Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XI/Seconde partie/Livre V/Chapitre IV

CHAPITRE IV.

Petite Boukharie.

Ce nom désigne très-improprement le pays situé à l’est de la grande Boukharie, car il est beaucoup plus étendu que celui-ci ; mais comme la grande Boukharie resta le siége du gouvernement lorsque ses habitans eurent conquis la contrée à l’est, et que celle-ci n’offrait pas encore un état politique régulier, on lui appliqua une dénomination qui exprimait son infériorité, sous ces deux rapports. En lui conservant le nom de Boukharie, on devrait l’appeler haute Boukharie , parce qu’elle est plus élevée et plus froide que le pays à l’ouest ; alors celui-ci serait la basse Boukharie.

Ces deux pays sont nommés Touran par les écrivains persans ; Maravarannahar par les Arabes, c’est-à-dire au-dessous de l’eau (la mer Caspienne) ; par les Orientaux en général, vara djihon (au-dessous du Djihon). Comme il fut habité d’abord par des Tartares ou Turcs, on le comprit sous la dénomination générale de Turkestan, et il fut indiqué particulièrement sous celle de Turkestan oriental. Rubriquis le nomme Karakitai, la géographie chinoise Toufan, l’historien de Gengis-khan Dsagatai oriental. Quelques auteurs qui en ont parlé l’ont appelé Mogolistan ; enfin, comme le pays est difficile à garder par ceux qui en font la conquête, et qu’il s’est fréquemment partagé en plusieurs souverainetés indépendantes, il en a été question sous le nom des villes capitales de chacun de ces états.

La petite Boukharie touche au nord et à l’est à la partie du désert de Cobi, occupée par les Kalmouks ; au sud, au Thibet ; à l'ouest, à la grande Boukharie. Entourée sur plusieurs points par des espaces déserts, ses limites ne peuvent se fixer avec précision. Il paraît qu’elle s’étend à peu près entre le 39e et le 45e degré de latitude nord, et du 67e au 81e degré de longitude, à l’ouest de Paris. Une grande partie de cette vaste surface est occupée par le désert de Cobi. Sa grande élévation et la hauteur des montagnes la rendent beaucoup plus froide qu’elle ne devrait l’être d’après sa position.

Les principales rivières sont celles d’Yerkend, qui traverse les pays du sud au nord, et va se jeter dans le lac Lop, au milieu du désert, et l’Hotoma-soulou, qui porte aussi le tribut de ses eaux à ce lac. L’Yerkend coule avec rapidité dans les montagnes dont il sort, et charrie de l’or ; mais en plaine son cours est très-lent et interrompu par intervalles ; ses affluens se perdent fréquemment dans les steppes, puis reparaissent plus loin.

On trouve dans ce pays de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, et même des diamans ; c’est le lit des rivières et des torrens qui recèle ces richesses. Les habitans les vendent brutes dans les pays où ils les portent, ou aux marchands étrangers qui viennent les chercher. Les autres productions sont le blé, le vin, le chanvre, le lin, le coton, dans les vallées qu’il est possible de cultiver; on y élève du gros bétail, des chevaux, des chameaux, des moutons et des vers à soie ; en général, le sol en est maigre.

Les renseignemens que nous possédons sur ce pays se bornent à ceux que fournissent les voyageurs du moyen âge, les écrivains orientaux, et les historiens chinois.

La population se compose principalement de Boukhariens ou Tadjiks mêlés de Kalmouks. La plupart ont le teint basané et les cheveux noirs, quoiqu’il s’en trouve quelques-uns qui sont blonds, beaux et bien faits. Ils ne manquent pas de politesse et sont gracieux pour les étrangers ; mais ils sont avides pour le gain. Ils commercent avec assez d’avantage à la Chine, en Perse, dans les Indes et en Russie. Ils vont en caravanes : obligés de traverser des déserts immenses pour aller sur les terres des Russes, ils sont souvent pillés par les Kirghis.

Leur habillement consiste en une robe qui tombe jusqu’au gras de la jambe ; les manches en sont larges aux épaules et serrées au coude. Leurs ceintures ressemblent à celles des Polonais. L’habit des femmes ressemble exactement à celui des hommes ; il est ordinairement de coton piqué. Leurs pendans d’oreilles ont un pied de long et leur descendent jusqu’aux épaules. Elles partagent leur chevelure en tresses, qu’elles terminent par des rubans noirs, brodés d’or ou d’argent, et par de grandes touffes qui leur pendent jusqu’aux talons. Trois autres touffes, moins grandes, leur tombent sur le sein. Leurs colliers sont en perles, mêlées de petites pièces de monnaie et de plusieurs autres bijoux dorés ou argentés. Les deux sexes emploient aussi pour ornement de petits sacs de cuir qui contiennent des prières écrites par leurs prêtres ; ils les regardent comme autant de précieuses reliques.

Les femmes, comme les hommes, portent des pantalons étroits et des bottes légères en cuir de Russie. Ils ont aussi des sortes de galoches ou de sandales à la manière des Turcs, avec des talons très-hauts. Le bonnet des femmes diffère de celui des hommes en ce qu’elles y ajoutent divers ornemens. Les jeunes filles surtout recherchent davantage cette sorte de parure. Les femmes mariées mettent dessous leurs bonnets une longue bande de toile qui fait le tour du cou et forme par-derrière un nœud, dont les deux bouts tombent jusqu’à la ceinture.

