enduit que ceux de la Chine. Les ouvrages que les Américains font dans ce genre sont fort recherchés.

C’est sur les paramos que croît la contrayerva, espèce de dorstenia, plante fameuse parce qu’on la regarde non-seulement comme un remède assuré contre toute sorte de poisons, mais aussi comme une panacée universelle. Elle s’élève peu de terre, mais elle s’étend, beaucoup plus à proportion : ses feuilles sont longues de trois à quatre pouces, sur un peu plus d’un pouce de large, épaisses, veloutées en dehors, et d’un vert pâle. En dedans, elles sont lisses et d’un vert plus vif. De chaque bourgeon naît une grande fleur composée de fleurs plus petites, qui tirent un peu sur le violet. C’est sa racine que l’on emploie.

Une autre plante qui ne mérite pas moins d’observation, est la calaguala : c’est une espèce d’aspidium ou petite fougère qui croît dans les lieux que le froid et les neiges continuelles rendent stériles, ou dont le sol est sablonneux. Sa hauteur est de sept ou huit pouces ; ses tiges se font jour au travers du sable ou des pierres, n’ont que deux ou trois lignes d’épaisseur, sont noueuses et couvertes d’une pellicule qui se détache d’elle-même lorsqu’elle est sèche. On fait usage de la racine comme apéritive et sudorifique. On remarque néanmoins que, sur les paramos, elle n’est pas de si bonne qualité que dans les autres parties du Pérou ; aussi la recherche-t-on moins. Les feuilles en sont fort petites.

Dans les lieux où il ne croît que du petit jonc, et où la terre ne peut recevoir aucune semence, on trouve un arbre que les habitans du pays nomment quinoal, dont la nature répond à la rudesse du climat. Il est de hauteur médiocre, touffu, d’un bois fort, et la feuille même est épaisse dans toute sa longueur : sa couleur est un vert foncé. Quoique cet arbre porte à peu près le même nom que la graine dont on a parlé sous celui de quinoa, elle n’en vient point, et ces plantes n’ont rien de commun avec lui.

Le même climat est ami d’une petite plante que les Américains nomment dans leur langue bâton de lumière. Sa hauteur ordinaire est d’environ deux pieds : elle consiste, comme la calaguala, en plusieurs petites tiges qui sortent de la même racine, droites et unies jusqu’à leur sommet, où elles poussent de petits rameaux qui portent des feuilles fort minces. On coupe cette plante fort près de terre, où son diamètre est d’environ trois lignes ; on l’allume, et, quoique verte, elle répand une lumière qui égale celle d’un flambeau, sans demander d’autre soin que celui d’en séparer le charbon qu’elle fait en brûlant.

L’algarroba ou algorova est le fruit d’un arbre légumineux de même nom : on en nourrit toute sorte de bestiaux. Il est blanchâtre, entremêlé de petites taches jaunes ; ses cosses ont quatre ou cinq pouces de long sur environ quatre lignes de large. Non-seulement cette nourriture fortifie les bêtes de charge, mais elle engraisse extrêmement les bœufs et les moutons ; et l’on assure même qu’elle donne à leur chair un excellent goût, qu’il est facile de distinguer.

On a parlé plusieurs fois de l’herbe du Paraguay, comme de la principale richesse des Espagnols et des Indiens qui appartiennent à cette province. C’est du P. Charlevoix, historien de ce pays, qu’il faut emprunter ici des lumières, puisque, ayant tiré les siennes des missionnaires, on ne peut rien supposer de plus exact et de plus fidèle. Tout en est curieux, jusqu’à son prélude. « On prétend, dit-il, que le débit de cette herbe fut si considérable, et devint une si grande source de richesses, que le luxe s’introduisit bientôt parmi les conquérans du pays, qui s’étaient trouvés réduits d’abord au pur nécessaire. Pour soutenir une excessive dépense, dont le goût va toujours- croissant, ils furent obligés d’avoir recours aux habitans assujettis par les armes, ou volontairement soumis, dont on fit des domestiques et bientôt des esclaves. Mais, comme on ne les ménagea point, plusieurs succombèrent sous le poids d’un travail auquel ils n’étaient point accoutumés, et plus encore sous celui des mauvais traitemens dont on punissait l’épuisement de leurs forces plutôt que leur paresse : d’autres prirent la fuite, et devinrent les plus irréconciliables ennemis des Espagnols. Ceux-ci retombèrent dans leur première indigence, et n’en devinrent pas plus laborieux. Le luxe avait multiplié leurs besoins ; ils n’y purent suffire avec la seule herbe du Paraguay : la plupart même n’étaient plus en état d’en acheter, parce que la grande consommation en avait augmenté le prix. »

Cette herbe, si célèbre dans l’Amérique méridionale, est la feuille d’un arbre de la grandeur d’un pommier moyen : son goût approche de la mauve, et sa forme est à peu près celle de l’oranger. Elle a aussi quelque ressemblance avec la feuille de la coca du Pérou ; mais elle est plus estimée au Pérou même, où l’on en transporte beaucoup, principalement dans les montagnes, et dans tous les lieux où l’on travaille aux mines. Elle s’y transporte sèche et presque réduite en poussière. Jamais on ne la laisse infuser long-temps, parce qu’elle rendrait l’eau noire comme de l’encre. Le nom générique en Indien est caa, et on en distingue trois sortes, sous les noms de caacuy, caamini et caaguazu, ou yerva de palos.

Le caacuy est le premier bouton qui commence a peine à déployer ses feuilles. Le caamini est la feuille qui a toute sa grandeur, et dont on tire les côtes ayant que de les faire griller : si les côtes y restent, on l’appelle caaguazu ou palos. Les feuilles qu’on a grillées se conservent dans des fosses creusées en terre, et couvertes d’une peau de vache. Le caacuy ne peut se conserver aussi long-temps que les deux autres espèces, dont on transporte les feuilles au Tucuman, au Pérou, et même en Espagne ; il souffre difficilement le transport : on assure même que cette herbe, prise sur les lieux, a je ne sais quelle amertume qu’elle n’a point ailleurs, et qui augmente sa vertu comme son prix.

La grande fabrique de cette herbe est à la Villa ou la nouvelle Villaricca, qui est voisine des montagnes de Maracayn, situées à l’orient du Paraguay, vers les 25° 25′ de latitude australe. On vante ce canton pour la culture de l’arbre ; mais ce n’est point sur les montagnes qu’il y croît, c’est dans les fonds marécageux qui les séparent. On en tire pour le Pérou jusqu’à cent mille arrobes, de vingt-cinq livres seize onces de poids, et le prix de l’arrobe est de sept écus de France. Cependant le caacuy n’a point de prix fixe, et le caamini se vend le double du caaguazu. Les peuples établis dans les provinces d’Uraguay et de Parana, sous le gouvernement des jésuites, ont semé des graines de l’arbre, qu’ils ont apportées de Maracayu, et qui n’ont presque pas dégénéré. Elles ressemblent à celles du lierre ; mais ces nouveaux chrétiens ne font point d’herbe de la première espèce ; ils gardent le caamini pour leur usage, et vendent le caaguazu ou palos pour payer le tribut qu’ils doivent à l’Espagne.

Les Espagnols croient trouver dans cette herbe un remède ou un préservatif contre tous leurs maux. Personne ne disconvient qu’elle ne soit apéritive et diurétique. On raconte que, dans les premiers temps, quelques-uns en ayant pris avec excès, elle leur causa une aliénation totale des sens, dont ils ne revinrent que plusieurs jours après ; mais il paraît certain qu’elle produit souvent des effets fort opposés entre eux, tels que de procurer le sommeil à ceux qui sont sujets à l’insomnie, et de réveiller ceux qui tombent en léthargie, d’être nourrissante et purgative. L’habitude d’en user la rend nécessaire ; et souvent même on a de la peine à se contenir dans un usage modéré, quoiqu’on assure que l’excès enivre et cause la plupart des incommodités qu’on attribue aux liqueurs fortes.

L’infusion de l’herbe du Paraguay se nomme maté au Pérou. Pour la préparer, on en met une certaine quantité dans une coupe de calebasse, ornée d’argent, qu’on appelle aussi maté ou totumo, ou calabacito. On jette dans ce vase une portion de sucre, et l’on verse un peu d’eau froide sur le tout, afin que l’herbe se détrempe : ensuite on remplit le vase d’eau bouillante ; et comme l’herbe est fort menue, on boit par un tuyau assez grand pour laisser passage à l’eau, mais trop petit pour en laisser à l’herbe. À mesure que l’eau diminue, on la renouvelle, ajoutant toujours du sucre, jusqu’à ce que l’herbe cesse de surnager. Alors on met une nouvelle dose d’herbe. Souvent on y mêle du jus d’orange amère, ou de citron, et des fleurs odoriférantes. Cette liqueur se prend ordinairement à jeun ; cependant plusieurs personnes en prennent aussi dans l’après-dînée. Il se peut que l’usage en soit salutaire ; mais la manière de la prendre est extrêmement dégoûtante ; quelque nombreuse que soit une compagnie, chacun boit par le même tuyau, et tour à tour, faisant ainsi passer le maté de l’un à l’autre. Les chapetons ne font pas grand cas de cette boisson ; mais les créoles en sont passionnément avides. Jamais ils ne voyagent sans une provision d’herbe du Paraguay, et ne manquent point d’en prendre chaque jour, la préférant à toutes sortes d’alimens, et ne mangeant qu’après l’avoir prise.

On trouve au Pérou et au Chili le mollé ou poivrier d’Amérique, que les habitans de ce dernier pays nomment hovighan. Quand on déchire ses feuilles, il en sort un suc laiteux, gluant et visqueux, qui a une odeur moyenne entre le poivre et le fenouil, et qui s’échappe par jets ; de sorte que, lorsque l’on en met les morceaux sur l’eau, ils reçoivent à chaque instant une impulsion qui les fait changer de place, ce qui étonne les personnes qui n’en sont pas instruites. Il suinte de son écorce une liqueur résineuse ou gommo-résineuse très-odorante, qui devient concrète à l’air. On dit que l’écorce sèche, réduite en poudre, est propre à raffermir les gencives et les dents, et à déterger les ulcères. La pulpe des fruits, qui sont gommeux et doux au goût y écrasée dans l’eau, forme une boisson très-délicate qui devient vineuse et ensuite acide.

Les vignes du Pérou et du Chili sont très-productives ; mais on y met le vin dans des cruches de terre, et on les enduit d’une sorte de résine, dont le goût, joint à celui des peaux de boucs dont on se sert ensuite pour le transporter, lui donne une saveur amère semblable à celle de la thériaque, et une odeur à laquelle on ne s’accoutume point facilement.

Les fruits du Chili viennent sans beaucoup de culture : on n’y greffe point les arbres. Cependant la quantité de poires et de pommes, dont on n’y est redevable qu’à la nature, fait trouver de la peine à comprendre comment ces arbres, qui n’y étaient pas connus avant la conquête, ont pu se multiplier jusqu’à cette excessive abondance. On voit des campagnes entières d’une espèce de fraisiers déjà décrits. Les champs y sont remplis de toutes espèces de légumes, dont quelques-unes, telles que les navets, les patates, la chicorée, etc., y croissent même naturellement.

Les herbes aromatiques de notre climat, telles que le petit baume, la mélisse, la tanaisie, la camomille, la menthe, la sauge, y couvrent toutes les terres. On y distingue une petite espèce de sauge qui s’élève en arbrisseau, dont la feuille ressemble un peu au romarin. Les collines sont embellies de rosiers qui n’ont point été plantés, et l’espèce la plus fréquente y est sans épines. On voit aussi dans les campagnes une sorte de lis que les habitans nomment ligtu. Il s’en trouve de différentes couleurs, et des six feuilles qui composent la fleur, il y en a toujours deux panachées. La racine de l’ognon de cette fleur donne une farine très-blanche dont on fait des pâtes de confitures.

