Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XIV/Troisième partie/Livre III/Chapitre III

CHAPITRE III.

Religion, divinités, temples, prêtres, sacrifices et fêtes des Mexicains.

Solis prétend que, malgré la multitude des dieux du Mexique, que les premières relations font monter jusqu’à deux mille, on ne laissait pas de reconnaître dans toutes les parties de l’empire une divinité supérieure à laquelle on attribuait la création du ciel et de la terre ; mais que cette première cause de tout ce qui existe était pour les Mexicains un dieu sans nom, parce qu’ils n’avaient point dans leur langue de terme pour l’exprimer. Ils faisaient seulement comprendre qu’ils la connaissaient, en regardant le ciel avec vénération. Cette idée servit peu à les désabuser de l’idolâtrie. Il fut toujours très-difficile de leur persuader que le même pouvoir qui avait créé le monde fût capable de le gouverner sans secours. Ils le croyaient oisif dans le ciel. Ce qui paraît de plus clair dans leurs opinions sur l’origine des divinités qu’ils adoraient, c’est que les hommes, commencèrent à les connaître à mesure qu’ils devinrent misérables, et que leurs besoins se multiplièrent. Ils les regardaient comme des génies bienfaisans dont ils ignoraient la nature, et qui se produisaient lorsque les mortels avaient besoin de leur assistance.

Ils ne laissaient pas de reconnaître l’immortalité des âmes, et de les croire destinées à des punitions ou à des récompenses. Toute leur religion était fondée sur ce principe. Ils distinguaient divers lieux où l’âme pouvait passer en sortant du corps. Ils en mettaient un près du soleil, qu’ils nommaient la maison du soleil même, et qui était le partage des gens de bien , de ceux qui étaient morts aux combats, et de ceux qui avaient été sacrifiés par leurs ennemis. Les méchans étaient relégués dans des lieux souterrains. Leurs enfans et ceux qui naissaient sans vie, avaient leur demeure marquée. Ceux qui mouraient de vieillesse ou de maladie en avaient une autre. Ceux qui s’étaient noyés, ceux qui étaient punis de mort pour le vol ou l’adultère, ceux qui avaient tué leur père, leur femme ou leurs enfans, leur seigneur ou un prêtre ; enfin tous avaient leur demeure dans des lieux séparés qui convenaient à leur âge, à la conduite de leur vie et au genre de leur mort.

La principale idole des Mexicains, qu’ils traitaient de tout-puissant seigneur du monde, était adorée sous le nom de Vitzilopochtli. C’était une statue de bois taillée en forme humaine, assise sur une boule couleur d’azur, posée sur un brancard, de chaque coin duquel sortait un serpent de bois. Elle avait le front azuré, et par-dessus le nez une bande de la même couleur, qui s’étendait d’une oreille à l’autre ; sa tête était couronnée de grandes plumes dont les pointes étaient dorées ; elle portait dans la main gauche une rondache blanche, avec cinq figures de pommes de pin disposées en croix, et au sommet une sorte de cimier d’or accompagné de quatre flèches que les Mexicains croyaient envoyées du ciel ; dans la main droite elle avait un serpent azuré. Vitzilopochtli était le dieu de la guerre. Tescatilpochtla, qui paraît avoir tenu le second rang, était le dieu de la pénitence : les Mexicains s’adressaient à lui pour obtenir le pardon de leurs fautes. Cette idole était de pierre noire, aussi luisante qu’un marbre poli, vêtue et parée de rubans. Elle avait à la lèvre d’en bas des anneaux d’or et d’argent, avec un petit tuyau de cristal, d’où sortait une plume verte qu’on changeait quelquefois pour une bleue ; la tresse de ses cheveux, qui lui servait de bandeau, était d’or bruni ; et du bout de cette tresse pendait une oreille d’or, un peu souillée d’une espèce de fumée qui représentait les prières des pécheurs et des affligés. Entre cette oreille et l’autre on voyait sortir des aigrettes ; et la statue avait au cou un lingot d’or qui descendait assez pour lui couvrir tout le sein ; ses bras étaient ornés de chaînes d’or ; une pierre verte fort précieuse lui tenait lieu de nombril. Elle portait dans la main gauche un chasse-mouche de plumes vertes, bleues et jaunes, qui sortaient d’une plaque d’or si bien brunie, qu’elle faisait l’effet d’un miroir ; ce qui signifiait que d’un seul coup d’œil l’idole voyait tout ce qui se passait dans l’univers. Elle tenait dans la main droite quatre dards qui marquaient le châtiment dont les pécheurs étaient menacés. Tescatilpochtla était le dieu le plus redouté des Mexicains, parce qu’ils appréhendaient qu’il ne révélât leurs crimes ; et sa fête, qu’on célébrait de quatre ans en quatre ans, était une espèce de jubilé qui apportait un pardon général. Il passait aussi pour le dieu de la stérilité et du deuil. Dans les temples où il était honoré à ce titre, il était assis dans un fauteuil avec beaucoup de majesté, entouré d’un rideau rouge sur lequel étaient peints des cadavres et des os de morts. On le représentait aussi tenant de la main gauche un bouclier avec cinq pommes de pin, et de la droite un dard prêt à frapper. Quatre autres dards sortaient du bouclier. Sous toutes ces formes, il avait l’air menaçant, le corps noir, et la tête couronnée de plumes de cailles.

