Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XV/Troisième partie/Livre IV/Chapitre VII

CHAPITRE VII.

Le Chili.

Un désert dont l’étendue est de quatre-vingts lieues du nord au sud, sépare, au nord, le Chili du Pérou ; la cordillière des Andes lui forme une limite naturelle à l’est ; il en a une autre à l’ouest, dans le grand Océan, qui baigne ses côtes ; enfin, au sud, les Espagnols en reculent les confins jusqu’aux contrées âpres et peu habitées qui bordent le détroit de Magellan ; mais ce vaste espace ne leur est pas soumis, et le fort Maulin, leur établissement le plus méridional, est par 41° 43′ de latitude australe ; la limite septentrionale est par 26°, dans la vice-royauté du Rio-de-la-Plata, que les démarcations politiques ont prolongée à l’ouest jusque sur les côtes du grand Océan : ce même territoire borne le Chili à l’est, au milieu des pampas, ou vastes plaines, qui s’étendent depuis les bords de l’Océan atlantique jusqu’au pied des Andes, et où des peuplades d’Indiens vivent encore indépendans. La division politique a fait franchir au Chili la limite naturelle posée par ces montagnes, car il commence au 71° de longitude occidentale de Paris. Son point le plus avancé à l’ouest sur le grand Océan est par 76° 20′. Sa longueur du nord au sud est de 1100 milles, et sa largeur moyenne de l’est à l’ouest de 240.

On dit que le nom de Chili vient de thili ou chili, nom d’un oiseau qui ressemble à la grive, et qui est très-commun dans les bois de ce pays. Il y était en usage avant l’arrivée des Espagnols. Il est probable que les diverses peuplades qui l’habitaient appartenaient toutes à la même souche ; car elles se ressemblaient par leur apparence extérieure et par l’uniformité de langage. Les Chiliens des plaines étaient de taille ordinaire ; ceux qui habitaient les montagnes étaient d’une stature plus haute. Ils cultivaient le maïs et diverses plantes légumineuses, la pomme-de-terre, des courges, le piment, la grosse fraise, et d’autres plantes indigènes chez eux. Leurs animaux domestiques étaient le lama, le lapin, et, s’il faut s’en rapporter aux traditions, le cochon et les poules. Ils cultivaient la terre avec des instrumens en bois, et concassaient la pratique des engrais ; ils tiraient du sein des montagnes des métaux qu’ils savaient façonner. Ils ignoraient l’usage du fer, et garnissaient leurs armes et leurs outils de pierres polies ou de cuivre trempé. Le lama traînait la charrue. La laine de cet animal, teinte de diverses couleurs, composait leurs vêtemens. Leur vaisselle était principalement en argile, quelquefois en bois dur, et même en marbre. Ils vernissaient leurs vaisseaux de terre avec une substance minérale qu’ils appelaient colo. Quelques-uns de leurs vaisseaux de marbre étaient d’un poli admirable. Ils construisaient leurs maisons en bois qu’ils enduisaient d’argile ; ils en bâtissaient aussi en briques ; ils les couvraient en roseaux. Ils demeuraient dans des villages. Chacun était gouverné par un chef héréditaire nommé ouhuen, homme riche, dont l’autorité était limitée. Comme les Péruviens, ils élevaient des aqueducs et creusaient des canaux. Quelques-uns de ces ouvrages, parfaitement conservés, subsistent encore ; on en voit entre autres un, près de San-Iago, qui a plusieurs milles de longueur, et qui est remarquable par sa solidité. Les Chiliens ignoraient l’art de l’écriture. Leurs peintures étaient grossières et mal proportionnées ; mais, d’un autre côté, ils pouvaient exprimer toute espèce de quantité, et, pour des peuples séparés du monde civilisé, ils avaient fait des progrès remarquables dans l’astronomie et la chirurgie.

Les incas avaient soumis la partie septentrionale de ce pays jusqu’à la rivière de Rapel par 34° sud. Les peuples qui habitent plus au midi défirent en 1450 l’armée de l’inca Yupanqui, en firent un grand carnage, et le forcèrent à la retraite. Les tribus vaincues payaient un tribut aux incas, et se gouvernaient d’après leurs propres lois.

