Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XIX/Troisième partie/Livre XIII/Chapitre I

LIVRE TREIZIÈME.

HISTOIRE NATURELLE DE L’AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE.

Suivant la division ordinaire des deux parties de l’Amérique, celle qu’on distingue par le nom de septentrionale se prend ordinairement à l’isthme de Panama. Mais il ne s’agit ici que de l’histoire naturelle des contrées qui sont au nord du 39e. degré de latitude septentrionale, au sud du lac Érié, c’est-à-dire, proprement à l’entrée du Canada.

On est surpris de lire et d’entendre que, dans un pays aussi proche du soleil que les provinces les plus méridionales de France, le froid soit extrême, et si long, qu’il empiète beaucoup sur le printemps. Avant la fin de l’automne, les rivières s’y trouvent remplies de glaçons, et bientôt la terre est couverte de neiges qui durent six mois, et s’élèvent toujours à la hauteur de six pieds. Il n’y a point de voyageur qui ne fasse une description touchante de ce qu’il a souffert d’un climat si rude : « Rien n’est plus triste, dit le P. Charlevoix, dans son style naïf, que de ne pouvoir se montrer à l’air sans être glacé, à moins que d’être fourré comme les ours. D’ailleurs, quel spectacle qu’une neige qui vous éblouit, et qui vous cache toutes les beautés de la nature ! plus de différence entre les rivières et les campagnes ; plus de variété : les arbres mêmes sont couverts de frimas ; il pend à toutes leurs branches des glaçons sous lesquels il n’y a point de sûreté à s’arrêter. Que penser lorsqu’on voit aux chevaux des barbes de glace d’un pied de long ? et comment voyager dans un pays où, pendant six mois, les ours mêmes n’osent quitter leurs retraites ? Aussi n’y ai-je jamais passé d’hiver sans avoir vu porter à l’hôpital-général quelqu’un à qui il fallait couper un bras ou une jambe gelés. Si le ciel est serein, il souffle de la partie de l’ouest un vent qui coupe le visage. Si le vent tourne au sud ou à l’est, le temps s’adoucit un peu ; mais il tombe une neige si épaisse, qu’on ne peut voir à dix pas en plein midi. S’il survient un dégel dans les formes, adieu les chapons, les quartiers de bœuf et de mouton, la volaille, le poisson qu’on tenait en réserve dans les greniers, sur la foi de la gelée. Ainsi, malgré les rigueurs du froid, on est réduit à souhaiter qu’il ne discontinue point. »

Il peut être vrai, comme on le prétend, que les hivers du Canada aient encore été plus rudes il y a cent ans ; mais tout le monde convient que, tels qu’ils sont aujourd’hui, l’hiver de France le plus piquant n’en approche point. À la vérité, le mois de mai, n’est pas plus tôt arrivé, qu’il faut changer de langage. La douceur de cette fin du printemps, d’autant plus agréable qu’elle succède à tant de rigueurs ; la chaleur de l’été, qui fait voir en moins de quatre mois les semences et les récoltes ; la sérénité de l’automne, pendant lequel on jouit d’une suite de beaux jours ; tous ces avantages, auxquels on peut joindre celui de la liberté, qui est comme le partage du pays, fait une compensation fort agréable pour les habitans.

On demande d’où peut venir une température si différente de celle de France, sous des parallèles qui sont tout-à-fait les mêmes ?

Un jésuite romain, le P. Bressani, qui avait passé une partie de sa vie dans la Nouvelle France, a traité cette question en physicien ; et le P. Charlevoix confirme sa doctrine en y mettant quelques restrictions. Il croit, par exemple, que le missionnaire italien se trompe lorsqu’il ne veut pas qu’on attribue les froids excessifs du Canada aux montagnes, aux bois et aux lacs du pays. Ces trois causes, suivant le jésuite français, doivent y contribuer ; car il n’y a rien, dit-il, à répliquer contre l’expérience, qui rend sensible la diminution du froid à mesure que le pays se découvre, quoiqu’elle ne soit pas proportionnée à ce qu’elle devrait être, si l’épaisseur des bois en était la principale cause. Il y en a donc de plus puissantes ; et là-dessus les deux jésuites s’accordent.

Une seconde cause que l’on assigne aux grands froids du Canada (et c’est la véritable), est le voisinage de la mer du Nord, qui, pendant plus de huit mois de l’année, se trouve couverte de glaces énormes. Il ne neige au Canada que du vent nord-est, c’est-à-dire du côté des glaces du nord ; et quoique le froid semble moins vif pendant la chute des neiges, elles doivent contribuer beaucoup à refroidir les vents d’ouest et de nord-ouest dans l’immensité du pays qu’elles couvrent, et que ces vents traversent.

Cette rigoureuse température n’empêche point qu’une si grande région ne soit bien peuplée de toutes sortes d’animaux ; les uns, qui la quittent en hiver pour chercher un air plus doux ; les autres, que la nature a rendus capables de supporter un froid excessif, ou qu’elle a favorisés d’un admirable instinct pour s’en garantir. On doit le premier rang au plus singulier, qui est le castor.