Il paraît d’ailleurs que le peuple adorait tout ce qu’il croyait utile ou nuisible aux hommes, le feu, l’eau, la terre, les météores, les animaux. À l’égard des temples, leur architecture était d’une magnificence bizarre dont il serait difficile de donner une idée. On ne peut mieux faire que de renvoyer le lecteur au dessin gravé qui représente le principal temple de Mexico, dans la description des Indes occidentales, par Herréra. Ils avaient tous des tours où l’on montait par des degrés. On y voyait non-seulement quantité d’autels qui offraient les images et les statues des dieux, mais plusieurs rangs de chapelles qui servaient de sépultures pour les seigneurs ; comme les cours et les espaces voisins du temple étaient le cimetière du peuple.

Chacune des quatre portes du grand temple conduisait dans une vaste salle, et des chambres hautes et basses, qui servaient de magasins d’armes : car les temples étaient tout à la fois des lieux de prière et des forteresses où l’on portait pendant la guerre toutes sortes de munitions pour la défense de la ville. Quantité d’autres édifices aboutissaient de toutes parts aux murs d’enclos, et servaient de logement aux prêtres des idoles. On y voyait de grandes cours, des jardins, des étangs, et toutes les commodités nécessaires à plus de cinq mille personnes qu’on y entretenait pour le service de la religion. Ces ministres des dieux jouissaient du revenu de plusieurs villages, qui les mettait dans une abondance réservée dans toutes les nations pour les chefs.

Quoique Vitzilopochtli fût le principal dieu des Mexicains, on conservait, dans un des étages qui étaient au-dessus des deux autels du grand temple, une idole plus chère encore à la nation, mais dont le culte était moins régulier, et envers laquelle la dévotion du peuple n’éclatait avec beaucoup d’ardeur qu’à certains jours solennels. Elle était composée de toutes les semences des choses qui servent à la nourriture des hommes, moulues et pétries ensemble avec du sang de jeunes enfans, de veuves et de vierges sacrifiées. Les prêtres la faisaient sécher soigneusement, et toute grande qu’elle était, elle pesait peu. Le jour de la consécration, non-seulement tous les habitans de Mexico, mais ceux de toutes les villes voisines, assistaient à cette fête avec des réjouissances extraordinaires ; les plus dévots approchaient de l’idole, la touchaient avec la main, appliquaient à ses principales parties divers bijoux qu’ils croyaient sanctifiés par sa vertu, et les regardaient comme un préservatif contre toutes sortes de maux. Après cette cérémonie, l’idole était renfermée dans un sanctuaire, dont l’entrée était interdite aux laïcs, et même au commun des prêtres. On bénissait en même temps, avec de grandes cérémonies, un vase plein d’eau qu’on gardait dans le même lieu. Cette eau sacrée n’était employée qu’à deux usages, l’un pour le couronnement de l’empereur, et l’autre pour l’élection du général des armées : on en arrosait les soldats, et l’on en faisait boire au général. L’idole étant d’une matière que le temps ne manquait point d’altérer, on la renouvelait quelquefois avec les mêmes formalités. Alors la vieille était mise en pièces, qu’on distribuait comme de précieuses reliques entre les premiers seigneurs de l’empire, surtout aux officiers militaires. On faisait aussi dans le grand temple, à certains jours de l’année, une idole dont la matière pouvait se manger, et que les prêtres dépeçaient pour en donner les fragmens à ceux qui venaient les recevoir : c’était une espèce de communion à laquelle on se préparait par des prières et des purifications établies : l’empereur même assistait à cette cérémonie avec une partie de sa cour.