Lorsque les Espagnols eurent pénétré dans le Pérou, et conquis ses principales provinces, Almagro le père, en 1545, et Pedro de Valdivia, en 1541, étendirent la domination de l’Espagne dans le Chili, surtout Valdivia, qui y fonda plusieurs villes, et qui obtint du président de la Gasca, en 1548, la confirmation du titre de gouverneur qu’il avait reçu d’abord de François Pizarre. En 1551, tous les Américains du pays s’étant soulevés comme de concert, Valdivia marcha contre eux avec quelques troupes. La partie était trop inégale ; il fut tué en combattant, et plusieurs de ses soldats eurent le même sort. Une des principales villes qu’il avait fondées conserva son nom. L’humeur belliqueuse des peuples du Chili n’a pas cessé d’empêcher l’accroissement des colonies espagnoles, qui n’a jamais été en proportion de l’étendue, de la beauté et des richesses du pays.

Le Chili est gouverné par un capitaine général, qui réside à San-Iago. Cette ville, est aussi le siége de l’audience royale. Elle est située par 33° 31′ sud, et 70° 55′ à l’ouest de Paris, au milieu d’une belle plaine, à trente lieues de la mer, et se trouve du nombre de celles qui furent fondées par Valdivia ; l’on rapporte son origine au 24 février 1541. Elle est traversée par le Mapocho, qui, lui fournissant par des aquéducs une grande quantité d’eau, répand la fraîcheur et la fécondité dans les jardins dont elle est remplie. On lui donne 1000 toises de long de l’est à l’ouest, et 600 de large du nord au sud. On estime sa population à 30,000 âmes. Ses rues se coupent à angles droits ; elles sont larges, mais malpropres. La grande place est ornée d’une belle fontaine. L’hôtel des monnaies, la nouvelle cathédrale, et d’autres églises, sont des édifices qui méritent d’être cités à cause de leur magnificence, quoique les règles de l’architecture n’y aient pas toujours été exactement observées. Les hommes sont bien faits ; les femmes ont les traits agréables, le teint blanc, et des couleurs vives ; ce qui ne les empêche pas de se farder, et de mettre surtout beaucoup de rouge, sans considérer que non-seulement cette mode leur altère le teint, mais quelle leur gâte presque toutes les gencives et les dents : d’ailleurs elles défigurent leurs charmes par une mise un peu gothique.

Dans cette ville, la manière de vivre porte cette teinte de gaieté, d’hospitalité, d’amabilité, qui distinguent avantageusement les Espagnols du Nouveau-Monde, de leurs compatriotes d’Europe. La conversation, dans les premiers cercles de la ville, a le caractère de liberté et de naïveté qui règne dans nos campagnes. On y aime singulièrement, de même que dans toute l’Amérique, la musique et la danse. Le luxe des habits et des équipages est poussé à l’excès.

Vasparaïso est le port de San-Iago ; c’est le grand entrepôt du commerce du Chili ; il est cependant exposé aux coups de vent du nord.

Copiapo, port le plus septentrional du royaume, est le chef-lieu d’une province où il ne pleut que très-rarement, mais qui produit toutes sortes de graines et des fruits excellens. On y trouve aussi des mines de soufre très-pur, de cuivre, d’argent et d’or, qui alimentent le commerce de cette place.

Plus au sud, on trouve Coquimbo, port sur une petite rivière à une lieue de la mer ; cette ville est ombragée de myrtes et ornée de belles maisons qui ont de jolis jardins. On y fait un bon commerce en vin, huile excellente, cuirs, savon, bestiaux, chevaux et cuivre.

Talca, dans l’intérieur des terres, est le chef-lieu de la province de Maule, qui abonde en vin, en tabac, en grains, en troupeaux de chèvres.

