Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XIX/Quatrième partie/Livre II/Chapitre I

LIVRE DEUXIÈME.

SPITZBERG. ÎLE JEAN-MAYEN. NOUVELLE-ZEMBLE.

Le Hambourgeois Frédéric Martens, dans sa relation du Spitzberg, observe qu’en arrivant sur les côtes, le 18 juin 1671, le pied des montagnes lui parut en feu, et que leurs sommets étaient couverts de brouillards ; que la neige était comme marbrée, représentant des branches d’arbres, et qu’elle réfléchissait une lumière aussi vive que celle du soleil lorsqu’il éclaire dans un temps serein. Ces apparences de feu sont, dit-il, d’un fort mauvais augure pour les marins ; elles annoncent ordinairement quelque violent orage.

En hiver, ce pays, dont on ne connaît que les côtes, est environné de glaces que les vents y poussent de divers côtés. Le vent d’est les y chasse de la Nouvelle-Zemble ; ceux du nord-ouest et du sud-ouest, du Groënland et de l’île Jean-Mayen. Quelquefois les glaces n’y sont pas moins abondantes en été, et les vaisseaux sont alors obligés de se réfugier dans les baies, ports ou havres que les marins nomment rivières. Ils n’ont pas toujours un vent favorable pour y entrer, surtout lorsqu’il vient des montagnes des raffales qui les incommodent beaucoup. L’eau des prétendues rivières est salée. On ne trouve dans tout le pays ni ruisseaux ni sources d’eau douce. Il y a néanmoins quelques rivières dont l’origine est connue ; mais le danger des glaces, et quantité de rochers cachés sous l’eau n’ont jamais permis de découvrir celle des autres. Les retraites qui passent pour les plus sûres sont le Behoude-Haven (Havre-Sûr), Sud-Bay et Nord-Bay, la baie du sud et celle du nord. On ne mouille presque jamais dans les autres havres, parce qu’ils sont trop exposés aux vents de mer, ou trop remplis de glaces et de brisans.

Le Spitzberg est un pays hérissé de hautes montagnes et de rochers. Au pied des montagnes de roches, dont les pentes sont couvertes de neige, on voit des montagnes de glaces qui s’élèvent à la hauteur des autres. Martens en observa sept sur une même ligne, entre de hauts rochers. Elles paraissent, dit-il, d’un beau bleu ; mais elles sont pleines de trous et de crevasses causés par la pluie et les neiges fondues. Elles s’agrandissent de jour en jour. Il en est de même des glaces qui flottent dans cette mer. Ces sept montagnes de glace passent pour les plus hautes du pays, et sont en effet d’une élévation prodigieuse. La neige y paraît obscure ; ce qui vient, suivant Martens, du reflet du ciel. Il ajoute que cette obscurité et les fentes bleues de la glace forment un très-beau spectacle ; qu’il y a des nuages autour et vers le milieu ; qu’au-dessus de ces nuages la neige est fort lumineuse ; que les rochers paraissent en feu, quoique le soleil n’y donne qu’une lumière pâle ; mais que la neige, au contraire, en réfléchit une fort vive. Les nuages dont ces rochers sont environnés vers leur sommet dérobent la vue de leurs cimes.

Quelques-uns de ces rochers ne forment qu’une seule masse de pierre du bas en haut, et ressemblent à des murailles ruinées. Ils exhalent une odeur fort agréable, telle à peu près que celle des prairies au printemps après une pluie douce. La pierre offre des veines rouges, blanches et jaunes comme le marbre : elle sue lorsque le temps change, ce qui colore la neige jusqu’à la rendre rouge quand la pluie fait couler cette teinte de dessus les rochers. Au pied des montagnes, où la neige et la glace n’en ont pas formé d’amas, on trouve de grandes pièces de roche tombées les unes sur les autres, et qui laissent entre elles des ouvertures qui ne permettent point d’en approcher sans péril. Ces masses de pierre sont de couleur grise, avec des veines noires, et reluisent comme la marcassite. Il y croît plusieurs sortes d’herbes aux mois de juin et de juillet, mais en plus grande abondance dans les lieux qui sont à l’abri des vents du nord et de l’est, où l’eau qui découle des montagnes entraîne toujours avec elle de la poussière, de la mousse et de la fiente d’oiseaux. L’extrême élévation de ces montagnes leur donne d’en bas une apparence de terre ; tout ce qui s’en détache est néanmoins de la roche pure. Une pierre jetée du haut fait retentir les vallées comme le bruit du tonnerre.

Après les sept montagnes de glace, on trouve les ports des Hambourgeois, de Magdelène, des Anglais, des Danois, et le Sud-Haven. Au Magdelène-Haven, les rochers forment un demi-cercle ; de chaque côté on voit deux hautes montagnes, creuses en dedans, qui représentent un parapet, avec des pointes et des fentes au-dessus, en forme de créneaux. Ces cavernes renferment de grands amas de neige qui s’élèvent jusqu’au sommet de la montagne, avec des ramifications glacées qui leur donnent une apparence d’arbres. Les autres rochers forment un spectacle affreux. Dans Sud-Bay ou Haven, ou le port du Sud, les navires sont obligés de mouiller entre de hautes montagnes. À gauche de l’entrée, on en découvre une qui a reçu le nom de Biekorf, ruche à miel, parce qu’elle en a la figure. Elle est suivie d’une autre plus haute et plus grande, qu’on a nommée le Deuvels-Hoek, ordinairement couverte d’un brouillard qui se répand sur le havre comme une épaisse fumée, lorsque le vent souffle de ce côté-là . Le milieu du havre présente une île, qu’on nomme l’île des Morts, Todte-mann’s einlande, parce qu’on y enterre les morts. Quoiqu’on les y mette dans des cercueils, et qu’on les couvre ensuite de grosses pierres, ils sont déterras et mangés des ours. Le même havre contient plusieurs autres petites îles qui n’ont pas de noms particuliers, mais qu’on nomme en général îles des Oiseaux, Vogel eilande, parce qu’on y prend des œufs de canards et de mouettes.

De Sud-Haven on passe à Schmerenburg, ainsi nommé du mot schmeer, qui signifie de la graisse. On y voit encore des maisons bâties autrefois par les Hollandais, qui venaient y faire bouillir leur huile de poisson. De là on passe au havre anglais, qui a quelques maisons adossées à de hautes montagnes dont il est fort difficile de descendre lorsqu’on y est une fois monté, si l’on n’a pas pris la précaution de frotter chaque pas avec de la craie. À l’entrée du havre, on trouve dans une vallée, entre les montagnes, quantité d’eau douce qui n’est proprement que de l’eau de neige et de pluie, mais qui n’en est pas moins bonne à toutes sortes d’usages.

Dans le havre du Nord, Nord-Haven, on voit une fort grande montagne dont le sommet forme une plaine unie, et qu’on nomme Vogelsang, le Chant des Oiseaux, parce qu’elle sert de retraite à tant d’oiseaux, que leurs cris ne permettent point de s’entendre.

Le Rehenfeld est une terre basse, ainsi nommée des rennes qu’on y trouve ordinairement en grand nombre. Le sol est formé d’ardoises dont les tranchans rendent l’accès fort difficile ; elle est couverte de mousse, et l’on découvre au-dessus une colline qui paraît de feu. Les montagnes qui sont derrière le Rehenfeld ne sont pas pointues comme la plupart des autres, mais offrent une surface en droite ligne. Une baie qui s’étend dans les terres a pris de sa forme le nom de Halbe-Monde-bay, baie de la demi-lune : elle est terminée par une montagne pleine de crevasses, mais dont le sommet ne laisse pas d’être fort uni.

On arrive ensuite à la baie d’Amour, Liefde-bay, où sont deux montagnes qui répondent parfaitement par leurs sommets aigus à la signification du nom de Spitzberg. Plus loin, on trouve un pays bas, derrière le havre des Moules, Mossel-bay ; l’herbe y est si haute, qu’elle passe la cheville du pied. Ce pays est suivi du Weihgat ou détroit d’Hindelopen, ainsi nommé du mot weihen, qui signifie venter, parce que le vent du sud y souffle impétueusement. La côte du havre des Ours, Beeren haven, est toute composée de pierres rouges. Derrière le Weihgat est la terre du Sud-ouest, Sud-West-land, pays bas dont les collines forment une vue assez agréable. On trouve ensuite les Sept-Îles. Il n’y a point de vaisseaux qui osent aller plus loin, et souvent même les glaces, amenées par des vents et des courans fort impétueux, ne permettent point d’avancer tant vers l’est.

On prétend que c’est aux mois d’avril et de mai que le froid du Spitzberg est le plus rude. Cependant, dès le troisième jour de mai, le soleil ne s’y couche plus. Martens, qui s’y trouva aux mois de juin, de juillet et d’août, raconte que, pendant le premier de ces trois mois, le soleil avait encore si peu de force, et le froid était si piquant, qu’on ne pouvait s’exposer à l’air sans se sentir couler des larmes ; mais que dans les deux mois suivans, surtout en juillet, la chaleur était si vive, que le goudron des coutures du vaisseau se fondait du côté qui était à l’abri du vent. Il ajoute que l’hiver du pays est plus ou moins rude, comme dans les autres climats, et que le froid y dépend beaucoup de la nature des vents. Ceux du nord et d’est causent un froid si excessif, qu’à peine est-il supportable ; et ceux d’ouest et de sud produisent beaucoup de neige et quelquefois de la pluie ; ce qui rend le temps plus doux. Les autres diffèrent suivant la direction des nuages. Quelquefois le vent sera sud ou sud-ouest dans un lieu, tandis qu’à peu de distance il est tout-à-fait opposé. L’expérience apprend aux harponneurs que les années où les brouillards ont été moins fréquens sont les plus favorables pour la pêche des baleines. On n’a pu savoir au Spitzberg si les marées du printemps se règlent suivant les nouvelles et les pleines lunes.

Ce fut le 2 août, en faisant route vers sa patrie, que Martens vit coucher le soleil pour la première fois. Ses observations sur les petites aiguilles de glace, sur les parélies et sur les autres phénomènes du Spitzberg, diffèrent peu de celles des voyageurs au nord-ouest ; mais il en fit de plus particulières sur la formation et la figure des flocons de neige. Au Spitzberg, lorsque le froid augmente, il s’élève des vapeurs de la mer comme des autres eaux ; et ces vapeurs, se convertissant en pluie et en neige, se fondent comme un brouillard ; mais lorsqu’on les voit monter en plein jour, sans qu’elles soient chassées par le vent ou par quelque autre cause, c’est un signe que le temps va s’adoucir : et, si l’air en est trop chargé, il se lève un vent qui les écarte, mais qui ne les empêche point de se soutenir long-temps. Elles s’attachent aux habits et aux cheveux. C’est de ces vapeurs que se forme la neige. On voit d’abord une très-petite goutte, que Martens ne représente pas plus grosse qu’un grain de sable, et qui, paraissant croître par le brouillard, prend une figure plate et hexagone, aussi claire, aussi transparente que le verre. D’autres gouttes s’attachent à chacun des angles de l’hexagone : la dimension de l’étoile augmente par le froid ; elle prend six branches qui, n’étant point encore tout-à-fait gelées, ressemblent assez aux découpures de la fougère ; enfin l’augmentation de la gelée lui fait prendre la figure d’une véritable étoile. Ainsi se forment, suivant Martens, ces étoiles de neige qu’on voit dans les plus grands froids, et qui perdent à la fin toutes leurs branches.

À l’égard de cette variété de figures qu’on remarque dans les flocons de neige du Spitzberg, il observe, 1o. que, dans un froid modéré et d’un temps pluvieux, la neige tombe en forme de petites roses, d’aiguilles et de petits grains ; 2o. que, lorsque le temps s’adoucit, elle tombe en forme d’étoiles, avec des branches qui ressemblent aux feuilles de fougère ; 3o. que, s’il n’y a que du brouillard et beaucoup de neige, les flocons sont en masses ou en larmes informes ; 4o. que, s’il fait un froid excessif avec un grand vent, ils représentent des étoiles et des croix ; 5o. que s’il fait très-froid, sans aucun vent, ils ont la forme d’étoiles et tombent en pelotons, parce que rien n’a pu séparer les uns des autres. Enfin l’observateur remarqua que, par un vent de nord-ouest ou lorsque le ciel était tout-à-fait couvert de nuages, et qu’en même temps le vent était fort impétueux, il tombait des grains de grêle d’une forme ronde et oblongue, couverts de pointer ou de piquans.

Il distingue plusieurs autres sortes de neige étoilée, les unes qui ont plus de branches, et d’autres qui ont la forme d’un cœur ; mais ces différentes figures sont formées de la même manière par les vents d’est et de nord. Ceux d’ouest et de sud forment les aiguilles de neige. Si la neige n’est pas dispersée par le vent, elle tombe en pelotons ; mais s’il la disperse, tous les flocons ne représentent que des étoiles ou des aiguilles séparées les unes des autres, comme on voit voltiger au soleil les atomes de poussière. Au reste Martens assure qu’en Europe comme au Spitzberg, on voit différentes figures de flocons lorsqu’il neige d’un vent de nord.