Quoiqu’une partie des victimes humaines fût sacrifiée dans le grand temple, et que les Mexicains eussent l’horrible usage d’en manger la chair, ils réservaient les têtes, soit comme un trophée qui faisait honneur à leurs victoires, soit pour se familiariser avec l’idée de la mort. Le lieu qui contenait cet affreux dépôt était devant la principale porte du temple, à la distance d’un jet de pierre. C’était une espèce de théâtre de forme longue, bâti de pierre, à chaux et à ciment ; les degrés par lesquels on y montait étaient aussi de pierre, mais entremêlées de têtes d’hommes dont les dents s’offraient en dehors. Aux côtés du théâtre il y avait quelques tours qui n’étaient fabriquées que de têtes et de chaux. Les murailles étaient revêtues d’ailleurs de cordons de têtes en plusieurs compartimens, et de quelque côté qu’on y jetât les yeux, on n’y voyait que des images de mort. Sur le théâtre même, plus de soixante poutres, éloignées de quatre à cinq palmes les unes des autres, et liées entre elles par de petites solives qui les traversaient, offraient une infinité d’autres têtes enfilées successivement par les tempes. Le nombre en était si grand, que les Espagnols en comptèrent plus de cent trente mille, sans y comprendre celles dont les tours étaient composées. La ville entretenait plusieurs personnes qui n’avaient point d’autre fonction que de replacer les têtes qui tombaient, d’en remettre de nouvelles, et de conserver l’ordre établi dans cet abominable lieu.

Après avoir parlé tant de fois des sacrifices du Mexique et des victimes humaines, on doit au lecteur une peinture de ces épouvantables fêtes. Tous les historiens conviennent qu’il ne s’en trouve point d’exemple aussi révoltant pour l’humanité, dans les plus barbares nations de l’Afrique et des deux Indes. C’était dans la vue d’immoler paisiblement des hommes à leurs dieux que les Mexicains épargnaient le sang de leurs ennemis pendant la guerre, et qu’ils s’efforçaient de faire un grand nombre de prisonniers vivans. Montezuma ne fit pas difficulté d’avouer à Cortez que, malgré le pouvoir qu’il avait de conquérir la province de Tlascala, il se refusait cette gloire, pour ne pas manquer d’ennemis et pour assurer des victimes à ses temples ; et l’on a vu que le premier devoir des empereurs, après leur élection, était d’enlever des captifs et de les présenter au couteau des prêtres.

Herréra décrit les cérémonies du sacrifice. On faisait une longue file des victimes, environnées d’une multitude de gardes. Un prêtre descendait du temple, vêtu d’une robe blanche bordée par le bas de gros flocons de fil, et portant dans ses bras une idole composée de farine de maïs et de miel ; elle avait les yeux verts et les dents jaunes. Le prêtre descendait les degrés du temple avec beaucoup de précipitation ; il montait sur une grande pierre qui était comme fixée sur une plateforme fort haute, au milieu de la cour, et qui se nommait quahtixicali ; il passait sur la pierre par un petit escalier, tenant toujours l’idole entre ses bras ; et, se tournant vers les captifs, il la montrait à chacun l’un après l’autre, en disant : C’est ici votre Dieu. Ensuite, descendant de la pierre par un second escalier opposé à l’autre, il se mettait à leur tête pour se rendre, par une marche solennelle, au lieu de l’exécution où ils étaient attendus par les ministres du sacrifice. Le grand temple en avait six qui étaient revêtus de cette dignité ; quatre pour tenir les pieds et les mains de la victime ; le cinquième pour la gorge, et le sixième pour ouvrir le corps. Ces offices étaient héréditaires et passaient aux fils aînés de ceux qui les possédaient. Celui qui ouvrait ïe sein des victimes tenait le premier rang, et portait le titré suprême de topilzin ; sa robe était une sorte de tunique rouge et bordée de flocons ; il avait sur la tête une couronne de plumes vertes et jaunes, des anneaux d’or aux oreilles, enrichis de pierres vertes ; et sur la lèvre inférieure un petit tuyau de pierre de couleur bleue céleste ; son visage était peint d’un noir fort épais. Les cinq autres avaient la tête couverte d’une chevelure artificielle, fort crépue et renversée par des bandes de cuir qui leur ceignaient le milieu du front : ces bandes soutenaient de petits boucliers de papier, peints de différentes couleurs, qui ne passaient pas les yeux ; leurs robes étaient des tuniques blanches entremêlées de noir. Le topilzin avait la main droite armée d’un couteau de caillou, fort large et fort aigu ; un autre prêtre portait un collier de bois de la forme à un serpent replié en cercle.