On cultive dans les jardins le datura en arbre et le quinchamali, espèce de santoline dont la petite fleur est jaune et rouge. Il y a quantité de plantes médicinales particulières au pays. Les herbes de teinture n’y sont pas moins abondantes ; telle est le reilbon, espèce de garance qui a la feuille plus petite que la nôtre, et dont ils font cuire la racine pour teindre en rouge. Le poquell est une sorte de souci, qui ne teint pas moins parfaitement en jaune. L’anil du Chili est une espèce d’indigo qui teint en bleu. La teinture noire se fait avec la tige et la racine du panqué, dont la feuille est semblable à celle de l’acanthe. Lorsque la tige est rougeâtre, on la mange crue pour se rafraîchir ; elle est d’ailleurs fort astringente : bouillie avec le maki et le gouthiou, arbrisseau du pays, la teinture qu’elle donne en noir est non-seulement très-belle, mais elle ne brûle point les étoffes comme les noirs de l’Europe. Cette plante ne se trouve que dans les lieux marécageux.

Les forêts sont pleines d’arbres aromatiques, tels que différentes espèces de myrtes ; une sorte de laurier dont l’écorce a l’odeur du sassafras ; le boldu dont la feuille jette l’odeur de l’encens, et dont l’écorce tient un peu du goût de la cannelle ; c’est le cannelier drymis.

Le licti est un arbre fort commun au Chili, dont l’ombre fait enfler tout le corps à ceux qui dorment dessous. Frézier en fut convaincu par l’exemple d’un officier français ; mais le remède n’est pas difficile : c’est une herbe nommée pelboqui, espèce de lierre terrestre qu’on pile avec du sel, et dont il suffit de se frotter pour dissiper l’enflure. L’écorce du peumo en décoction est d’un grand soulagement dans l’hydropisie : cet arbre porte un fruit rouge de la forme d’une olive ; son bois peut servir à la construction des vaisseaux ; mais le meilleur du pays pour cet usage est une espèce de chêne dont l’écorce, comme celle de l’yeuse, est un liége. Les bords de la rivière de Biobio sont couverts de cèdres, qui peuvent servir non-seulement à toute sorte de constructions, mais même à faire de très-bons mâts. Cependant la difficulté de les transporter par la rivière, dont l’embouchure n’a point assez d’eau pour un navire, les rend inutiles.

Aux environs de Valparaiso, les montagnes, quoique fort sèches par la rareté des pluies, produisent quantité d’herbes dont on vante les vertus. La plus renommée est le cachalingua, espèce de petite centaurée plus amère que celle de France ; elle passe pour un excellent fébrifuge. La vira verda est une sorte d’immortelle dont l’infusion, éprouvée par un chirurgien français, guérit de la fièvre tierce. L’unoperquen est un séné tout-à-fait semblable à celui qui nous vient du Levant. L’alvaquilla, nommé culen par les Américains, est un arbrisseau dont la feuille a l’odeur du basilic, et contient un baume d’un grand usage pour les plaies. Frézier en vit des effets surprenans. Sa fleur est longue, disposée en épi, de couleur blanche tirant sur le violet. Un autre arbrisseau, nommé havillo, différent de la habilla du Tucuman, n’est pas moins célèbre par les mêmes vertus : il a la fleur du genêt, la feuille très-petite, d’une odeur forte qui tient un peu de celle du miel, et si pleine de baume, qu’elle en est toute gluante.

Aux environs de Coquimbo, on voit une espèce de ceterach, que les Espagnols ont nommée doradilla, dont la feuille est toute irisée, et dont on vante beaucoup la décoction pour purifier le sang, et surtout pour rétablir un voyageur des fatigues d’une longue marche. On cultive aussi une espèce de citrouille nommée lacatoya, qu’on fait ramper sur le toit des maisons, et qui dure toute l’année : de sa chair on fait une excellente confiture. Là commence à croître un arbre qui ne se trouve nulle part au Chili, et que Frézier croit particulier au Pérou : il le nomme lucumo. « Sa feuille, dit-il, ressemble un peu à celle de l’oranger, et son fruit beaucoup à la poire qui contient la graine du floripondio. » Dans sa maturité, l’écorce est un peu jaunâtre, et la chair fort jaune, à peu près du goût et de la consistance du fromage frais.

L’on ne doit pas omettre de dire que si l’Ancien Monde a donné à la zone tempérée de l’Amérique méridionale le froment, la vigne, et divers arbres fruitiers, cette zone lui a, de son côté, fait don de plusieurs végétaux précieux, tels que le topinambour, la capucine, la pomme de terre.

La capucine, annuelle dans notre climat, est vivace dans son pays natal, elle demeure verte et fleurit toute l’année dans une température chaude.

La pomme de terre est citée par Zarate, qui avait été trésorier au Pérou en 1544, et qui a écrit l’histoire de la conquête.

Pierre Cieça de Léon, qui suivit la carrière des armes sous Pizarre, passa dix-sept ans dans le Pérou, et commença dès 1541 à écrire à Popayan. Sa chronique du Pérou décrit ainsi la pomme de terre : « Dans le voisinage de Quito, les habitans, outre le maïs, cultivent une espèce de plante de laquelle ils se nourrissent principalement ; ils la nomment papas ; ce sont des racines à peu près semblables à des truffes, mais sans écorce ou enveloppe particulière, qui se mangent cuites comme les châtaignes ; on les sèche au soleil pour les conserver, sous le nom de chumo. »

Au-dessus de la zone tempérée, c’est-à-dire de 1,030 à 2,100 toises, commence la région où l’on ne trouve plus que des plantes basses qui ressemblent à celles des Alpes en Europe ; plusieurs ont de même de fort belles fleurs. Plus haut, et jusqu’à 2,500 toises, l’on ne voit plus que des graminées. Ces plantes disparaissent successivement, et font place aux mousses et au lichens qui couvrent la terre et les rochers jusqu’aux limites des neiges perpétuelles ; quelques-unes semblent même se cacher sous les glaces, qui ne fondent jamais.

Considérons maintenant les animaux qui vivent dans les diverses régions que nous venons de passer en revue.

On trouve dans la zone chaude, depuis le niveau de la mer jusqu’à 500 toises de hauteur, le tapir, que les Portugais nomment anta ou dante, et qui est un des plus grands quadrupèdes de l’Amérique méridionale, quoiqu’il n’ait que trois pieds et demi de haut et six pieds de long. Par sa forme générale il se rapproche du cochon, mais il en diffère sous des rapports essentiels : la couleur de sa peau et de son pelage est d’un brun foncé ; il a une crinière de poils noirâtres d’un pouce et demi de hauteur ; sa tête est fort grosse : ses oreilles sont presque rondes, ses yeux petits ; son groin est terminé par une espèce de trompe d’un pouce et demi de diamètre ; il peut l’allonger d’un demi-pied, et même la tourner de côté pour prendre ce qu’on lui présente. Les jambes du tapir sont courtes et fortes ; les pieds de devant ont quatre doigts, les pieds de derrière n’en ont que trois. La queue mérite à peine ce nom ; ce n’est qu’un tronçon gros et long comme le petit doigt, et de couleur de chair en-dessous. Le tapir est un animal solitaire ; il vit dans l’épaisseur des grands bois, et fuit le voisinage des lieux habités. Il fréquente volontiers les lieux marécageux, et il aime à se baigner dans les rivières et les lacs ; mais il a constamment son gîte dans les collines. Il ne fait pas entendre d’autre cri qu’un sifflement grêle. Il se nourrit pour l’ordinaire de fruits sauvages, de rejetons et de pousses tendres. Il est d’un naturel doux et assez timide ; cependant il se défend très-bien, et tue souvent les animaux qui l’attaquent. On dit même que, si le jaguar se jette sur le tapir, celui-ci l’entraîne à travers les parties les plus épaisses des forêts, jusqu’à ce qu’il l’ait brisé en le faisant passer par les espaces les plus étroits. Le tapir s’apprivoise aisément, reconnaît son maître et le suit. Sa chair est grossière, sèche et de mauvais goût. Son cuir est fort et solide. Les Espagnols ont appelé le tapir la grande bête.

Les forêts des régions chaudes servent de retraites aux alouates, aux coaïtas, aux micos, et à un grand nombre d’autres singes.

Les singes sont le gibier le plus ordinaire et le plus recherché des peuples sauvages. Lorsqu’ils ne sont pas chassés ni poursuivis, ils ne marquent aucune crainte à l’approche de l’homme ; et c’est à quoi les sauvages reconnaissent, quand ils vont à la découverte des terres, si le pays qu’ils visitent est neuf, ou n’a pas été fréquenté par des hommes. Dans le cours de sa navigation sur l’Amazone, La Condamine vit un si grand nombre de singes, en ouït nommer tant d’espèces, qu’il renonce à en faire l’énumération. Il y en a, dit-il, d’aussi grands qu’un lévrier, d’autres aussi petits qu’un rat, c’est-à-dire, plus petits que les sapajous, et difficiles à apprivoiser, dont le poil est long et lustré, ordinairement couleur de marron, et quelquefois moucheté de fauve ; ils ont la queue deux fois aussi longue que le corps, la tête petite et carrée, les oreilles pointues et saillantes comme les chiens et les chats, et non comme les autres singes, avec lesquels ils ont peu de ressemblance, ayant plutôt l’air et le port d’un petit lion : on les nomme pinches à Maynas, et tamarins à Cayenne. L’académicien en eut plusieurs qu’il ne put conserver. Ils sont de l’espèce appelée sahuins dans la langue du Brésil, et par corruption, en français sagouins. Le gouverneur du Para en fit présent d’un à La Condamine, et c’était l’unique de son espèce qu’on eût vu dans le pays : le poil de son corps était argenté et de la couleur des plus beaux cheveux blonds ; celui de sa queue était d’un marron lustré, approchant du noir. Il avait une autre singularité plus remarquable encore : ses oreilles, ses joues et son museau étaient teints d’un vermillon si vif, qu’on avait peine à se persuader que cette couleur fût naturelle.

Le jaguar, le gougouar, le chibiguazou, l’aira, l’yaguaroundi, l’ocelot, et d’autres animaux féroces font la chasse aux cabiais, aux agoutis, aux pacas, aux cobayas, aux petits cerfs et aux fourmiliers. On y voit aussi le pécari et le tajassu, les tatous et les paresseux ; des sarigues, des coatis et des zorilles. Plusieurs voyageurs parlent de ces derniers sous le nom de renards puans.

Le tatou a reçu des Espagnol le nom d’armadille. Ce singulier petit animal, de la grosseur d’un lapin, est couvert d’un test écailleux et dur, formé dans l’épaisseur de la peau, et consistant en une plaque sur le front, un vaste bouclier situé sur les épaules, et composé de petits compartimens disposés par rangées transversales, en bandes de semblables plaques, mais mobiles, et dont le nombre varie de trois à douze, suivant les espèces ; en un bouclier sur la croupe, très-analogue à celui des épaules ; en anneaux plus ou moins nombreux sur la queue. La peau du dessous du corps est remplie de verrues écailleuses, d’où naît une assez grande quantité de longs poils. Ces mêmes verrues tapissent aussi les quatre jambes, mais y deviennent plus rapprochées et plus écailleuses, de sorte que les quatre pieds sont entièrement couverts de fortes écailles. Le tatou a le museau assez pointu, les oreilles passablement grandes, les yeux petits, les jambes courtes et grosses. Il se creuse des terriers. Quelques espèces de tatous ne sortent que la nuit, et, lorsqu’ils entendent du bruit, ils se réfugient dans leur trou. Lorsque ces animaux sont poursuivis, et qu'ils ne reconnaissent plus de moyen de salut dans la fuite, ils retirent leur tête et contractent tout leurs corps pour le mettre en boule. Ils vivent de racines et d’insectes. Les Indiens et les nègres en mangent la chair, qu’ils trouvent excellente.