Il doit paraître assez surprenant qu’un terrain tel qu’on représente celui du Spitzberg porte de belles plantes que la nature y conduit presque tout d’un coup à leur perfection. À peine y voit-on quelque verdure au mois de juin ; et, dans le cours de juillet, la plupart des herbes y sont en fleur ; il s’en trouve même dont la semence a déjà toute sa maturité.

Martens a décrit et dessiné ces plantes avec assez d’exactitude pour qu’on les reconnaisse sans peine. Il en est une dont il vante la beauté ; ses feuilles sont charnues, dentées, d’un vert sombre comme celle de l’aloès. Sa tige est nue, de couleur brune, longue d’un demi-doigt, garnie de petites fleurs couleur de chair, réunies en rosettes tellement rapprochées les unes des autres, qu’on a peine à les distinguer. Cette plante pousse quelquefois deux tiges, l’une plus grande que l’autre, mais chargées toutes deux d’une rosette de fleurs. Sa racine est composée de plusieurs petites fibres. Elle croît dans les eaux courantes, et son nom dans Martens est la plante aux feuilles d’aloès. C’est la saxifrage étoilée que l’on rencontre en France sur les bords des ruisseaux des Alpes, des Pyrénées et du Mont-d’Or.

Martens trouva dans la baie des Danois, le 18 juillet, une plante qu’il nomma la petite joubarbe à boutons écaillés : ses feuilles sont dentelées, et ressemblent fort à celles de la marguerite, excepté quelles sont plus épaisses et plus juteuses, comme celles de la joubarbe ; elles croissent autour de la racine. Il s’élève entre elles une petite tige de la longueur du petit doigt, ronde, velue et sans aucune feuille, si ce n’est à l’endroit où, se séparant en deux, elle en produit une petite. Les fleurs croissent en boutons écaillés comme celles du stoechas, sont de couleur brune et composées de cinq feuilles pointues ; elles ont dans le cœur cinq petits grains qui sont la semence, mais qui n’étaient pas encore mûrs. La racine est un peu épaisse, droite et garnie de fibres assez fortes. C’est la saxifrage des neiges qui croît sur les rochers des hautes montagnes d’Auvergne. Il décrit aussi la saxifrage à feuilles opposées, la saxifrage à deux fleurs, le ceraiste des Alpes et le saule herbacé.

Martens trouva dans la même baie quatre espèces de renoncules, dont il décrit les différences. Les feuilles de lune sont aussi piquantes à la langue que celles de la persicaire. Renoncules des glaciers, des neiges de Laponie, et hyperboréenne.

Le cochléaria du Spitzberg (cochlearia groënlandica), si salutaire aux équipages des vaisseaux, diffère du nôtre par la figure, quoiqu’il ait les mêmes vertus ; il pousse de sa racine quantité de feuilles qui s’étalent en rond à terre. La tige, qui est beaucoup moins haute que dans notre climat, sort du milieu des feuilles, et en a aussi quelques-unes au-dessous des rejetons. Les fleurs sont composées de quatre pétales blancs ; il en croît plusieurs sur une seule tige, les unes au-dessus des autres, et lorsqu’il s’en flétrit une, il en renaît une autre à sa place ; la graine est enfermée dans une longue gousse. La racine est blanche, un peu épaisse, droite, fibreuse par le bas. Cette plante croît en abondance sur les parties des rochers qui sont le moins exposées aux vents d’est et de nord. Elle est dans sa perfection au mois de juillet ; mais ses feuilles sont moins âcres que dans notre climat. La plupart de ceux qui sont atteints du scorbut les mangent en salade, et les Hollandais avec du beurre étendu sur une tranche de pain.

C’est aussi dans la baie du Sud qu’on trouve une espèce de fucus. La tige est large et plate comme une feuille ; il en sort néanmoins plusieurs feuilles, toutes aussi larges que la tige même, et qui font comme autant de nouvelles branches, au bout desquelles il sort de petites feuilles longues et étroites. Les unes en ont cinq ; les autres sept. Ces petites feuilles sont de couleur jaune, comme toute la plante, aussi transparentes que la colle-forte : peut-être sont-elles les fleurs de cette plante. Proche des mêmes feuilles, il en croît d’autres qui sont oblongues et creuses, et qui paraissent autant de petites vessies enflées, autour desquelles il y en a plusieurs autres plus petites et fort près les unes des autres. Ces petites vessies ne contiennent que du vent, et font même un petit éclat lorsqu’elles sont pressées. Martens ne put remarquer si elles contenaient quelque graine. L’opinion des matelots est que la graine de cette plante produit des petits limas de mer ; et dans cette supposition, que Martens ne put approfondir, on pourrait comparer les petites vessies à celles où les chenilles s’engendrent sur les feuilles de nos arbres. La racine de cette plante sort des rochers : elle a quelques fibres, et, quoique ordinairement plate comme la tige, elle est quelquefois ronde. Lorsque la plante est sèche, elle paraît brune ou noirâtre ; et, pendant le souffle des vents de sud ou d’ouest, elle redevient humide et jaune ; mais dans les vents d’est ou de nord, elle est toujours raide et sèche.

La figure des feuilles est celle d’une langue : elles sont frisées aux deux côtés ; mais l’extrémité en est tout unie. Au milieu on distingue deux côtes noires qui aboutissent à la tige, et plusieurs taches noires en dehors, le long des côtes. Depuis le milieu jusqu’à la tige, la feuille est fort lisse : elle a deux raies blanches, qui vont depuis la tige jusqu’au milieu, et qui, s’éloignant en cercle, font à peu près un ovale auquel il ne manquerait rien, si elles étaient tout-à-fait jointes par les bouts. Chaque feuille a plus de six pieds de long. La tige, qui est encore plus longue, est plus épaisse vers la racine que vers la feuille, et jette une odeur assez semblable à celle des moules. La racine est fort branchue, et ses rameaux se partagent en plusieurs autres : elle tient fortement aux rochers sous l’eau, où elle croît même à plusieurs brasses de profondeur.

Avec cette plante, dont les ancres des vaisseaux arrachent toujours une grande quantité, on en ramène souvent une autre, qui croît près d’elle, et qui est velue. Sa longueur est d’environ six pieds ; elle ressemble à la queue d’un cheval ; mais, en quelques endroits, elle a de petites nodosités qui la font comparer à des cheveux pleins de lentes, ou à ceux qui se fendent aux extrémités. Toute la plante est d’une couleur beaucoup plus obscure que l’autre, à laquelle ses racines sont entrelacées. Martens trouva dans les deux quelques vers rouges, semblables à des chenilles, et qui avaient plusieurs pieds.

Il trouva dans le havre anglais une autre plante marine qui croît sous l’eau à huit pieds de profondeur. Ses feuilles ont environ deux ou trois pouces de largeur, sont transparentes, et couleur de colle-forte. Elles sont unies, sans coches et sans piquans, et se terminent en pointe émoussée. Ce qu’elles ont de plus singulier, est de croître autour de la racine avec une tige fort courte.

Autant que le climat du Spitzberg est stérile en plantes, autant paraît-il fécond en différentes espèces d’animaux.

Le seul oiseau qui vive toujours sur terre, mais qu’on nomme coureur de rivage, parce qu’il ne s’en écarte jamais, est une espèce de pluvier, qui n’est pas plus gros qu’une alouette ; c’est le grand pluvier à collier. Son bec est étroit, mince, pointu, de couleur brune et d’un pouce de longueur ; il a la tête ronde, aussi grosse que le cou ; les pieds divisés en quatre ongles, trois par-devant, un seul par-derrière ; les jambes courtes. Quoique sa couleur soit celle de l’alouette, la réverbération du soleil y répand une variété changeante qu’on peut comparer à celle du cou des canards. Il se nourrit de vers gris et de chevrettes. Sa chair n’a ni le goût ni l’odeur du poisson.

L’oiseau de neige ou ortolan de neige, ainsi nommé parce qu’on ne le voit jamais que sur la neige glacée, n’est pas plus gros qu’un moineau, et ressemble à la linotte par la figure, le bec et la couleur. Il a le bec court et pointu, et la tête aussi grosse que le cou ; ses jambes sont celles d’une linotte ; mais ses pieds sont divisés par devant en trois doigts garnis d’ongles longs et crochus, et par-derrière un peu plus courts, garnis de même d’un ongle long et courbé. Depuis la tête jusqu’à la queue, il est d’une extrême blancheur sous le ventre. Les plumes du dos et des ailes sont grises. Ces oiseaux, qui sont en fort grand nombre, viennent familièrement sur les vaisseaux, et se laissent prendre à la main. Cependant il y a beaucoup d’apparence que c’est la faim qui les rend si privés ; car ceux à qui l’on jette quelque nourriture disparaissent après s’être rassasiés, ou n’offrent plus la même facilité à se laisser prendre. On a tenté d’en nourrir en cage, parce que leur chair est d’assez bon goût ; mais ils y meurent bientôt.

L’oiseau de glace, qui tire aussi son nom du séjour continuel qu’il fait sur la glace, a le plumage d’un éclat presque éblouissant au soleil. Il est de la grosseur d’un petit pigeon. Quoiqu’il se laisse approcher, il n’en est pas moins difficile à prendre. Martens n’en vit qu’un ; et n’ayant pas voulu le tuer d’un coup de fusil, par respect pour sa beauté, il eut le chagrin de le voir disparaître sans l’avoir pu dessiner.

Entre une infinité d’oiseaux de mer dont les côtes du Spitzberg sont peuplées, les uns ont le bec mince et pointu, les autres l’ont épais et large. Dans cette dernière classe, quelques-uns l’ont partagé. On ne remarque pas moins de différence dans le derrière de leurs pates. Les uns, tels que le canard de montagne, le kirmewe et le mallemuck, s’appuient à terre sur une espèce de talon ; les autres se tiennent debout sur leurs ergots, tels que le bourguemestre, le rahtsherr, le strunt-iager, le kutge-ghef, le perroquet de mer, le lumb ou le pigeon de mer, et le rotges. Leurs plumes, de même que celles des cygnes, ne se mouillent point. La plupart vivent de proie. Ils ont aussi un vol différent : le pigeon du Spitzberg vole comme la perdrix, le lumb et le rotges comme l’hirondelle, le mallemuck, le rahtsherr et le strunt-iager comme la mouette, le bourguemestre comme la cicogne. Les oiseaux de proie sont le bourguemestre, le rahtsherr, le strunt-iager, le kutge-ghef et le mallemuck.

La chair de tous ces oiseaux se ressemble peu. Celle des oiseaux de proie est la moins bonne ; on n’en pourrait pas même goûter sans éprouver un soulèvement de cœur, si l’on ne prenait soin de les tenir pendant quelque temps suspendus à l’air, la tête en bas, pour leur faire sortir du corps l’huile ou la graisse de baleine dont ils sont ordinairement remplis et qu’ils avalent en suivant ces animaux. Les pigeons du Spitzberg, les perroquets de mer et les rotges sont les plus charnus. La chair des vieux lumbs est coriace et sèche ; celle des kirmewe, des rotges et des jeunes lumbs se laisse manger quand on en a ôté la graisse, et qu’ensuite on les fait cuire au beurre. Tous ces oiseaux, à l’exception du kirmewe, du strunt-iager et du canard de montagne, font leurs nids sur de hauts rochers, pour se garantir des ours et des renards ; mais les uns se nichent plus haut que les autres. Ils y sont en si grand nombre, surtout vers la fin de juin, où leurs petits sont éclos, que, lorsqu’ils se mettent à voler, ils obscurcissent l’air, et que leur bruit assourdit. Les kirmewe, les canards de montagne et les strunt-iagers font leurs nids dans de petites îles fort basses dont les renards ne peuvent approcher ; mais elles ne les mettent point en sûreté contre les ours, qui nagent facilement d’une île à l’autre. Le nid des canards de montagne est fait de mousse et de leurs propres plumes, qu’ils s’arrachent de dessous le ventre ; les kirrmewen et les rotges pondent leurs œufs sur la mousse.

Le rahtsherr ; ou le conseiller (larus eburneus), mouette blanche. Cet oiseau, dont on a voulu exprimer par le nom de rahtsherr la démarche grave ; a le bec aigu, étroit et mince. Les trois doigts de devant sont joints ensemble par une peau noire ; le doigt de derrière est élevé de terre et dépourvu d’ongle. Ses jambes sont noires et ses yeux de la même couleur ; mais, dans tout le reste du corps, sa blancheur surpasse celle de la neige. Quand on le voit sur la glace, on a de la peine à le distinguer. Sa queue, qui est assez longue, et large comme un éventail, enfin la juste proportion de toutes ses parties, et le contraste d’un plumage fort blanc avec la noirceur de son bec, de ses yeux et de ses pates, en font un très-bel oiseau. Il n’aime pas l’eau, quoiqu’il se nourrisse de poisson ; et sa retraite ordinaire, après s’être rassasié de sa pêche, est à terre. Quelquefois il se repait aussi de fiente de morses, sur lesquelles on le voir même perché lorsqu’ils sont sur le sable. Ces oiseaux volent ordinairement seuls ; mais la vue de quelque proie les attire en troupes.