Aussitôt les captifs étaient arrivés à l’amphithéâtre des sacrifices, on les faisait monter l’un après l’autre, par un petit escalier, nus et les mains libres. On étendait successivement chaque victime sur une pierre : le prêtre de la gorge lui mettait le collier et les quatre autres la tenaient par les pieds et les mains : alors le topilzin appuyait le bras gauche sur son estomac, et, lui ouvrant le sein de la main droite, il en arrachait le cœur qu’il présentait au soleil, pour lui offrir la première vapeur qui s’en exhalait ; après quoi, se tournant vers l’idole qu’il avait quittée pendant l’opération, il lui en frottait la face, avec quelques invocations mystérieuses. Les autres prêtres jetaient le corps du haut en bas de l’escalier, sans y toucher autrement qu’avec les pieds ; et les degrés étaient si raides, qu’il était précipité dans un instant. Tous les captifs destinés au sacrifice recevaient le même traitement jusqu’au dernier. Ensuite ceux qui les avaient livrés aux prêtres enlevaient les corps pour les distribuer entre leurs amis, qui les mangeaient solennellement. Dans toutes les provinces de l’empire, ce cruel usage était exercé avec la même ardeur. On voyait des fêtes où le nombre des victimes était de cinq mille, rassemblées soigneusement pour un si grand jour. Il se faisait des sacrifices à Mexico qui coûtaient la vie à plus de vingt mille captifs. Si l’on mettait trop d’intervalle entre les guerres, le topilzin portait les plaintes des dieux à l’empereur et lui représentait qu’ils mouraient de faim. Aussitôt on donnait des avis à tous les caciques que les dieux demandaient à manger. Toute la nation prenait les armes ; et, sous quelque vain prétexte, les peuples de chaque province commençaient à faire des incursions sur leurs voisins. Cependant quelques historiens prétendent que la plupart des Mexicains étaient las de cette barbarie, et que, s’ils n’osaient témoigner leur dégoût dans la crainte d’offenser les prêtres, rien ne leur donna plus de disposition à recevoir les principes du christianisme.

Il y avait d’autres sacrifices, qui ne se faisaient qu’à certaines fêtes, et qui se nommaient racaxipe velitztly, c’est-à-dire écorchement d’hommes. On prenait plusieurs captifs, que les prêtres écorchaient réellement ; et de leur peau ils revêtaient autant de ministres subalternes, qui se distribuaient dans tous les quartiers de la ville, en chantant et dansant à la porte des maisons. Chacun devait leur faire quelque libéralité, et ceux qui ne leur offraient rien étaient frappés au visage d’un coin de la peau, qui leur laissait quelques traces de sang. Cette cérémonie, qui ne finissait que lorsque le cuir commençait à se corrompre, donnait le temps aux prêtres d’amasser de grandes richesses. Dans quelques autres fêtes, on faisait un défi entre le sacrificateur et la victime. Le captif était attaché par un pied à une grande roue de pierre. On l’armait d’une épée et d’une rondache ; celui qui s’offrait pour le sacrifier paraissait avec les mêmes armes, et le combat s’engageait à la vue du peuple. Si le captif demeurait vainqueur, non-seulement il échappait au sacrifice, mais il recevait le titre et les honneurs que les lois du pays accordaient aux plus fameux guerriers, et le vaincu servait de victime.

La principale fête à l’honneur du dieu Vitzilopochtli était célébrée régulièrement au mois de mai. Quelques jours auparavant, deux jeunes filles, consacrées au service du temple, pétrissaient avec du miel de la farine de maïs, dont on faisait une grande idole. Tous les seigneurs assistaient, à la composition. On faisait ensuite des morceaux de la même pâte, pétris en forme d’os, qu’on nommait la chair de Vitzilopochtli. Les prêtres les coupaient en morceaux, et les distribuaient au peuple sans distinction d’âge ni de sexe : chacun recevait le sien avec des apparences de piété qui allaient jusqu’aux larmes, le mangeait avec la même dévotion, et croyait avoir mangé la chair de son dieu. On en portait même aux malades : la cérémonie avait lieu au point du jour ; c’était un péché capital de prendre la moindre nourriture, même liquide, avant midi. Les prêtres avertissaient les fidèles de s’en abstenir rigoureusement, et chacun avait soin de cacher jusqu’à l’eau, pour en priver les enfans. La solennité finissait par un sermon du grand-prêtre, qui recommandait l’observation des lois et des cérémonies[1].