La province de la Conception ou Puchacay est extrêmement fertile. La capitale a un port commode et spacieux. L’ancienne ville ayant été engloutie par la mer, dans un tremblement de terre, on en a bâti une nouvelle à quelque distance du rivage : elle s’appelle indistinctement la Mocha ou la Nouvelle-Conception ; elle est située à 36° 43′ sud. On y compte 10,000 âmes.

Les habitans de la Conception ont tous le teint fort blanc, et quelques-uns sont même blonds. On compte plusieurs familles de distinction parmi les Espagnols ; les unes créoles, les autres européennes. Les hommes sont bien faits, gros et robustes. On ne vante pas moins la beauté des femmes ; mais leur mise paraîtrait grotesque aux élégantes de Paris. Ulloa fait une peinture fort singulière de l’habillement des hommes. Au lieu de cape ils portent ce qu’ils nomment ponchos. C’est une pièce d’étoffe de la forme d’une couverture de lit, et de deux ou trois aunes de long sur deux de large. Pour toute façon, on fait, au milieu de la pièce, un trou à passer la tête. Le poncho pend des deux côtés, et par-derrière comme par-devant. On le porte à cheval et à pied. Les pauvres, et ceux qu’on nomme Guases dans le canton, ne le quittent qu’en se couchant. Le poncho ne nuit point au travail ; on ne fait que le retrousser par les côtés jusque sur le dos, ce qui laisse les bras et le reste du corps libres. À cheval, ce vêtement est à la mode pour les deux sexes, sans distinction de rang. L’exercice du cheval est si commun à la Conception, qu’on est surpris d’y voir aux femmes autant d’adresse et de légèreté qu’aux hommes. Au reste, la simplicité du poncho n’empêche point qu’on ne discerne le rang et le sexe. Cette différence naît de la finesse de l’étoffe et des bordures qui la relèvent. Le fond en est ordinairement bleu ; mais les bordures sont rouges ou blanches ; quelquefois le fond est blanc, et les bordures bleues mêlées de rouges. Il y en a de tout prix, depuis cinq jusqu’à cent cinquante et deux cents piastres. L’étoffe est de laine, fabriquée par les Américains.

Ce qu’on nomme les Guases à la Conception est une race d’Indiens fort adroits dans le maniement des lacs et des lances. Rarement ils manquent leur coup avec les lacs ; à cheval même, en courant à toute bride. Un taureau furieux, tout autre animal, et l’homme le plus rusé, ne leur échappent jamais. Comme il faut que le licou serre la proie qu’ils veulent saisir, ils poussent vivement leur cheval pour le jeter ; de sorte que l’animal se trouve pris et entraîné avec une vitesse qui ne laisse pas distinguer les degrés de l’action. Dans leurs querelles particulières, ils se servent entre eux de ces lacs et d’une demi-lance, avec tant d’habileté dans l’attaque et la défense, qu’après un long combat ils se séparent souvent sans avoir pu s’élancer, et sans autre mal que quelques coups de lance. La seule manière de se dérober au licou, si c’est en pleine campagne, c’est de s’étendre à terre tout de son long, aussitôt qu’on le leur voit prendre à la main, et de s’y blottir, pour ne pas donner de prise. On se garantit aussi en se collant contre un arbre ou contre un mur. Leurs licous ou lacs sont de cuir de bœuf. Ils tordent cette courroie, ils la rendent souple à force de la graisser, et l’allongent en la tirant, jusqu’à ne lui laisser qu’un demi-doigt d’épaisseur ; elle est cependant si forte, qu’un taureau ne peut la rompre, et qu’elle résiste plus qu’une grosse corde de chanvre.