Le pigeon du Spitzberg, qu’on devrait plutôt nommer pigeon plongeur (uria grylle), petit guillemot, est un très-bel oiseau. Sa grosseur est celle d’un petit canard ; il a le bec allongé, mince et pointu, mais crochu vers la pointe, creux en dedans, et long de deux pouces ; ses pates sont courtes et rouges, sa queue assez courte. On en voit de tout-à-fait noirs, de marquetés et de blancs au milieu du corps ; mais sous les ailes ils sont tous d’une extrême blancheur. Leur cri, qui est celui d’un jeune pigeon, leur a fait donner ce nom par les matelots, et c’est la seule ressemblance qu’ils aient avec le pigeon d’Europe. Ils volent fort bas sur la mer, ordinairement deux ensemble, et se tiennent long-temps sous l’eau, d’où leur vient le nom de plongeur. Leur chair est de fort bon goût, lorsqu’on prend soin d’en ôter la graisse. Ils se nourrissent de chevrettes et de langoustins.

Le lumb (colymbus arcticus) plongeon lumme, ressemble au pigeon plongeur par le bec ; mais il a les pieds et les ongles noirs, les pates courtes et de la même couleur ; il est aussi presque noir sur le dos, tandis que sous le ventre sa blancheur est admirable. Il a la queue courte, un cri désagréable qui approche de celui du corbeau, et tant de passion pour ses petits, qu’il se laisse plutôt mettre en pièces que de les abandonner. Il les couvre de ses ailes en nageant. Leur retraite, après avoir trouvé leur proie, est sur les montagnes, où ils se rassemblent en troupes.

Le nom du kutge-ghef exprime son cri. C’est le larus tridactylus, ou mouette cendrée, fort bel oiseau qui a le bec un peu courbé, avec une petite bosse au-dessous ; ses yeux sont noirs, mais entourés d’un beau cercle rouge. Il n’a que trois ongles, qui tiennent à une peau noire. Ses jambes sont de la même couleur ; sa queue longue et large, en éventail, et blanche comme son ventre ; son dos et ses ailes de couleur grise. Il se nourrit de la graisse ou de l’huile que les baleines laissent sur leurs traces. On remarque deux particularités de cet oiseau : l’une, qu’il nage toujours la tête haute, et contre le vent, quelque fort qu’il soit ; l’autre, que sa fiente a quelque propriété singulière qui attire un autre oiseau, à qui son goût pour cet excrément a fait donner le nom de strunt-iager : il ne cesse point de suivre le kutge-ghef, jusqu’à ce qu’il ait vu rendre ce qu’il avale fort avidement.

L’oiseau qu’on nomme le bourguemestre, parce qu’il est le plus gros du Spitzberg, est le larus fuscus ou goëland à manteau gris. Il a le bec crochu, de couleur jaune, étroit, mais épais et fort bossu dans sa partie inférieure. Il a les naseaux extrêmement fendus, un cercle rouge autour des yeux, trois ongles gris, les jambes de même couleur, moins longues, mais aussi grosses que celles de la cicogne ; la queue large et blanche, en forme d’éventail, les ailes et tout le dos de couleur pâle, et le reste du corps blanc. On ne marque point exactement sa grosseur ; mais on fait juger de sa force en ajoutant qu’après la pêche des baleines, et lorsqu’il les voit mettre en pièces, il vient enlever de gros morceaux de leur graisse. Il niche dans les plus hautes fentes des rochers, où les balles de fusil ne peuvent atteindre. Il a le vol de la cigogne, et son cri tire sur celui du corbeau. Les mallemucks, autres oiseaux de mer, ont tant de respect pour le bourguemestre, que, lorsqu’ils le voient approcher d’eux, ils se couchent devant lui et se laissent mordre. On doute néanmoins qu’il puisse leur faire grand mal, parce qu’ils ont la peau fort dure ; sans quoi, dit Martens, ils se défendraient sans doute, ou s’envoleraient ; au lieu que, malgré les mauvais traitemens du bourguemestre, ils ne quittent la place que lorsqu’il s’est éloigné.

Le rotges (alca alle), pingouin, a le bec crochu, court, épais et noir, trois doigts aux pates et trois ongles de couleur, liés par une peau qui n’est pas plus blanche. Son nom lui vient de son cri ; on l’entend répéter d’une voix claire, rott et tet, tet, tet, tet, d’abord très-haut, puis en baissant peu à peu. Il est presque noir par tout le corps, à l’exception du ventre, qu’il a d’une grande blancheur. Sa forme n’est pas non plus celle de l’oie, et il vole de même. Son plumage ne se mouille pas plus que celui du cygne, et ressemble à du poil sur une peau épaisse. Sa queue est courte, et c’est la seule ressemblance qu’il ait avec l’oie, si l’on ne veut lui en trouver une autre par le cri. Sa chair est de bon goût ; mais avant de la rôtir, il faut la faire bouillir à l’eau.

On a déjà rapporté l’étrange inclination du strunt-iager (stercorarius crepidatus), labbe stercoraire, à laquelle il doit son nom. Cet oiseau, qui est de la grosseur d’une mouette, a le bec un peu émoussé, crochu, épais et de couleur noire. Il n’a que trois doigts liés par une peau. Ses jambes sont courtes ; sa queue forme un éventail, mais comme divisé par une plume qui avance beaucoup plus que les autres. Il a le dessus de la tête noir et les yeux de même couleur, un cercle jaunâtre autour du cou, les ailes et le dos de couleur brune, et le ventre blanc. Le kutge-ghef, qu’il suit constamment, n’en paraît pas effrayé. Ils volent tous deux fort rapidement ; et lorsque le strunt-iager désire la fiente de l’autre, il le presse plus vivement, jusqu’à le faire crier de peur, et c’est alors que le kutge-ghef lui lâche sa nourriture. On voit rarement deux ou trois strunt-iagers ensemble ; leur cri exprime ces lettres I IA ; et lorsqu’ils sont à quelque distance, il en résulte le nom de iohan.

De tous les oiseaux qui n’ont pas le pied divisé, et qui ont trois doigts, on n’en connaît point, qui ait le bec aussi singulier que le perroquet plongeur (alca arctica), macareu : il l’a fort large, aussi élevé que le front à sa base, très-robuste et comprimé latéralement ; de sorte qu’il ressemble à deux lames de couteau très-courtes, appliquées l’une contre l’autre. Étant réunies, elles sont presque aussi hautes que longues, et forment un triangle à peu près isocèle. La mandibule supérieure est crochue à la pointe, l’inférieure anguleuse en dessous ; la supérieure est près de la tête bordée dans son contour, et comme ourlée d’un bord de substance membraneuse ou calleuse, criblée de petits trous, d’où il sort de quelques-uns de fort petites plumes ; les narines, placées assez près de la tranche du bec, sont en travers, et ne paraissent que comme deux fentes oblongues. Le bec est sillonné verticalement par trois ou quatre cannelures. La pointe du bec est rouge ; sa racine est bleue, le haut du bec noirâtre. Martens s’étonne, après cette description, qu’on y ait pu trouver le moindre fondement à nommer l’oiseau perroquet du Spitzberg. Il n’y en a pas plus, dit-il, dans le reste de sa figure. Ses pieds ou ses pates ont trois doigts, liés par une peau rouge, armés chacun d’un ongle fort court, mais très-fort. Ses jambes sont assez courtes et de couleur rouge. Il marche comme l’oie, en se balançant de côté et d’autre. Le cercle rouge qui entoure ses yeux est surmonté d’une petite corne fort droite, et le dessous de l’œil a sa corne aussi. Sa queue est courte, le dessus de sa tête noir, et le reste, au-dessous des yeux, d’un beau blanc. Le cou est entouré d’un cercle noir. Le dos et le dehors des ailes sont de la même couleur, mais le ventre est blanc ; enfin les ailes sont fort pointues. Ces oiseaux volent ordinairement seuls, et jamais plus de deux ensemble. Ils se tiennent long-temps sous l’eau, et se nourrissent, comme la plupart des autres, de chevrettes, de langoustins, de vers et d’araignées de mer. Leur chair est d’un fort bon goût.

Le canard de montagne (anas mollissima), canard eider, est effectivement une espèce de canard, ou plutôt d’oie sauvage, qui plonge très-bien. Il n’est pas si gros que l’oie commune. Le mâle est noir et blanc, la femelle ressemble à une perdrix. Il vole en troupe comme les canards sauvages. Les eiders nichent sur les îles basses. Ils garnissent leurs nids avec le duvet de leur estomac, et y ajoutent de la mousse. La ponte est de cinq à six œufs d’un vert foncé, qui sont bons à manger. Nous arrivâmes trop tard au Spitzberg : la plupart de ceux que nous y avons trouvés n’étaient plus mangeables. Les eiders n’ont pas d’abord peur de l’homme ; mais ensuite ils deviennent si craintifs, qu’on ne peut plus s’en approcher assez pour les tirer. Le duvet que les eiders s’arrachent de l’estomac pour en tapisser leurs nids est recherché avec soin. C’est ce que nous appelons l’édredon.

Le kirmewe, ainsi nommé de son cri, est le sterna hirundo, hirondelle de mer, pierre-grain. On croirait cet oiseau fort gros, surtout lorsqu’il cesse de voler, parce qu’il a les ailes et la queue d’une longueur extraordinaire ; mais, après l’avoir plumé, on ne lui trouve pas plus de chair qu’au moineau. Son bec est mince, fort pointu, et de la rougeur du sang. Ses griffes et la peau de ses pieds ne sont pas d’un rouge moins vif ; mais les ongles sont noirs ; ses jambes sont rouges et courtes. Le dessus de sa tête est noir, en forme de petit capuchon, tandis que les côtés sont d’une blancheur de neige et le reste du corps d’une couleur argentée ou d’un blanc qui tire sur le gris. Le dessous des ailes et de la queue est tout-à-fait blanc, et les plumes des ailes sont noires d’un côté. Cette variété de couleurs dans toutes les parties du corps rend le kirmewe un oiseau fort agréable. Ses plumes sont aussi déliées que des cheveux. Ces oiseaux volent ordinairement seuls, quoiqu’ils se rassemblent en grand nombre dans les lieux où ils font leurs nids de mousse. On a peine à distinguer leurs œufs des nids mêmes, parce que les uns et les autres sont d’un blanc sale, mêlé de petites taches noires. Ces œufs, qui sont de la grosseur de ceux des pigeons, ont le goût des œufs de vaneaux, et sont un bon aliment ; le jaune en est rouge, le blanc bleuâtre, et l’une des extrémités fort pointue. Le kirmewe, attaqué dans son nid, vole courageusement vers ceux qui l’insultent, les mord, et jette des cris.

Le nom de mallemucke est composé de deux mots malle et mucke, dont le premier signifie fou, l’autre moucheron, et a été donné par les Hollandais à ces oiseaux parce qu’ils se laissent tuer facilement, et de ce qu’ils s’attroupent comme des moucherons. Ils avalent tant de graisse de baleine, que, leur estomac ne la pouvant plus supporter, ils s’agitent dans l’eau pour rendre ce qu’ils ont mangé : mais ils ne l’ont pas plus tôt rendu, qu’ils s’en remplissent encore, jusqu’à ce qu’ils soient las du mouvement qu’ils se donnent. Lorsqu’une baleine est blessée par les harponneurs, ils sont plus avides encore à suivre la trace de son sang. Ils servent ainsi à faire découvrir les baleines mortes. En un mot, on ne connaît point d’oiseaux plus voraces. Ils s’entre-battent et se mordent pour saisir leur proie. Lorsqu’ils sont las ou rassasiés, ils se reposent sur la glace ou sur l’eau. Leur bec est fort singulier par ses diverses jointures. Dans la partie supérieure, proche de la tête, il a de petits naseaux de figure oblongue, au-dessous desquels on voit sortir une espèce de nouveau bec, crochu et fort pointu. Le dessous du véritable bec est divisé en quatre parties, deux desquelles, se joignant par dessous, aboutissent en pointe : les deux autres tendent vers le haut ; et celles qui vont en pointe se joignent exactement avec le bout supérieur du bec. Les trois doigts et l’ergot du mallemucke sont fort courts, et de couleur grise, comme la peau qui lie les doigts. Il a la queue large et les ailes fort longues. On remarque beaucoup de variété dans la couleur de ces oiseaux ; les uns sont tout gris ; les autres sont gris sur les ailes et sur le dos, blancs sur la tête et sous le ventre. Martens juge que cette différence en est une dans l’espèce, quoique d’autres ne l’attribuent qu’à l’âge. Les mallemuckes (procellaria glacialis), pétrel des glaces, volent à peu près comme la mouette, frisent l’eau et remuent peu les ailes. La tempête ne les étonne point. Ils n’aiment point à plonger ; mais lorsqu’ils veulent se rafraîchir ou se laver, ils se tiennent sur l’eau, une aile croisée sur l’autre. Avant de s’élever en l’air, ils font plusieurs tours en rond, comme s’ils voulaient prendre leur essor ; et lorsqu’ils sont sur le tillac d’un vaisseau, ils ne peuvent s’envoler, s’ils ne trouvent quelque pente qui les aide. Ils ont beaucoup de peine à marcher, et ne le font même qu’en chancelant. C’est faiblesse apparemment plutôt que pesanteur, car il n’y a point d’oiseaux qui aient moins de chair ; aussi n’ont-ils que la poitrine qu’on puisse manger, après les avoir suspendus pendant deux ou trois jours, et les avoir fait tremper dans de l’eau douce, pour leur ôter une puanteur qui révolte. Ceux qu’on voit assez communément dans les autres mers du nord sont différens des mallemuckes du Spitzberg.