De quatre en quatre ans, les Mexicains célébraient une fête qu’Acosta nomme jubilé. Elle commençait le 10 de mai, et durait neuf jours. Un prêtre sortait du temple, jouant d’une flûte, et se tournait successivement vers les quatre parties du monde ; ensuite, s’inclinant vers l’idole, il prenait de la terre et la mangeait ; le peuple faisait ensuite la même chose en demandant pardon de ses péchés, et priant qu’ils ne fassent pas découverts. Les soldats demandaient la victoire dans leurs guerres, et des forces pour enlever un grand nombre de prisonniers qu’ils pussent offrir aux dieux. Ces prières se continuaient pendant huit jours avec des gémissemens et des larmes. Le neuvième, qui était proprement celui de la fête, on s’assemblait dans la cour du grand temple ; et le principal objet de la dévotion publique était de demander de l’eau ; ce qui faisait donner à cette fête le nom de Toxcoalt, qui signifie sécheresse. Cette fête finissait par des sacrifices humains, comme celle des marchands, en l’honneur de Quatzalcoatl, dieu des marchandées. Quarante jours avant la célébration, ils achetaient un captif de belle taille ; ils le paraient des habits de l’idole, et dans cet intervalle ils s’attachaient soigneusement à le purifier, en le lavant deux fois chaque jour dans l’étang du temple. Il était traité avec toutes sortes d’honneurs et bien nourri. La nuit, on le tenait enfermé dans une cage, et, pendant le jour on le conduisait par la ville au milieu des chants et des danses. Neuf jours avant le sacrifice, deux prêtres venaient lui annoncer son sort. Il devait répondre qu’il l’acceptait avec soumission : s’il s’en affligeait, son chagrin passait pour un mauvais augure, et les prêtres faisaient diverses cérémonies par lesquelles on supposait qu’ils avaient changé ses dispositions. Le sacrifice se faisait à minuit, et son cœur était offert à la lune. On portait le corps chez le principal marchand ; il y était rôti, et préparé avec divers assaisonnemens. Les convives dansaient en attendant le festin ; et, après avoir mangé leur part de cet horrible mets, ils allaient saluer l’idole au lever du soleil.

Outre les six sacrificateurs du grand temple, dont la dignité était héréditaire, chaque quartier et chaque temple avaient leurs prêtres, qui étaient appelés à cet emploi par élection, ou qui s’y consacraient dans leur jeunesse par un vœu particulier. Leur fonction ordinaire était d’encenser les idoles. Ils renouvelaient cet exercice quatre fois le jour, c’est-à-dire au lever du soleil, à midi, au soleil couchant, et à minuit. Chaque fois le son des trompettes, des tambours et d’autres instrumens, formant un bruit lugubre, se faisait entendre dans les temples : à ce signal, le prêtre de semaine se mettait en marche, vêtu d’une robe blanche, avec son encensoir à la main. Il prenait du feu dans un grand brasier qui brûlait continuellement devant l’autel, et de l’autre main il tenait un vaisseau dans lequel était l’encens. Il encensait seul, quoiqu’il fût accompagné de tous ses collègues : ensuite on lui présentait un linge dont il frottait l’autel et les rideaux. Après cette cérémonie, ils allaient tous ensemble dans un lieu secret, où ils exerçaient sur eux-mêmes quelque rude pénitence, telle que de se meurtrir la chair et de se tirer du sang. L’office de la nuit s’observait scrupuleusement. Chaque temple avait ses revenus, et les prêtres étaient bien payés pour les rigueurs qu’ils exerçaient sur eux-mêmes ; d’ailleurs on a déjà remarqué qu’une partie de la piété des Mexicains consistait à se tirer du sang.