Il n’était pas inconnu en France avant la découverte de l’Amérique, puisqu’on trouve dans les anciens titres des chapeliers de Paris divers règlemens pour la fabrique des chapeaux de bièvres. Castor et bièvre sont les différens noms du même animal ; mais soit que le bièvre européen soit devenu rare, ou que son poil n’ait pas la même qualité que celui du castor américain, on ne parle plus guère du premier que par rapport au castoréum. Jamais même on ne l’a vanté comme un animal curieux, faute apparemment de l’avoir observé de près, ou peut-être parce qu’il n’a que les propriétés des castors terriers, qui forment une autre espèce. Le castor du Canada est un quadrupède amphibie, qui peut vivre néanmoins sans aller dans l’eau, et qui ne peut même y être long-temps, mais qui a besoin quelquefois de s’y baigner. Les plus grands castors ont un peu moins de quatre pieds, sur environ quinze pouces d’une hanche à l’autre, et pèsent soixante livres. La couleur de cet animal est différente, suivant la différence des climats où il se trouve. Dans les parties du nord les plus reculées ils sont ordinairement tout-à-fait noirs ; mais on y en voit quelquefois de blancs ; ils sont bruns dans les pays plus tempérés, et leur couleur s’éclaircit à mesure qu’ils avancent vers le sud. Chez les Illinois, ils sont presque fauves, et l’on y en voit même de couleur de paille. On observe que plus ils sont noirs, moins ils sont fournis de poil, et par conséquent leur dépouille est moins estimée. Leur poil est de deux sortes par tout le corps, à l’exception des pates, où il est fort court : le plus grand est long de huit à dix lignes ; il va même jusqu’à deux pouces sur le dos ; mais il diminue avec proportion jusqu’à la tête et jusqu’à la queue ; il est rude, gros, luisant, et donne à la bête sa couleur entière. Regardé avec le microscope, le milieu en paraît moins opaque ; d’où l’on conclut qu’il est creux, et qu’il ne peut être d’aucun usage. L’autre est un duvet très-fin, fort épais, long d’un pouce au plus ; et c’est celui qu’on emploie. On le nommait autrefois, en Europe, laine de Moscovie : il fait proprement l’habit du castor ; le premier ne lui sert que d’ornement, et peut-être l’aide-t-il à nager.

On donne au castor quinze ou vingt ans de vie. La femelle porte quatre mois ; et sa portée ordinaire est de quatre petits : quelques voyageurs en ont fait monter le nombre jusqu’à huit ; mais cette fécondité paraît rare. Elle a quatre mamelles. Les muscles de cet animal sont extrêmement forts, et d’une grosseur qui n’a point de proportion à sa taille. Ses intestins, au contraire, sont fort délicats, ses os très-durs, et ses deux mâchoires, presque égales, sont d’une grosseur extraordinaire ; chacune est garnie de dix dents, deux incisives et huit molaires. Les incisives supérieures ont deux pouces et demi de long ; les inférieures en ont plus de trois, et suivent les courbures de la mâchoire ; ce qui leur donne une force surprenante dans de si petits animaux. On remarque aussi que les dents des deux mâchoires ne se répondent pas exactement ; mais que les supérieures débordent en ayant sur les inférieures : de sorte qu’elles se croisent comme les deux tranchans d’une paire de ciseaux ; enfin que la longueur des unes et des autres est précisément le tiers de leurs racines. La tête d’un castor offre à peu près la figure de celle d’un rat de montagne ; il a le museau un peu allongé, les yeux petits, les oreilles courtes, rondes, velues par dehors, sans poil en dedans. Ses jambes sont courtes, surtout celles de devant, et n’ont pas plus de quatre pouces de long ; les ongles sont taillés de biais, et creux. Les pieds de derrière sont plats, garnis de membranes entre les doigts ; ainsi le castor peut marcher, mais avec lenteur, et nage aussi facilement que tout autre animal aquatique. D’ailleurs, par sa queue, il est tout-à-fait poisson ; ce qui l’a fait déclarer de cet ordre par la faculté de médecine de Paris, et ranger par la faculté de théologie au nombre des animaux dont la chair peut être mangée les jours maigres. Le P. Charlevoix assure que Lémery s’est trompé lorsqu’il n’a fait tomber cette décision que sur le train de derrière du castor, et qu’elle regarde le corps entier ; mais les Canadiens ne peuvent guère profiter de cette indulgence. On voit à présent peu de castors près des habitations. Les sauvages en gardent la chair, après l’avoir fait boucaner ; ce qui ne lui ôte point un goût sauvage, qu’elle ne perd qu’après avoir été cuite à l’eau. Avec cette préparation, elle prend une si bonne qualité, qu’il n’y a point, dit-on, de viande plus légère, plus délicate et plus saine ; on la croit même aussi nourrissante que celle du veau. Bouillie, elle demande quelque chose qui en relève le goût ; mais à la broche, elle se mange sans autre apprêt.

Ce que le castor a de plus remarquable est sa queue ; elle est presque ovale, large de quatre pouces dans sa racine, de cinq au milieu, et de trois pouces à l’extrémité, épaisse d’un pouce, et longue d’un pied. Sa substance est une graisse ferme, où un cartilage tendre, qui ressemble à la chair du marsouin, mais qui se durcit quand elle est conservée. Elle est couverte d’une peau écailleuse, dont les écailles sont hexagones, et d’une demi-ligne d’épaisseur sur trois ou quatre lignes de long, appuyées les unes sur les autres comme celles des poissons. Une pellicule très-délicate leur sert de fond ; de la manière dont elles sont enchâssées, elles s’en tirent aisément après la mort de l’animal.

Près de l’anus du castor se trouvent des poches qui contiennent le castoréum. C’est une liqueur onctueuse, qui ressemble au miel. Sa couleur est d’un jaune pâle, son odeur fétide : elle se condense en vieillissant, et prend la substance du suif. Cette liqueur est résolutive et fortifie les nerfs. On l’emploie dans les affections hystériques et hypocondriaques dans l’épilepsie, le tétanos, etc.

C’est sans fondement qu’on a cru, sur la foi des anciens naturalistes, que le castor, lorsqu’il se voit poursuivi, coupe ses prétendus testicules et les abandonne aux chasseurs pour sauver sa vie. C’est de son poil, observe le missionnaire, qu’il devrait plutôt se dépouiller, car le reste est bien moins précieux ; cependant il doit le nom de castor à cette fable. Sa peau, dépouillée du poil, n’est pas non plus à négliger ; on en fait des gants et des bas. Mais comme il est difficile d’enlever le poil sans la découper, on n’emploie guère que celle des castors-terriers. Dans le commerce, on nomme castor sec la peau de castor dont on n’a point encore fait usage, et castor gras celle que les sauvages ont employée. Après l’avoir bien grattée en dedans, et frotté avec la moelle de certains animaux, qui la rend plus souple, ils en cousent plusieurs ensemble pour en faire une sorte de mante, qu’on nomme robe, et dont ils s’enveloppent le poil en dedans. En hiver, ils ne la quittent ni le jour ni la nuit. Le grand poil tombe bientôt, et le duvet qui reste ne manque point de s’engraisser ; ce coton devient beaucoup plus propre à l’usage des chapeliers, qui ne pourraient pas même employer le sec, s’ils n’y mêlaient un peu de gras. On ajoute que, pour être dans toute sa bonté, il doit avoir été porté quinze ou dix-huit mois. Les sauvages ne se seraient pas imaginé que leurs vieilles hardes pussent être si précieuses ; mais c’est un avantage qu’on n’a pu leur cacher long-temps. Un particulier qui avait eu la ferme du castor, s’en trouvant beaucoup de reste, et cherchant à s’en faciliter la consommation, imagina d’en faire filer et corder avec de la laine ; et de cette composition il fit faire des draps, des flanelles, des bas au métier, et d’autres ouvrages de même nature. Son entreprise eut peu de succès, et servit à faire connaître que le poil du castor ne convient qu’à la fabrique des chapeaux. Cependant l’exemple des Français ayant trouvé des imitateurs en Hollande, il s’y est conservé une de ces manufactures, d’où l’on voit encore sortir des draps et des droguets ; mais ces étoffes sont chères et n’en sont pas de meilleur usage : le poil de castor se détache bientôt, et forme à la superficie un duvet qui leur ôte tout leur lustre. Les bas qu’on en a faits avaient le même défaut.