Quelques femmes, surtout avant le mariage, se peignent les ongles de rouge. Cette couleur dure long-temps : elle est tirée d’une herbe qui se nomme kena en langue du pays. On la fait sécher, on la pulvérise avec un mélange de poudre d’alun, et, vingt-quatre heures avant d’en user, on prend soin de l’exposer à l’air.

Les maisons sont de pierre et assez bien bâties ; mais les meubles sont en petit nombre. On n’y voit ni chaises, ni tables ; quelques coffres de la Chine, garnis de fer, sur lesquels on place pendant le jour les matelas qui servent pendant la nuit, en les couvrant d’un tapis de coton de différentes couleurs, forment l’ameublement. Les habitans sont d’une propreté extrême dans leur manière de manger. Une pièce de calicot leur sert de nappes et de serviettes, et ils ont des cuillers de bois. C’est beaucoup pour des Tartares.

On dit que leur nourriture la plus ordinaire est de la viande hachée dont ils font des pâtés. C’est une provision dont ils se munissent dans leurs voyages, surtout pendant l’hiver. Après les avoir fait un peu durcir à la gelée, ils les transportent dans un sac ; et lorsque le besoin de manger les presse, ils en font une espèce de soupe, en les mettant bouillir dans l’eau. Ils n’ont guère d’autre liqueur qu’une espèce de thé noir, qu’ils préparent avec du lait, du sel et du beurre. En le buvant, ils mangent du pain lorsqu’ils en ont.

Ils achètent leurs femmes à prix d’argent, c’est-à-dire qu’ils en donnent plus ou moins, suivant le degré de leur beauté ; aussi la plus courte voie pour s’enrichir est-elle d’avoir un grand nombre de belles filles. La loi défend aux personnes qui doivent se marier de se parler et de se voir depuis le jour du contrat jusqu’à la célébration. Les réjouissances de la noce consistent en festins, qui durent pendant trois jours. La veille du mariage, une troupe de filles s’assemble au soir chez la jeune femme, et passe la nuit à chanter et à danser. Le lendemain matin, la même assemblée revient au même lieu, et s’occupe à parer la nouvelle épouse pour la cérémonie. On avertit ensuite le jeune homme, qui paraît bientôt accompagné de dix ou douze de ses pareils ou de ses amis, et suivi de quelques joueurs de flûte, avec un abis ou prêtre qui chante en battant sur deux petits tambours. À son arrivée, le jeune homme fait une course de chevaux, pour laquelle il distribue plusieurs prix proportionnés à ses richesses. Ce sont ordinairement des damas, des peaux de martres et de renards, des calicots et d’autres étoffes. La fête qui se donne pour la circoncision des enfans n’est pas différente de celle des mariages.

Lorsqu’un Boukharien tombe malade, le mollah lui vient lire un passage de quelque livre, souffle sur lui plusieurs fois, et lui fait voltiger un couteau fort tranchant autour des joues. Les habitans du pays s’imaginent que cette opération coupe la racine du mal. Si le malade ne laisse pas d’en mourir, le prêtre lui met le livre de l’Alcoran sur la poitrine et récite quelques prières. Ensuite le corps est renfermé dans un tombeau, pour lequel on choisit ordinairement un bois agréable, qu’on entoure d’une haie ou d’une espèce de palissade.

Les Boukhariens n’ont pour monnaie que de petites pièces de cuivre, qui pèsent environ le tiers d’une once. S’ils ont une somme considérable à recevoir en or ou en argent, ils la pèsent à la manière des Chinois et de leurs autres voisins.

Quoique la religion dominante, dans les villes et les villages, soit le mahométisme, toutes les autres religions y jouissent d’une liberté entière, ou du moins elles y sont tolérées, les maîtres du pays étant d’une autre religion que les habitans originaires. Les Boukhariens ont quelques notions du christianisme ; ils croient la résurrection et la réalité d’une autre vie; mais ils ne peuvent se persuader qu’aucun homme soit condamné à des peines éternelles. Au contraire, ils prétendent que, le démon étant l’auteur du péché, c’est sur lui que la justice du ciel en fait tomber le châtiment. Ils croient aussi qu’au dernier jour du monde tout doit être anéanti, à l’exception de quelques justes, c’est-à-dire d’un sur cent pour les hommes, et d’une sur mille pour les femmes, différence fort injurieuse au sexe, et qui tient sans doute au mépris qu’on a pour lui dans toute l’Asie.

Ils ont tous les ans un jeûne de trente jours, depuis le 15 juillet jusqu’au milieu d'août. Dans cet intervalle, ils ne prennent aucune nourriture pendant le jour, mais ils mangent deux fois dans le cours de la nuit, sans boire d’autre liqueur que du thé. Ceux qui transgressent cette loi sont obligés ou de mettre en liberté le meilleur de leurs esclaves, ou de donner un festin à trente-six personnes, sans compter quatre-vingt-cinq coups de fouet, que l’agouns ou le grand-prêtre leur fait donner sur le dos nu avec une lanière de cuir.