Le paresseux, nommé aussi perico ligero (pierrot léger), par ironie, pour marquer son extrême lenteur, est de la grosseur d’un chat ; son poil est grossier, raide, sec, marqué de taches blanches et brunes. La lenteur excessive de cet animal l’a fait remarquer par les voyageurs. Il a tant d’aversion pour le mouvement, disent-ils, qu’il ne quitte la place où il se trouve que lorsqu’il y est forcé par la faim. La vue des hommes, et celle des bêtes féroces ne paraissent pas l’effrayer. S’il se remue, chaque mouvement est accompagné d’un cri si lamentable, qu’on ne peut l’entendre sans un mélange de pitié et d’horreur. Il ne remue pas même la tête sans ces témoignages de douleur, qui viennent apparemment d’une contraction naturelle de ses nerfs et de ses muscles. Toute sa défense consiste dans ces cris lugubres : il ne laisse pas de prendre la fuite lorsqu’il est attaqué par quelque autre bête ; mais, en fuyant, il redouble si vivement les mêmes cris, qu’il épouvante ou qu’il trouble assez son ennemi pour le faire renoncer à le poursuivre. Il continue de crier en s’arrêtant, comme si le mouvement qu’il a fait lui laissait de cruelles peines : avant de se remettre en marche, il demeure long-temps immobile. Cet animal vit de fruits sauvages : lorsqu’il n’en trouve point à terre, il monte péniblement sur l’arbre qu’il en voit le plus chargé, il en abat autant qu’il peut pour s’épargner la peine de remonter. Après avoir fait sa provision, il se met en peloton, et se laisse tomber de l’arbre pour éviter la fatigue de descendre : ensuite il demeure au pied jusqu’à ce qu’il ait consommé ses vivres et que la faim l’oblige d’en chercher d’autres. Le lamantin, que les Espagnols nomment pexe-buey (poisson-bœuf), remonte dans le fleuve des Amazones. La Condamine en dessina un d’après nature à Saint-Paul d’Omaguas. Il dit avec raison qu’il ne faut pas le confondre avec le phoque ; mais il a tort de les nommer des poissons, puisque ce sont des animaux à sang chaud. On rencontre des lamantins, ajoute La Condamine, à plus de mille lieues de la mer, dans le Guallaga, le Pastaca, etc. Il n’est arrêté dans l’Amazone, que par le Pongo, au-dessus duquel on n’en trouve plus. Les oiseaux de cet ardent climat sont en si grand nombre, et d’espèces si variées, qu’on ne trouve point de voyageurs qui aient entrepris d’en donner une exacte description. « Les cris et les croassemens des uns, confondus avec le chant des autres, ne permettent pas de les distinguer. Dans cette confusion, on ne laisse pas de remarquer avec étonnement que la nature a fait une espèce de compensation du chant et du plumage ; c’est-à-dire que les oiseaux qu’elle a parés des plus belles couleurs ont un chant désagréable, et qu’au contraire elle a donné un chant très-mélodieux à ceux dont le plumage a peu d’éclat.

Les tangaras, les colibris et les oiseaux-mouches, les manakins, les jacamars, les aras et d’autres perroquets, et une infinité d’habitans de l’air, parés du plus riche plumage, ravissent la vue. On peut ranger parmi les aras le chicaly, dont les plumes sont mêlées de rouge, de bleu et de blanc, et si belles, que les Américains en font leur plus brillante parure. Il a le chant du coucou, avec quelque chose de plus triste encore dans le son. C’est un gros et long oiseau, qui porte toujours la queue droite, et qui se tient sur les arbres, volant de l’un à l’autre, sans descendre presque jamais à terre. Il se nourrit de fruits. Sa chair est noirâtre, mais de bon goût.

Le colibri et l’oiseau-mouche, que nous ayons déjà décrits en parlant des oiseaux de la Nouvelle-Espagne, reçoivent tant de noms différens, qu’il est bon de les citer pour que l’on puisse les reconnaître dans les relations de voyages. Leur nom péruvien est guinde ; on les appelle aussi robilargue, lisongère, becque-fleur.

Toutes les singularités des volatiles semblent unies dans le toucan. Sa grosseur est à peu près celle d’un ramier ; mais il a les jambes plus longues. Sa queue est courte, bigarrée de bleu turquin, de pourpre, de jaune, et d’autres couleurs, qui font le plus bel effet du monde sur un brun obscur qui domine. Il a la tête excessivement grosse à proportion du corps ; mais il ne pourrait pas soutenir autrement le poids de son bec, qui n’a pas moins de sept ou huit pouces, de sa racine jusqu’à la pointe. La partie supérieure a, près de la tête, environ deux pouces de base, et forme dans toute sa longueur une figure triangulaire dont les deux surfaces latérales sont relevées en bosse. La troisième, c’est-à-dire celle du dedans, sert à recevoir la partie inférieure du bec, qui s’emboîte avec la supérieure ; et ces deux parties, qui sont parfaitement égales dans leur étendue comme dans leur saillie, diminuent insensiblement jusqu’à leur extrémité, où leur diminution est telle, qu’elles forment une pointe aussi aiguë que celle d’un poignard. La langue est faite en tuyau de plume ; elle est rouge, comme toutes les parties intérieures du bec, qui rassemble d’ailleurs en dehors les plus vives couleurs qu’on voit répandues sur les plumes des autres oiseaux. Il est ordinairement jaune à la racine, comme à l’élévation qui règne sur les deux faces latérales de la partie supérieure ; et cette couleur forme tout autour une sorte de ruban d’un demi-pouce de large. Tout le reste est d’un beau pourpre foncé, à l’exception de deux raies d’un beau cramoisi, qui sont à la distance d’un pouce l’une de l’autre vers la racine. Les lèvres, qui se touchent quand le bec est fermé, sont armées de dents qui forment deux mâchoires en manière de scie. Les Espagnols ont donné le nom de prêcheur à cet oiseau ; et la raison qu’on en donne est une autre singularité ; c’est, suivant Ulloa, « qu’étant perché au sommet d’un arbre pendant que d’autres oiseaux dorment plus bas, il fait avec sa langue un bruit qui ressemble à des paroles mal articulées, dans la crainte, dit-on, que les oiseaux de proie ne profitent du sommeil des autres pour les dévorer. » Au reste, les toucans, ou prêcheurs, s’apprivoisent si facilement, qu’après avoir passé quelques jours dans une maison, ils viennent à la voix de ceux qui les appellent pour recevoir ce qu’on leur offre. Ils se nourrissent ordinairement de fruits ; mais, lorsqu’ils sont apprivoisés, ils mangent tout ce qu’on leur présente. On en connaît plusieurs espèces.

L’oiseau que les Espagnols ont nommé gallinazo, parce qu’il ressemble aux poules, est de la famille des vautours. Sa grosseur est celle d’un panneau, excepté qu’il a le cou plus gros, et la tête un peu plus grande. Depuis le jabot jusqu’à la racine du bec, il n’a point de plumes : cet espace est entouré d’une peau noire, âpre, rude et glanduleuse, qui forme plusieurs verrues et d’autres inégalités. Les plumes dont il est couvert sont noires comme cette peau, mais d’un noir qui tire sur le brun. Le bec est bien proportionné, fort, et un peu courbe. Ces oiseaux sont familiers dans les villes et dans les autres habitations. Les toits des maisons en sont couverts. On se repose sur eux du soin de les nettoyer. Il n’y a point d’animaux dont ils ne fassent leur proie ; et quand cette nourriture leur manque, ils ont recours à toute sorte d’ordures. Ils ont l’odorat si subtil, que, sans autres guides, ils cherchent les charognes à trois ou quatre lieues, et ne les abandonnent qu’après en avoir mangé toutes les chairs. On nous fait observer que, si la nature n’avait pourvu cette contrée d’un si grand nombre de gallinazos, l’infection de l’air, causée par des corruptions continuelles, la rendrait bientôt inhabitable. En s’élevant de terre, ils volent fort pesamment ; mais ensuite ils s’élèvent si haut qu’on les perd de vue. À terre, ils marchent en sautant, avec une espèce de stupidité. Leurs jambes sont dans une assez juste proportion. Ils ont aux pieds trois doigts par-devant, et un derrière ; les ongles courts, faibles et émoussés. Ils sont obligés de bondir pour avancer. Si les gallinazos sont pressés de la faim, et ne trouvent rien à dévorer, ils attaquent les bestiaux qui paissent. Une vache, un porc, qui a la moindre blessure, ne peut éviter leurs coups par cet endroit. Il ne lui sert de rien de se rouler par terre, et de faire entendre les plus hauts cris. Ces insatiables oiseaux ne lâchent pas prise ; à coups de bec ils agrandissent tellement la plaie, qu’elle devient mortelle.

D’autres gallinazos, un peu plus gros, ne quittent jamais les champs. La tête et une partie du cou sont blanches dans quelques-uns, rouges dans les autres, ou mêlées de ces deux couleurs. Au-dessus du jabot ils ont un collier de plumes blanches. Ils ne sont pas moins carnassiers que les précédens. Les Espagnols leur donnent le nom de reyes gallinazos, non-seulement parce que le nombre en est petit, mais parce qu’on prétend avoir observé que, si l’un d’eux s’attache à quelque proie, ceux de l’autre espèce n’en approchent point jusqu’à ce qu’il ait mangé les yeux, première partie à laquelle il s’attache, et qu’il se soit retiré volontairement.

Les chauves-souris sont non-seulement innombrables dans toute la région chaude, mais si grosses, que Waffer les compare à nos pigeons. « Leurs ailes, dit-il, sont larges et longues à proportion de cette grosseur, et sont armées de griffes, aiguës à leur jointure. » Dans la province de Carthagène, le nombre en est si grand au coucher du soleil, qu’il s’en forme des nuées qui couvrent les rues. On les représente d’ailleurs comme d’adroites sangsues, qui n’épargnent ni les hommes ni les bêtes. L’excessive chaleur du pays obligeant de tenir ouvertes pendant la nuit les portes et les fenêtres des chambres où l’on couche, elles y entrent ; et si quelqu’un dort le bras ou le pied découvert, elles le piquent à la veine aussi subtilement que le plus habile chirurgien, pour sucer le sang qui en sort. « j’ai vu, dit Ulloa, plusieurs personnes à qui cet accident était arrivé, et qui m’ont assuré que, pour peu quelles eussent tardé à s’éveiller, elles auraient dormi pour toujours ; car elles avaient déjà perdu tant de sang, qu’il ne leur serait pas resté assez de force pour arrêter celui qui continuait de sortir par l’ouverture. » Il ne paraît pas étonnant au même voyageur « qu’on ne sente point la piqûre, parce que, outre la subtilité du coup, l’air, dit-il, agité par les ailes de la chauve-souris, rafraîchit le dormeur, et rend son assoupissement plus profond. »

Waffer fait une peinture curieuse du corrosou, qui est sans doute un hocco. C’est un grand oiseau de terre, noir, pesant, et de la grosseur d’une poule d’Inde ; mais la femelle n’est pas si noire que le mâle. D’ailleurs il a sur la tête une belle hupe de plumes jaunes, qu’il fait mouvoir à son gré. Sa gorge est celle du coq d’Inde. Il vit sur les arbres, et fait sa nourriture de fruits. Les Américains prennent tant de plaisir à son chant, qu’ils s’étudient à le contrefaire ; et la plupart y réussissent dans une si grande perfection, que l’oiseau s’y trompe et leur répond. Cette ruse sert à le faire découvrir. On mange sa chair, quoiqu’elle soit un peu dure. Mais, après avoir mangé un corrosou, les Américains ne manquent jamais d’enterrer ses os, ou de les jeter dans une rivière pour les dérober à leurs chiens, auxquels ils prétendent que cette nourriture donne la rage.