Le climat de la Conception diffère peu du climat commun de l’Europe. Si l’hiver y est plus froid que dans les provinces méridionales, il l’est moins que dans les provinces septentrionales, et l’été à proportion. Cependant la chaleur y est plus grande dans la ville qu’à la campagne, ce qu’on ne peut attribuer qu’à la disposition du terrain. Le canton est arrosé par diverses rivières, dont celles d’Arauco et de Biobio sont les plus considérables. Le Biobio est fort profond, et sa largeur, une lieue au-dessus de son embouchure, est d’environ trois quarts de lieue. Cette province contient des plaines très-étendues ; car les montagnes étant fort loin à l’orient, tout l’espace qui est entre elles et la côte maritime forme un terrain fort uni ; à peine y voit-on quelques collines dans l’éloignement. La conformité du climat avec celui d’Espagne en produit une parfaite dans les fruits, avec la seule différence que ce pays l’emporte pour l’abondance. Les arbres et toutes sortes de plantes y ont leur saison, embellissent les champs, et ne flattent pas moins la vue que le goût. On sait que les saisons y sont le contraire de celles d’Espagne, c’est-à-dire que l’hiver d’Espagne est l’été du Chili, et que l’automne d’un pays est le printemps de l’autre. L’abondance est telle, qu’on prend pour une mauvaise année celle où les grains ne rendent pas cent pour un. Les raisins de toute espèce croissent en perfection ; on en fait des vins plus estimés que ceux du Pérou, et la plupart rouges. Les raisins muscats surpassent les meilleurs vins d’Espagne pour l’odeur et pour le goût ; mais toutes les espèces de raisins croissent en treilles, et non en ceps. Enfin, pour comprendre à quel point les denrées abondent dans le pays, il suffit de savoir qu’un bœuf le mieux engraissé ne s’y vend que quatre piastres.

La manière de tuer le bétail, pour la boucherie, ne passerait que pour un amusement, si l’on n’assurait qu’elle sert à rendre la chair beaucoup meilleure. On enferme un troupeau de bœufs dans une basse-cour, et les Guases se mettent à cheval devant la porte, armés d’une lance de deux ou trois brasses de long, qui se termine par une espèce de croissant d’acier bien affilé, dont les pointes sont à près d’un pied l’une de l’autre. Ils ouvrent les portes de la basse-cour et font sortir un bœuf, qui prend aussitôt sa course pour retourner à son gîte. Un Guase le suit, l’atteint, lui coupe un jarret en courant ; l’autre ensuite, et met pied à terre pour le tuer : après quoi, il le dépouille, ôte la graisse, et dépèce la chair. Le suif est enveloppé dans le cuir, et tout est porté à la métairie sur la croupe du cheval. Quelquefois on fait sortir ensemble autant de bœufs qu’il y a de Guases pour les tuer. Cet exercice dure plusieurs jours, jusqu’à ce qu’on ait achevé de tuer le nombre destiné pour la vente. Si le bœuf court si vite que le Guase ne puisse le frapper de sa lance, il se sert du lacet pour l’arrêter.

Les forts d’Aramos, de Tacapel et autres dans cette province, étaient destinés à former une barrière contre les incursions des Indiens indépendant, qui aujourd’hui vivent en paix avec les Espagnols.

Valdivia, située par 39° 58′ sud, et 75° 49′ à l’ouest de Paris, sur une éminence, à trois lieues de l’embouchure d’une rivière du même nom, est une des meilleures villes du Chili, et commerce en bois de charpente et de construction. Son port est le plus grand de tous ceux de la côte occidentale de l’Amérique du sud. On a commencé à ouvrir une route depuis Valdivia iusqu’au fort Maulin, entreprise hardie, mais d’autant plus utile, qu’une mer constamment agitée empêche pendant une grande partie de l’année d’aborder à cette côte dangereuse pour les navigateurs.

À l’extrémité méridionale du Chili, se trouve le golfe de Chonos ou de Guayatecas, qui renferme l’archipel, de même composé de quarante-sept îles, dont vingt-cinq sont peuplées et cultivées. L’île de Chiloé est la plus grande ; elle a trente-huit lieues de long sur neuf de large. Sa côte est découpée par des baies profondes qui la divisent en deux parties. Elle produit du froment, qui n’y mûrit pas toujours, à cause du froid ; de l’orge, des fèves et des pommes-de-terre. Les bœufs et les moutons y réussissent très-bien. Les forêts y abondent en excellent bois de charpente, et sont peuplées de sangliers, dont on fait des jambons excellens. Le climat est sain, mais froid et pluvieux. Elles est habitée par des Espagnols, des métis et des Indiens ; ceux-ci sont vigoureux, d’un caractère doux, et assez industrieux. Ils parlent une langue particulière, appelée veliche. L’île de Chiloé est peuplées de 25,000 habitans. Sa capitale est San-Juan de Castro : le port principal est celui de San-Carlos de Charcao, situé par 41° 57′ sud.