Les Boukhariens ont leurs temps marqués pour la prière comme le reste des mahométans : 1o. le matin ; 2o. midi ; 3o. l’après-midi ; 4o. le coucher du soleil ; 5o. la troisième heure de la nuit. À chaque fois, les abis ou prêtres donnent un signal public. Ceux qui savent lire et qui sont capables d’expliquer l’Alcoran sont considérés, et portent le nom de mollahs.

La manière dont le mahométisme s’est établi dans le Cachegar mérite d’être rapportée. Un des rois mongols, descendans de Gengis-khan, fit venir un cheik ou docteur musulman, et lui dit : « Il y a dans notre nation un homme d’une force extraordinaire; si le cheik a la hardiesse de lutter contre lui, et la force de le renverser, j’embrasserai sa religion ; autrement je m’en garderai bien. » Le cheik s’approchant du Mongol, lui donna un coup du revers de sa main sur l’estomac, et le fit tomber à terre où il demeura sans mouvement. Celui-ci s’étant enfin relevé, se jeta aux pieds du cheik, et lui déclara qu’il était prêt à se faire musulman. Le roi fit la même déclaration, et tous les Mongols, ses sujets, au nombre de cent soixante mille, furent convertis par ce merveilleux événement.

On ignore encore si la petite Boukharie a été primitivement peuplée par les Tartares, les Indous, les Mongols, ou les Tadjiks, qui sont les habitans actuels. Toutes ces races y sont mêlées aujourd’hui. Le pays fut, à ce qu’il paraît, long-temps partagé entre plusieurs souverains indépendans. Vers l’an 626, il fut soumis par les empereurs chinois de la dynastie des Tang. Un siècle après, les Arabes cherchèrent à s’y établir. Les Thibetains eurent plus de succès dans leurs tentatives, mais ils en furent chassés par les Mongols. Gengis-khan donna cette partie de ses conquêtes à son fils Dzagathai, dont les descendans y régnèrent jusqu’en 1683, que Galdan, khan des Éleuths, réunit cette contrée à la Soungarie. Il paraît cependant que, depuis cette époque, d’anciens royaumes recouvrèrent leur indépendance. Mais en 1760 tout le pays fut soumis par les armes de Kien-long, et aujourd’hui il forme à l’ouest la portion la plus reculée de l’empire chinois dans cette direction.

Cachegare est la plus occidentale des provinces de la petite Boukharie. Sa capitale, qui porte le même nom, située près des monts Belour, à vingt-cinq journées du chemin de Samarkand, est une des villes les plus célèbres de la Haute-Asie. C’était autrefois la résidence d’un roi particulier qui descendait de Gengis-khan ; son royaume s’étendait jusqu’à Khotan. Les habitans embrassèrent de bonne heure l’islamisme. Marc-Pol fait un tableau brillant de cette ville et de son territoire, qui est extrêmement fertile. Selon le général chinois qui rendit compte à l’empereur Kien-long de son expédition, Cachegar est à six mille lis (six cents lieues) à l’ouest de Sou-Tcheou, ville du Chen-si ; il a un peu plus de dix lis de circuit ; mais n’est pas peuplé à proportion de son étendue, puisqu’on n’y compte que deux mille cinq cents familles ; il ajoute que le terroir des environs est médiocre.

Yerkend est à dix journées de route au sud-est de Cachegar. C’est une station pour les caravanes ; il leur faut un mois pour aller à Bokara. Marc-Pol représente ses habitans comme industrieux, mais malheureusement affligés de goîtres et d’enflures aux jambes. Après la décadence du Cachegar, elle devint la résidence du souverain du pays. Dans le dix-septième et le dix-huitième siècle, elle a été le principal entrepôt du commerce entre l’Indoustan, le Thibet, l’Asie septentrionale, la Grande-Boukharie etla Chine. Cachegar et d’autres villes avaient précédemment joui de cet avantage. Yerkend le dut au gouvernement tolérant des Kalmouks, qui la laissèrent profiter librement de son heureuse position au centre commun des routes qui aboutissent dans ces divers pays. Le gouvernement chinois s’est peut-être départi de sa politique soupçonneuse, dans cette contrée où il n’a pas beaucoup à craindre les tentatives des Européens ; car les relations récentes des voyageurs qui se sont le plus approchés d’Yerkend, nous apprennent que cette ville continue à être le rendez-vous des caravanes. Yerkend est situé sur la rivière à laquelle il donne son nom ; elle prend sa source à trois lieues de distance, dans les montagnes du sud-est.

Khotan, à deux journées de route à l’est d’Yerkend, a été la capitale d’un état qui paraît avoir conservé son indépendance jusqu’à l’invasion des Mongols. Ses environs étaient couverts de monastères où les boudistes des pays plus orientaux allaient chercher les livres sacrés et les traditions de leur croyance. Les rivières qui arrosaient les pays arrachaient du flanc des montagnes la célèbre pierre de Kasch ou le jaspe antique qui, dès les premiers âges du monde, était transporté de là dans toute l’Asie et la calcédoine. Des rapports religieux et commerciaux étaient entretenus avec l’Inde au travers du Cachemire et de l’Himalaya.

Marc-Pol dit que la province de Khotan contient plusieurs villes et bourgades ; qu’elle a dix journées de marche de longueur ; qu’elle abonde de toutes les choses nécessaires à la vie. On y cultive la vigne, on y recueille de la soie ; il en est de même de Peim et de Ciarciam, pays plus à l’est ; on y trouve aussi du jaspe et de la calcédoine.