On connaît diverses espèces de hocco, qui sont toutes bonnes à manger.

Il ne serait pas étonnant que les ours, qui n’habitent guère que les pays froids, et qu’on trouve dans plusieurs montagnes du Pérou, ne se rencontrassent point dans les bois du Maragnon, dont le climat est si différent ; cependant les habitans du pays parlent d’un animal nommé ucumari, et c’est précisément le nom de l’ours dans la langue du Pérou ; La Condamine ne put s’assurer si l’animal est le même.

Les insectes et les reptiles sont en si grand nombre dans toute cette région, que non-seulement les habitans en reçoivent beaucoup d’incommodité, mais que leur vie même est souvent en danger par la morsure de ces dangereux animaux. Tels sont les centipèdes, les scorpions et les araignées. Les bords des rivières et les côtes sont infestées par les crocodiles ou caïmans, que l’on nomme aussi lagardo.

Les crocodiles sont fort communs dans tout le cours de l’Amazone, et même dans la plupart des rivières que l’Amazone reçoit. On assura La Condamine qu’il s’y en trouve de vingt pieds de long, et même de plus grands. Comme ceux de l’Amazone sont moins chassés et moins poursuivis, ils craignent peu les hommes : dans le temps des inondations, ils entrent quelquefois dans les cabanes. Leur plus dangereux ennemi, et peut-être l’unique qui ose entrer en lice avec eux, est le jaguar : ce doit être un spectacle curieux que celui de leur combat ; mais cette vue ne peut guère être que l’effet du hasard. Voici ce que les naturels du pays racontèrent à La Condamine. Quand le jaguar vient boire au bord de la rivière, le crocodile met la tête hors de l’eau pour le saisir, comme il attaque, dans la même occasion, les bœufs, les chevaux, les mulets, et tout ce qui se présente à sa voracité. Le jaguar enfonce ses griffes dans les yeux de son ennemi, seul endroit que la dureté de son écaille laisse le pouvoir d’offenser ; mais le crocodile, se plongeant dans l’eau, y entraîne le jaguar, qui se noie plutôt que de lâcher prise. Les jaguars que l’académicien vit dans son voyage, et qui sont communs dans tous les pays chauds et couverts de bois, ne lui parurent point différens en beauté ni en grandeur des panthères d’Afrique ; ils n’attaquent guère l’homme, s’ils ne sont fort affamés. On en distingue une espèce dont la peau est brune sans être mouchetée.

La femelle du caïman dépose ses œufs sur le bord des rivières, et n’en pond pas moins de cent dans l’espace d’un ou deux jours : mais Ulloa observe qu’après avoir eu soin de couvrir de sable le trou qu’elle a fait pour les y laisser, elle a le soin de se rouler dessus, et même alentour, dans la vue apparemment d’en faire disparaître toutes les marques ; elle s’éloigne ensuite de ce lieu pendant quelques jours, dont il ne paraît pas qu’on ait observé le nombre, après lesquels elle revient suivie du mâle ; elle écarte le sable, et, découvrant ses œufs, elle en casse la coque. Aussitôt les petits sortent avec si peu de peine, que de la ponte entière il n’y a presque pas un œuf perdu. La mère les met sur son dos et sur les écailles de son cou pour gagner l’eau avec cette nouvelle peuplade : mais dans l’intervalle les gallinazos en enlèvent quelques-uns, et le mâle même en mange autant qu’il peut. D’ailleurs la mère dévore ceux qui se détachent d’elle, ou qui ne savent pas nager tout d’un coup ; et sur ce compte, qui doit avoir demandé des observations extrêmement attentives, on assure que, d’une si nombreuse couvée, à peine en reste-t-il cinq ou six.

Les gallinazos sont les plus cruels ennemis des caïmans ; ils en veulent, surtout à leurs œufs, dont la coque est blanche comme celle d’un œuf de poule, mais beaucoup plus épaisse, et leur adresse est extrême pour les enlever. En été, qui est la saison de cette ponte, lorsque les bords du fleuve cessent d’être inondés, ils demeurent comme en sentinelle sur les arbres, le corps caché sous les feuilles, et suivent des yeux tous les mouvemens de la femelle. Ils la laissent pondre tranquillement, sans interrompre même les précautions qu’elle prend pour cacher ses œufs : mais à peine s’est-elle retirée, que, fondant sur le nid, ils les découvrent avec le bec, les serres et les ailes. Le festin serait grand pour les premiers, s’il n’en arrivait un beaucoup plus grand nombre qui leur ravissent une partie de leur proie. « Je me suis sauvent amusé, dit le grave et savant voyageur, à voir cette manœuvre des gallinazos, et la curiosité me fit prendre aussi quelques-uns de ces œufs. Les habitans du pays ne font pas difficulté d’en manger lorsqu’ils en trouvent de frais. Sans cette guerre, que les hommes et les animaux font aux caïmans, toutes les eaux du fleuve et toute la plaine ne suffiraient pas pour contenir ceux qui naîtraient de ces nombreuses pontes, puisque, après cette destruction, il est impossible de s’imaginer combien il en reste encore. »

Non-seulement ils font leur nourriture ordinaire du poisson, mais ils le pèchent avec autant d’art que les plus habiles pêcheurs. Ils se joignent huit ou dix ensemble, et vont se placer à l’embouchure d’un estero, d’où il ne sort aucun poisson dont ils n’aient ainsi le choix ; et pendant qu’ils forment ce cordon à l’entrée du canal, d’autres sont placés à l’autre bout pour donner la chasse devant eux à tout ce qui se trouve dans l’intervalle. Le caïman ne peut manger sous l’eau. Lorsqu’il tient sa proie, il s’élève au-dessus, et peu à peu il l’introduit dans sa gueule, où il la mâche pour l’avaler.

Quand ces animaux sont pressés de la faim, et que le poisson ne suffit pas pour les rassasier tous, ils quittent le bord de l’eau pour se répandre dans les plaines voisines. Les veaux et les poulains ne sont pas à couvert de leurs attaques ; et lorsqu’une fois ils ont goûté de leur chair, ils en deviennent si avides, qu’ils renoncent à la chasse des rivières. Ils prennent le temps des ténèbres pour celle des hommes et des bêtes. On a de tristes exemples de leur voracité, surtout à l’égard des enfans, qu’ils se hâtent d’emporter au fond de l’eau, comme s’ils craignaient que leurs cris ne leur attirassent du secours ; et lorsqu’ils les ont étouffés, ils viennent les manger au-dessus. Un canotier qui s’endort imprudemment sur les planches de son canot, ou qui allonge dehors le bras ou la jambe, est souvent tiré dans l’eau et dévoré sur-le-champ. Les caïmans qui ont goûté de la chair humaine sont toujours les plus terribles. Entre divers piéges qu’on emploie pour les prendre ou les tuer, celui qu’on nomme casoneta est une espèce d’hameçon composé d’un morceau de bois fort et pointu par les deux bouts, qu’on enveloppe dans le foie de quelque animal. On l’attache au bout d’une grosse cordé liée par l’autre bout à quelque pieu ; il flotte sur l’eau, et le premier caïman qui l’aperçoit ne manque point de l’engloutir : mais les pointes du bois lui perçant les deux mâchoires, il demeure pris sans pouvoir ouvrir ni fermer la gueule. On le tire à terre : là, devenant furieux, il s’élance contre les assistans qui ne craignent point de l’irriter, parce qu’il ne peut plus leur faire d’autre mal que de les renverser par terre.

Entre les serpens, il y en a peu d’aussi venimeux que les corales, les serpens à sonnettes et les saules.

Les premiers sont longs de quatre ou cinq pieds, sur un pouce d’épaisseur. La peau de leur corps est tachetée de carrés rouges, jaunes et verts, avec toute la régularité d’un damier. Ils ont la tête plate et grosse comme les vipères de l’Europe. Leurs mâchoires sont garnies de dents ou de crochets dont la morsure fait passer dans la plaie un venin si subtil, qu’il fait enfler aussitôt le corps. Le sang se corrompt ensuite dans tous les organes, jusqu’à ce que les tuniques des veines se rompent à l’extrémité des doigts. Alors le sang jaillit avec violence, et la mort ne tarde point à suivre. On a parlé ailleurs du serpent à sonnettes.

On donne le nom de saule à un autre serpent, dont l’espèce est fort nombreuse, non-seulement parce qu’il ressemble au bois de saule par la couleur, mais encore plus sans doute parce qu’il est toujours collé aux branches de cet arbre, dont il semble qu’il fasse partie. Sa piqûre est toujours mortelle, pour peu que les remèdes soient différés. Il y en a d’infaillibles, qui sont connus de certains Indiens, auxquels les Espagnols ont recours, et que cette raison leur a fait nommer curandores, c’est-à-dire guérisseurs. Le plus sur est l’habilla, dont on a rapporté la vertu. Au reste, Uiïoa ne fait pas difficulté d’assurer que les plus redoutables de ces animaux ne nuisent jamais, s’ils ne sont offensés ; que, loin d’être agiles, ils sont d’une lenteur qu’il nomme paresse ; qu’on passe vingt fois devant eux sans qu’ils fassent le moindre mouvement ; que, s’ils n’en faisaient quelquefois pour se retirer dans les feuilles, on ne distinguerait pas s’ils sont morts ou vivans ; enfin qu’il n’y a de danger que pour ceux qui marchent dessus, ou qui ont l’imprudence de les irriter.