On a annexé au Chili la province de Cuyo, située à l’est de la Cordillière des Andes, et nommée par cette raison Transmontano. Cette contrée est fertile en fruits, en blé et en vin, qu’on transporte à Buenos-Ayres. Mendoza, sa capitale, a 5,000 habitans. Dans le voisinage est la riche mine d’argent d’Upsallata.

Le commerce du Chili avec les peuples indépendans consiste à leur vendre des ouvrages de fer, des mors, des brides, des éperons, des couteaux, du vin, et diverses sortes de merceries. Ces peuples, qui habitent un pays riche en or, et quI n’en font aucun usage, lui préfèrent un morceau de fer. Ils donnent aux Espagnols des vaches, des chevaux, des jeunes filles et des garçons, que leurs propres pères troquent pour des bagatelles qui les éblouissent. Cette espèce de traite s’appelle rascatar, c’est-à-dire rançonner. Elles est abandonnées aux Guases, race mêlée de sans espagnol, dont on a déjà vanté l’adresse. Ils vont dans le pays, et s’adressent directement aux chefs des familles, car elles ne sont point gouvernées par des caciques ou par des curacas, comme l’étaient autrefois les Péruviens. Toute la forme de leur gouvernement consiste à respecter leurs anciens. Le Guase étale au chef de famille ce qu’il a de plus séduisant, et ne manque pas de lui présenter une petite quantité de vin. Si le traité se conclut, l’Américain publie dans tout le village que cet Espagnol est ami de la nation, et qu’on peut se fier à lui. Le Guase parcourt toutes les cabanes. Il convient du prix de chaque marchandise, et livre sans difficulté celle qu’on achète. Ensuite il se retire dans la première habitation où il est venu, en avertissant à son passage qu’il se dispose à partir. Rien de plus curieux que l’empressement avec lequel chacun court à son habitation pour lui délivrer fidèlement le prix dont il est convenu. Il rassemble ses effets ; il part, et le chef de la famille le fait accompagner jusqu’à la frontière par quelques habitans qui l’aident à mener les chevaux et les bœufs ou les vaches qu’il a reçus en échange. Avant 1724, on portait aux Indiens du vin en abondance ; mais l’expérience du danger a fait cesser cet usage. Il arrivait que, s’enivrant tous, ils prenaient subitement les armes pour assommer tous les Guases ou les Espagnols qui se trouvaient dans leurs habitations, sans respecter ceux dont ils avaient reçu des marchandises ; dans le même transport, ils fondaient sur les forts et les villages de la frontière, où ils taillaient en pièces tout ce qui tombait entre leurs mains.