Quelques voyageurs donnent aux castors, comme aux abeilles, un roi ou un chef qui les commande, opinion difficile à vérifier, et prise apparemment des sauvages, qui les croyaient autrefois des animaux raisonnables, auxquels ils supposaient un langage particulier, un gouvernement, des lois et des commandans pour le travail. Entre les punitions des paresseux, ils mettaient l’exil ; et l’on croit trouver l’explication de cette idée dans l’espèce de castors qu’on nomme terriers, qui vivent en effet séparés des autres, et se logent sous terre, où leur unique travail est de se faire un chemin couvert pour aller à l’eau. On les distingue à différentes marques, telle que leur maigreur et le peu de poil qu’ils ont sur le dos. D’ailleurs il s’en trouve plus dans les pays chauds que dans ceux où le froid est vif ; et l’on a déjà remarqué qu’ils ont plus de ressemblance que les autres avec les castors ou les bièvres de l’Europe, où l’on sait qu’ils se retirent dans des creux et des cavernes le long des rivières. Il s’en trouve en Allemagne sur l’Elbe, en France, sur le Rhône, l’Isère et l’Oise ; mais ils sont plus communs en Pologne.

L’orignal, qui tient le second rang pour les avantages qu’on tire de sa chasse, n’est différent de l’élan que par sa grosseur, qui est celle d’un cheval. Il a la croupe large, la queue d’une petitesse extrême, puisqu’on ne lui donne que la longueur du doigt ; le jarret fort haut, les jambes et les pieds du cerf. Un long poil lui couvre le garrot, le cou et le haut du jarret. Sa tête a plus de deux pieds de long, et sa manière de l’étendre en avant lui donne une mauvaise grâce. Son muffle est gros et rabattu par le haut. Ses narines sont très-grandes. Enfin son bois est beaucoup plus large que celui du cerf, et n’est guère moins long ; mais il est plat et fourchu comme celui du daim. Il se renouvelle tous les ans, sans qu’on ait encore observé s’il prend chaque fois un accroissement qui marque les années. Le poil de l’orignal est mêlé de gris-blanc et de rouge-noir ; il devient creux dans la vieillesse de l’animal, ne se foule point et ne perd jamais une sorte d’élasticité qui le fait toujours redresser : on en fait des matelas et des selles de chevaux. Sa chair est légère, nourrissante et de très-bon goût ; sa peau forte, douce et moelleuse : elle se passe en chamois, et l’on en fait des buffles d’autant plus estimés qu’ils pèsent très-peu. Les sauvages regardent l’orignal comme un animal de bon augure.

Outre les chasseurs, qui font une rude guerre à l’orignal, il a deux autres ennemis qui ne lui laissent pas plus de repos. Le plus terrible est le carcajou, espèce de glouton, d’un poil roux et brun. Lorsqu’il peut s’approcher d’un orignal, il saute dessus, s’attache à son cou, et de ses dents il lui coupe la veine jugulaire. L’orignal n’a qu’un moyen de s’en garantir, qui est de se jeter promptement à l’eau, que son ennemi ne peut souffrir ; mais s’il est éloigné des rivières, il succombe avant d’y pouvoir arriver. Les missionnaires mêmes assurent que le carcajou, qui n’a pas l’odorat des plus fins, mène trois renards à cette chasse, et qu’il les emploie pour la découverte ; que, dès qu’ils ont éventé leur proie, deux de ces rusés chasseurs se rangent à ses côtés ; que le troisième se place derrière elle, et que, la poussant tous trois avec une adresse surprenante, ils la conduisent vers le carcajou, qui s’accommode avec eux pour le partage ; enfin qu’une autre ruse de cet animal est de grimper sur un arbre, où, se couchant de son long sur une branche avancée, il attend qu’un orignal passe, et saute dessus lorsqu’il le voit à portée.

Le bœuf du Canada ou bison est plus grand que celui de l’Europe. Il a les cornes basses, noires et courtes ; deux grandes touffes de crin, l’une sous le museau, et l’autre sur la tête, d’où elle lui tombe sous les yeux, ce qui lui donne un air hideux. Il a sur le dos une bosse qui commence sur les hanches, et va toujours en croissant jusque sur les épaules. Toute la bosse est couverte d’un poil fort long, un peu roussâtre, et le reste du corps d’une laine noire qui est fort estimée. On assure que la dépouille d’un bœuf est de huit livres de laine. Ces animaux ont le poitrail fort large, la croupe assez fine, et la queue fort courte. On ne leur voit presque point de cou, mais leur tête est plus grosse que celle des nôtres. Ils fuient ordinairement à la vue d’un homme, et celle d’un chien leur cause la même frayeur. Ils ont l’odorat si fin, que, pour s’approcher d’eux à la portée du fusil, on est obligé de prendre le dessous du vent ; mais un bœuf qui se sent blessé devient furieux et se précipite sur les chasseurs : il n’est guère plus traitable lorsque les vaches ont mis bas leurs veaux. La chair du taureau est de fort bon goût, mais si dure, qu’on ne mange guère que celle des vaches. Leur peau, qui est la meilleure de l’univers, se passe aisément, et quoique très-forte, elle devient aussi moelleuse que le meilleur chamois. Les sauvages en font des boucliers, qui sont à la fois extrêmement légers et presque impénétrables aux balles.