Hami ou Hamil, ou Khamul, est situé par les 42° 26′ de latitude et les 81° 44′ à l’ouest de Paris, au milieu du désert sur la route des caravanes. Le climat, selon du Halde, y est assez chaud en été. La terre n’y produit guère que des melons et des raisins ; mais les premiers surtout y sont d’une excellente qualité. Ils se conservent en hiver : on les sert sur la table de l’empereur de la Chine.

La ville de Lop, située sur la rivière d’Yerkend, un peu au-dessus de son embouchure dans le lac de Lop, était un rendez-vous de caravanes du temps de Marc-Pol ; elles s’y préparaient au passage du désert.

Tourfan, autre ville à peu de distance, à l’entrée du désert, est considérable, et fréquentée par les marchands qui font le voyage de la Chine. Le désert des environs est si chaud en plusieurs endroits, qu’il est impossible de s’y arrêter. On y éprouve de ces vents brûlans dont les effets sont terribles.

Atsou est plus à l’ouest, sur une petite rivière qui vient du sud et coule vers l’Yerkend. C’est aussi un lieu fréquenté par les caravanes. Du temps de Tamerlan, Aksou était une forteresse importante, avec trois châteaux ; il s’y trouvait de riches marchands chinois, qui furent chassés par le conquérant. Atsou est situé entre Cachegar à l’ouest, Yerkend au sud, Hami à l’est.

On ne connaît, depuis Marc-Pol, qu’un seul voyageur européen qui ait traversé la petite Boukharie ; c’est le P. Benoît Goez, jésuite. Son voyage, qui eut pour but d’éclaircir une question de géographie, nous fera connaître l’état de ce pays au commencement du dix-septième siècle.

Marc-Pol avait, dans sa relation, fait mention du puissant empire du Catay ; mais comme les Européens n’avaient plus entendu parler de ce pays, et que certaines personnes n’ajoutaient pas beaucoup de foi aux récits du Vénitien, plusieurs savans doutaient que le Catay eût jamais existé. Tandis que l’on était dans le doute à cet égard, on reçut, des missionnaires jésuites établis à Lahor, des informations qui réveillèrent l’attention ; ils les tenaient d’un vieux mahométan qui avait passé treize ans à Cambalu (Pékin), comme ambassadeur du roi de Caygor (probablement Cachegar). Ce Musulman leur avait appris que les Catayens étaient une belle nation, qui avait le teint blanc et qui surpassait les Tartares en politesse ; il ajoutait qu’ils étaient chrétiens, qu’ils avaient des temples avec des autels, des lampes, des statues et des peintures ; qu’ils adoraient le crucifix, respectaient beaucoup leurs prêtres, et les enrichissaient par leurs présens ; qu’ils avaient des couvens, des processions et d’autres cérémonies ecclésiastiques. On trouvait dans le pays quelques Juifs et des Mahométans, qui se flattaient de pouvoir convertir à leur religion le roi chrétien du pays.

On conçoit aisément la source de l’erreur du Mahométan qui avait fourni des renseignemens aux jésuites de Lahor. La conformité apparente du culte extérieur du lamisme avec le christianisme avait fait penser à un sectateur de Mahomet que la dernière de ces religions régnait à la Chine.

Les avis des missionnaires de Lahor, qui arrivèrent à Goa en 1588, enflammèrent le zèle du père visiteur des Indes. Il forma le dessein d’envoyer des missionnaires au Catay pour y répandre les instructions nécessaires au maintien de la foi, et se hâta d’instruire de ce plan le pape et le roi d’Espagne. Bientôt le vice-roi des Indes reçut ordre de seconder l’entreprise sous la direction du visiteur, et de fournir à tous les frais.

Benoît Goez était alors à Goa, en qualité d’ambassadeur du grand-mogol Akbar, dont il avait gagné la confiance par son caractère aimable et sa capacité. Le visiteur, jugeant que Goez, par sa connaissance de la langue persane, et des usages des mahométans, était plus propre que tout autre religieux de son ordre à jeter les fondemens de la nouvelle mission, fixa son choix sur lui.

Cependant le père Ricci, qui résidait à Pékin comme missionnaire, écrivit vers le même temps à ses confrères les jésuites que le Catay était le même pays que la Chine ; mais comme ses lettres ne s’accordaient pas, sur ce point, avec celles des jésuites de Lahor, le visiteur résolut de poursuivre son dessein, tant pour éclaircir ses doutes que pour ouvrir une voie plus courte à ceux qui voudraient aller en Chine.