Les plus intraitables des Indiens indépendans sont les habitans d’Arauco et de Tucapel, et ceux qui habitent au sud du Biobio. Le pays est si vaste, que, lorsqu’ils se voient trop pressés, ils abandonnent leurs possessions, et s’enfoncent dans des déserts inaccessibles. Là, se fortifiant par leur jonction avec d’autres Indiens, ils reviennent au pays qu’ils habitent. C’est ce mélange de fuite et de résistance qui les rend comme invincibles, et qui ne cesse pas d’exposer le Chili espagnol à leurs insultes. Qu’un seul crie parmi les autres qu’il faut prendre les armes, les hostilités commencent aussitôt. Leur manière de déclarer la guerre, c’est d’égorger jusqu’au dernier Espagnol qui se trouve chez eux sur la foi des conventions, ou de ravager les villages dont ils sont voisins. Quelquefois ils font avertir d’autres nations à qui les Espagnols ne sont pas moins odieux. C’est ce qu’ils appellent faire courir la flèche, parce qu’ils font passer lavis, d’une habitation à l’autre, avec autant de vitesse que de secret. La nuit de l’invasion est marquée, sans qu’il en transpire jamais rien. Cette fidélité, et le peu de préparatifs dont ils ont besoin pour leurs armemens, rendent leurs desseins impénétrables jusqu’au moment de l’exécution. La convocation faite, ils élisent entre eux un chef de guerre, auquel ils donnent le nom de toqui; et, dans les premières heures de la nuit fixée, lorsque les Espagnols ne s’attendent à rien moins qu’à être attaqués, des Indiens qui vivent parmi eux les surprennent et les tuent. Ensuite ils se dispersent de divers côtés ; ils entrent dans les petits villages, dans les métairies et les chaumières, où ils égorgent tout ce qu’ils rencontrent, sans distinction d’âge ni de sexe. Après cette exécution, se réunissant en corps, ils forment une armée, plus redoutable néanmoins par le nombre que par la discipline et l’habileté. Ces furieuses invasions leur ont souvent réussi, malgré les plus sages précautions des gouverneurs espagnols, parce que les secours qu’ils reçoivent continuellement les empêchent de sentir leurs pertes. S’ils en font d’assez sanglantes pour se rebuter du combat, ils se retirent à quelques lieues du champ de bataille ; mais cinq ou six jours après, ils vont fondre d’un autre côté.

Ces peuples ne déclarent jamais de guerre qu’elle ne dure plusieurs années. Dans la paix, leurs plus grandes occupations consistent à cultiver leurs champs et à fabriquer des ponchos on manteaux pour leur habillement ; c’est même plutôt à leurs femmes qu’ils laissent ordinairement ce travail ; tandis que, s’abandonnant à l’oisiveté, ils passent le temps à boire d’une espèce de cidre, composé de pommes qu’ils ont en abondance dans leurs terres. Leurs cabanes sont si légères, qu’un jour ou deux suffisent pour les bâtir. Leurs mets demandent peu de préparation ; ce sont des racines et de la farine de maïs, ou de quelque autre grain. Ainsi, faisant la guerre avec aussi peu de frais que de risque, ils la regardent comme un amusement. Si la paix succède, c’est toujours moins à leur sollicitation qu’à celle des Espagnols. On convient d’une conférence, qui a reçu le nom de parlamento, à laquelle assistent le président, le gouverneur du Chili, avec les principaux officiers de l’armée, l’évêque de la Conception, et quelques autres personnes du premier rang.

Du côté des Indiens, c’est le toqui, avec les principaux capitaines, qui sont en même temps députés de chaque canton, et chargés de leurs suffrages. Dans un parlamento tenu en 1724, on leur accorda la possession libre de tout le pays qui s’étend au sud de Biobio, et tous les capitaines de paix furent supprimés. On donnait ce titre à des Espagnols qui résidaient dans les villages habités par des Indiens convertis, et qui avaient fait naître le soulèvement par leurs extorsions.

Outre ces assemblées, qui se tiennent à l’occasion de quelque traité, il s’en tient d’autres lorsqu’il arrive de nouveaux présidens. La différence en est si légère, qu’il suffit d’en décrire une pour donner une idée de toutes les autres. Lorsqu’on juge un parlamento nécessaire, on en fait donner avis aux Indiens de la frontière, et le jour est indiqué. Des deux côtés, on convient d’une escorte pour les chefs. Les Espagnols campent sous des tentes, et le quartier-général des Indiens est vis-à-vis, à peu de distance. D’abord les anciens de chaque canton viennent saluer le président. Il boit à leur santé : tous lui répondent ; mais c’est le président qui leur verse à boire de sa propre main ; et, pour joindre quelque chose de plus réel à cette politesse, il leur distribue des couteaux, des ciseaux, et d’autres bagatelles fort précieuses à leurs yeux. On commence ensuite à parler de paix, et de la manière d’en observer les conditions ; après quoi les Indiens se retirent à leur quartier, où le président leur rend une visite, et leur fait porter une certaine quantité de vin. Les Indiens de la suite des députés qui ne les ont point accompagnés à l’assemblée paraissent alors, et se joignent pour rendre leurs devoirs au président. Il leur fait donner aussi du vin. Ensuite il reçoit à son tour un présent de veaux, de bœufs, de chevaux et d’oiseaux.