Martens vit aussi d’autres oiseaux qu’il ne put dessiner ; ce sont les rotgaenses ou bernaches (anas bernicla), et les jean-de-gand.

L’oiseau qu’on nomme jean-de-gand, sans que l’origine de ce nom soit connue, est le fou-de-bassan (pelicanus bassanus). Il est au moins aussi gros qu’une cigogne, et lui ressemble par la figure. Ses plumes sont blanches et noires ; mais il a les pieds fort larges : il vole seul, et fend l’air presque sans remuer les ailes. Des qu’il approche des grandes glaces, il retourne. C’est un oiseau de proie des plus remarquables par l’extrême vivacité de sa vue. Il se jette de fort haut dans les flots avec une vitesse qui ne peut être représentée. On attribue à sa cervelle des vertus contre plusieurs maladies. Martens ajoute qu’il n’a pas eu l’occasion de les éprouver. Cet oiseau s’avance jusqu’à la mer d’Espagne ; mars il n’est si commun nulle part que dans les parties des mers du nord où l’on pêche le hareng.

Au reste, toutes ces espèces d’oiseaux ne viennent au Spitzberg qu’après l’hiver, pendant que le soleil est sur l’horizon. Dès que le froid augmente, et que les nuits commencent à s’allonger, ils s’attroupent chaque espèce ensemble, et disparaissent en peu de jours. Martens a peine à s’imaginer comment ceux qui n’aiment pas l’eau, tels que les coureurs de rivage, l’oiseau de neige, l’oiseau de glace, etc., peuvent faire leur trajet par mer.

Les rennes, les renards et les ours blancs sont les seuls animaux à quatre pieds du Spitzberg, et ne diffèrent point de ceux des autres contrées boréales.

Les morses et les phoques sont extrêmement abondans. Quelques Allemands, pêcheurs de baleines, ont rapporté que, cette pêche leur ayant mal réussi, et se trouvant près d’une île, qu’ils virent couverte de morses, ils résolurent d’en tuer un grand nombre pour se dédommager du mauvais succès de leur voyage. Ils y employèrent toutes sortes d’armes, telles que les harpons, les lances et les fusils : mais à mesure qu’ils tuaient de ces animaux, il en venait de nouvelles troupes avec tant de fureur et d’audace, que, dans la crainte de ne pouvoir leur résister, ils prirent le parti de se faire comme un rempart de ceux qu’ils avaient tués. Ils s’enfermèrent dans cette espèce de fort, en y laissant une seule ouverture. D’autres morses ne cessèrent point d’y entrer ; et les Allemands, réunissant tous leurs coups sur les plus hardis les attaquaient au passage. Ils en tuèrent ainsi plusieurs milliers. Les dents de ces animaux étaient autrefois plus estimées qu’aujourd’hui. Comme c’est l’unique partie qu’on recherche, ceux qui s’attachent à leur faire la guerre leur coupent la tête après les avoir tués, et la portent à bord, où l’on se contente d’en arracher les dents, et le reste du corps est abandonné. On ne peut en enlever la graisse, parce qu’elle est entremêlée avec la chair, comme celle du pourceau. Celle des phoques est entre cuir et chair, et l’on en tire une excellente huile.

« Le phoque, dit Martens, a la tête semblable à celle d’un chien, avec les oreilles écourtées. Cependant ils ne l’ont pas tous de la même forme : les uns l’ont plus ronde, les autres plus longue et plus décharnée. Au-dessous du museau ils ont une barbe ; ils ont quelques poils aux naseaux, et quelques-uns au-dessus des yeux, en forme de sourcils, mais rarement plus de quatre. Ils ont l’œil grand, arqué et fort clair. Leur peau est couverte d’un poil court. Ils sont de diverses couleurs, et marquetés comme le tigre : les uns sont d’un noir tacheté de blanc, les autres jaunes, quelques-uns gris, et d’autres roux. Leurs dents sont aussi tranchantes et plus fortes que celles d’un chien, et peuvent couper un bâton de la grosseur du bras ; leurs griffes sont noires, longues et pointues ; leur queue est courte. Ils aboient comme des chiens enroués, et leurs petits ont un cri semblable au miaulement des chats. Quoiqu’ils marchent comme s’ils étaient estropiés des pieds de derrière, ils savent grimper sur de hauts glaçons, où ils vont dormir, et où ils se plaisent beaucoup, surtout lorsqu’ils voient luire le soleil. C’est sur la glace près du rivage qu’on les voit en plus grand nombre ; il est quelquefois si grand, qu’on pourrait charger un vaisseau de leur huile. Mais on a beaucoup de peine à les écorcher ; et dans le temps que les pêcheurs sont obligés de prendre pour leur voyage, ils ne sont pas tous également gras. Les parages qui sont remplis de phoques ne valent rien pour la pêche de la baleine, apparemment parce qu’ils dévastent tout, et qu’ils ne laissent rien aux baleines. Autant qu’on en peut juger, ils vivent de petits poissons : cependant la plupart de ceux qu’on ouvre n’ont dans le ventre que des vers longs et blanchâtres de la grosseur du petit doigt : peut-être s’y engendrent-ils. Lorsqu’on veut les tuer sur la glace, on commence par jeter de grands cris, qui leur font lever le museau, allonger le cou et pousser leurs aboiemens. Alors on les attaque avec deux piques, c’est-à-dire que du bois de l’instrument on leur donne sur le museau des coups qui les étourdissent ; mais pour peu qu’on tarde à les achever, ils se relèvent, et quelques-uns se défendent en mordant, ou courent même vers leur ennemi. La plupart se jettent dans l’eau, et laissent après eux une fiente jaune fort puante, qu’ils paraissent lancer contre ceux qui les poursuivent ; d’ailleurs ils ont naturellement une odeur fort infecte. Pendant qu’on fait la guerre à ceux qui sont encore sur la glace, les autres demeurent à demi-corps hors de l’eau, et semblent considérer ce qui se passe. Lorsqu’ils veulent plonger, ils allongent le cou et lèvent le museau. Pour sauter de la glace dans l’eau, ils se jettent la tête la première. Leurs petits sont autour d’eux ; ceux qu’on prend quelquefois en vie miaulent comme les chats, ne veulent rien manger, et se jettent sur l’homme qui veut les toucher.

» Les plus grands phoques que j’aie vus, continue Martens, avaient huit pieds de long : mais leur longueur ordinaire est entre cinq et huit pieds. D’un seul des plus grands nous tirâmes un demi-baril de graisse. Elle a trois ou quatre pouces d’épaisseur entre cuir et chair et se sépare comme l’on tire une peau. La chair est tout-à-fait noire : ils ont une extrême quantité de sang ; leur foie, leur poumon et leur cœur sont fort gros, et peuvent se manger ; mais c’est après les avoir lavés long-temps pour en ôter l’odeur forte, et les avoir fait bouillir avec divers assaisonnemens ; ce qui ne les empêche pas même de conserver un goût d’huile qui soulève l’estomac. Ces animaux sont si furieux lorsqu’ils veulent s’accoupler, qu’il est dangereux de s’en approcher sur les glaçons. On s’efforce alors de les tuer sans sortir des chaloupes : mais ils ne meurent pas facilement, quoique mortellement blessés. Écorchés même, ils vivent encore, et les agitations avec lesquelles ils se roulent dans leur sang forment un spectacle affreux. Les coups qu’on leur donne sur la tête et le museau ne leur ôtent pas l’envie de mordre ; ils saisissent ce qu’on leur présente avec autant de force que s’ils n’avaient point été blessés. Enfin on est obligé de leur enfoncer une demi-pique au travers du cœur et du foie, d’où cette nouvelle blessure fait encore sortir beaucoup de sang. »

Le morse, suivant les observations du même voyageur, ressemble au phoque par la forme du corps, mais il est beaucoup plus gros. Sa grosseur commune est celle d’un bœuf : sa tête est aussi plus grosse, plus ronde et plus dure. Il a les pates du phoque, c’est-à-dire, cinq doigts ou cinq griffes à chacune ; mais les ongles en sont plus courts. Sa peau n’a pas moins d’un pouce d’épaisseur, surtout autour du cou : les uns l’ont couverte d’un poil couleur de souris ; les autres d’un poil rouge ou gris ; et d’autres en ont fort peu. Ils sont ordinairement pleins de gale et d’écorchures, qu’ils se font vraisemblablement à force de se gratter. Autour des jointures ils ont la peau fort ridée. Leur mâchoire supérieure offre deux grandes dents, qui leur descendent au-dessous des babines inférieures, et qui ont, dans quelques-uns, plus de deux pieds de long : les jeunes n’ont pas cette espèce de défenses ; mais elles leur viennent avec l’âge. Quoiqu’il paraisse certain que tous les vieux en sont naturellement munis, il s’en trouve qui n’en ont qu’une seule ; et l’on juge qu’ils ont perdu l’autre en vieillissant ou dans leurs combats. Ces deux dents sont fort blanches, solides et pesantes ; mais la racine en est creuse. On en fait des manches de couteaux, des boîtes et d’autres bijoux qui ont été long-temps plus estimés et plus chers que l’ivoire. Des autres dents les habitans de Jutland font des boutons assez propres pour leurs habits. Les morses ont l’ouverture de la gueule aussi large que celle d’un bœuf ; et sur les babines, comme au-dessous, plusieurs soies creuses de la grosseur d’un fétu de paille. Il n’y a point de matelot qui ne se fasse une bague de ces soies, dans l’opinion qu’elles garantissent de la crampe. Au-dessus de la barbe d’en haut, les morses ont deux ouvertures ou deux naseaux en demi-cercle, par lesquels ils jettent l’eau comme les baleines, mais avec bien moins de bruit. Leurs yeux sont assez élevés au-dessus du nez et bordés de sourcils : ils ont la rougeur du sang, et se fixent d’un air affreux sur ce qu’ils regardent. Leurs oreilles sont un peu plus élevées que leurs yeux, sans en être fort éloignées, et ressemblent à celles des phoques. Leur langue a la grosseur de celle du bœuf : elle ne fait pas un mauvais aliment dans sa fraîcheur ; mais deux ou trois jours suffisent pour lui faire prendre un goût rance et huileux. Ces animaux ont le cou d’une épaisseur qui ne leur permet guère de tourner la tête ; ce qui, les obligeant de tourner beaucoup les yeux, leur donne l’air encore plus farouche ; ils ont la queue courte comme celle du phoque.

On a déjà remarqué qu’il est très-difficile d’enlever leur graisse, parce qu’elle est entremêlée avec la chair comme celle du pourceau. Le foie et le cœur se mangent, et font même un fort bon mets pour les matelots, qui n’en ont pas beaucoup d’autres à choisir. La partie génitale est un os dur, d’environ deux pieds de long, qui diminue en grosseur vers le bout, et qui est un peu courbé vers le milieu, plat vers le ventre, rond dans tout le reste de la longueur, et couvert de nerfs. On croit que les morses vivent d’herbe et de poisson : d’herbe, parce que leur fiente ressemble à celle du cheval terrestre ; de poisson, parce qu’en dépeçant une baleine, on aperçoit ordinairement quelques morses qui en tirent sous l’eau différentes pièces. On voit sur les glaçons du Spitzberg un grand nombre de ces animaux qui font retentir l’air de leurs mugissemens. S’ils se jettent dans l’eau, c’est la tête la première, comme les phoques : ils dorment et ronflent non-seulement sur la glace, mais dans l’eau même, où quelquefois on les croirait morts ; leur ardeur est égale à défendre leur propre vie et celle des animaux de leur espèce. S’ils en voient un blessé, ils vont droit à la chaloupe sans s’effrayer des coups et du bruit : les uns plongent ; et de leurs défenses ils y font quelquefois de grands trous ; d’autres l’attaquent ouvertement, la moitié du corps hors de l’eau, et s’efforcent de la renverser. Dans ces occasions, les pêcheurs n’ont pas d’autre ressource que la fuite. L’unique méthode, lorsqu’on a lancé le harpon sur un morse, est de le laisser nager jusqu’à ce qu’il soit affaibli par la perte de son sang : on retire alors la corde qu’on a filée. L’animal, amené insensiblement près de la chaloupe, s’agite et fait plusieurs bonds ; mais quelques coups de lance l’achèvent bientôt. On saisit, pour le darder, le temps où il se précipite d’un glaçon dans la mer, autant pour dérober la vue de sa blessure aux autres que pour lui percer plus facilement la peau, qui est alors plus tendue et plus unie ; au lieu que, dans son sommeil ou son repos, elle est si lâche et si ridée, que le harpon ne fait ordinairement que l’effleurer. Cet instrument doit être du fer le meilleur et le mieux trempé. Les harpons qui servent à la pêche des baleines sont trop faibles pour la peau du morse. Le fer, comme celui des lances, est d’un pan et demi de longueur et d’un pouce d’épaisseur.

En réglant l’ordre des animaux du Spitzberg par leur grosseur, c’était à la baleine qu’on devait ici le premier rang ; mais il a paru plus naturel de commencer par les plus nombreuses espèces ; et c’est Martens qu’on suit encore, parce que, joignant à sa qualité de voyageur et de naturaliste l’avantage d’avoir navigué sur un navire pêcheur, ses observations ont le double mérite d’une sage spéculation et d’une longue expérience.