L’usage des prêtres était de s’oindre depuis les pieds jusqu’à la tête, et les cheveux mêmes, d’une graisse claire et liquide, qui leur faisait croître le poil dans toutes les parties du corps, et qui le faisait dresser comme le crin des chevaux. Ils en étaient d’autant plus incommodés, qu’il ne leur était jamais permis de le couper, du moins jusqu’à leur extrême vieillesse, temps auquel ceux qui voulaient quitter leur profession étaient exempts de toute sorte de travail, et jouissaient d’une distinction proportionnée à l’opinion qu’on avait de leur vertu. Ils tressaient leurs cheveux avec des bandes de coton larges de six doigts. L’encens qu’ils employaient ordinairement n’étant que de la résine, leur teint, naturellement basané, en devenait presque noir. Lorsqu’ils allaient rendre hommage aux idoles, qu’ils tenaient dans des caves, dans des bois touffus ou sur des montagnes, ils s’y disposaient par une autre onction, composée de la cendre de plusieurs bêtes venimeuses, de tabac et de suie, pétris ensemble. Le peuple était persuadé que cette préparation les élevait au-dessus du commun des hommes, et les mettait en commerce avec les dieux. Leur imagination se pénétrait de la même idée, car ils perdaient alors toute sorte de crainte ; et, se croyant respectés de la nature entière, ils se hasardaient la nuit au milieu des bois les plus sauvages, dans la confiance que les jaguars, les ours et les cougouars ne pouvaient leur nuire. Que d’extravagances et d’horreurs ! et que l’histoire de l’esprit humain est souvent humiliante !

L’enceinte du grand temple de Mexico renfermait deux monastères, l’un de jeunes filles entre douze et treize ans, et l’autre de jeunes garçons. Ces deux établissemens, qui tenaient au service du temple, étaient situés vis-a-vis l’un de l’autre, mais sans aucune communication : ils avaient chacun leur supérieur du même sexe. L’emploi des filles était d’apprêter à manger pour les idoles, c’est-à-dire pour les prêtres, auxquels il n’était permis de rien avaler qui n’eût été présenté devant l’autel. La plupart de ces alimens étaient une espèce de pâtisserie de maïs et de miel. Ces jeunes filles se faisaient couper les cheveux en entrant au service des idoles ; ensuite on leur permettait de les laisser croître. Elles se levaient la nuit pour prier, et pour se tirer du sang, dont elles étaient obligées de se frotter les joues ; mais elles se lavaient aussitôt avec de l’eau consacrée par les prêtres. Leur habillement était une robe blanche : on les occupait à fabriquer de la toile pour le temple ; elles étaient élevées d’ailleurs dans une si grande retenue, que leurs moindres fautes étaient punies avec la dernière rigueur, et la mort attendait celles qui manquaient à l’honneur. S’il se trouvait dans le temple quelque chose de rongé par un rat ou une souris, c’était un signe de la colère du ciel, qui annonçait quelque désordre arrivé parmi les jeunes religieuses. On recherchait les coupables ; et malheur, dans ces circonstances, à celles qui étaient soupçonnées du moindre dérèglement ! On ne recevait dans ce monastère que des filles de Mexico ; leur clôture durait un an ; ce temps expiré, elles sortaient pour se marier.

Les jeunes garçons devaient être âgés de dix-huit à vingt ans. Ils avaient les cheveux coupés en rond sur les côtés de la tête, où ils ne les laissaient croître que jusqu’à la moitié de l’oreille ; mais sur la nuque du cou, ils pouvaient les mettre en tresse. Leur nombre était de cinquante et leur clôture ne durait qu’un an, comme celle des filles ; mais, dans cet intervalle, ils devaient se conformer aux règles de la chasteté, de l’obéissance et de la pauvreté. Leur emploi était de servir les prêtres dans tout ce qui concernait le culte. Ils balayaient les lieux saints ; ils garnissaient de bois le brasier qui brûlait sans cesse devant la grande idole. La modestie leur était recommandée si soigneusement, que c’était un crime pour eux de lever les yeux devant une femme. Ils allaient demander dans la ville, marchant quatre ou six ensemble d’un air humble ; cependant, s’ils n’obtenaient rien, ils avaient droit de prendre ce qui leur était nécessaire pour se nourrir ; parce qu’ayant fait vœu de pauvreté, on supposait leurs besoins toujours pressans. On savait d’ailleurs que leur pénitence était continuelle : ils étaient obligés de se lever la nuit pour sonner des trompettes et faire entendre les autres instrumens. Ils veillaient successivement autour de l’idole pour entretenir le brasier ; ils assistaient à l’encensement des prêtres, et ensuite ils entraient dans un lieu qui leur était destiné, pour s’y tirer du sang avec des pointes aiguës, et s’en frotter les tempes jusqu’au bas des oreilles. Leur habit était un cilice blanc, mais fort rude.