La paix étant conclue par ces caresses mutuelles, le président ne dédaigne point, pendant la suite des conférences, d’admettre à sa table les principaux chefs, ou ceux du moins auxquels il reconnaît de la douceur et de la raison. Il se tient une espèce de foire, où les Guases accourent avec leurs merceries, et les Indiens avec des ponchos et des bestiaux. Ces marchandises se troquent, et la bonne foi règne dans ces traités.

Ces mêmes peuples, qui ont toujours refusé de se soumettre aux Espagnols, accordent l’entrée de leur pays aux missionnaires, quelque différence qu’il y ait entre leurs maximes et celles qu’on leur prêche. Plusieurs se font baptiser ; mais ils ne renoncent point aisément à la vie libre dans laquelle ils sont élevés, et la plupart de ces nouveaux convertis n’ont aucune sorte de religion. Vers le commencement du dix-huitième siècle, les missionnaires en avaient rassemblé un assez grand nombre, dont ils avaient formé des villages. Dans tous les forts de la frontière, il y avait aussi des aumôniers payés par le roi pour les instruire ; mais à la première nouvelle d’un soulèvement qui eut lieu en 1720, tous les néophytes disparurent et se joignirent aux guerriers de leur nation.

Quoique dans leurs guerres ces peuples ne fassent de quartier à personne, surtout aux Espagnols, ils ne laissent pas d’épargner les femmes blanches ; ils les enlèvent et les conduisent dans leurs terres, où ils vivent avec elles. De la vient cette multitude d’Indiens blancs et blonds, qu’on prendrait pour des Européens nés au Chili. Pendant la paix il en vient un grand nombre dans les villes et les bourgs espagnols, qui s’engagent à travailler pour un certain prix l’espace d’un an ou de six mois. Ils s’en retournent à la fin du terme, après avoir employé leur salaire en merceries. Tous ces peuples, sans distinction de sexe, portent des ponchos et des manteaux de laine ; mais cet habillement est fort court, et ne leur descend pas jusqu’au genou. Les nations plus éloignées des établissemens d’Espagne qui habitent au sud de Valdivia, et ceux de la côte voisine de Chiloé ne portent aucune espèce d’habit. Ceux d’Arauco, de Tucapel et des bords de Riobio, nourrissent quantité de chevaux, et sont fort exercés à les monter. Aussi leurs armées sont-elles composées de cavalerie et d’infanterie. Leurs armes sont des lances fort longues, qu’ils manient avec beaucoup d’adresse, le javelot, et d’autres instrumens de cette nature.

Ulloa fait observer que c’est du royaume de Chili que sont venues des races de chevaux et de mules dont il vante beaucoup la vitesse. Il ajoute que ces animaux doivent sans doute leur origine aux premiers qui furent transportés d’Espagne en Amérique ; mais aujourd’hui ceux du Chili ne sont pas moins supérieurs à ceux d’Espagne qu’à ceux de toute l’Amérique. On y conserve plus fidèlement les races. Les chevaux coureurs du Chili ont l’ambition de ne vouloir jamais être devancés, et galopent si légèrement, que le cavalier ne sent pas la moindre agitation. Quant à l’encolure, ils ne cèdent rien aux plus beaux andalous. Leur taille est belle : ils sont pleins de feu et de fierté. Aussi tant d’excellentes qualités les font-ils beaucoup rechercher. Les plus beaux sont envoyés à Lima. Il en passe jusqu’à Quito. L’estime qu’on en fait a porté quantité de particuliers à former des haras dans les provinces du Pérou pour en étendre la race ; mais c’est toujours à ceux du Chili, surtout des environs de San-Iago, qu’on donne la préférence.

FIN DU QUINZIÈME VOLUME.