Vers la baie d’Hudson, il se trouve une autre espèce de bœufs, qu’on a nommés bœufs musqués, parce qu’ils jettent une si forte odeur de musc, que dans certaines saisons il est impossible d’en manger. « Ces animaux, dit Jérémie, ont la laine très-belle, et plus longue que celle des moutons de Barbarie. J’en apportai en France, et je m’en fis faire des bas, qui étaient plus beaux que des bas de soie. Les bœufs musqués, quoique plus petits que les nôtres, ont les cornes beaucoup plus grosses et plus longues. Leurs racines se joignent sur le haut de la tête et descendent à côté des yeux presque aussi bas que la gueule, d’où le bout remonte en haut et forme comme un croissant. J’en ai vu de si grosses, que, séparées du crâne, les deux ensemble pesaient soixante livres. Ces bœufs ont les jambes fort courtes, de sorte qu’en marchant leur laine traîne toujours par terre ; ce qui les rend si difformes, qu’on a peine à distinguer d’un peu loin de quel côté est la tête. Ils ne sont pas en grand nombre et les sauvages les auraient bientôt détruits, s’ils s’attachaient à cette chasse. D’ailleurs on les tue dans le temps des neiges à coups de lance, sans qu’ils puissent fuir avec des jambes si courtes. »

Le cerf est le même au Canada qu’en Europe, ou ne diffère que par un peu plus de grandeur.

Le caribou, dont on a parlé plusieurs fois, est le même animal que le renne. La Hontan décidé que c’est une espèce d’âne sauvage.

Cette grande région n’a point d’animal plus commun que le chevreuil. Sa figure ne diffère point de celle des nôtres ; mais, dans sa jeunesse il a le poil rayé de diverses couleurs, ensuite ce poil tombe, et il en revient un autre de la couleur ordinaire des chevreuils. Cet animal s’apprivoise avec une facilité surprenante. Une femelle, devenue domestique, se retire dans les bois lorsqu’elle est en chaleur, et dès qu’elle a reçu les caresses du mâle, elle revient chez son maître. Elle retourne au bois pour se délivrer de ses petits, elle les y laisse et les visite régulièrement ; mais elle a le même soin de revenir se montrer à son maître ; et lorsqu’on juge à propos de la suivre, on prend ses faons qu’elle continue de nourrir. On s’étonne que les Européens du Canada n’en aient pas des troupeaux en tiers dans leurs habitations.

Les bois sont remplis de lynx ou loups-cerviers. On les représente comme d’habiles chasseurs, qui ne vivent que des animaux qu’ils poursuivent jusqu’à la cime des plus grands arbres. Leur chair est blanche et ne fait pas un mauvais aliment. Leur poil et leurs peaux sont une des plus belles fourrures du pays ; mais on estime encore plus celles de certains renards noirs des montagnes du nord, comme les renards noirs de Moscovie et du nord de l’Europe l’emportent aussi sur les autres. Il y en a de plus communs, dont les uns ont le poil noir ou gris, mêlé de blanc ; les autres tout gris, et d’autres d’un rouge tirant sur le roux. Il s’en trouve, en remontant le Mississipi, dont le poil est argenté. On raconte que toutes les espèces de renards ont une manière fort plaisante de donner la chasse aux oiseaux de rivière : ils s’avancent un peu dans l’eau, ils se retirent ensuite, et font cent cabrioles sur le rivage : les canards, les outardes et d’autres oiseaux aquatiques que ce jeu amuse, s’approchent de l’ennemi, qui se tient d’abord tranquille lorsqu’il les voit à portée : il remue seulement la queue pour les attirer plus près, et ces imbéciles animaux donnent dans le piége, jusqu’à ne pas craindre de la béqueter ; alors le renard saute dessus et ne manque point sa proie. Le P. Charlevoix nous apprend qu’on a dressé, avec assez de succès, des chiens au même manége, et que les mêmes chiens font une rude guerre aux renards.

On décrit l’opossum sous le nom d’enfant du diable, ou de bête puante, parce que l’urine qu’elle rend lorsqu’elle est poursuivie empeste l’air dans un grand espace. C’est d’ailleurs un fort joli animal. Il est de la grandeur d’un petit chat, mais plus gros, d’un poil clair, tirant sur le gris, avec deux lignes blanches qui lui forment sur le dos une figure ovale depuis le cou jusqu’à la queue. Cette queue est touffue comme celle du renard, et se redresse comme celle de l’écureuil.

Le rat musqué a tant de ressemblance avec le castor, qu’à l’exception de la queue, qu’il n’a pas moins longue que celle des rats d’Europe, et des testicules, qui renferment un musc exquis, on le croirait un diminutif de la même espèce : il a toute la structure du corps, et surtout la tête du vrai castor. On lui trouve aussi beaucoup de rapport avec le rat des Alpes. Son poids est d’environ quatre livres. Il se met en campagne au mois de mars, et sa nourriture alors est de quelques morceaux de bois, qu’il pile avant de les manger. Après la fonte des neiges, il vit de racines d’orties, ensuite des tiges et des feuilles de la même plante. En été, il ne mange guère que des fraises et des framboises, auxquelles succèdent d’autres fruits pendant l’automne. Dans ces deux dernières saisons on voit rarement le mâle sans sa femelle. Mais à l’entrée de l’hiver ils se séparent, et chacun fait de son côté son logement dans un trou, ou dans le creux d’un arbre, sans aucunes provisions. On assure que pendant toute la durée du froid ils demeurent sans manger.

Les rats musqués bâtissent des cabanes à peu près de la forme de celles des castors ; mais on y remarque beaucoup moins d’art. Leur situation ne demande point de chaussée, parce qu’elle est toujours au bord de l’eau. Le poil du rat musqué entre dans la fabrique des chapeaux avec celui du castor. Sa chair est de fort bon goût, excepté dans le temps qu’il recherche sa femelle : il s’y répand alors un goût de musc qu’on ne peut lui faire perdre.