Il les borne, dit-il, à l’espèce de baleines auxquelles ce nom convient proprement, à celles qui sont le principal motif des voyages qu’on fait aux mers glacées, quoique dans plusieurs relations on trouve d’autres animaux marins confondus sous le même nom.

La baleine est un animal aquatique de monstrueuse grandeur, dont la forme générale représente une forme de cordonnier renversée : elle n’a que deux nageoires placées derrières les yeux et d’une grandeur proportionnée à son corps, couverte d’une peau épaisse, noire et marbrée de raies blanches. Cette marbrure ressemble aux veines du bois ; et ses raies sont croisées par d’autres veines d’un blanc jaunâtre, mélange qui donne un aspect agréable à la baleine. Après avoir coupé les nageoires, on trouve, au-dessous de la peau, des os qui ressemblent à une main d’homme ouverte, dont les doigts sont étendus. Les intervalles de ces jointures offrent des nerfs très-raides, qui rebondissent lorsqu’on les jette à terre avec force. On en peut couper des morceaux de la grosseur d’une tête d’homme ; et leur ressort se conserve long-temps si vif, qu’ils rejaillissent non-seulement fort haut comme un ballon, mais avec la vitesse d’une flèche. La baleine, n’ayant que deux nageoires, s’en sert comme d’avirons, et nage à peu près comme une chaloupe à deux rames. Sa queue n’est pas verticale comme dans la plupart des autres poissons : elle est disposée horizontalement comme celle du marsouin et des autres cétacés, et sa longueur est entre trois et quatre brasses. La tête forme le tiers de toute la masse du corps : elle est plus grande dans les unes que dans les autres ; le devant est garni, en dessus et en dessous des lèvres, de poils assez courts. Les lèvres sont unies. L’ouverture de la gueule est extrêmement vaste, un peu recourbée, à peu près de la forme d’une S, et se termine sous les yeux en avant des nageoires. Au-dessus de la lèvre supérieure il y a des raies noires, et quelques-unes d’un brun obscur, qui sont recourbées de même. Les deux lèvres sont fort noires, lisses, rondes, et s’emboîtent l’une dans l’autre. C’est à la mâchoire supérieure qu’est attaché ce que l’on nomme les fanons de baleine, ou les barbes, qui lui tiennent lieu de dents, de couleur brune, noire et jaune, avec des raies de diverses couleurs. Il se trouve des baleines qui ont les fanons d’un bleu clair ; ce qui les fait croire jeunes. Au-devant de la lèvre inférieure on remarque une cavité où la lèvre supérieure s’emboîte comme dans un étui. Martens, d’accord avec d’autres navigateurs de la même expérience, juge que c’est par ce trou que la baleine prend l’eau qu’elle rejette.

Le fanon est garni partout de longs poils, assez semblables aux crins du cheval, qui, pendant des deux côtés, entourent toute la langue. On voit des baleines qui ont le fanon un peu courbé en forme de cimeterre, et d’autres qui font en demi-croissant. Les plus petits fanons sont sur le devant de la gueule. Ceux du milieu sont les plus gros et les plus longs ; ils ont quelquefois la longueur de deux ou trois hommes. La gueule est garnie de chaque côté d’une rangée de deux cent cinquante fanons, ce qui fait cinq cents, sans en compter de plus petits qu’on ne tire point, parce que, l’endroit où les deux lèvres se joignent étant fort étroit, il serait trop difficile de les en arracher. Chaque rangée de fanons est un peu courbe en dedans, et prend, vers les lèvres, la figure d’une demi-lune. Le fanon est large dans l’endroit où il tient à la mâchoire, et garni de nerfs durs et blancs vers la racine ; on peut mettre la main entre deux fanons. Les nerfs blancs peuvent se manger dans leur fraîcheur ; ils ne sont pas coriaces, et se rompent facilement ; mais en vieillissant ils prennent une fort mauvaise odeur. Dans les parties les plus larges du fanon, qui sont vers la racine, il croît d’autres petits fanons, comme on voit de petits et de grands arbres entremêlés dans une forêt. Le fanon se rétrécit en pointe vers son extrémité inférieure : une cavité qui règne en dehors lui donne quelque ressemblance avec une gouttière, et sert à l’enchâssement des fanons qui se joignent les uns aux autres, comme les écailles d’une écrevisse ou les tuiles d’un toit ; ce qui empêche que les lèvres inférieures n’en soient blessées. On fait divers usages des fanons de baleine ; mais le poil n’étant point employé, Martens juge qu’il pourrait être préparé, comme le lin ou le chanvre, pour en fabriquer de grosses toiles, des cordages et d’autres objets de cette nature. Il n’est pas facile de couper les fanons de baleine ; on y emploie divers instrumens de fer.

La partie inférieure de la gueule est ordinairement blanche. La langue est entre les fanons, attachée à la mâchoire d’en bas : elle est blanche comme tout ce qui la soutient, mais bordée de taches noires. C’est une masse de graisse molle et spongieuse, qu’on a beaucoup de peine à découper. Cette raison la fait jeter ordinairement dans les flots, quoiqu’on en pût tirer cinq ou six barils d’huile ; et c’est la proie du poisson à scie, qui la cherche fort avidement.

Sur la tête de la baleine, devant les yeux et les nageoires, s’élève une bosse qui a deux trous, un de chaque côté, et l’un vis-à-vis de l’autre, courbés en deux en manière d’S. C’est par ces deux ouvertures nommées évents, que l’animal rejette l’eau avec beaucoup de force. Le bruit de ce mouvement, qui se fait entendre d’une lieue, ressemble à celui du vent lorsqu’il souffle dans une caverne. La baleine ne rejette jamais l’eau avec plus de force que lorsqu’elle est blessée ; et le bruit qu’elle fait alors ressemble à celui d’une mer agitée ou du vent dans une tempête. Immédiatement derrière la bosse, le corps se courbe en arc. La tête n’est pas ronde par le haut : elle est un peu plate, avec une pente sensible jusqu’à la lèvre inférieure, à peu près comme le toit d’une maison. Cette lèvre est plus large qu’aucune autre partie du corps, surtout au milieu, car le devant et le derrière sont un peu plus étroits, suivant la forme de la tête. Les yeux sont entre la bosse et les nageoires, et ne sont pas plus gros que ceux d’un bœuf : ils sont bordés de poils, qui forment une espèce de sourcil. La prunelle n’est guère plus grosse qu’un pois, et le cristallin a la blancheur, la transparence et la clarté du cristal. Cependant quelques baleines ont tout le globe des yeux de couleur jaunâtre : ils sont placés fort bas, presqu’à l’extrémité de la lèvre inférieure.

Les oreilles de la baleine sont fort avant dans la tête : aussi n’entend elle point lorsqu’elle rejette son eau ; et c’est le temps qu’on saisit pour la darder. La partie antérieure du ventre et le dos sont tout-à-fait rouges ; mais le bas du ventre est ordinairement d’une grande blancheur, quoique dans quelques-unes il soit de la noirceur du charbon. Au soleil, la couleur de ces animaux est fort belle, et les petites ondes qu’ils ont sur le corps leur donnent l’éclat de l’argent : quelques-unes sont marbrées sur tout le dos et sur la queue. Martens assure qu’il trouva sur la queue d’une baleine le nombre de 1222 aussi nettement tracé que s’il l’eût été par un peintre. Dans les endroits où elles ont été blessées, il reste toujours une cicatrice blanche ; mais il y a peu d’uniformité dans leur couleur : on en voit de toutes blanches, de demi-blanches, de jaunes et de noires, c’est-à-dire marbrées de ces deux couleurs, et de toutes noires. Ces dernières ne sont pas même d’un noir égal ; c’est tantôt un noir de velours, tantôt un noir de charbon, et tantôt la couleur d’une tanche. Une baleine qui se porte bien n’a pas la peau moins glissante et moins unie que l’anguille ; cependant on peut se tenir sur son corps, parce que sa chair est si molle, qu’elle s’enfonce sous le poids d’un homme. Celle de la superficie est aussi mince que le parchemin, et peut être arrachée facilement, du moins lorsque la chair s’échauffe avec une espèce de fermentation qui paraît venir plutôt d’une chaleur intestine que de celle du soleil. Les baleines harponnées, qui se sont échauffées à force de nager, jettent une fort mauvaise odeur lorsqu’on les prend. On peut leur enlever alors des lambeaux de peau de la longueur d’un homme ; ce qu’on tente en vain lorsqu’elles sont moins échauffées. À celles qui sont mortes depuis quelques jours, et qui ont essuyé les rayons du soleil, on enlève aisément la plus grande partie de la peau ; mais en même temps on sent une horrible puanteur causée par la fermentation de la graisse qui s’échappe par les pores. Quelques femmes du Nord se servent de cette peau pour fixer le lin à leurs quenouilles. En séchant, la baleine perd ses couleurs ; le blanc devient sale, et le noir, qui servait à lui donner de l’éclat, tire sur le brun. Si l’on étend la peau contre le jour, on en voit le tissu et les petits pores qui sont le passage de la sueur.

La partie génitale des baleines est un nerf dont la force et la grandeur sont proportionnées à celles de l’animal ; il est long de sept à huit pieds, entouré d’une double peau, qui le fait ressembler à un couteau dans sa gaine, dont on ne voit qu’une petite partie du manche. La partie de la femelle ne diffère point de celles des animaux terrestres à quatre pieds. De chaque côté, on distingue une mamelle avec des pis semblables à ceux d’une vache. Quelques baleines ont les mamelles toutes blanches ; d’autres les ont marquetées de taches noires et bleues. On assure que, pour s’accoupler, les baleines se tiennent droites, la tête hors de l’eau, et que, les femelles ne portent jamais plus de deux baleines à la fois ; mais on ignore combien dure leur portée.

Les os des baleines sont aussi durs que ceux des animaux terrestres à quatre pieds, quoiqu’ils soient aussi poreux qu’une éponge, fort creux et remplis de moelle. L’intérieur ne ressemble pas mal aux rayons d’une ruche. La lèvre inférieure est soutenue par deux os grands et forts, placés vis-à-vis l’un de l’autre, qui ont ensemble la forme d’une demi-lune ; mais chacun à part ne représente que le quart d’un cercle : leur longueur est d’environ vingt pieds. Les matelots emportent ceux qui se trouvent secs à leur départ ; mais un os fraîchement tiré d’une baleine jette une odeur insupportable aussi long-temps qu’il conserve sa moelle.

La chair des baleines est grossière et coriace : elle ressemblerait assez à celle du bœuf, si elle n’était entremêlée de quantité de nerfs. Bouillie, elle paraît sèche et maigre, parce que la graisse n’est qu’entre la chair et la peau. Quelques parties deviennent bleues et vertes comme le bœuf salé, surtout dans les endroits où les muscles se rencontrent ; et pour peu qu’on tarde à les apprêter, elles noircissent et se corrompent. La chair de la queue est moins dure et moins sèche ; c’est celle que les matelots mangent en gros morceaux, et qu’ils font cuire à l’eau comme la viande ordinaire.

La graisse dont on tire l’huile, et qui ne se trouve, comme aux phoques, qu’entre cuir et chair, a le plus souvent six pouces d’épaisseur sur le dos et sous le ventre, quelquefois un pied sur les nageoires, et jusqu’à deux à la lèvre inférieure, qui est toujours l’endroit le plus gras. Mais il en est des baleines comme de tous les autres animaux ; les unes ont plus de graisse que d’autres. C’est dans les petits nerfs qui s’y trouvent mêlés que l’huile se rassemble. On l’exprime comme l’eau d’une éponge.

La queue d’une baleine lui servant de gouvernail pour se tourner, et ses nageoires d’avirons, son mouvement ne diffère pas de celui d’une barque : elle nage avec autant de vitesse qu’un oiseau vole, en laissant après elle un vaste sillon comme les vaisseaux qui sont à la voile, Les baleines du Cap-Nord, auxquelles on donne ce nom, parce qu’elles se prennent entre le Spitzberg et la Norwège, ne sont pas si grosses, et rendent moins de graisse que celles du Spitzberg : elles n’en donnent ordinairement que depuis dix jusqu’à trente barils, au lieu que celles du Spitzberg en rendent jusqu’à quatre-vingt-dix. Il n’est pas rare, au Spitzberg, de prendre des baleines de cinquante ou soixante pieds de long. Martens en vit prendre une de cinquante-trois pieds, dont la graisse remplit soixante-dix barils ; sa queue avait trois brasses et demie de largeur. Un autre navire tira d’une baleine morte, que le hasard lui avait fait rencontrer, cent trente barils de graisse. Ces animaux ont une mesure de longueur qu’ils ne passent point, et Martens fait entendre que, pour les plus grands, c’est environ soixante pieds : mais leur épaisseur n’est pas si bornée ; de sorte qu’une baleine peut être à la fois moins longue et plus grosse qu’une autre.