À certaines fêtes de l’année, les prêtres du grand temple et tous les jeunes religieux du monastère s’assemblaient dans un lieu environné de siéges, armés de cailloux pointus, et de lames avec lesquelles ils se tiraient, depuis l’os de la jambe jusqu’au mollet, quantité de sang dont ils devaient non-seulement se frotter les tempes, mais aussi teindre les lames ; ils les fichaient ensuite dans des boules de paille, entre les créneaux de la cour, afin que le peuple jugeât de leur ardeur pour la pénitence. Le lieu où ils se baignaient après cette opération portait le nom d’Ezapan, qui signifie eau de sang : une même lame ne servait jamais deux fois ; ils en avaient un grand nombre en réserve. Avant les fêtes, ils jeûnaient rigoureusement cinq ou six jours, se réduisant à l’eau ; ils dormaient peu, et se mortifiaient le corps par de fréquentes disciplines. Le peuple observait aussi ces pratiques aux fêtes solennelles, surtout pendant celle du Toxcoatl ou du jubilé. Leurs disciplines, faites de fil de maguey, étaient longues d’une brasse, et terminées par des nœuds, dont ils se donnaient de grands coups sur les épaules. Quoique les prêtres ne fussent obligés par aucune loi de se priver du commerce des femmes, ils y renonçaient dans ces grandes occasions, et quelques-uns y formaient des obstacles invincibles par des blessures volontaires, qui leur ôtaient pour quelque temps l’usage et le goût du plaisir.

Le soin des funérailles appartenait aussi aux prêtres ; elles n’avaient rien d’uniforme, et dépendaient presque toujours de la dernière volonté des mourans. Les uns voulaient être enterrés dans leurs terres, ou dans les cours de leurs maisons ; d’autres se faisaient porter dans les montagnes, à l’imitation des empereurs, qui avaient leurs tombeaux dans celle de Chapultépèque ; d’autres ordonnaient que leurs corps fussent brûlés, et que les cendres fussent enterrées dans les temples, avec leurs habits et ce qu’ils avaient de plus précieux. Aussitôt qu’un Mexicain avait rendu l’âme, on appelait les prêtres de son quartier, qui le mettaient à terre, assis à la manière du pays, et revêtu de ses meilleurs habits. Dans cette posture, ses parens et ses amis venaient le saluer et lui offrir des présens : si c’était un cacique, ou quelque personne considérable, on lui offrait des esclaves, qui étaient sacrifiés sur-le-champ, pour l’accompagner dans l’autre monde. Chaque seigneur ayant une espèce de chapelain pour le diriger dans les cérémonies religieuses, on tuait aussi ce prêtre domestique et les principaux officiers qui avaient servi dans la maison ; les uns pour aller préparer un nouveau domicile à leur maître, les autres pour lui servir de cortége ; et c’était dans la même vue que toutes les richesses du mort étaient enterrées avec lui. Si c’était un capitaine, on faisait autour de lui des amas d’armes et d’enseignes. Les obsèques duraient dix jours, et se célébraient par des pleurs et des chants : les prêtres chantaient une sorte d’office des morts, tantôt alternativement, tantôt en chœur, et levaient plusieurs fois le corps avec un grand nombre de cérémonies. Ils faisaient de longs encensemens, ils jouaient des airs lugubres sur le tambour et la flûte. Celui qui tenait le premier rang était revêtu des habits de l’idole que le défunt avait le plus particulièrement honorée, et dont il avait été comme l’image vivante, car chaque noble représentait une idole ; et de là venait l’extrême vénération que le peuple avait pour la noblesse. Lorsqu’on brûlait le corps, un prêtre en recueillait soigneusement les cendres ; et, se couvrant d’un habit terrible, il les remuait long-temps avec le bout d’un bâton et d’un air qui répandait la frayeur dans toute l’assemblée.