L’hermine du Canada est de la grosseur de nos écureuils, mais un peu moins allongée. Son poil est d’un très-beau blanc ; mais l’extrémité de la queue, qu’elle a fort longue, est d’un noir de jais. Les martres sont moins rouges que celles de France, avec le poil plus fin : leur retraite ordinaire est dans les bois, d’où elles ne sortent que tous les deux ou trois ans en troupes nombreuses ; et le temps de leur sortie annonce une bonne année de chasse, c’est-à-dire, des neiges fort abondantes. Le putois serait peu différent de la fouine, s’il n’avait le poil plus noir, plus long et plus épais. Ces deux animaux font la guerre aux oiseaux sauvages et domestiques. Le rat des bois est le double des nôtres en grosseur : il a la queue velue, et le poil d’un très-beau gris argenté : on en voit même de tout blancs. La femelle a sous le ventre une bourse qui s’ouvre et se ferme, où elle met ses petits pour fuir avec eux lorsqu’elle est menacée de quelque danger. On nous apprend que la fourrure des fouines, des loutres, des putois, des rats des bois, des hermines, des martres et des pekans, espèce de chats sauvages de la grandeur des nôtres, est ce qui se nomme dans le commerce la menue pelleterie.

On distingue ici trois espèces d’écureuils : les rouges, qui ne diffèrent point des nôtres ; les suisses, qui sont un peu plus petits, et dont le poil est rayé en longueur, de blanc, de rouge et de noir ; et les écureuils volans, qui ont le poil d’un gris obscur ; ce nom leur vient de leur extrême agilité, qui les fait sauter d’un arbre à l’autre, à plus de quarante pas. On attribue cette propriété à deux peaux fort minces qu’ils ont des deux côtés, entre les pates de derrière et celles de devant, et qui s’étendent de la largeur de deux pouces. Le nombre des écureuils est prodigieux dans tout le pays, parce qu’on leur fait peu la guerre.

Le porc-épic du Canada est de la grosseur d’un chien médiocre, mais plus court et moins haut. C’est le même que celui de la baie d’Hudson.

La seule différence des lièvres et des lapins de ce pays aux nôtres est qu’ils ont les jambes de derrière plus longues. Leur poil est très-fin, et pourrait être employé dans la fabrique des chapeaux, si ces animaux ne muaient continuellement : l’hiver, ils grisonnent, et sortent rarement de leurs tanières, où ils vivent des plus tendres branches du bouleau : l’été ils ont le poil roux. En toute saison, les renards leur font une cruelle guerre ; et pendant l’hiver ils sont fort recherchés des sauvages, qui les prennent sur la neige avec des collets, lorsqu’ils sortent pour chercher leur nourriture.

Un climat si rude ne peut attirer beaucoup d’oiseaux ; cependant il s’y en trouve de plusieurs sortes, dont quelques-unes sont particulières au pays. On y voit des aigles de deux espèces : les plus gros ont la tête et le cou presque blancs : ils donnent la chasse aux lapins et aux lièvres, les enlèvent dans leurs serres, et les emportent. Les autres sont gris et se contentent de faire la guerre aux oiseaux ; les deux espèces la font aussi aux poissons. Le faucon, l’autour et le tiercelet sont les mêmes qu’en France ; mais on trouve ici une espèce de faucons qui ne vivent que de pêche.

Cette grande contrée a trois sortes de perdrix : les grises, les rouges et les noires, toutes plus grosses qu’en France. Les dernières ont la tête et les yeux du faisan, et la chair brune : elles sont les moins estimées, parce qu’elles sentent trop le raisin, le genièvre et le sapin. Toutes ont de belles et longues queues, qu’elles ouvrent en éventail comme un coq dinde ; les unes mêlées de rouge, de brun et de gris ; les autres de gris-clair et de gris-brun.

Les bécassines du pays sont excellentes, et le petit gibier de rivière est partout dans une extrême abondance ; mais les bécasses y sont rares, du moins vers le nord ; car elles sont plus communes chez les Illinois et dans toutes les parties méridionales. Denis assure que la chair des corbeaux n’est pas moins bonne ici que celle des poules ; d’autres n’en font pas le même éloge, ou le restreignent aux corbeaux de l’Acadie. Le corbeau du Canada est plus gros que le nôtre, plus noir, et jette un cri différent. Au contraire, l’orfraie y est plus petite, et son cri moins désagréable. Le chat-huant canadien ne diffère du français que par une petite fraise blanche autour du cou, et par un cri particulier ; sa chair est si bonne, qu’on la préfère à celle de la poule. La chauve-souris est plus grosse ici qu’en France. Les merles et les hirondelles y sont des oiseaux de passage comme en Europe ; mais la couleur des premiers tire sur le rouge. On distingue trois sortes d’alouettes, dont les plus petites sont de la grosseur du moineau. Enfin le moineau même n’est pas tout-à-fait semblable au nôtre.

On distingue au Canada jusqu’à vingt-deux espèces de canards, dont les plus beaux et les meilleurs se nomment canards branchus, parce qu’ils perchent sur les branches des arbres. Leur plumage est d’une variété fort brillante. Les cygnes, les poules d’Inde, les grues, les poules d’eau, les sarcelles, les oies, les outardes, et tous les grands oiseaux de rivières sont partout en abondance, excepté vers les habitations, dont on ne les voit point approcher. Le pays a des grues de deux couleurs : les unes blanches, les autres gris-de-lin, et l’on vante leur chair pour le goût qu’elle donne aux potages. Les piverts sont ici d’une grande beauté, fort variée par la différence de leurs couleurs. Le rossignol du Canada, quoiqu’à peu près le même que celui de France, n’en approche point pour le chant ; et le roitelet, au contraire, chante très-bien. Le chardonneret, n’a pas la tête aussi belle qu’en Europe. Tous les bois sont remplis d’une espèce d’oiseaux jaunes, de la grosseur d’une linotte, qui ont le gosier assez fin, mais le chant fort court et sans variété : ils n’ont pas d’autre nom que celui de leur couleur. On donne la préférence à l’oiseau qu’on a nommé blanc, parce qu’il est de cette couleur sous le ventre, quoique cendré sur le dos : c’est une espèce d’ortolan. Le mâle ne cède en rien au rossignol, tandis que la femelle, dont la couleur est plus foncée, ne chante pas même en cage. Cet oiseau mérite aussi le nom d’ortolan pour le goût. On ne sait ce qu’il devient en hiver, mais il est toujours le premier qui se fait voir au printemps, et la neige ne commence pas plus tôt à fondre, qu’il paraît en troupes dans les lieux qu’elle laisse à sec.