Goez se rendit en 1602 à Agra, et instruisit Akbar de son dessein. Ce monarque l’approuva, et lui donna des lettres pour plusieurs petits rois ses amis ou ses tributaires, et y ajouta une somme d’argent. Goez prit le costume arménien, et le nom d’Abdallah, auquel il ajouta celui d’Isaïe, pour montrer qu’il était chrétien ; ce déguisement lui assura la liberté du passage, qu’il n'aurait jamais obtenue, s’il avait été connu pour sujet du roi d’Espagne. Il acheta des marchandises, et alla, comme marchand, joindre à Lahor une caravane qui partait tous les cinq ans pour la Chine. De toutes les personnes qu’on lui avait données pour l’accompagner, il ne garda que deux Grecs ; il prit un Arménien nommé Isaac, dont la fidélité fut inébranlable, et se mit en route en 1603, dans le temps du carême. En un mois, on arriva sous les murs d’Attok, qui appartenait à la province de Lahor ; quinze jours après, on passa en bateaux une rivière large d’une portée de flèche, le Sindh ; on s’y arrêta quinze jours, à cause des brigands qui infestaient les chemins ; puis, deux mois de marche conduisirent la caravane à Passaour, où elle prit vingt jours de repos. C’est Peischaouer, ville qui relève aujourd’hui du royaume de Caboul ; on fit vingt-cinq journées au pied des montagnes, jusqu’à Ghideli, où les marchands paient un droit. Les voleurs tenaient la caravane dans un état d’alarmes continuelles : malgré la vigilance de l’escorte, ils l’attaquèrent plusieurs fois avec tant de furie, que plusieurs marchands furent blessés, et n’eurent pas moins de peine à sauver leur vie que leurs marchandises. Goez fut obligé de se mettre à couvert dans les bois.

Vingt journées plus loin, on entra dans Cuboul, grande ville, et marché fameux qui est dans les états du Mongol ; c’est maintenant la capitale d’un royaume particulier : on s’arrêta huit jours dans cette ville, parce que plusieurs marchands perdirent l’envie d’aller plus loin, et que les autres, se voyant en si petit nombre, balançaient s’il devaient courir le hasard de poursuivre leur voyage.

Il y avait alors à Caboul une princesse, sœur du roi de Cachegar et mère du roi de Kothan. Elle revenait de la Mecque, où elle était allée en pélerinage. L’argent commençait à lui manquer pour continuer sa route : elle proposa à des marchands de lui en prêter, leur promettant de le leur rendre avec les intérêts quand ils seraient arrivés dans le royaume de son frère, qu’il fallait nécessairement traverser pour arriver à Catay. Goez jugea qu’il ne devait pas laisser perdre l’occasion d’obliger la sœur d’un roi qui pouvait lui rendre service, car il prévoyait que bientôt les passe-ports du grand Mogol ne lui serviraient plus à rien. En conséquence, il lui prêta six cents écus, et refusa de stipuler aucun intérêt dans l’obligation qu’elle lui remit. Charmée de cette générosité, la princesse lui en témoigna sa reconnaissance quand elle fut arrivée chez son fils.

Les Grecs quittèrent Goez à Caboul. La caravane s’étant grossie de plusieurs marchands, il sentit ranimer son courage, et partit avec Isaac. La première ville qu’on trouva fut Giaracar, où il y a du fer en abondance. Jusqu’alors le sceau d’Akbar avait exempté le missionnaire du paiement des droits ; mais sur ces derniers confins de l’empire du Mogol, la signature de l’empereur n’était plus autant respectée. Goez éprouva beaucoup de tracasseries. Dix jours après on arriva à Parouam, dernière ville des états du Mogol. On traversa ensuite de hautes montagnes dans le pays d’Aingharam ; plus loin on trouva le pays de Calcia, dont les habitans ont la barbe et les cheveux blonds comme les Hollandais.

La caravane fut arrêtée un mois entier à Telkhan, petite ville entre Balkh et Badakchan, parce que les chemins n’étaient pas sûrs à cause d’une révolte des Calcians. Elle gagna ensuite Kheman, petite ville de la dépendance du roi de Samarkand, et resta campée sous les murs. Le gouverneur fit dire aux marchands d’entrer dans la ville, parce que les rebelles infestaient les chemins. Mais les marchands répondirent qu’ils voulaient payer les droits et continuer leur route pendant la nuit. Le gouverneur s’y opposa en leur représentant que les révoltés n’avaient pas eu jusqu’alors de chevaux, et que, s’ils prenaient ceux de la caravane, ils auraient plus de facilité pour piller le pays, et nuire à la ville ; qu’il convenait donc mieux aux marchands de se retirer dans ses murs, où ils seraient plus en sûreté, et de se joindre à ses gens pour résister ensemble aux ennemis. Les marchands se rendirent à cet avis ; mais à peine se furent-ils approchés des murs, que, sur la nouvelle de l’approche des Calcians, le gouverneur prit honteusement la fuite avec tous les siens. Les marchands n’eurent, dans ce danger extrême, d’autre ressource que de se faire à la hâte un retranchement de leurs ballots de marchandises et de tout leur bagage, et de se munir de pierres, pour les employer à leur défense, s’ils venaient à manquer de flèches. Les Calcians, les voyant prendre ces précautions, leur firent assurer par des émissaires qu’ils ne devaient rien craindre, leur offrant de les escorter et de les défendre. Mais les marchands, se défiant des propositions de telles gens, résolurent de se réfugier dans les bois, en laissant leur bagage derrière eux. Les Calcians profitèrent de l’occasion pour prendre tout ce qu’ils trouvèrent de leur goût ; puis invitèrent les marchands à sortir du bois, et leur permirent de s’en aller avec le reste de leurs balles dans la ville déserte. Goez ne perdit dans cette bagarre qu’un cheval, qu’il recouvra ensuite en l’échangeant contre du drap de coton. La caravane demeura dans Kheman en proie à des alarmes continuelles jusqu’à l’arrivée d’un général boukharien qui par ses menaces força les voleurs à laisser passer les marchands sans obstacle. Toutefois la queue de la caravane fut sans cesse exposée aux insultes des brigands. Un jour, quatre d’entre eux, qui s’étaient mis en embuscade, attaquèrent Goez. Il se tira d’affaire en leur jetant son bonnet à la persane. Tandis qu’ils se le renvoyaient de l’un à l’autre comme un ballon, Goez piqua des deux pour se mettre hors de la portée de leurs flèches, et rejoignit le gros de la caravane.