« Dans les pays que le Maragnon arrose, dit Ulloa, on trouve un serpent aussi affreux par sa grosseur et sa longueur que par les propriétés qu’on lui attribue. Pour donner une idée de sa grandeur, plusieurs disent qu’il a le gosier et la gueule si larges, qu’il avale un animal, et même un homme entier. Mais ce qu’on en raconte de plus étrange, c’est qu’il a dans son haleine une vertu si attractive, que, sans se mouvoir, il attire à lui un animal, quel qu’il soit, lorsqu’il se trouve dans un lieu où cette haleine peut atteindre. Cela paraît un peu difficile à croire. Ce monstrueux reptile s’appelle, en langue du pays, yacumama, mère de l’eau, parce qu’aimant les lieux marécageux et humides, on peut le regarder comme amphibie. Tout ce que j’en puis dire, après m’en être exactement informé, c’est qu’il est d’une grandeur extraordinaire. Quelques personnes graves mettent aussi cet animal dans la Nouvelle-Espagne, l’y ont vu, m’en ont parlé sur le même ton ; et tout ce qu’elles m’ont dit de sa grosseur s’accorde avec ce qu’on raconte de ceux du Maragnon, à l’exception seulement de la vertu attractive. »

En permettant qu’on suspende son opinion sur les particularités du récit vulgaire, ou même qu’on les rejette comme suspectes, parce qu’elles peuvent être l’effet de l’admiration et de la surprise, qui font adopter assez communément les plus grandes absurdités sans examiner le degré de certitude, Ullao entreprend d’examiner la cause du phénomène, et se contente, dit-il, d’en changer un peu les accidens. « Premièrement, on raconte que, dans sa longueur et dans sa grosseur, cette couleuvre ressemble beaucoup à un vieux tronc d’arbre abattu qui ne tire plus aucune nourriture de ses racines. 2o. Son corps est environné d’une espèce de mousse, semblable à celle qui se forme autour des arbres sauvages. Cette mousse, qui est apparemment un effet de la poussière ou de la boue qui s’attache à son corps, s’humecte par l’eau et se dessèche au soleil. De là il se forme une croûte sur les écailles de la peau. Cette croûte, d’abord mince, va toujours en s’épaississant, et ne contribue pas peu à la paresse de l’animal, ou à la lenteur de son mouvement ; car, s’il n’est pressé de la faim, il demeure pendant plusieurs jours immobile dans un même lieu ; et lorsqu’il change de place, son mouvement est presque imperceptible. Il fait sur la terre une trace continue, comme celle d’un mât ou d’un gros arbre qu’on ne ferait que traîner. 3o. Le souffle que la couleuvre pousse est si venimeux, qu’il étourdit l’homme ou l’animal qui passe dans la sphère de son action, et lui fait faire un mouvement forcé qui le mène vers elle jusqu’à ce qu’elle puisse le dévorer. On ajoute que le seul moyen d’éviter un si grand péril est de couper ce souffle, c’est-à-dire de l’arrêter par l’interposition d’un corps étranger qui en rompe le fil, et de profiter de cet instant pour prendre une autre route. »

Toutes ces circonstances semblent fabuleuses ; mais Ulloa juge que ce qui paraît extrêmement fabuleux sous un point de vue devient fort naturel sous un autre. « On ne peut, dit-il, nier absolument que l’haleine du serpent n’ait la vertu de causer une sorte d’ivresse à quelque distance, puisqu’il est certain que l’urine du renard produit cet effet, et que très-souvent les bâillemens des baleines ont tant de puanteur qu’on ne peut les supporter. Il n’y a donc aucune difficulté à croire que cette haleine a quelque chose de la propriété qu’on lui attribue, et que le serpent supplée par cette vertu à la lenteur de son corps, pour se procurer des alimens. Les animaux frappés d’une odeur si forte peuvent bien perdre le pouvoir de fuir ou de continuer leur chemin : ils sont étourdis, ils perdent l’usage des sens, ils tombent : et la couleuvre, par son mouvement tardif, qui ne laisse pas d’augmenter la force de la vapeur, s’approche jusqu’à les saisir et les dévorer. À l’égard du préservatif qu’on fait consister à couper le fil de l’haleine, c’est une vaine imagination à laquelle on ne peut ajouter foi sans ignorer la nature et la propagation des odeurs. Les circonstances de cette espèce sont des inventions du pays, qui en imposent doutant plus, que personne, pour satisfaire sa curiosité, ne veut s’exposer au danger de l’examen. »

Les habitans de Panama sont infatués à l’excès de deux singularités dont ils font honneur à la nature. C’est une opinion générale dans la ville que les campagnes voisines produisent une espèce de serpent qui a deux têtes, une à chaque extrémité du corps, et que son venin n’est pas moins dangereux d’un côté que de l’autre. Il ne fut pas possible aux mathématiciens des deux couronnes, pendant leur séjour à Panama, de voir un de ces merveilleux animaux ; mais, suivant la description qu’on leur en fit, ils ont environ deux pieds de long, le corps rond comme un ver, de six à huit lignes de diamètre, et les deux têtes de la même grosseur que le corps, sans aucune apparence de jointure. Ulloa est beaucoup plus porté à croire qu’ils n’en ont qu’une, et que tout le corps étant d’une grosseur égale, ce qui paraît assez singulier, les habitans ont conclu qu’ils avaient deux têtes, parce qu’il n’est pas aisé de distinguer la partie qui en mérite réellement le nom. Ils ajoutent que ce serpent est fort lent à se mouvoir, et qu’il est de couleur grise mêlée de taches blanchâtres.

Ils vantent beaucoup une herbe qu’ils appellent herbe de coq, et dont ils prétendent que l’application est capable de guérir sur-le-champ un poulet à qui l’on aurait coupé la tête en respectant une seule vertèbre du cou. Les mathématiciens sollicitèrent en vain ceux qui faisaient ce récit de leur montrer l’herbe ; ils ne purent l’obtenir, quoiqu’on leur assurât qu’elle était commune : d’où l’auteur conclut que ce n’est qu’un bruit populaire, dont il ne parle, dit-il, que pour éviter le reproche d’avoir ignoré ce qu’on en raconte.

Les centipèdes, dont cette région est infestée de toutes parts, sont d’une grosseur monstrueuse. Ulloa donne la description de ceux qu’il vit à Carthagène, où ils pullulent dans les maisons, beaucoup plus encore qu’à la campagne. Leur longueur ordinaire est de deux tiers d’aune. Il y en a même qui ont près d’une aune de long, sur cinq à six pouces de large. Leur figure est presque ovale. Toute la superficie supérieure et latérale est couverte d’écailles dures, couleur de musc, tirant sur le rouge, avec des jointures qui leur donnent de la facilité à se mouvoir. Cette espèce de toit est assez fort pour défendre l’animal contre toutes sortes de coups. Aussi, pour le tuer, ne doit-on le frapper qu’à la tête. Il est extrêmement agile, et sa piqûre est mortelle. De prompts remèdes en arrêtent le danger ; mais ils n’ôtent point la douleur, qui dure jusqu’à ce qu’ils aient détruit la malignité du poison.

Les scorpions ne sont pas moins communs que les centipèdes. On en distingue plusieurs sortes : les noirs, les rouges, les bruns et les jaunes. Ceux de la première espèce se tiennent dans les bois secs et pourris, les autres dans les coins des maisons et dans les armoires. Leur grosseur est différente ; les plus grands ont trois pouces de long sans y comprendre la queue. On remarque aussi de la différence dans la qualité de leur poison. Celui des noirs passe pour le plus dangereux ; mais, si l’on y remédie promptement, il n’est pas mortel. La malignité de celui des autres se réduit à causer la fièvre, à répandre dans la paume des mains et dans la plante des pieds une sorte d’engourdissement qui se communique au front, aux oreilles, aux narines et aux lèvres ; à faire enfler la langue, à troubler la vue : on demeure dans cet état pendant un jour ou deux ; après quoi le venin se dissipe insensiblement, sans qu’il y en ait à craindre aucune suite. Les habitans du pays sont persuadés qu’un scorpion purifie l’eau, et ne font pas scrupule d’en boire lorsqu’ils l’y voient tomber. Ils sont si familiarisés avec ces insectes, qu’ils les prennent avec les doigts sans aucune crainte, en observant de les saisir pour la dernière vertèbre de la queue, pour n’en être pas piqués. Quelquefois ils leur coupent la queue même, et badinent ensuite avec eux. Ulloa observe que le scorpion, mis dans un vase de cristal avec un peu de fumée de tabac, devient comme enragé, et qu’il se pique la tête de son aiguillon jusqu’à ce qu’il se soit tué lui-même. Cette expérience, dit-il, répétée plusieurs fois, lui fait conclure que le venin de cet animal produit sur son corps le même effet que sur celui des autres.

Le caracal soldato, ou limaçon soldat, que l’on nomme aussi Bernard l’ermite, est un crustacé qui, depuis le milieu du corps jusqu’à l’extrémité postérieure, a le tronc tourné en spirale, et de couleur blanchâtre : mais par l’autre moitié du corps, jusqu’à l’extrémité contraire, il ressemble à l’écrevisse en grosseur, comme dans la forme et la disposition de ses pates. La couleur de cette partie, qui est la principale, est d’un blanc mêlé de gris ; et sa grandeur est de deux pouce et demi de large. Il n’a point de coquille ni d’écaille, et tout son corps est flexible ; mais, pour se mettre à couvert, il a l’industrie de chercher une coquille proportionnée à sa grandeur, et de s’y loger. Quelquefois il marche avec cette coquille ; quelquefois il la laisse pour chercher sa nourriture ; et lorsqu’il se voit menacé de quelque danger, il court vers le lieu où il l’a laissée : il y rentre, en commençant par la partie postérieure, afin que celle de devant ferme l’entrée, et pour se défendre avec ses deux pates, dont il se sert comme les écrivisses. Sa morsure, suivant Ulloa, cause pendant vingt-quatre heures les mêmes accidens que la piqûre du scorpion ; mais il est permis de douter de cette assertion. Waffer dit que la queue du Bernard est un fort bon aliment, et lui attribue un goût de moelle sucrée. Il ajoute qu’il se nourrit de ce qui tombe des arbres ; que, lorsqu’il a mangé de la mancenille, sa chair devient un poison, et que plusieurs Anglais, en ayant mangé sans précaution, furent dangereusement malades. Suivant le même témoignage, l’huile de ces insectes est un spécifique admirable pour les entorses et les contusions. « Les Indiens, dit-il, nous l’apprirent ; nous en fîmes souvent l’expérience, et nous cherchions moins ces animaux pour les manger que pour en tirer l’huile, qui est jaune comme la cire, et qui a la même consistance que l’huile de palme. »

Mais toutes ces singularités n’approchent point de celles qu’on va lire. Les habitans du pays avaient raconté à Ulloa que, lorsque le caracol soldado croît en grosseur jusqu’à ne pouvoir plus rentrer dans la coquille qui lui servait de retraite, il va sur le bord de la mer en chercher une plus grande, et qu’il tue le limaçon dont la coquille lui convient le mieux, pour s’y loger à sa place. Un récit de cette nature fit naître au mathématicien la curiosité de s’en assurer par ses propres yeux. Il vérifia tout ce qu’on vient de rapporter d’après lui : à l’exception, dit-il, de la piqûre, dont il ne jugea point à propos de faire l’épreuve.

Les crapauds sont en nombre prodigieux dans toute cette zone. Ceux qui paraissent après la pluie sont si gros, que les moindres ont six pouces de long. Ulloa se persuade avec raison que l’humidité du pays voisin de la mer le rend propre à la production de ces reptiles ; qu’aimant les lieux aquatiques, ils fuient ceux que la chaleur dessèche ; qu’ils se tapissent dans les terres molles, au-dessus desquelles il se trouve assez de terre sèche pour les cacher, et que, lorsqu’il pleut, ils sortent de leurs terriers pour chercher l’eau, qui est comme leur élément. C’est ainsi que les rues et les places mêmes des villes maritimes se remplissent de ces reptiles, dont l’apparition subite fait croire aux habitans que chaque goutte de pluie est transformée en crapaud. Si c’est pendant la nuit qu’il pleut, le nombre en est si grand, qu’il forme comme un pavé ; et personne ne peut sortir sans les fouler aux pieds. Il en arrive des morsures d’autant plus fâcheuses, qu’outre leur grosseur, ces odieux animaux sont fort venimeux.

Ulloa fait une peinture charmante des papillons : mais il trouve une fâcheuse compensation pour leur beauté dans la laideur et l’incommodité de diverses sortes de mouches, dont on voit des nuées dans les savanes, et qui rendent les chemins impraticables. Les zancudos sont les plus grosses ; elles sont petites, et ressemblent à ces petits vers qui mangent le blé. Leur grosseur n’excède pas celle d’un grain de moutarde, et leur couleur est cendrée. Les manteaux-blancs sont une sorte de cirons si petits, qu’on sent l’ardente cuisson de leur piqûre, sans apercevoir ce qui la cause. Ce n’est que par la quantité qui s’en répand dans l’air qu’on observe qu’ils sont blancs, et de là vient leur nom. Les deux premières espèces causent une grosse tumeur, dont l’inflammation ne se dissipe que dans l’espace de deux heures. Les deux autres ne causent point de tumeur ; mais leur piqûre laisse une démangeaison insupportable. Ainsi, conclut douloureusement Ulloa, si l’ardeur du soleil rend les jours du pays longs et ennuyeux, ces cruels insectes ne rendent pas les nuits plus amusantes. En vain l’on recourt aux mosquiteros contre les petits, si la toile n’est si serrée qu’ils ne puissent pénétrer aux travers ; et l’on s’expose alors à étouffer de chaleur. La persécution des insectes volans va si loin, qu’une chandelle ne peut demeurer allumée trois ou quatre minutes hors d’un fanal. Ils voltigent autour de la lumière, et se précipitent dessus, de sorte qu’elle est éteinte en peu de temps.