Ce n’est qu’à cent lieues de Québec, au sud, qu’on commence à voir des cardinaux. La douceur de leur chant, l’éclat de leur plumage, qui est d’un beau rouge incarnat, avec une petite aigrette sur la tête, en font un des plus beaux oiseaux du monde. On lui donne pour rival en couleur l’oiseau-mouche, qui tire ce nom de sa petitesse. « Ayant appris qu’on avait nourri quelque temps des oiseaux-mouches avec de l’eau, j’en gardai un, dit le P. Charlevoix, pendant vingt-quatre heures : il se laissait prendre et manier ; mais il contrefaisait le mort. Dès que je l’avais lâché, il reprenait son vol, et ne faisait que papillonner sur ma fenêtre. J’en fis présent à un de mes amis, qui le trouva mort le lendemain, apparemment d’une petite gelée qui s’était fait sentir pendant la nuit. Il y a beaucoup d’apparence que ces petits animaux se retirent aux premiers froids vers la Caroline, où l’on n’en voit qu’en hiver. Ils font leurs nids au Canada : rien n’est si propre que ces petits ouvrages ; ils les suspendent à une branche d’arbre, tournés avec une justesse qui les met à l’abri de toutes les injures de l’air. Le fond est de petits brins de bois, entrelacés en manière de panier, et le dedans est revêtu de je ne sais quel duvet, qui paraît de soie. Les œufs sont de la grosseur d’un pois, avec des taches jaunes sur un fond blanc. On dit que la portée ordinaire est de trois, et quelquefois de cinq.

Un oiseau fort avantageux au Canada, mais qui ne fait qu’y passer dans les mois de mai et de juin, est celui qu’on y nomme tourte. Ces oiseaux sont plus petits que nos gros pigeons, dont ils ont les yeux et les nuances de la gorge. Leur plumage est d’un brun obscur, à l’exception des ailes, qui ont des plumes d’un très-beau bleu. Il semble qu’ils ne cherchent qu’à se faire tuer : s’ils voient une branche sèche sur un arbre, c’est celle qu’ils choisissent pour s’y percher ; et la manière dont ils s’y rangent donne toujours la facilité d’en abattre une demi-douzaine, au moins, d’un coup de fusil. On a trouvé le moyen d’en prendre un grand nombre en vie ; et l’usage est de les nourrir jusqu’aux premiers froids, pour les tuer alors et les conserver gelés pendant tout l’hiver.

Entre les serpens du Canada, on ne distingue que le serpent à sonnettes. On en voit d’aussi gros que la jambe humaine, quelquefois même de plus gros, et d’une longueur proportionnée. Mais les plus communs ne sont pas plus gros ni plus longs que nos plus grandes couleuvres de France. On connaît l’âge de ce serpent par le nombre des écailles mobiles de sa queue. En remuant, il fait le même bruit que la cigale ; et la ressemblance est si parfaite, qu’on y est trompé ; c’est de ce bruit que le reptile tire son nom. Sa morsure est mortelle, si l’on n’y remédie sur-le-champ. La racine du polygala seneka, qui lui sert d’antidote, ne demande point d’autre préparation que d’être pilée ou mâchée, et soigneusement appliquée sur la plaie. Au reste, il est rare que le serpent à sonnettes attaque un passant, s’il n’en reçoit aucun mal. « J’en ai vu moi-même, dit le P. Charlevoix, un à mes pieds, qui eut assurément plus de peur que moi, car je ne l’aperçus que lorsqu’il fuyait ; mais ceux qui ont le malheur de mettre le pied sur lui, sont piqués d’abord ; et s’il est poursuivi, pour peu qu’il ait le temps de se reconnaître, il se replie en rond, la tête au milieu, et s’élance d’une grande raideur contre son ennemi. Les sauvages ne laissent pas de lui donner la chasse, et mangent sa chair, qu’ils trouvent fort bonne : j’ai même ouï dire à des Français qui en avaient goûté, qu’elle n’est pas désagréable ; et l’expérience prouve qu’elle n’est pas nuisible. »

À l’égard des poissons, dans les parties du fleuve Saint-Laurent où l’eau est salée on trouve toutes les espèces qui vivent dans l’Océan. Le saumon, le thon, l’alose, la truite, la lamproie, l’éperlan, le congre, le maquereau, la sole, le hareng, l’anchois, la sardine, le turbot, et quantité d’autres, s’y prennent en abondance, à la seine et aux filets. Dans le golfe, on pêche des flétans, trois sortes de raies, des lencornets, des goberges, espèce de morues, des plies, des requins et des chiens de mer, qui sont une autre espèce de requins. Le lencornet est d’un fort bon goût ; mais il rend la sauce toute noire. L’esturgeon remonte très-haut dans le fleuve Saint-Laurent.

Les huîtres sont en abondance pendant l’hiver sur toutes les côtes de l’Acadie ; et la manière de les y prendre est fort singulière : on fait à la glace un trou dans lequel on enfonce deux perches liées en forme de tenailles, dont elles ont aussi le jeu, et rarement on les retire sans quelques huîtres. Enfin, dans plusieurs endroits, surtout vers l’Acadie, les étangs sont remplis de truites saumonées, longues d’un pied, et de tortues de deux pieds de diamètre, dont la chair est excellente, et l’écaille supérieure rayée de blanc, de rouge et de bleu.