Après huit jours de marche par des chemins très-difficiles, ils arrivèrent à Tenghi-Badakchan, nom qui signifie chemin difficile ; en effet le passage est si étroit le long de la rive escarpée d’une grande rivière, que l’on est obligé de passer un à un. Les habitans, aidés d’une troupe de soldats, assaillirent la caravane, et enlevèrent à Goez trois chevaux, qu’il eut ensuite la liberté de racheter. Malgré cet accueil si peu hospitalier, les marchands restèrent dix jours dans cette ville. Les pluies les retinrent ensuite cinq jours en pleine campagne à Ciarcionnar, et, outre cette incommodité, ils furent encore attaqués par les voleurs.

Le reste de la route jusqu’à Yerkend n’offrit qu’une suite de périls et d’incommodités. La caravane eut à traverser des montagnes très-hautes ; les monts Ciecialith, entre autres, qui étaient couverts de neige. On ne sortit de leurs défilés qu’au bout de six jours de marche ; plusieurs voyageurs furent transis de froid. À Tanghelar, ville du royaume de Cachegar, Isaac tomba du bord d’une grande rivière dans l’eau, et resta six heures sans connaissance. Enfin, par la grâce de Dieu et l’aide de Goez, il revint à lui. La caravane entra dans Yerkend au mois de novembre 1603.

Yerkend, capitale du royaume de Cachegar, est une ville très-fréquentée et très-célèbre, tant par la multitude des marchands qui y abordent, que par la diversité des marchandises qu’ils y apportent. C’est dans cette ville que la caravane de Caboul se sépare, et on en forme une autre pour aller au Catay. Le capitaine préposé à son commandement, achète bien chèrement du roi de Cachegar cet emploi, qui lui donne une autorité absolue sur les marchands. Une année entière s’écoula avant qu’ils fussent rassemblés en assez grand nombre pour entreprendre un voyage si long et si dangereux. D’ailleurs les caravanes ne partent pas tous les ans d’Yerkend ; elles ne se mettent en route que lorsqu’elles sont assurées qu’elles seront admises dans le royaume de Catay.

La marchandise dont on tire le meilleur parti dans ce voyage, est une sorte de pierre luisante nommée jaspe en Europe. Le grand khan du Catay l’achète à grand prix. Quand il a choisi ce qui lui convient, il permet de vendre le reste aux particuliers, qui ne le paient pas moins cher. On en fait des vases, toutes sortes de petits meubles et de bijoux, sur lesquels ils gravent des fleurs et diverses figures. C’est la célèbre pierre de Kasch, que l’on tirait des rivières du pays de Khotan. Il y en a une autre espèce, mais de moindre prix ; on la tire des montagnes où on la taille en grandes dalles qui ont près de deux aunes de largeur. On est obligé d’amollir la roche avec le feu pour pouvoir l’extraire des carrières. Cette montagne est éloignée de vingt journées d’Yerkend. Ces carrières sont affermées tous les ans à des marchands qui font porter sur le lieu de l’exploitation les provisions nécessaires pour nourrir leurs ouvriers pendant un an.

Goez eut l’honneur de rendre ses devoirs au roi de Cachegar, et en reçut un accueil très-gracieux, parce qu’il lui fit présent d’une montre, d’un miroir et d’autres marchandises d’Europe. Le roi se déclara aussitôt le protecteur de Goez, qui pourtant ne lui parla pas d’abord de son dessein de pénétrer au Catay, et le pria seulement de lui donner un passe-port pour le royaume de Kialis, situé à l’orient d’Yerkend. Le roi lui accorda sa demande, principalement à la sollicitation du fils de la princesse que Goez avait eu occasion d’obliger à Caboul. Grâces à son caractère insinuant, Goez contracta une étroite amitié avec plusieurs personnes de la cour.

Il était depuis six mois à Yerkend lorsqu’il vit arriver Demetrius, un des deux Grecs qui l’avaient quitté à Caboul. Goez et Isaac ressentirent une joie extrême de le revoir ; mais cette satisfaction fut de bien courte durée : les marchands avec lesquels Demetrius avait voyagé élurent entre eux, avec la permission du roi, un chef auquel ils donnèrent le titre d’empereur : c’était un usage établi depuis long-temps. On avait certains égards pour ce chef, et on lui faisait un présent. Demetrius, pour éviter la dépense, refusa de rien donner ; aussitôt grand bruit parmi les marchands, qui voulaient faire un mauvais parti à Demetrius ; car cet empereur a le droit d’envoyer en prison ou d’infliger un châtiment aux mutins. Goez, par sa prudence et par un petit présent, tira Demetrius de ce mauvais pas.