Donnons, d’après le même voyageur, la description du petit insecte qui se nomme nigua, ou chique. Il est si petit, qu’il est presque imperceptible : ses jambes n’ont pas les ressorts de celles des puces ; ce qui n’est pas une petite faveur de la Providence, puisque, suivant Ulloa, « s’il avait la faculté de sauter, il n’y a point de corps vivant qui n’en fût rempli, et cette engeance ferait périr les trois quarts des hommes par les accidens qu’elle pourrait leur causer. » Elle est toujours dans la poussière surtout dans les lieux malpropres : elle s’attache aux pieds, à la plante même, et aux doigts.

Elle perce si subtilement la peau, qu’elle s’y introduit sans qu’on la sente. On ne s’en aperçoit que lorsqu’elle commence à s’étendre : d’abord il n’est pas difficile de l’en tirer ; mais quand elle n’y aurait introduit que la tête, elle s’y établit si fortement, qu’il faut sacrifier un peu de peau pour lui faire lâcher prise. Si l’on ne s’en aperçoit pas assez tôt, l’insecte se loge, suce le sang et se fait un nid d’une tunique blanche et déliée qui a la figure d’une perle plate. Il se tapit dans cet espace de manière que sa tête et ses pieds sont tournés vers le côté extérieur pour la commodité de sa nourriture, et que l’autre partie de son corps répond au côté intérieur de la tunique pour y déposer ses œufs. À mesure qu’il les pond, la petite poche s’élargit, et, dans l’espace de quatre ou cinq jours, elle a jusqu’à deux lignes de diamètre. Il est alors très-important de l’en tirer, sans quoi, crevant elle-même, elle répand une infinité de germes semblables à des lentes, c’est-à-dire autant de chiques qui, occupant bientôt toute la partie, causent beaucoup de douleur, sans compter la difficulté de les déloger. Elles pénètrent quelquefois jusqu’aux os ; et lorsqu’on est parvenu à s’en délivrer, la douleur dure jusqu’à ce que la chair et la peau soient entièrement rétablies.

Cette opération est longue et douloureuse : elle consiste à séparer avec la pointe d’une aiguille les chairs qui touchent à la membrane où résident les œufs, ce qui n’est pas aisé sans crever la tunique. Après avoir détaché jusques aux moindres ligamens, on tire la poche, qui est plus ou moins grosse, à proportion du séjour qu’elle a fait dans la partie. Si par malheur elle crève, l’attention doit redoubler pour en arracher toutes les racines, et surtout pour ne pas laisser la principale chique : elle recommencerait à pondre avant que la plaie fût fermée ; et, s’enfonçant beaucoup plus dans la chair, elle donnerait encore plus d’embarras à l’en tirer. On met dans le trou un peu de cendre chaude et de tabac mâché.

Quoique l’insecte ne se fasse pas sentir dans le temps qu’il s’insinue, dès le lendemain il cause une démangeaison ardente et fort douloureuse, surtout dans quelques parties, telles que le dessous des ongles : la douleur est moins vive à la plante du pied, où la peau est plus épaisse.

On observe que la chique fait une guerre opiniâtre à quelques animaux, surtout au cerdo, qu’elle dévore par degrés, et dont les pieds de devant et de derrière se trouvent tout percés de trous après sa mort.

La petitesse de cet insecte n’empêche point qu’on n’en distingue deux espèces : l’une venimeuse, et l’autre qui ne l’est pas. Celle-ci ressemble aux puces par la couleur, et rend blanche la membrane où elle dépose ses œufs ; l’autre espèce est jaunâtre, et son nid couleur de cendre. Un de ses effets, quand elle serait logée à l’extrémité des orteils, est de causer une inflammation fort ardente aux glandes des aines, accompagnée de douleurs aiguës qui ne unissent qu’après l’extirpation des œufs. Ulloa, désespérant de pouvoir expliquer un effet si singulier s’en tient à l’opinion commune qui suppose, dit-il, que « l’insecte pique de petits muscles qui descendent des aines aux pieds, et que les muscles infectés du venin de la chique le communiquent aux glandes. » Mais il ajoute, « qu’il ne peut douter d’un fait qu’il eut le chagrin d’éprouver plusieurs fois, et que les académiciens français éprouvèrent comme lui, particulièrement M. de Jussieu, à qui l’on doit la distinction des deux espèces de chiques. »

Les abeilles de ces régions ne font leur miel que dans des troncs d’arbres, où les Indiens enfoncent les bras pour le prendre, et les retirent tout couverts de ces petits animaux, qui ne les piquent jamais. J’en conclurais volontiers, dit Waffer, qu’elles n’ont point d’aiguillon ; mais je n’ai pu le vérifier. Les Américains mêlent le miel avec l’eau sans autre préparation, et en font une liqueur très-fade : ils ne font aucun usage de la cire, à laquelle ils suppléent par une sorte de bois léger, qui leur sert de chandelles.

Toute cette zone est fort incommodée de fourmis, qui non-seulement sont fort grosses, mais qui ont des ailes dont elles se servent pour voler près des coteaux : elles piquent vivement, surtout lorsqu’elles entrent dans les maisons. On évite de se reposer sur la terre, dans les endroits où elles sont en grand nombre ; et les Indiens qui voyagent ne manquent pas d’observer le terrain avant d’attacher leurs hamacs aux arbres. Toutes les marchandises, tissues, les toiles de lin, les étoffes de soie, d’or et d’argent, ont d’autres insectes pour ennemis. Ulloa en nomme un qui fait un extrême ravage ; c’est le comégen, « espèce de teigne si prompte et si vive dans ses opérations, qu’en moins de rien elle convertit en poussière le ballot de marchandises où elle se glisse. Sans en déranger la forme, elle le perce de toutes parts avec tant de subtilité, qu’on ne s’aperçoit point qu’elle y ait touché, jusqu’à ce qu’en y portant les mains, on n’y trouve, au lieu de toile ou d’étoffe, que des retailles et de la poussière. Cet accident est surtout à craindre après l’arrivée des gallions, qui offrent toujours une proie fort abondante au comégen. On n’a pu trouver d’autre préservatif que de placer les ballots sur des bancs élevés dont les pieds sont enduits de goudron, et de les éloigner des murs. Cet insecte, quoique si petit qu’on a de la peine à le discerner, n’ayant besoin que d’une nuit pour détruire toutes les marchandises d’un magasin, on ne manque point, dans le commerce de Carthagène, de spécifier, entre les pertes dont on demande l’indemnité, celle qu’on peut craindre du comégen : il est si particulier à cette ville, qu’on n’en voit pas même à Porto-Bello ni à Panama. »

La mer abonde en poissons de diverses espèces ; on citera les suivans pour leur singularité. Le paracod est rond et de la grosseur d’un grand brochet ; mais il est ordinairement plus long : on ne le trouve aussi bon nulle part que sur la côte de l’isthme ; cependant on observe qu’elle a quelques parties où l’on n’en pêche point qui ne soient empoisonnés. Waffer n’en soupçonne point d’autre cause que la nourriture qu’ils y prennent : mais il a connu, dit-il, plusieurs personnes qui sont mortes pour en avoir mangé, ou qui en ont été si malades, que les cheveux et les ongles leur sont tombés. Il ajoute qu’à la vérité le paracod porte avec lui son contre-poison : c’est l’épine de son dos, qu’on fait sécher au soleil et qu’on réduit en poudre très-fine. Une pincée de cette poudre, avalée dans quelque liqueur, guérit sur-le-champ : Waffer en fit une heureuse épreuve. On l’assura que, pour distinguer les paracods empoisonnés de ceux qui ne le sont point, il suffit d’examiner le foie ; il n’y a rien à craindre lorsqu’il est doux, et le danger n’est que dans ceux qui l’ont amer.

Waffer nomme gar un poisson que l’on prendrait pour l’épée ou la bécune, si sa longueur n’était pas bornée à deux pieds. Il a, dit-il, sur le museau, un os long d’un tiers de son corps : il nage à fleur d’eau, presque aussi vite qu’une hirondelle vole, avec des bonds continuels ; et son os étant si pointu qu’il en perce quelquefois les canots, il est extrêmement dangereux pour un nageur de se rencontrer sur son passage. Sa chair est excellente : celle du soulpin n’est pas moins bonne ; c’est un poisson armé de piquans, et de la longueur d’un pied.

Toutes les Sambales sont bordées de coquillages : celui que Waffer nomme conque est grand, tors en dedans, plat du côté de l’ouverture, qui est proportionnée à sa grosseur, raboteux dans toute sa surface, mais intérieurement plus uni que la nacre de perle, dont il a la couleur. Il contient un poisson fort limoneux, qu’on ne fait rôtir pour le manger qu’après l’avoir nettoyé long-temps avec du sable ; on le bat long-temps aussi, parce qu’il a la chair très-ferme ; mais on est bien payé de toutes ces peines ; cette chair est délicieuse. Il n’y a point d’huîtres ni d’écrevisses de mer sur la côte de l’isthme : on voit seulement entre les rochers des Sambales quelques grosses écrevisses auxquelles il manque les deux grandes griffes qui sont ordinaires à celles de mer.

La pêche des Américains du pays se fait avec de grands filets d’écorce de mahot, ou de soie d’herbe, qui ressemblent à nos tirasses. Dans les courans rapides et traversés de rochers, ils se jettent à la nage pour suivre le poisson, qu’ils prennent avec la main dans leurs trous. La nuit ils ont des torches du même bois, qu’ils emploient à s’éclairer ; et leur adresse est extrême à saisir le poisson qui s’avance vers la lumière. Leur manière de le préparer est d’en ôter les boyaux, et de le faire cuire à l’eau, ou griller sur le charbon ; ils le mangent sans autre sauce que du sel d’eau de mer, qu’ils font eux-mêmes par l’évaporation de l’eau sur le feu, et quantité de leur poivre, qui est leur assaisonnement universel.

En se rendant de Panama au Pérou par Guayaquil, un voyageur curieux s’arrête volontiers sur la côte de Punta de Santa-Elena, pour y vérifier ce qu’on raconte de la propriété d’un limaçon tout-à-fait semblable à nos limaçons ordinaires. Ce petit animal contient l’ancienne pourpre, dont quelques modernes ont cru l’espèce tout-à-fait perdue, parce qu’il n’en restait aucune connaissance. Cette sorte d’escargot est environ de la grosseur d’une noix. Il renferme une liqueur qui est la véritable pourpre des anciens, et qui paraît n’être que son sang. Un fil de soie ou de coton qu’on y trempa prend bientôt une couleur si vive et si forte, qu’il n’y a point de lessive qui puisse l’effacer ; au contraire elle en devient plus éclatante, et le temps même ne peut la ternir. On l’emploie non-seulement à teindre le fil de coton et de soie, mais à donner la même couleur aux ouvrages déjà tissus, tels que des rubans, des dentelles et d’autres parures.