Tous les voyageurs parlent d’un poisson des lacs qu’ils nomment poisson blanc, et dont ils vantent beaucoup la délicatesse. La Hontan le met au-dessus de toutes les espèces connues, et prétend que, pour être mangé dans sa perfection, il ne doit être que rôti, ou cuit à l’eau sans aucune sauce. Les sauvages, dit-il, préfèrent, dans leurs maladies, le bouillon du poisson blanc à celui de la viande. On ne nous en donne point la description, non plus que celle de l’achigan et du poisson doré, que le P. Charlevoix nomme les plus estimés du fleuve Saint-Laurent. Les autres rivières, surtout celles de l’Acadie, ne sont pas moins richement peuplées.

Nous ne répéterons pas ici les détails que Charlevoix, La Hontan et Denis donnent sur les phoques, qu’ils nomment loups marins, parce que ces animaux sont décrits dans d’autres parties de notre abrégé. Les marsouins abondent aussi à l’embouchure du fleuve Saint-Laurent, et le remontent jusqu’à Québec. On les distingue en gris et blancs. Les marsouins blancs ne rendent pas moins dune barrique d’huile, qui diffère peu de l’huile du loup marin. On ne mange point leur chair : mais celle des marsouins gris, que les matelots nomment pourcelles, passe pour un assez bon mets. On fait des boudins et des andouilles de leurs boyaux. La fressure est excellente, et la tête est meilleure que celle du mouton, mais moins bonne que celle du veau. La peau des uns et des autres se tanne, et se passe en façon de maroquin. D’abord elle est aussi tendre que du lard, et n’a pas moins d’un pouce d’épaisseur. À force d’être grattée, elle devient comme un cuir transparent ; et quelque mince qu’on puisse la rendre, jusqu’à pouvoir servir à faire des vestes et des hauts-de-chausses, elle est toujours si forte, qu’on la croit à l’épreuve des coups de feu. Il s’en trouve de huit pieds de long sur neuf de large ; et rien n’est, dit-on, d’un meilleur usage pour couvrir les impériales de carrosses.

Les morues, dont cette partie de l’Océan est comme l’empire naturel, sont des poissons trop connus pour demander une description. Fixons-nous à quelques remarques sur leurs principales propriétés. Tout est bon dans une morue fraîche : elle ne perd même rien de sa bonté ; elle devient seulement un peu plus ferme après avoir été deux jours dans le sel : mais les pêcheurs seuls mangent ce qu’elle a de plus fin, c’est-à-dire, la tête, la langue et le foie, qui, délayés dans l’huile et le vinaigre avec un peu de poivre, lui font une sauce exquise. Comme il faudrait trop de sel pour conserver toutes ces parties, on jette à la mer ce qui n’en peut être consommé dans le temps de la pêche. Les plus grandes morues n’ont pas plus de trois pieds ; et celles du grand banc sont les plus fortes. Il n’y a peut-être point d’animal qui ait la gueule plus large, ni qui soit plus vorace à proportion de sa grandeur. Il dévore tout, jusqu’à des têts de pots cassés, du fer et du verre. On a cru long-temps qu’il les digérait, mais on est revenu de cette erreur, qui n’était fondée que sur ce qu’on lui avait trouvé dans le corps des morceaux de fer à demi usés. Personne n’ignore aujourd’hui que le gau, nom que les pêcheurs donnent à l’estomac de la morue, se retourne comme une poche, et qu’en le retournant, ce poisson se décharge de tout ce qui l’incommode.

Ce qu’on nomme cabeliau en Hollande est une morue assez commune dans la Manche, et qui ne diffère des morues de l’Amérique que parce qu’elle est moins grande. On se contente de saler celle du grand banc ; et c’est ce qu’on appelle morue blanche, ou, plus communément, morue verte. La merluche, qui n’est autre chose que la morue sèche, ne peut se faire que sur les côtes, et demande non-seulement de grands soins, mais beaucoup d’expérience. Denis assure que de son temps tous ceux qui faisaient ce commerce en Acadie s’y ruinaient, non que la morue n’y soit fort abondante, mais parce que cette pêche ne se faisant que depuis le commencement de mai jusqu’à la fin d’août, ils ne comprenaient pas qu’elle devait être sédentaire ; sans quoi les frais nécessaires pour l’entretien des matelots venus de France, qu’on employait à faire la merluche, étaient si longs, qu’ils absorbaient tous les profits. Au contraire, des pêcheurs établis dans le pays, qu’on aurait employés le reste du temps à scier des planches et à couper des bois, auraient été d’un double avantage pour leurs maîtres.

Le fletan est une espèce de grande plie, dont on juge que ce que nous nommons flet est le diminutif. Sa longueur ordinaire est de quatre à cinq pieds, et sa largeur d’environ deux sur un d’épaisseur. Il a la tête fort grosse : tout en est exquis et fort tendre. On tire des os un suc plus fin que la meilleure moelle. Ses yeux, qui sont extrêmement gros, et les bords des deux côtés, qu’on nomme relingues, sont des morceaux délicats. On jette le reste du corps à la mer pour engraisser les morues, dont le fletan est le plus dangereux ennemi : il ne fait qu’un repas de trois de ces poissons.

Dans les vastes forêts du Canada, les arbres n’acquièrent jamais la grosseur à laquelle ils parviennent dans les États-Unis. Les recherches des voyageurs et des naturalistes ont prouvé que ces deux grands pays possédaient à peu près les mêmes espèces d’arbres et d’arbustes ; la plupart sont aujourd’hui cultivés en Europe, soit pour l’agrément, soit pour l’utilité ; il est donc superflu de suivre Charlevoix dans ses descriptions prolixes, et néanmoins défectueuses qu’il fait des arbres du Canada, auxquels il joint ceux des colonies anglaises, et même de la Louisiane. Il suffira de nommer ces végétaux, qui sont généralement connus.

La famille des arbres à feuilles acéreuses, ou toujours verts, est la plus nombreuse dans les forêts du Canada ; ce qui frappe le plus en arrivant dans ce pays, dit Charlevoix, c’est la hauteur et la grosseur surprenante des pins, des sapins, des cèdres (genévriers). Les pins sont le pin de Weymouth ; le jaune, le taeda, l’épineux, le chétif ; le pin des marais ; on retire de la plupart du goudron et du brai, quelques-uns donnent d’excellentes mâtures. Les uns croissent dans les terres arides, d’autres dans les marais.