Un accident en amène fréquemment un autre. Quelques jours après, des voleurs s’introduisirent dans la maison de Goez, lièrent Isaac, et, le poignard sur la gorge, l’empêchaient de crier. Heureusement Goez et Demetrius étant accourus au bruit, les brigands prirent la fuite.

Goez, en attendant le départ de la caravane, profita de son loisir pour aller à Khotan réclamer de la mère du khan le remboursement de la somme qu’il lui avait prêtée. Cette ville est à dix journées de route d’Yerkend. Comme le missionnaire ne pût être de retour avant un mois, les Mahométans répandirent le bruit qu’il avait été tué pour avoir refusé d’invoquer le nom du prophète ; et sur cette fausse nouvelle ils voulaient s’approprier tous ses biens, parce qu’il était mort intestat et sans laisser d’héritier. Isaac et Demetrius eurent beaucoup de peine à défendre les droits de Goez, qui vint lui-même les tirer d’embarras, et mettre un terme à la douleur que leur avait causée la nouvelle de sa mort. Il revenait en bonne santé, après avoir reçu en paiement une forte quantité de jaspe. Pour rendre grâces à Dieu de ce bon succès, il fit distribuer d’abondantes aumônes aux pauvres, ce qu’il continua durant son séjour.

Cependant de nouveaux périls le menacèrent. Un jour qu’il dînait avec des Mahométans, il vit entrer un homme armé, qui, d’un air furieux, lui mit son épée sur la poitrine, en le pressant d’invoquer le nom de Mahomet. Goez répondit froidement et avec une présence d’esprit merveilleuse, que, ce nom n’étant pas connu dans sa religion, l’on n’avait pas coutume de l’invoquer, et que, par cette raison, il ne ferait pas ce qu’on exigeait de lui. L’assemblée prit parti pour lui, et chassa le fanatique hors de la maison. On dit que Goez fut souvent menacé de la mort, s’il n’invoquait Mahomet ; mais Dieu le garantit toujours de danger.

Un autre jour, il fut appelé au palais du roi, où ce prince lui demanda, devant ses mollahs, de quelle loi il faisait profession ; si c’était de celle de Moïse, de David ou de Mahomet, et de quel côté il se tournait pour faire sa prière. Goez répondit qu’il professait la foi de Jésus, et qu’il se tournait indifféremment de tous côtés en priant, parce que Dieu est présent partout. Cette dernière réponse émut entre les Mahométans une grande dispute ; car ils se tournent toujours du côté de la Mecque en priant. Cependant ils conclurent que la pratique de Goez pouvait aussi être bonne.

Le capitaine de la caravane, ayant été nommé, donna dans sa maison un banquet splendide, auquel il invita Goez, et à la fin de la fête il lui proposa de faire avec lui le voyage de Catay. C’était tout ce que le missionnaire désirait, parce que, d’après la connaissance qu’il avait des dispositions des Mahométans, il avait jugé qu’il lui serait plus avantageux d’attendre que l’invitation vînt de leur part. Il affecta donc de se faire presser. Le capitaine, instruit que Goez avait beaucoup de marchandises, supplia le roi de seconder ses instances auprès de ce missionnaire. Goez eut l’air de se laisser vaincre par le prince ; mais ce fut à condition qu’il lui accorderait des lettres de protection pour tout le voyage. Les marchands de la caravane de Caboul, fâchés de perdre sa compagnie, travaillèrent à lui inspirer de la défiance contre les Cachegariens, en lui faisant entendre qu’il courait risque de la vie en voyageant avec eux. Cette menace effraya tellement Demetrius, que, pour la seconde fois, il refusa d’aller plus avant, et conjura Goez de retourner sur ses pas ; mais le fervent missionnaire était déterminé à braver tous les dangers pour répondre aux espérances de ceux qui lui avaient donné leur confiance.

Chacun fit ses préparatifs pour le voyage. Goez acheta dix chevaux ; un pour lui-même, un pour Isaac, et les huit autres pour son bagage. Vers le milieu du mois de novembre 1604, on se mit en route ; le voyage fut très-pénible à cause des sables, des cailloux et de l’aridité du pays.

Le gouverneur d’Aksou, âgé seulement de douze ans, était neveu du roi de Cachegar ; un homme administrait les affaires publiques durant sa minorité. Ce jeune prince voulut voir Goez, qui lui offrit des sucreries et d’autres choses convenables à son âge ; en reconnaissance, il l’invita à un grand bal qu’il donnait ce jour-là ; il le pria même d’y danser. Goez ne fit pas difficulté de lui accorder une chose de si peu d’importance.

À Kou-cha, la caravane séjourna un mois, pour laisser reposer les chevaux, car les pauvres bêtes étaient rendues de fatigue. Les prêtres de Kou-cha firent mine de forcer Goez à observer leur jeûne, afin de tirer de lui quelque présent ; et il eut beaucoup de peine à se débarrasser d’eux, car ils voulaient l’entraîner par violence dans leur temple.

Une autre contrariété attendait Goez à Cialis, ville petite, mais bien fortifiée. Le gouverneur, fils naturel du khan de Cachegar, apprenant que le voyageur et son compagnon étaient d’une religion différente de la sienne, lui reprocha son audace d’entrer dans un état mahométan, et le menaça, pour le punir, de lui ôter ses marchandises et la vie. Mais il n’eut pas plus tôt lu les lettres de son père, dont Goez était porteur, qu’il se radoucit. Quelques présens le rendirent encore plus traitable.