Au-dessous de l’épiderme mince décrit plus haut il se trouve une peau plus épaisse, qui couvre la graisse, et qui est proportionnée à la grosseur de la baleine. Son épaisseur ordinaire est d’un pouce : elle est de la même couleur que la première, c’est-à-dire, noire, blanche ou jaune, si la première l’est. Quelque épaisse qu’elle puisse être, elle a si peu de raideur et de dureté, qu’on croirait pouvoir l’apprêter comme le cuir ; mais elle se sèche et se rompt ensuite aisément. À l’égard des intestins, ce que j’en puis dire, ajoute Martens, c’est qu’ils sont couleur de chair, remplis de vent et d’une fiente jaune. On croit que la baleine se nourrit de petits limas de mer ; mais Martens ne peut se persuader que ces insectes soient capables de lui donner tant de graisse. Il condamne encore plus ceux qui ne la font vivre que de vent ; et la fiente jaune qui se trouve dans ses intestins lui paraît une objection sans réplique. D’ailleurs un pêcheur célèbre l’assura qu’il en avait pris une aux environs de Hitland, dans laquelle on avait trouvé près d’un baril de harengs. Les baleines étant plus petites dans cette mer que celles du Spitzberg, leur pêche est beaucoup plus dangereuse : elles sont si légères et si vives, que, ne faisant que bondir dans l’eau, et tenant presque toujours la queue au-dessus, on n’ose s’en approcher pour leur lancer le harpon.

Cependant le courage de cet animal marin ne répond point à sa force ni à sa grosseur. Dès qu’il aperçoit un homme ou une chaloupe, il se cache sous l’eau pour prendre la fuite. On ne connaît même aucun exemple d’une baleine qui ait fait volontairement du mal aux hommes, c’est-à-dire, sans y être comme forcée par son propre danger ; mais alors les hommes ou les chaloupes ne lui causent pas plus d’embarras qu’un grain de sable ; elle les fait sauter en mille pièces. Toute la force d’une infinité d’autres poissons, pris ensemble ou séparément, qui donnent tant de peine à les tirer au rivage, n’approche point de celle d’une baleine. Elle fait quelquefois filer des milliers de brasses de corde ; et, nageant avec plus de vitesse qu’un oiseau ne vole, elle étourdit ceux qui la poursuivent. Cependant on a toujours observé qu’elle ne peut nuire aux grands vaisseaux ; lorsqu’elle leur donne un coup de sa queue, elle se fait plus de mal qu’au bâtiment.

C’est une expérience constante qu’au printemps les baleines du Spitzberg se retirent vers l’ouest, près du vieux Groënland et de l’île Mayen, et qu’ensuite elles retournent à l’est du Spitzberg. Après elles, vient en grand nombre cette autre espèce de monstres marins que les Allemands nomment finne-fischen ; c’est le baleinoptère gibbar. On cesse alors de voir des baleines ; elles nagent contre le vent, comme tous les gros poissons. Leur plus mortel ennemi est le poisson à scie, nommé à tort l’espadon ou l’épée. Jamais ils ne se rencontrent sans combat, et c’est la scie qui est toujours l’agresseur. Quelquefois deux de ces animaux se joignent contre une baleine. Comme elle n’a, pour arme offensive et défensive, que sa queue, elle plonge la tête, et lorsqu’elle peut frapper son ennemi, elle l’assomme du coup ; mais il est fort adroit à l’esquiver, et, fondant sur elle, il lui enfonce son arme dans le dos. Souvent il ne la perce point jusqu’au fond du lard, et la blessure est légère. Chaque fois qu’il s’élance pour la frapper, elle plonge ; mais il la poursuit dans l’eau, et l’oblige de reparaître ; alors le combat recommence et dure jusqu’à ce qu’il la perde de vue. Elle bat toujours en retraite, et nage mieux que lui à fleur d’eau. Les baleines qui ont été tuées par des scies sentent si mauvais, que l’odeur s’en répand fort loin.

Lorsqu’on voit une grande abondance de bielougas, on peut compter, dit Martens, que l’année sera bonne pour la pêche des baleines ; mais on ne doit pas espérer d’en trouver beaucoup dans les parages où les phoques sont en grand nombre, parce que, ces derniers animaux mangeant tout ce qui sert de nourriture aux baleines, elles cherchent des retraites mieux pourvues de vivres.

Aussitôt qu’on aperçoit une baleine, ou qu’on l’entend souffler ou rejeter l’eau, on crie d’abord fall, fall, c’est-à-dire, en bas ! en bas ! et tous les pêcheurs se jettent dans leurs canots. Chaque canot contient ordinairement six hommes, et quelquefois sept, suivant sa grandeur. Ils s’approchent de la baleine à force de rames. Le harponneur, qui est sur l’avant, se lève et lance le harpon qu’il a devant lui. Le monstre n’est pas plus tôt frappé, que, voulant aller à fond, il tire la corde avec tant de force, que l’avant du canot se trouve au niveau des flots, et qu’il l’entraînerait même au fond, si l’on n’avait une extrême attention à filer continuellement la corde. La méthode pour lancer le harpon est de tenir la pointe du fer vers la main gauche avec la première des deux cordes auxquelles il est attaché. Cette corde a six ou sept brasses de long ; son épaisseur est d’un pouce. On a pris soin de la disposer en rouleau lâche, afin qu’elle ne retienne pas le harpon lorsqu’on le lance ; elle doit être plus souple que l’autre corde qui la retient, et qui est à l’autre bout du harpon, pour suivre le poisson dans sa fuite : aussi la fait-on du chanvre le plus doux et le plus fin, sans la goudronner. Le harponneur lance son instrument de la main droite. Lorsque la baleine est frappée, tous les canots virent de bord. On porte les yeux en avant, et l’se hâte de placer les avirons de chaque côté des canots. Un d’entre eux a, pour unique fonction, le soin de veiller sur la grande corde. Chaque canot est fourni d’un monceau de cordes, divisé en quatre ou cinq rouleaux, dont chacun en contient depuis quatre-vingts jusqu’à cent brasses. Le premier tient à la corde du harpon. À mesure que la baleine s’enfonce, on lâche plus de corde ; et si le canot n’en a point assez, on prend celles des autres. Ces cordes sont plus grosses et plus fortes que celle qui tient au fer du harpon : elles sont d’un chanvre bien goudronné. Le pêcheur dont on vient de désigner l’emploi, et tous ses compagnons, doivent prendre un soin extrême qu’au moment où la baleine s’enfonce, leur grande corde ne se mêle, ou n’avance trop d’un côté ; sans cette attention, le canot chavirerait infailliblement. La corde doit filer directement par le milieu du canot, et le harponneur mouille sans cesse avec une éponge le bord qu’elle touche en passant, dans la crainte qu’un mouvement si rapide n’y mette le feu. Les autres y ont aussi l’œil, tandis qu’un matelot expérimenté, qui est sur l’arrière pour gouverner le canot avec son aviron, observe de quel côté la corde file, et se règle sur son mouvement ; car on croit pouvoir assurer sans exagération que le canot va plus vite que le vent.

On tâche de frapper la baleine à l’oreille, au dos, ou aux parties génitales : on s’efforce aussi de la percer avec des lances pour lui faire perdre plus de sang. La tête est l’endroit où le harpon à le moins de prise, parce que les os y sont fort durs, et qu’il y a peu de graisse. On juge même que l’animal se connaît cette propriété ; car, lorsqu’il se voit en danger, et qu’il ne peut se garantir du harpon, il y expose la tête plus ordinairement que le dos. Le fer du harpon a la forme d’une flèche par le bout, avec deux tranchans. L’extrémité qui est le plus près du manche est épaisse comme le dos d’un couperet, afin qu’il ne puisse ni couper par-là ni se détacher. Le manche est plus gros par le haut que par le bas, et creux jusqu’à la moitié, pour y faire entrer le fer, qu’on fixe ensuite avec une grande ficelle. La petite corde qu’on a nommée la première tient au fer, près du manche. Le plus grand poids du fer doit toujours être en bas, afin que, de quelque manière que le harpon soit lancé, il tombe toujours sur la pointe. Les meilleurs harpons sont ceux qui ne sont pas trop trempés, et qui peuvent plier sans se rompre.

Quand la baleine fuit, tout les canots vont de l’avant, suivent des yeux la corde pour en connaître la direction, et la tirent quelquefois pour connaître à sa raideur le degré de force qui reste à l’animal. Lorsqu’elle paraît lâche, et qu’elle ne fait pas pencher l’avant de la chaloupe plus que le derrière, on pense à la retirer. Un des pêcheurs la remet en rouleau à mesure qu’on la tire, pour être en état de la filer avec la même facilité, si la baleine recommençait à fuir. On observe aussi de ne pas trop lâcher la corde à celles qui fuient au niveau de l’eau, parce qu’en s’agitant elles pourraient l’accrocher à quelque roche, et faire sauter le harpon. Des baleines mortes, ce ne sont pas les plus grasses qui s’enfoncent aussitôt ; on remarque au contraire, que plus elles sont maigres, plus elles vont vite à fond, quoiqu’elles reviennent sur l’eau quelques jours après. Mais on n’attend point que celles qui disparaissent ainsi remontent d’elles-mêmes, et l’effort de tous les pêcheurs se réunit pour les conduire au vaisseau. À la vérité, si la mer était assez calme pour leur permettre de s’arrêter long-temps dans le même lieu, ils auraient moins de peine à les prendre au niveau des flots. Mais, outre les obstacles du vent et des courans, une baleine morte depuis quelques jours est d’une saleté et d’une puanteur insupportables : sa chair se remplit de vers longs et blancs. Plus elle demeure dans l’eau, plus elle s’élève ; la plupart se découvrent d’un ou deux pieds. À quelques-unes on voit la moitié du corps ; mais alors elles crèvent avec un bruit extraordinaire. Leur chair fermente ; il se fait de si grands trous au ventre, qu’une partie des boyaux en sort. La vapeur qui s’en exhale enflamme les yeux, et n’y cause pas moins de douleur que si l’on y avait jeté de la chaux vive. Des baleines qui remontent en vie sur l’eau les unes paraissent seulement étonnées, d’autres sont farouches et furieuses. On a besoin alors d’une extrême précaution pour s’en approcher ; car, pour peu que l’air soit serein, une baleine entend le mouvement des rames. Dans cet état, on lui lance un nouveau harpon, quelque fois deux, suivant l’opinion qu’on a de ses forces : ordinairement elle replonge. Cependant quelques-unes se mettent à nager au niveau de l’eau, en agitant la queue et les nageoires. Si dans ce mouvement la corde s’entortille autour de la queue, le harpon en est plus ferme, et l’on ne craint pas qu’il se détache.

Les baleines blessées rejettent l’eau de toutes leurs forces : on les entend d’aussi loin que le bruit du gros canon ; mais lorsqu’elles ont perdu tout leur sang ou qu’elles sont tout-à-fait lasses, elles ne rejettent l’eau que faiblement et comme par gouttes. Leur bruit ne ressemble plus qu’à celui d’un flacon vide qu’on tiendrait sous l’eau pour le remplir : ce changement prouve qu’elles vont mourir. Quelques-unes, après avoir été blessées, font rejaillir leur sang jusqu’à la mort, en couvrent les chaloupes et les pêcheurs, et rougissent la mer dans un vaste espace. Celles qui sont blessées mortellement s’échauffent par leur agitation jusqu’à se couvrir d’une sorte de sueur qui attire les oiseaux de mer : ils viennent les béqueter pendant qu’elles vivent encore. Avec l’eau qu’elles font rejaillir par leurs naseaux elles jettent aussi une espèce de graisse qui nage sur l’eau, et que les mallemuckes avalent fort avidement.

S’il arrive qu’un harpon se brise ou se détache, les pêcheurs d’un autre vaisseau qui s’en aperçoivent ne manquent point de lancer leur propre harpon ; et s’ils frappent la baleine, elle leur appartient. Quelquefois une baleine est frappée en même temps de deux harpons, lancés par deux vaisseaux différens. Alors les deux vaisseaux y ont un droit égal, et chacun en obtient la moitié. Tous les canots qui accompagnent celui d’où le harpon est lancé attendent que la baleine remonte, et la pressent à coups de lances. Ce moment est toujours le plus dangereux ; car le canot qui a lancé le harpon, quoique entraîné par la baleine, s’en trouve ordinairement fort éloigné ; au lieu que les autres, qui viennent la frapper de leurs lances, sont comme sur elle, ou du moins à ses côtés, et ne peuvent guère éviter d’en recevoir des coups très-rudes, suivant la violence de ses mouvemens. Sa queue et ses nageoires battent si furieusement l’eau, qu’elles la font sauter et retomber comme en poussière. Ce choc peut briser un canot ; mais on a déjà remarqué que les grands vaisseaux n’en reçoivent aucun dommage, et qu’au contraire l’animal en souffre beaucoup : il en saigne si fort, qu’il achève de perdre ses forces, et le vaisseau demeure tout rouge de son sang.

Les lances sont composées d’une hampe d’environ dix pieds de longueur, et d’un fer pointu, long de cinq pieds, qui doit être médiocrement trempé, afin qu’il puisse plier sans se rompre. Après avoir enfoncé la lance, on la remue de divers côtés pour élargir la blessure. Il arrive quelquefois que les lances de trois ou quatre canots demeurent enfoncées dans le corps d’une baleine.