La manière d’extraire la liqueur est différente. Les uns tuent l’animal, et leur méthode est de le tirer de sa coquille, de le poser ensuite sur le revers de la main, de le presser avec un couteau, depuis la tête jusqu’à la queue, et de séparer du resté du corps la partie où s’est amassée la liqueur. Ils font la même opération sur un grand nombre d’autres, jusqu’à ce qu’ils en aient une quantité suffisante. Alors réunissant toute la liqueur ensemble, ils ne font qu’y passer les fils qu’ils veulent teindre ; mais la couleur ne paraît pas tout d’un coup ; on ne la distingue qu’à mesure que le fil sèche : elle est d’abord blanchâtre, tirant sur le lait, ensuite elle devient verte, enfin pourpre. D’autres la tirent sans tuer le limaçon, et sans l’arracher entièrement de sa coquille : ils se contentent de le presser pour lui faire rendre l’humeur dont ils teignent le fil ; après quoi le remettant sur le roc où ils l’ont pris, ils lui laissent le temps de se rétablir : ils le reprennent et le pressent encore, mais ils n’en tirent pas tant de liqueur que la première fois ; et dès la quatrième il en rend très-peu : si l’on continue, il meurt en perdant le principe de sa vie, qu’il n’a plus la force de renouveler. Ulloa se trouvant, en 1744, à Punta de Santa-Elena, eut l’occasion d’examiner l’animal, de voir extraire sa liqueur par la première méthode, et de voir teindre des fils. Il fut satisfait de l’opération ; mais il nous avertit qu’il ne faut pas s’imaginer, d’après quelques écrivains mal informés, que ce fil teint en pourpre soit fort commun. Quoique le limaçon multiplie assez, il en faut une si grande quantité pour teindre quelques onces de fil, qu’on ne se la procure point aisément, ce qui rend cette teinture fort chère ; elle n’en est que plus estimée. Entre plusieurs propriétés, la plus singulière est qu’elle donne au fil une différence de poids, suivant les différentes heures du jour. Un marchand qui en achète avec cette connaissance ne manque point de spécifier l’heure à laquelle le fil et les ouvrages teints seront pesés. Une autre particularité assez remarquable, c’est que cette teinture n’est jamais si belle et si parfaite dans le fil de lin que dans celui de coton ; sur quoi Ulloa souhaiterait que les expériences fussent multipliées sur toutes sortes de fils. Ce coquillage se trouve en plusieurs autres endroits.

Le Pongo de manseriche, qui arrête les lamantins, n’est pas un obstacle pour un petit poisson nommé mixano ; il s’en trouve de la petitesse du doigt. Les mixanos arrivent tous les ans en foule à Borja, quand les eaux commencent abaisser, vers la fin de juin ; ils n’ont de singulier que la force avec laquelle remontent contre le courant. Comme le lit étroit de la rivière les rassemble nécessairement près du détroit, on les voit traverser en troupes d’un bord à l’autre, et vaincre alternativement sur l’une ou sur l’autre rive la violence avec laquelle les eaux se précipitent dans ce canal étroit. On les prend à la main, quand les eaux sont basses, dans les creux des rochers du Ponga, où ils se reposent pour reprendre des forces, et dont ils se servent comme d’échelons pour remonter.

La Condamine vit, aux environs de Para, un poisson qui se nomme puraqué, dont le corps, comme celui de la lamproie, est percé d’un grand nombre d’ouvertures, et qui a de plus la même propriété que la torpille : celui qui le touche de la main, ou même avec un bâton, ressent dans le bras un engourdissement douloureux, et quelquefois en est, dit-on, renversé, La Condamine ne fut pas témoin de ce fait ; mais il assure que les exemples en sont si fréquens, qu’il ne peut être révoqué en doute.

Les tortues de l’Amazone sont fort recherchées à Cayenne, comme les plus délicates. Ce fleuve en nourrit de diverses grandeurs et de diverses espèces, en si grande abondance, que seules, avec leurs œufs, elles pourraient suffire à la nourriture des habitans de ses bords. Il y a aussi des tortues de terre qui se nomment sabutis dans la langue du Brésil, et que les habitans du Para préfèrent aux autres espèces. Toutes se conservent, particulièrement les dernières, plusieurs mois hors de l’eau, sans nourriture sensible.

La nature semble avoir favorisé la paresse des Indiens et prévenu leurs besoins : les lacs et les marais qui se rencontrent à chaque pas sur le bord de l’Amazone, et quelquefois bien avant dans les terres, se remplissent de toutes sortes de poissons dans le temps des crues du fleuve ; et lorsque les eaux baissent, ils y demeurent renfermés comme dans des étangs et des réservoirs naturels, où la facilité ne manque pas pour les pêcher.

Plusieurs des animaux qui vivent dans la région inférieure et chaude se trouvent aussi dans la région supérieure et tempérée, ainsi que dans les pays hors de la zone torride, dont le climat est semblable. On y voit quelques alouates, le pécari, l’ocelot, l’yaguaroundi, les loutres et les petits cerfs mouchetés. Dans cette zone, et jusqu’à 2,000 toises d’élévation, habitent les grands cerfs, le petit ours à front blanc, et les lamas. On a rencontré, non sans étonnement, des colibris à près de 1,800 toises de hauteur. Plus haut encore on rencontre les lamas, les ours et le condor. Donnons maintenant quelques détails sur plusieurs de ces animaux.

Dans les montagnes du Pérou, qu’on nomme Paramos, c’est-à-dire les plus élevées et les plus stériles, l’air est si rude, qu’en général il n’y a point d’animaux qui puissent y faire un continuel séjour. Cependant quelques-uns, dont la constitution s’en accommode mieux, y vont paître les herbes qui leur conviennent. Tels sont les cerfs, dont on rencontre quelquefois des troupes dans les plus hautes parties de ces lieux déserts, où par conséquent l’air est le moins supportable. La chasse de ces animaux est un exercice pour lequel on est fort passionné au Pérou. Il est remarquable d’ailleurs par l’intrépidité qu’il demande, « et qu’on pourrait nommer témérité, suivant Ulloa, si les hommes les plus sages n’y prenaient le même goût, après en avoir une fois essayé. Leur confiance est dans la bonté de leurs chevaux, qui courent avec tant de vitesse et d’un pas si sûr au travers des rochers et des montagnes, que la légèreté la plus vantée des nôtres n’est que lenteur en comparaison. » Un prélude si curieux ne nous permet pas de paser sur cet article.

La chasse se fait entre plusieurs personnes divisées en deux classes : l’une d’Indiens à pied, pour faire lever les cerfs, l’autre de cavaliers pour la course. On se rend dès la pointe du jour au sommet du Paramo, chacun avec un lévrier en lesse. Les cavaliers prennent poste sur les plus hautes roches, tandis que les piétons battent le fond des coulées, et mêlent un grand bruit à ce mouvement. On embrasse ainsi un terrain de trois ou quatre lieues, à proportion du nombre des chasseurs. S’il part un cerf, le cheval le plus proche s’en aperçoit aussitôt, et part après lui, sans qu’il soit possible au cavalier de le retenir ni de le gouverner, quelques efforts qu’il y emploie. Il court par des descentes si raides, qu’un homme à pied n’y passerait pas sans précaution. Un étranger, témoin pour la première fois de ce spectacle, est saisi d’effroi, et juge qu’il vaudrait mieux se laisser tomber de la selle et couler jusqu’au bas de la descente, que de se livrer aux caprices d’un animal qui ne connaît ni frein ni danger. Cependant le cavalier est emporté jusqu’à ce que le cerf soit pris, ou que le cheval, fatigué de l’exercice, après deux ou trois heures de course, cède la victoire à la bête, qui continue de fuir. Ceux qui sont postés dans d’autres lieux n’ont pas plus tôt vu le mouvement du premier, qu’ils partent de même, les uns pour couper le chemin au cerf ; les autres pour le prendre de front, leurs chevaux n’ont pas besoin d’être animés ; il leur suffit, pour s’élancer, de voir le départ d’un autre, d’entendre les cris des chasseurs et des chiens, ou d’apercevoir seulement l’agitation du premier qui découvre la bête. Alors le meilleur parti qu’on puisse prendre est de leur laisser la liberté de courir, et de les animer même de l’éperon et de la voix ; mais en même temps il faut être assez ferme sur l’arçon pour résister aux secousses qu’on reçoit de sa monture, en courant par les descentes avec une rapidité capable de précipiter mille fois le cavalier par-dessus la tête du cheval. Il en coûte infailliblement la vie à celui qui tombe, soit par la violence de sa chute, ou par l’emportement du cheval même, qui, poursuivant sa course, ne manque guère de l’écraser sous ses pieds.

On donne le nom de parameros à ces chevaux, parce qu’à peine ont-ils la force de remuer les jambes, qu’on les exerce à courir dans les paramos. La plupart sont trotteurs ou traquenards. D’autres, qu’on nomme aguilillas, ne sont ni moins fermes ni moins agiles. Ils ne vont que le pas simple, mais un pas si vif, qu’il égale le plus grand trot des autres ; et quelques-un sont si légers, qu’on ne connaît rien à leur comparer. Leur pas consiste à lever en même temps le pied de devant et celui de derrière du même côté ; et, suivant l’explication du même voyageur, au lieu de porter, comme les autres chevaux, le pied de derrière dans l’endroit où ils ont eu le pied de devant, ils le portent plus loin vis-à-vis, et même au-delà du pied de devant de l’autre côté, ce qui rend leur mouvement plus prompt du double que celui des chevaux ordinaires, et d’ailleurs beaucoup plus doux pour le cavalier. Cette allure leur est naturelle ; mais on l’enseigne à des chevaux qui ne sont pas de la même race, et l’on a des écuyers exprès pour les dresser. Les uns et les autres ne sont pas distingués par leur beauté. On ne vante que leur légèreté, leur douceur et leur courage.

Les oiseaux que l’on trouve dans les paramos ne sont guère que des perdrix et des condors ou buytres. Les perdrix du Pérou ne ressemblent pas tout-à-fait à celles d’Europe, elles peuvent être comparées plutôt à nos cailles : elles n’y sont pas en abondance.

Le condor est un des plus grands oiseaux de l’Amérique. Il ressemble par la couleur et la forme aux gallizanos, dont a donné la description. Jamais on ne le voit dans les lieux bas. Sa demeure habituelle est dans les montagnes à 800 toises de hauteur ; il s’élève en planant jusqu’à la prodigieuse élévation de 3,335 toises ; puis s’abat quelquefois tout d’un coup jusqu’au bord de la mer, et parcourt ainsi, dans un instant, tous les climats. On l’apprivoise dans les villages. Il est carnassier. On le voit souvent enlever des agneaux du milieu des troupeaux qui paissent au bas des montagnes. Ulloa en fut témoin. Un jour qu’il allait de Lalanguzo à la Hazienda de Pul, qui est au pied de cette montagne, il remarqua une confusion extraordinaire dans un troupeau de moutons. Tout d’un coup il en vit partir un condor qui enlevait dans ses serres un agneau, et qui le laissa tomber d’une certaine hauteur. Ensuite il le vit fondre une seconde fois sur sa proie, la saisir, l’enlever, et la laisser retomber pour la saisir encore une fois. Enfin il le perdit de vue, parce que l’oiseau s’éloigna de cet endroit, fuyant les Indiens qui accouraient aux cris des bergers commis à la garde du troupeau.