Lorsque l’empereur paraissait atteint d’une maladie mortelle, on mettait des masques sur le visage des principales idoles ; ils y restaient jusqu’à sa mort ou sa guérison : s’il mourait, on en donnait avis aussitôt à toutes les provinces de l’empire, non-seulement pour rendre le deuil public, mais pour convoquer tous les seigneurs à la cérémonie des funérailles. Ceux qui n’étaient éloignés que de quatre journées du lieu de sa mort devaient s’y rendre les premiers : c’était en leur présence qu’après avoir lavé le corps et l’avoir parfumé pour le garantir de toute corruption, on le plaçait assis sur une natte, où il était veillé pendant quatre nuits avec beaucoup de pleurs et de gémissemens. On coupait une poignée de ses cheveux, qui se conservait soigneusement ; on lui mettait dans la bouche une grosse émeraude, et on lui couvrait les genoux de dix-sept couvertures fort riches, dont chacune avait sa signification ; par-dessus on attachait la devise de l’idole qui était l’objet particulier de son culte, ou dont il avait été l’image. On lui couvrait le visage d’un masque enrichi de perles et de pierres précieuses. Ensuite on tuait pour première victime l’officier qui avait eu l’emploi d’entretenir les lampes et les parfums du palais, afin que le voyage du monarque dans un autre monde ne se fît point dans les ténèbres, ni sur une route où son odorat fût blessé. Alors on portait le corps au grand temple ; et tous ceux qui composaient le cortége étaient obligés de donner des marques extérieures d’affliction par des cris ou des chants lugubres. Les seigneurs et les chevaliers étaient armés, et tous les domestiques du palais portaient des masses d’armes, des enseignes et des panaches. On trouvait dans la cour du temple un grand bûcher auquel les prêtres mettaient le feu ; et pendant qu’il brûlait, le grand sacrificateur récitait d’une voix plaintive des prières et des invocations. Enfin, lorsque le bûcher était bien enflammé, l’on y plaçait le corps avec tous les ornemens dont il était couvert ; dans le même instant, chacun y lançait aussi ses armes, ses enseignes et tout ce qu’on avait apporté dans le convoi. On y jetait un chien pour annoncer par ses aboiemens l’arrivée de l’empereur dans les lieux par lesquels il devait passer. C’était alors que les prêtres commençaient le grand sacrifice : il fallait que le nombre des victimes fût au moins de deux cents ; on leur ouvrait la poitrine, pour en arracher le cœur, qui était jeté aussitôt dans le feu, et les corps étaient déposés dans des charniers, sans qu’il fût permis d’en manger la chair. Ceux qui avaient l’honneur d’être sacrifiés étaient non-seulement des esclaves, mais aussi des officiers du palais, entre lesquels il y avait aussi plusieurs femmes. Le lendemain, on se rassemblait après avoir fait garder le bûcher pendant toute la nuit ; on ramassait la cendre du corps, surtout les dents, qui ne se consument point par le feu, et l’émeraude qu’on avait enfoncée dans la bouche. Les prêtres mettaient ces respectables dépouilles dans un vase, qu’ils portaient solennellement à la montagne de Chapultépèque ; ils les y renfermaient avec la poignée de cheveux qu’on avait coupée à l’empereur le jour de son couronnement, et qu’on gardait toujours pour cette dernière cérémonie, sous une petite voûte dont l’intérieur était revêtu de peintures bizarres. On en bouchait soigneusement l’entrée, et par-dessus on plaçait une statue de bois qui représentait l’empereur défunt. Les solennités continuaient l’espace de quatre jours, pendant lesquels ses femmes, ses filles et ses plus fidèles sujets venaient faire de grandes offrandes, qu’ils mettaient devant la voûte, sous les yeux de la statue. Le cinquième jour, les prêtres faisaient un sacrifice de quinze esclaves. Le vingtième, ils en sacrifiaient cinq, trois le soixantième, et neuf vingt jours après, pour terminer la cérémonie.


  1. On aurait eu peine à rapporter cette espèce d’imitation du plus saint des sacremens du christianisme sur tout autre témoignage que celui du P. Acosta ; mais il insiste sur ces récits avec d’autant plus de force, qu’il croit trouver une preuve de la sainteté même de nos institutions dans la malice du diable qui les contrefait. « Par cela seul, dit-il, on voit clairement vérifié que Satan s’efforce, autant qu’il peut, d’usurper l’honneur et le service qui est dû à Dieu seul, quoiqu’il y mêle toujours ses cruautés et ses ordures. » Il pousse cette idée beaucoup plus loin, lorsqu’il prétend reconnaître dans diverses pratiques de l’idolâtrie mexicaine les sacremens de la pénitence et de l’extrême-onction, la confession auriculaire, le mystère de la Sainte-Trinité, et la plupart des objets de la foi chrétienne.