Aussitôt que l’animal est mort on lui coupe la queue, parce qu’étant transversale elle retarderait la marche des canots. Quelques pêcheurs allemands gardent la queue et les nageoires, et les suspendent au côté du vaisseau pour le garantir des glaces, lorsqu’il s’en trouve assiégé. On attache la baleine à l’arrière d’un canot, qui est amarré à l’arrière de la queue de quatre ou cinq autres, et l’on retourne au vaisseau dans cet ordre. En y arrivant, la baleine y est amarrée avec des cordes, la tête vers la poupe, et la queue vers la proue. Ensuite deux canots se placent de l’autre côté de l’animal, et se maintiennent dans cette situation par une longue gaffe, qu’un matelot ou un mousse appuie contre le navire. Le harponneur de chaque canot est sur l’avant ou sur la baleine même, vêtu d’un habit de cuir, et quelquefois en bottes. On fiche des crampons de fer dans le corps de la baleine pour se tenir ferme sur sa peau, parce qu’elle est si glissante, qu’on s’y laisse tomber comme sur la glace. Deux pêcheurs, chargés de couper le lard, reçoivent pour leur peine quatre ou cinq rixdalers. La première pièce qu’ils doivent couper est celle du derrière de la tête, près des yeux, dont elle est l’enveloppe : c’est la plus grosse ; toutes les autres se coupent en tranches le long du corps. La longueur de cette première pièce, lorsqu’elle est posée debout, s’étend depuis la surface de l’eau jusqu’à la hune du grand mât ; ensuite on coupe d’autres pièces, qu’on tire aussi, sur le pont, et les matelots qui sont à bord les découpent en morceaux carrés d’un pied de grandeur. Leurs couteaux, avec les manches, sont à peu près de la longueur d’un homme. À mesure qu’on détache des pièces de la baleine, on la lève avec des poulies pour se donner plus de facilité à la découper : les morceaux carrés sont découpés en morceaux beaucoup plus petits, qu’on jette dans les tonneaux. Durant cette opération, on a soin de se tenir éloigné du lard autant qu’il est possible, parce qu’on pense qu’il pourrait causer une contraction de nerfs capable de rendre perclus des mains et des bras. Les couteaux, quoique plus courts que les autres, n’ont pas moins de trois ou quatre pieds de long.

Dans quelques baleines, le lard est blanc, jaune ou rouge dans les autres. Le blanc est rempli de petits nerfs, et ne rend pas tant d’huile que le jaune. Celui-ci passe pour le meilleur. Le rouge est rempli d’eau, et vient des baleines mortes, où le sang remplit les endroits par lesquels la graisse s’est écoulée ; aussi l’huile en est-elle moins abondante et moins estimée. Lorsqu’on a dépouillé un côté de la baleine, on ne la retourne qu’après avoir coupé le fanon tout entier ; sa pesanteur donne beaucoup d’embarras à l’équipage : il faut, pour le lever, un grand nombre de crocs et de poulies. Le fanon appartient aux propriétaires du vaisseau, et à ceux qui partagent les frais de l’entreprise. Les mercenaires sont payés à leur retour, sans égard au succès de la pêche.

Autrefois les Hollandais faisaient l’huile de baleine au Spitzberg, dans un lieu qui se nomme Smeerenbourg, aux environs de Harlinger-Kocherey ; et quand Martens alla dans ce pays, on y voyait encore tous les ustensiles qu’ils employaient à cette opération. Quelques Basques, dit-il, choisissent encore le même endroit (Bouillerie de Harlingen) ; mais en général les vaisseaux français font bouillir l’huile sur leurs vaisseaux, et de là vient qu’ils en perdent plusieurs par le feu. Les Allemands mettent le lard dans des tonneaux, où ils le laissent fermenter et se convertir de lui-même en huile, sans qu’on ait jamais appris qu’elle les ait fait sauter. En le faisant bouillir, la perte est de vingt pour cent, plus ou moins, suivant sa bonté. Dans le voisinage de Hambourg, où l’on fait l’huile, on tire la graisse des tonneaux pour la mettre dans une grande cuve, d’où elle est jetée dans une chaudière large et plate, qui en contient jusqu’à cinq cent soixante pintes. Après l’avoir fait bouillir sur le fourneau, on la puise avec de petits chaudrons, on la jette dans un grand tamis qui ne donne passage qu’aux parties liquides, et tout le reste est abandonné. Le tamis se met sur une grande cuve, à demi pleine d’eau, où l’huile se refroidit, s’éclaircit et dépose au fond ce qu’elle a d’impur. Il ne reste que l’huile pure et nette, qui nage sur l’eau comme toute autre huile. De la grande cuve, on la fait couler par un tuyau dans une autre cuve de même grandeur, et de celle-ci dans une troisième, toutes deux à demi pleines d’eau, pour s’y clarifier encore plus. Enfin elle passe dans un quatrième vaisseau, d’où elle est tirée pour remplir les barils qui servent à la conserver. Ceux qui ne la veulent pas si pure n’emploient que deux cuves. Le baril, qu’on nomme en Allemagne karder ou vierterel, contient deux cent soixante-douze pintes de France ; mais le baril du commerce n’est que de cent trente-six pintes. Quelquefois on fait aussi bouillir le marc, dont on tire une huile brune, mais si peu estimée, qu’elle n’en vaut pas les frais.

Le finnfisch, ou le gibbar, est aussi un animal très-commun dans la mer du Spitzberg. Il est de la longueur d’une baleine, mais il n’a que le tiers ou le quart de sa grosseur. On le reconnaît à ses nageoires, qui sont sur le dos, près de la queue, et par la force avec laquelle il souffle et recette l’eau. Ses évents sont fendus en long, et l’animal en rejette l’eau avec plus de violence que la baleine. D’ailleurs son dos n’est pas si courbé que celui de la baleine ; la bosse du dessus de la tête est moins élevée ; les barbes de ses fanons sont brunes et attachées à la mâchoire supérieure comme dans la baleine. Le corps du gibbar est allongé, de couleur noire, mais d’une teinte moins intense que celle de la baleine ; il est beaucoup moins gras ; ce qui dégoûte d’autant plus d’en prendre que le profit dédommage peu du danger ; car, se remuant avec plus de vitesse que la baleine, et agitant sa queue et ses nageoires avec plus de violence, il effraie les pêcheurs jusqu’à leur faire craindre de s’en approcher assez pour le tuer à coups de lances, seules armes néanmoins qui puissent l’expédier promptement. Martens raconte que des pêcheurs de sa nation ayant lancé par méprise le harpon sur un gibbar, il les entraîna tout d’un coup, avec leur canot, sous un glaçon d’où ils ne purent sortir. Les gibbars ont la queue plate. Lorsqu’ils paraissent dans la mer du Spitzberg, on n’y voit plus de baleines.

On trouve dans la mer du Spitzberg diverses sortes de petits animaux maritimes, qui sont : le crabe pagure ou tourteau, la chevrette, la salicoque et le pou de baleine. Les premiers sont trop connus pour les décrire.

Ils se trouvent ordinairement entre les rochers le long de la mer, et dans la graisse de la baleine qui flotte sur l’eau. Ils sont la proie des oiseaux de mer, qu’on ne manque point de voir en grand nombre dans tous les lieux où l’on trouve de ces petits animaux. On en voit aussi d’autres qui sont beaucoup plus petits, et qui sont la nourriture ordinaire des baleines, ce qui doit en faire supposer une prodigieuse abondance ; Martens a de la peine à le croire, mais c’est uniquement parce qu’il ne peut s’imaginer qu’une si mince nourriture pût les rendre si grasses. Il juge plutôt, dit-il, qu’ils servent à nourrir les oiseaux de mer.

Le pou de baleine, pycnogonon balænarum, ne ressemble au pou ordinaire que par la tête. Le corps de ces animaux est couvert d’écailles qui ont la dureté de celles des chevrettes. Ils ont quatre cornes, dont les deux premières sont courtes mais droites, et les deux autres crochues et pointues. Ils ont deux yeux et n’ont qu’un naseau. De six écailles qu’ils ont sur le dos, la première a la forme d’une navette de tisserand. On compare la figure de leur queue à celle d’un bouclier, mais elle est fort courte. La première des six écailles du dos est garnie de jambes en croissant ou plutôt en faucille ; le dehors en est rond, le dedans dentelé comme une scie, et les extrémités pointues. À chaque côté de la seconde et de la troisième écaille, quatre autres jambes qui leur servent comme d’avirons ont une petite jointure en bas qui facilite leurs mouvemens. Ces insectes ne se trouvent que sur la baleine ; et lorsqu’ils sont attachés à sa peau, ils ont leurs deux dernières jambes croisées sur le dos ou levées ; les six autres, qui ressemblent à celles de l’écrevisse, ont chacune trois jointures et sont fort aiguës. Le pou de baleine s’attache si fort à la peau de ce poisson, qu’on le mettrait plutôt en pièces que de l’en arracher ; et, pour l’avoir en vie, on est obligé de couper un morceau de la partie à laquelle il est attaché. Il ne se tient que sur les nageoires et les parties génitales, où la baleine ne peut se frotter facilement Elle est quelquefois si couverte de ces insectes, qu’ils emportent de grandes parties de sa peau. C’est dans le temps de la chaleur qu’elle en est particulièrement tourmentée.

Martens, qui avait parcouru différentes mers, n’a vu que dans celle du Spitzberg deux espèces d’étoiles de mer qu’il décrit. La première a cinq pointes qui lui servent comme de jambes ; elle est de couleur rouge. Le corps est couvert de cinq doubles rangées de points grenus et aigus. Entre chacune de ces doubles rangées il s’en trouve une simple des mêmes points ; de sorte qu’on compte en tout quinze de ces rangées de grains, qui représentent la figure d’une étoile à cinq branches ; d’ailleurs le dessus du corps ressemble au dos d’une araignée. De l’autre côté, on voit au centre la figure d’une étoile à cinq branches pointues, qui s’ouvre et se resserre comme une bourse, et qui est apparemment la bouche de l’animal. Autour de cette étoile, on voit de petites taches noires qui sont rangées aussi en forme d’étoile, et celle-ci est encore entourée d’une autre figure qui ressemble beaucoup à la renoncule. De l’étoile du milieu ou de la bouche partent cinq bras ou jambes, qui, jusqu’aux extrémités, sont bordés de points grenus, mais qui n’empêchent pas qu’ils ne soient aussi unis qu’une coque d’œuf ; ils sont couverts d’écailles ; leur longueur est d’environ trois pouces, et depuis les endroits où les points commencent, ils vont toujours en diminuant. Entre les écailles il se trouve trois ou quatre autres points grenus et réunis, qui ressemblent à des verrues. Lorsque cet animal nage, il étend ces grains de chaque côté, comme les oiseaux étendent leurs ailes pour voler.

L’autre étoile de mer devrait se nommer plutôt poisson de corail, parce qu’elle ressemble si parfaitement aux branches de corail, qu’on la prend pour cette sorte de production marine avant de s’être aperçu qu’elle est vivante. Elle est d’une couleur plus vive que la première, qui tire sur le rouge obscur. Son corps a dix angles : le dessus offre la forme d’une étoile avec autant de branches, qui ressemblent aux ailes d’un moulinet. Ce dessus est rude, mais le dessous est poli ; au milieu on voit une autre figure d’étoile à six branches, qu’on peut prendre pour la bouche, et dont le tour est doux et uni jusqu’aux endroits d’où sortent les jambes. Entre les jointures il se trouve des cavités qui sont aussi assez douces ; le haut des jambes est gros, et leur milieu offre un creux assez doux aussi ; les bords en sont couverts d’écailles, les unes sur les autres, comme des rangées de corail ; mais au-dessous les écailles sont entrelacées, ont dans leur milieu de petites raies noires, et sont les unes sur les autres comme celles de l’écrevisse. En sortant du corps, les jambes se divisent en diverses branches, creuses, comme on l’a dit, jusqu’à l’endroit où elles se divisent en d’autres branches qui diminuent par degrés : les petites d’en-bas sont entourées d’écailles fort pointues. L’animal joint toutes ses pates en nageant, et les écarte ensuite comme s’il ramait. Martens en vit un qui, d’une pate à l’autre, n’avait pas moins d’un empan de longueur. Les plus grands ont les couleurs les plus vives. Ils ne vivent pas long-temps hors de l’eau. En mourant, leurs pates se retirent vers la bouche, et peu de temps après leur mort ils se brisent en morceaux.

Martens décrit aussi divers poissons et d’autres habitans des mers, qu’il a vus soit dans les parages du Spitzberg, soit dans ceux qu’il a traversés pour arriver à ce pays. Ce sont : le maquereau, le marsouin,le butskopf (delphinus orca) ou l’épaulard, le weissfisch (delphinus albicans) ou le bielouga le nahrval, la scie, le hay ou requin, le drachenfisch ou poisson dragon, et différens mollusques.

Les Allemands ont nommé weiss-fisch (poisson blanc) le bielouga, qui a la figure d’une baleine, et jusqu’à vingt pieds de long. Il n’a pas de nageoires sur le dos ; mais il en a deux sous le ventre, et sa queue ressemble à celle de la baleine. Il a sur la tête une bosse et un trou par lequel il rejette l’eau. Sa couleur est un jaune pâle, et sa graisse assez abondante, à proportion de sa grosseur, mais si molle, que le harpon s’en détache facilement. On rencontre ces poissons en troupes, et Martens, en vit à la fois plusieurs centaines.