Dans quelques montagnes, cet oiseau est plus commun que dans d’autres. Comme les bestiaux y sont toujours menacés de ses ravages, les naturels du pays lui tendent des piéges. Ils tuent quelque animal inutile, dont ils frottent la chair du jus de quelques herbes fortes ; après quoi ils l’enterrent, pour diminuer l’odeur des herbes, car on représente le condor si soupçonneux, que, sans cette précaution, il ne toucherait point à la chair. On la déterre. Aussitôt les condors accourent, la dévorent, et s’enivrent, dit-on, jusqu’à demeurer sans mouvement. Dans cet état, il est facile de les assommer. On les prend aussi près des charognes, avec des piéges proportionnés à leur force ; car ils sont d’une vigueur si surprenante, qu’ils terrassent d’un coup d’aile, et qu’ils estropient quelquefois ceux qui les attaquent.

Le zumbador est un oiseau nocturne qui ne se trouve que dans les paramos, et qu’on voit rarement, mais qui se fait souvent entendre, soit par son chant ou par un bourdonnement extraordinaire, d’où lui vient son nom. Ce bruit, qui se fait entendre à la distance de plus de cinquante toises, est attribué à la violence de son vol. Il est plus fort à mesure qu’on s’en approche. De temps en temps le zumbador pousse un sifflement assez semblable à celui des autres oiseaux nocturnes. C’est dans les termes d’Ulloa qu’il faut en donner la description. « Dans les nuits claires, dit-il, qui sont les temps auxquels il se fait le plus entendre, nous nous mettions aux aguets pour observer sa grosseur et la violence de son vol ; quoiqu’il en passât près de nous, il nous fut toujours impossible de distinguer leur figure ; nous n’apercevions que la route qu’ils tenaient et qu’ils traçaient dans l’air, comme une ligne blanche, par la seule impression de leurs ailes. Elle se distinguait facilement à la distance où j’étais. La curiosité de voir de plus près un oiseau si singulier nous fit ordonner à quelques Américains de nous en procurer un. Leur zèle surpassa notre attente. Ils en découvrirent une nichée entière qu’ils se hâtèrent de nous apporter. À peine les petits avaient des plumes ; cependant ils étaient de la grosseur des perdrix. Leurs plumes étaient mouchetées de deux couleurs grises, l’une foncée et l’autre claire, le bec droit et proportionné, les narines beaucoup plus grandes que dans aucun autre oiseau, la queue petite et les ailes assez grandes. Si l’on en croit les Péruviens, c’est par l’ouverture des narines que le zumbador pousse son bourdonnement ; mais quoiqu’elle soit assez considérable, elle ne me paraît pas suffisante pour causer un si grand bruit, surtout au moment qu’il siffle, car il fait en même temps l’un et l’autre ; mais je ne disconviens point qu’elle n’y puisse contribuer beaucoup. »

Dans les cannades, c’est-à-dire les vallons des hautes montagnes, que les eaux dispersées remplissent de marécages, on voit un oiseau que les habitans du pays nomment canelon ; nom, dit Ulloa, qui exprime assez bien son chant. Cet oiseau est le kamichi, remarquable parce qu’à la jointure des ailes il a deux éperons qui sortent de près d’un pouce et demi, et qui servent à sa défense. Le mâle et la femelle ne vont jamais l’un sans l’autre, soit qu’ils volent ou qu’ils soient à terre, qui est leur séjour assez constant ; car ils ne volent que pour passer d’un vallon à l’autre, ou pour fuir la chasse qu’on leur donne. On mange leur chair, qu’on vante même lorsqu’elle est un peu mortifiée. Ils se tiennent aussi dans les parties moins froides des montagnes ; mais leur figure y est un peu différente : ils y ont sur le front une petite corne calleuse et molle, et sur la tête une petite touffe de plumes.

À l’époque de la découverte du Pérou, les lamas, ou plutôt llamas, formaient le seul bétail qui existât dans ce pays. Llamas est un nom général qui signifie bête brute ; mais les Péruviens y joignent un autre mot pour marquer l’espèce. Ainsi runa signifiant brebis, ils nomment runa llamas l’animal qu’on nomme dans les relations brebis des Indes. Cependant il a moins de ressemblance avec la brebis qu’avec le chameau, dont il a la tête, le poil, et toute la figure du corps, à l’exception de la bosse. Il est plus petit ; mais quoiqu’il ait le pied fourchu, sa marche est aussi celle du chameau. Tous les llamas ne sont pas de la même couleur : il y en a de bruns, de noirs, de mélangés, et beaucoup de blancs. Leur hauteur est à peu près de quatre pieds. Ils sont assez forts pour porter un poids de quatre-vingts à cent livres ; aussi les Indiens s’en sont-ils toujours servis comme de bêtes de charge. Avant la conquête ils mangeaient leur chair, qui a le goût de celle du mouton, mais un peu plus fade. Aujourd’hui même ils mangent encore ceux que la vieillesse met hors d’état de servir. Ces animaux sont extrêmement dociles, et d’un entretien fort aisé. Toute leur défense consiste dans leurs narines, doù ils lancent une humeur visqueuse qui cause, dit-on, la gale à ceux qu’elle touche ; mais cette assertion paraît dénuée de vérité. Plusieurs écrivains ont parlé des guanacos et des vigognes comme d’animaux assez semblables aux llamas. Les naturalistes pensent que le nom de guanaco désigne simplement le llama à l’état sauvage.

La vigogne ou vicuna, nommée aussi paco, alpaco et alpaque, forme une espèce différente du llama, auquel elle ressemble beaucoup ; elle est seulement plus petite de moitié : une laine fine et soyeuse couvre son corps. La vigogne habite en troupeaux plus ou moins nombreux les croupes les plus froides, les plus désertes et les moins accessibles de la cordillière des Andes. Sa pâture ordinaire est l’ichu ou pajon, plante qui tapisse les rochers au milieu des glaces et des neiges. Elle court et grimpe sur ces rochers avec autant et plus de légèreté que le chamois. Extrêmement timide et rusée, elle ne se laisse pas approcher ; mais, les Indiens viennent à bout de surprendre ces animaux dans des enceintes de corde, où ils les forcent à entrer en les poursuivant, et en font d’horribles boucheries pour avoir leur peau : leur chair est bonne à manger.

Les animaux domestiques d’Europe, transportés dans l’Amérique méridionale, s’y sont prodigieusement multipliés. On les rencontre depuis le bord de la mer jusqu’aux régions où la culture cesse par la rigueur du climat, et où les llamas seuls trouvent leur subsistance. Les bœufs et les chevaux sont devenus sauvages. Les troupeaux de bœufs sont devenus si nombreux dans les pays au sud et à l’ouest de Buénos-Ayres, que souvent on ne tue l’animal que pour avoir sa peau.

Les chiens, dont un très-grand nombre est devenu sauvage, les cougouars et les jaguars en détruisent plus qu’on ne peut se l’imaginer. On raconte même que les cougouars n’attendent point que la faim les presse pour tuer des taureaux et des vaches, qu’ils se font un amusement de leur donner la chasse, et qu’ils en égorgent quelquefois dix ou douze, dont ils ne mangent qu’un seul. Mais les plus grands ennemis de ces animaux sont les chiens. Si les taureaux disparaissent jamais de ce pays, ce sera surtout par la guerre des chiens, qui dévoreront les hommes lorsqu’ils ne trouveront plus de bêtes. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’on ne peut faire entendre raison là-dessus aux habitans. Un gouverneur de la province ayant envoyé quelques compagnies militaires pour donner la chasse à ces cruels animaux ; elles n’en furent récompensées que par des railleries piquantes. Les soldats, à leur retour furent traités de tueurs de chiens.

Les chevaux se prennent avec des lacets. Ils sont beaux, et d’une légèreté qui ne dément point leur origine espagnole. Les mulets ne sont pas moins communs au Paraguay que dans le Tucuman, d’où l’on a déjà remarqué qu’il en passe tous les ans un très-grand nombre au Pérou. Ces animaux sont d’une grande ressource dans les pays où il y a tant à monter et à descendre, et souvent des pas fort difficiles à franchir.

Le Paraguay a des serpens qu’on nomme chasseurs, qui montent sur les arbres pour découvrir leur proie, et qui, s’élançant dessus quand elle s’approche, la serrent avec tant de force qu’elle ne peut se remuer, et la dévorent toute vivante ; mais, lorsqu’ils ont avalé les bêtes entières, ils deviennent si pesans, qu’ils ne peuvent plus se traîner. On ajoute que, n’ayant pas toujours assez de chaleur naturelle pour digérer de si gros morceaux, ils périraient, si la nature ne leur avait pas suggéré un remède fort singulier : ils tournent le ventre au soleil, dont l’ardeur le fait pourir ; les vers s’y mettent, et les oiseaux, fondant dessus, se nourrissent de ce qu’ils peuvent enlever. Le serpent ne manque point d’empêcher qu’ils n’aillent trop loin, et bientôt sa peau se rétablit. Mais il arrive quelquefois, dit-on, qu’en se rétablissant elle renferme des branches d’arbres, sur lesquelles l’animal se trouvait couché, et l’on ne nous apprend point comment il se tire de ce nouvel embarras.

Plusieurs de ces monstrueux reptiles vivent de poisson, et le P. Montoya, de qui ce détail est emprunté, raconte qu’il vit un jour une couleuvre dont la tête était de la grosseur d’un veau, et qui pêchait sur le bord d’une rivière. Elle commençait par jeter de sa gueule beaucoup d’écume dans l’eau ; ensuite y plongeant la tête, et demeurant quelque temps immobile, elle ouvrait tout d’un coup la gueule pour avaler quantité de poissons, que l’écume semblait attirer. Une autre fois le même missionnaire vit un Américain de la plus grande taille qui, étant dans l’eau jusqu’à la ceinture, occupé de la pêche, fut englouti par une couleuvre qui, le lendemain, le rejeta tout entier. Il avait tous les os aussi brisés que s’ils l’eussent été entre deux meules de moulin. Les couleuvres de cette espèce ne sortent jamais de l’eau, et dans les endroits rapides, qui sont assez fréquens sur la rivière de Parana, on les voit nager en levant la tête, qu’elles ont très-grosse, avec une queue fort large. Les Américains prétendent qu’elles engendrent comme les animaux terrestres, et que les mâles attaquent les femmes de la manière qu’on le rapporte des singes. Le P. de Montoya fut un jour appelé pour confesser une Péruvienne qui, étant occupée à laver du linge sur le bord d’une rivière, avait été attaquée par un de ces animaux, et qui en avait souffert une amoureuse violence. Le missionnaire la trouva étendue au même endroit : elle lui dit qu’elle ne se sentait plus que quelques momens à vivre, et sa confession ne fut pas plus tôt achevée qu’elle expira. Les caïmans sont, dans ce pays, d’une grosseur prodigieuse.

On voit dans quelques cantons de ces provinces des caméléons d’une espèce bien singulière, puisqu’on leur donne cinq ou six pieds de long, sans compter qu’ils portent leurs petits avec eux, et qu’ils tiennent toujours la gueule ouverte du côté d’où vient le vent. On ajoute que c’est un animal fort doux, mais d’une stupidité surprenante. Les singes de ce pays sont presque de grandeur humaine, ont une grande barbe et la queue fort longue : ils jettent des cris effroyables lorsqu’ils sont atteints d’une flèche, la tirent de la plaie, et la rejettent contre ceux qui les ont blessés. Les zorilles sont forts communs : du côté de Buénos-Ayres, leur poil est agréablement varié. On assure que rien n’est si joli que cet animal : il est si familier, qu’il vient caresser les passans ; mais son urine, comme dans les autres parties de l’Amérique méridionale, est d’une telle infection, qu’on est obligé de jeter au feu tout ce qui en est mouillé. Ces vastes plaines nourrissent aussi des agoutis, des pécaris et des apereas, nommés mal à propos lapins, des tatous et des coatis.