Parmi les sapins, le baumier de gilead, qui croît ordinairement dans les terres humides et noires, contient sous son écorce de petites vésicules remplies d’un suc résineux souverain pour les plaies et les fractures ; les jeunes pousses des hemlock-spruce, ou sapin du Canada, de la sapinette blanche et de la sapinette noire, servent à faire de la bière ; leur bois est massif, excellent pour la charpente.

Le genévrier, ou cèdre rouge, et le thuya du Canada, donnent aussi de bon bois et de la résine.

Le cyprès de la Louisiane, nommé aussi cyprès chauve et cype, se trouve jusqu’au Mexique ; il est d’une grosseur proportionnée à sa hauteur, qui excède presque tous les arbres des forêts de cette contrée, où il est fort commun. Il s’en trouve qui, près de terre, ont jusqu’à trente pieds de circonférence ; mais à six pieds de hauteur, elle diminue d’un tiers. Plusieurs chicots qui sortent de la racine, à quatre ou cinq pieds de distance, depuis un pied de haut jusqu’à quatre, ont leur tête couverte d’une écorce rouge et unie, mais ne poussent ni branches ni feuilles. Cet arbre croît en plusieurs endroits dans l’eau, depuis un pied jusqu’à cinq ou six de profondeur : ce qui n’empêche point que son bois ne soit incorruptible, excellent pour la fabrique des bateaux, pour la charpente, et pour couvrir des maisons.

Le cyprès à feuilles de thuya est connu au Canada sous le nom de sapin blanc. C’est un arbre de première grandeur. Plusieurs botanistes regardent le mélèse d’Amérique comme étant de la même espèce que le mélèse de Sibérie.

L’Amérique septentrionale offre un grand nombre d’espèces de chênes : le cendré et le verdoyant ne perdent jamais leurs feuilles ; les chênes à feuilles de saule, rouge, écarlate, de catesby, à lobes obtus, aquatique, velouté, quercitron, à feuilles de châtaignier ou prinus blanc, donnent la plupart d’excellent bois de charpente et des écorces précieuses pour les tanneries.

On compte dans l’Amérique septentrionale sept espèces de bouleau, deux espèces d’aune, deux charmes, un hêtre, un châtaignier, le chincapin, un platane, un orme, deux micocouliers, neuf peupliers, un saule, neuf frênes, six érables, un mûrier, quatre noyers, cinq sumacs, quatre alisiers, un sorbier, neuf néfliers, deux rosiers, trois cerisiers, un prunier, qui ne se trouvent pas dans l’ancien continent.

C’est de l’écorce d’une espèce de bouleau (betula papyrifera) que les sauvages fabriquent leurs canots ; ils en cousent plusieurs morceaux ensemble, et revêtent les coutures de résine.

L’érable le plus remarquable est celui dont on perce le tronc pour en obtenir une liqueur qui, concentrée par l’évaporation au moyen du feu, donne un sirop épais. On la verse alors dans des moules, et l’on a ainsi des pains ou des tablettes d’un sucre roux et presque transparent, qui est assez agréable, si l’on a su atteindre le degré de cuisson convenable.

Le catalpa, le bignonia radicans, ou jasmin de Virginie, le calycanthus ou arbre aux anémones, le faux acacia ou robinier, l’acacia rose, le tulipier, le laurier-tulipier ou magnolia, dont nous possédons plusieurs espèces, l’assimmier, le tupelo , l’arbre de neige ou chionanthus, le sassafras, le laurier-benjoin, sont des arbres de la partie tempérée de l’Amérique septentrionale plutôt que du Canada. Nous les avons naturalisés chez nous, de même que le chèvrefeuille écarlate, le cirier ou myrica cerifera, et un grand nombre d’autres arbrisseaux : celui qui porte le nom d’arbre du mal aux dents (tooth-ake-tree en anglais), zanthoxylum fraxini-folium, possède, dit-on, la vertu que son nom indique ; on le nomme aussi clavalier, ou frêne épineux.

L’apalachine est une espèce de houx (ilex cassine) ; ses feuilles se prennent en teinture comme le thé. Les sauvages du pays leur attribuent un grand nombre de propriétés, et ne vont jamais en guerre sans s’être assemblés pour en boire. Leur méthode est de griller les feuilles, à peu près comme le café se grille en Turquie, et de jeter de l’eau dessus, dans des vases où ils les laissent infuser long-temps. Elles donnent à l’eau non-seulement une couleur roussâtre, mais une force qui les enivre. Les Espagnols de la Floride font usage aussi de cette liqueur, mais avec plus de modération, et se trouvent bien de ses vertus.

Le vinaigrier des voyageurs est un sumac. Cet arbrisseau très-moelleux produit un fruit aigre, en grappes, couleur de sang de bœuf, qu’on fait infuser dans l’eau pour en faire une assez bonne espèce de vinaigre. La pemine, ou obier d’Amérique (viburnum edulis), autre arbrisseau, croît le long des ruisseaux et des prairies ; son fruit, qu’il porte aussi en grappes, est d’un rouge très-vif. L’atoca est l’airelle canneberge ; la plante rampe dans les marais. Il est âcre ; mais, adouci par le sucre, il fait de bonnes confitures. D’autres espèces d’airelles, des groseilliers et des framboisiers donnent aussi des fruits bons à manger.

Les grains et les légumes qui se cultivent le plus parmi les sauvages sont le maïs, le haricot, les citrouilles et les melons. Ils ont une espèce de citrouilles plus petites que les nôtres, et d’un goût sucré, qu’on fait cuire entières, à l’eau ou sous la cendre, et qu’on mange sans autre préparation. Les melons ordinaires et les melons d’eau étaient connus dans le pays avant l’arrivée des Européens. Le houblon et le capillaire sont aussi des productions naturelles du Canada ; mais le capillaire y est meilleur et croît beaucoup plus haut qu’en Europe. La belle plante que nous nommons soleil, et qui est fort commune dans les champs, croît à sept ou huit pieds de hauteur, et porte une fort grosse fleur, de la forme de celle du souci. Les sauvages font bouillir sa graine pour en tirer une huile dont ils se graissent la chevelure.

Le gingeng du Canada est absolument le même que celui de la Mongolie que nous avons déjà décrit.