Le butskopf est encore un monstre du Spitzberg qui a depuis seize jusqu’à vingt pieds de long. Son museau est d’une même grosseur et sans pointe, rempli de petites dents aiguës. Il a vers le milieu du dos une nageoire qui se voûte un peu en descendant, et deux autres sous le ventre, assez semblables à celles de la baleine, couvertes d’une peau épaisse et mêlée d’arêtes. Sa queue ressemble aussi à celle des baleines. Il a sur le cou une ouverture par laquelle il rejette l’eau, mais à moins de hauteur que la baleine ; et le bruit qu’il fait en la rejetant est différent aussi par la force et par le son. Ses yeux sont fort petits, à proportion de sa grosseur. Il a le dos brun, la tête de même couleur, mais marbrée, et le dessous du ventre blanc. Les butskopfs suivent long-temps un vaisseau, et s’en approchent si près, qu’ils se laissent même toucher avec un bâton. Ils nagent contre le vent, comme tous les gros poissons, et Martens juge que c’est pour se mettre à couvert de la tempête ; il croit même qu’ils en sont comme avertis par des douleurs qu’ils sentent quelques jours auparavant, et qui leur font faire des culbutes surprenantes, qu’on ne saurait prendre, dit-il, pour un jeu.

L’île de Jean Mayen, située sous le 71e. degré de latitude, et à 40° environ de longitude occidentale du méridien de Paris, n’est considérable ni par son étendue ni par ses productions. Elle tire son nom du capitaine Jean Jacobs May, Hollandais, qui la découvrit en 1614 ; son étendue n’est que de huit à dix lieues du sud-ouest au nord-est ; sa largeur varie. En quelques endroits, elle peut avoir deux ou trois lieues de largeur, et en d’autres un quart de lieue.

Cette île est hérissée de rochers absolument nus et stériles. Elle était autrefois très-fréquentée par les Européens qui allaient à la pêche des baleines dans ses parages. Mais aujourd’hui que ces animaux en ont abandonné les côtes, on n’y aborde que fort rarement, et seulement pour se mettre à l’abri des gros temps, ou pour chercher des plantes contre le scorbut.

La côte orientale de cette île, au rapport des navigateurs, est environnée de glaces pendant toute l’année jusque dans l’étendue de dix milles en mer. À la difficulté du passage le long de cette côte se joint encore le danger auquel on est exposé par un vent terrible qui vient du haut du Beerenberg, ou montagne des ours.

Cette île, dit Anderson, paraît être un fragment détaché d’un continent, ou produit, soit par des feux souterrains, soit par quelque autre accident extraordinaire : elle est inhabitée et tout-à-fait inhabitable. Le Mont-aux-Ours, situé dans la partie septentrionale, est ainsi appelé à cause de la grande quantité de ces animaux, qu’on y aperçoit en tout temps, et si élevé, que sa cime se perd dans les nues ; et, selon le rapport de quelques navigateurs très-dignes de foi, on le découvre par un temps serein à la distance de trente-deux lieues ; cette montagne est nue, et son sommet est perpétuellement couvert de glaces et de neiges : elle remplit tout l’espace compris entre les côtes orientale et occidentale ; cet endroit est le plus large de l’île.

Au pied du Mont-aux-Ours on voit une croûte assez mince d’une matière couleur de terre ; ce n’est qu’un amas prodigieux de fiente des oiseaux de mer dont il se tient là des quantités prodigieuses pour donner la chasse aux crabes de mer, très-fréquens dans les environs de cette île. Cette couche de fiente, convertie en terreau, produit, par un heureux hasard, beaucoup de cochléaria, d’oseille, et d’autres herbes antiscorbutiques, d’une grande ressource pour les marins qui passent devant cette île dans leur voyage au Groënland.

L’île de Jean Mayen n’offre plus rien d’intéressant du côté de ses productions. Nous allons terminer cet article par le récit d’un incendie singulier qu’on y a vu en 1732. Anderson, dans son Histoire naturelle de l’Islande, le rapporte de la manière suivante.

Jean-Jacques Laab, capitaine d’un navire de Hambourg, qui allait au Groënland, avait été forcé par le vent contraire de mouiller à trois lieues au sud du Mont-aux-Ours. Le 17 mai, il aperçut tout à coup des flammes d’une longueur prodigieuse, qui s’élevaient du bas de la montagne, en se dispersant de tous côtés comme des éclairs vifs et rapides ; des détonations souterraines et terribles accompagnaient cet incendie. Laab, malgré l’excès de sa frayeur, ne pouvait quitter l’endroit où il était retenu par le vent contraire ; il était en proie à des angoisses mortelles, car il craignait que l’incendie ne détruisit son navire. Cependant un brouillard épais sembla mettre fin à ce phénomène effrayant ; les flammes cessèrent au bout de vingt-quatre heures. La montagne ne s’ouvrit point ; elle ne vomit ni pierres ni matières combustibles, mais il en sortit une fumée noire et épaisse qui continua jusqu’au 21 mai. Le vent ayant alors changé ; le navire se hâta de gagner le large. Il était à peine à quinze lieues de l’île, lorsque Laab fut effrayé de nouveau par une énorme quantité de cendres que le vent poussait derrière lui ; les voiles et le pont de son navire en furent bientôt couverts et tout noircis. Il craignit d’abord que ces cendres n’eussent apporté avec elles des charbons ardens, ou des parcelles de minéraux enflammés, qui auraient pu mettre le feu à son vaisseau ; mais ayant trouvé ces cendres froides au toucher, et n’y voyant rien de combustible en les approchant du feu, il se rassura, et fit jeter de l’eau sur le pont pour les enlever. Tout l’équipage s’occupa de ce travail pendant plus de cinq heures avant qu’on pût venir à bout de nettoyer parfaitement le navire, parce que tant qu’il fut sous le vent, il recevait de temps en temps de nouvelles bouffées de ces cendres. Anderson, à qui l’on apporta de cette cendre, la trouva d’un gris clair, et fort douce au tact ; vue au microscope, elle lui parut composée de petits grains de sable, ou plutôt de petits morceaux de pierre brisée.

Alick Payens, compatriote de Laab, passa quinze jours après dans cet endroit. Comme il avait entendu parler de l’aventure de Laab, il aborda à l’île de Jean Mayen, et il eut assez de courage pour visiter l’endroit où avait paru l’incendie. Il remarqua que la montagne n’avait aucune crevasse, qu’elle n’avait vomi que des cendres, et que tout le terrain en était couvert à deux lieues alentour, à la hauteur d’un pied.

On a vu précédemment, par la relation du voyage du Hollandais Barentz, que la Nouvelle-Zemble est un des misérables pays de l’univers rempli de montagnes et toujours couvert de neige. Les seuls endroits qui en soient dégagés sont des fondrières impraticables où il ne croît que des plantes chétives.

Le règne animal n’est guère plus riche : à l’exception des renards et des ours blancs, qui sont très-féroces, il ne paraît pas que la Nouvelle-Zemble nourrisse d’autres quadrupèdes. À l’égard des oiseaux, on y retrouve une partie des mêmes espèces que dans le Spitzberg ; mais ils n’y passent que huit ou neuf mois. Le reste de l’année, qui est le temps de l’hiver où le soleil ne se montre que quelques instans, ou même ne paraît pas du tout, on n’y voit que des renards. Les ours même demeurent continuellement dans leurs tanières. On trouve la description de ces animaux et des exemples terribles de leur force et de leur voracité en différent endroits de cet ouvrage.

On a rapporté précédemment les observations du capitaine Wood, Anglais, sur la Nouvelle-Zemble.

Quelque faibles que soient les notions que nous avons pu rassembler sur la Nouvelle-Zemble et sur ses productions, il faut avouer que nous en avons encore moins à l’égard des habitans qu’elle peut renfermer. Très-peu de voyageurs ont parlé des Zembliens ; et le portrait qu’ils en ont fait est si éloigné de la vraisemblance, que leur existence paraît une chimère. Le plus grand nombre des écrivains et des voyageurs modernes prétend que la Nouvelle-Zemble n’a point d’habitans naturels ; et c’est l’opinion la plus probable. Suivant les voyageurs hollandais, les hommes qu’on rencontre sur cette terre sont des Samoyèdes, qui y passent à la fin de l’hiver et qui s’y occupent pendant l’été seulement à la chasse et à la pêche ; mais leurs cabanes et leurs instrumens y restent toute l’année, et, c’est ce qui a fait croire sans doute que la Nouvelle-Zemble avait des habitans. Les Samoyèdes rapportèrent aux Hollandais qu’il n’y avait point d’autres habitans dans la Nouvelle-Zemble que ceux de leur nation qui y passaient et qui y restaient pendant l’hiver, lorsqu’ils ne pouvaient pas revenir. Ils ajoutèrent qu’il en périssait souvent par le vent du nord, qui éteignait en très-peu de temps toute chaleur naturelle, quelques précautions qu’on eût prises pour se garantir des effets du froid. C’est vraisemblablement ce qui rend cette île inhabitable.

Un seigneur russe disgracié, ayant rapporté à la cour de Moscou qu’il y avait des mines d’argent dans la Nouvelle-Zemble, y fut envoyé pour en faire la découverte ; mais il revint comme il y était allé. Il y retourna une seconde fois, accompagné d’une grande quantité d’ouvriers : il n’a jamais reparu, ni lui, ni aucun des siens. On soupçonne qu’étant restés trop long-temps à terre, ils n’auront pu s’en revenir avant l’hiver, à cause des glaces, et qu’ils sont tous morts de froid.

Cependant un certain La Martinière, non le géographe, mais un chirurgien de vaisseau, dans un Voyage aux pays septentrionaux, dit avoir vu des Zembliens ; et il en fait une peinture si ressemblante à celle des Samoyèdes, qu’en supposant qu’ils formassent réellement deux nations distinctes, la description des derniers serait aussi nécessairement celle des Zembliens, s’il en existait. Mais il y a bien de l’apparence que ce voyageur s’est trompé à cet égard, puisque tous les navigateurs hollandais et anglais qui ont abordé à la Nouvelle-Zemble avouent qu’ils n’y ont jamais vu aucun naturel du pays. On ignore même jusqu’à leur nom dans tout le nord. Ainsi l’on doit être étonné que les judicieux auteurs de l’Histoire naturelle aient, sur la foi d’un témoin unique et justement suspecté, parlé des Zembliens et des Borandiens. Au reste, pour mettre les lecteurs à portée de juger eux-mêmes du degré de foi que mérite le rapport de La Martinière, nous allons donner un exemple de sa manière de voir les choses et de les raconter.

Ce chirurgien raconte d’abord fort sérieusement que le capitaine de son vaisseau et lui, ayant appris qu’il y avait parmi les habitans des côtes de la Laponie danoise des sorciers qui disposaient des vents à leur volonté, s’adressèrent au principal nécromancien d’une habitation, et le prièrent de leur fournir un vent qui les portât au cap Nord, dont ils étaient fort éloignés. Le Lapon leur répondit qu’il ne pouvait fournir du vent que pour les conduire jusqu’à un promontoire qu’il leur nomma et qui était assez près du cap où ils voulaient aborder. En conséquence ils firent marché pour vingt francs, outre une livre de tabac. Le prétendu sorcier attacha à un coin de la voile du mât de misaine un lambeau de toile de la longueur d’un tiers d’aune, et large de quatre doigts, auquel il avait fait trois nœuds, et regagna son habitation.

« Il n’eut pas plus tôt quitté notre bord, poursuit La Martinière, que notre patron défit le premier nœud du lambeau. Aussitôt il s’élève un vent d’ouest-sud-ouest le plus agréable du monde, qui nous poussa à plus de trente lieues du Maelstroom, sans être obligés de défaire le second nœud. Cependant le vent commençait à varier et à vouloir se tourner au nord ; notre patron dénoua le second nœud, et le vent nous demeura favorable jusqu’à plus de quarante lieues de cet endroit. Aux montagnes de Roncela notre boussole se détourna de plus de six lignes. Notre pilote la fit fermer ; et comme il avait souvent navigué dans ces mers, il se servit seulement de la carte marine pour gouverner le vaisseau jusqu’à ce que nous eussions dépassé toutes les montagnes, dans lesquelles nous soupçonnâmes qu’il y avait de l’aimant. Alors la boussole reprit sa direction et nous fit connaître que nous approchions du cap.

» Le vent manquait : notre patron dénoua le troisième nœud du lambeau. Mais, ô malheur ! nous eûmes grand sujet de nous en repentir. À peine ce nœud fut-il défait, qu’il s’éleva un furieux vent de nord-nord-ouest qui nous fit voir à chaque instant des abîmes immenses près d’engloutir notre vaisseau. Il semblait que le firmament allait s’écrouler pour nous écraser sous ses ruines, et que Dieu, par une juste vengeance, nous voulait exterminer pour la faute que nous avions commise d’avoir adhéré aux sorciers. Nous ne pouvions tenir aucune voile, et nous fûmes obligés de nous abandonner à la merci des flots en courroux. Après avoir passé trois jours dans cet état cruel, une bourrasque nous jeta tout d’un coup sur un rocher à quatre lieues des côtes. Chacun commença à se lamenter et à demander pardon à Dieu de bon cœur, croyant que c’était son dernier jour ; car tout le monde s’attendait à voir briser le vaisseau en mille pièces. Une vague des plus violentes fit notre bonheur : elle releva notre vaisseau de dessus le rocher, et le remit à flot. »

FIN DU DIX-NEUVIÈME VOLUME.