La caravane s’arrêta trois mois dans cette ville, par l’obstination du pacha, qui ne voulait partir qu’après que le nombre des marchands aurait grossi, parce que son profit en serait plus considérable. Il n’accordait même à personne la liberté de partir avant lui. Ennuyé de cette prolongation de séjour et de la dépense qui en résultait, Goez obtint du gouverneur, moyennant un présent, la permission de se mettre en route. Il était prêt à quitter Cialis, lorsqu’il y arriva une caravane venant du Catay. Les marchands donnèrent à Goez des nouvelles du P. Ricci et de ses compagnons ; ils les avaient vus à Pékin, qui était la même ville que Cambalu.

Goez, instruit par ce récit que le Catay était la Chine, se munit de lettres de protection du gouverneur, et partit avec Isaac et quelques voyageurs. Ils passèrent par Poukhan, Tourfan, Aramouth, Camoul, et arrivèrent à Kia-yu-kouan, fort situé près de la grande muraille de la Chine. Ils furent obligés de s’y arrêter vingt-cinq jours, pour attendre du vice-roi de Chen-si la permission de passer outre.

À So-tcheou, ils entendirent beaucoup parler de Pékin et d’autres villes dont les noms lui étaient connus ; ce qui bannit de son esprit toute espèce de doute sur l’identité de la Chine et du Catay.

Tout le pays entre Cialis jusqu’à la frontière de la Chine est infesté par les Mongols. La crainte de rencontrer ces hordes de brigands fait le tourment continuel des marchands. Pendant le jour, ils grimpent sur les lieux élevés pour voir s’il n’y a pas quelque parti qui rôde dans la plaine ; et s’ils jugent que l’on peut voyager avec sécurité, ils marchent pendant la nuit, en observant un profond silence. Goez, ayant eu le malheur de tomber de son cheval dans une de ces marches nocturnes, sans que personne s'en aperçût, ses compagnons continuèrent leur route jusqu’à la prochaine halte. Alors, voyant qu’il manquait, Isaac retourna sur ses pas pour le chercher ; il eut beaucoup de peine à le retrouver, parce que la nuit était fort noire ; enfin il fut guidé par ses gémissemens, le releva à moitié mort, l’encouragea et le ramena à la caravane.

Les voyageurs trouvèrent en plusieurs endroits du désert les cadavres d’un grand nombre de Mahométans qui s’étaient hasardés à voyager seuls. Les Mongols errans ôtent rarement la vie aux habitans du pays, les regardant comme des serviteurs et des bergers qui soignent leurs troupeaux, dans lesquels ils viennent prendre les animaux qui leur conviennent. Les peuples mahométans qui habitent ces côtés ont l’humeur si peu guerrière, qu’il serait facile aux Chinois de les subjuguer, s’ils pensaient à s’étendre par des conquêtes.

En arrivant à So-tcheou, vers la fin de 1605, Goez se trouva riche des fruits de son commerce. Il avait treize chevaux, cinq domestiques, et deux petits esclaves qu’il avait achetés, sans compter son jaspe, qui valait plus de deux mille cinq cents écus d’or. Des Mahométans qu’il rencontra dans cette ville lui ayant confirmé ce qu’il avait appris à Cialis, il prit le parti d’écrire au P. Ricci, pour l’instruire de son arrivée. Mais l’adresse était mise en caractères européens, et les Chinois, qui se chargèrent de la lettre, ne purent la remettre, parce qu’ils ignoraient le nom chinois des jésuites et le quartier de la capitale dans lequel ils demeuraient. L’année suivante, vers Pâques, Goez écrivit une nouvelle lettre, dont il chargea un Mahométan qui avait quitté Pékin sans la permission des magistrats, également nécessaire pour sortir et pour entrer. Il informait Ricci de son voyage et de sa position, le priant de le tirer de sa prison, afin qu’il put retourner aux Indes par mer.

Les jésuites de Pékin étaient informés depuis long-temps de son voyage, ils l’attendaient chaque année, et n’avaient pas manqué de demander de ses nouvelles à tous les marchands qui étaient arrivés dans la capitale, sous le travestissement d’ambassadeurs. Ils furent donc bien joyeux, lorsqu’au mois de novembre 1605, ils reçurent sa lettre. On s’occupa aussitôt des moyens de le tirer d’il était, mais on ne put lui envoyer un Européen, parce qu’un étranger n’aurait pu que faire naitre de nouveaux obstacles pour un étranger. On jeta donc les yeux sur un jeune Chinois chrétien, nommé Ferdinand, qui n’avait pas encore commencé son noviciat, et on lui donna pour compagnon un nouveau converti, qui connaissait parfaitement le pays et ses usages. On leur recommanda, s’ils ne pouvaient emmener Goez avec la permission des magistrats, de rester auprès de lui, et d’écrire à la maison de Pékin, où l’on examinerait ce qu’il faudrait essayer auprès du gouvernement en faveur de Goez.

Ferdinand, malgré la rigueur de la saison, se mit en route au mois de décembre : son voyage dura quatre mois. Cependant Goez avait été plus tourmenté par les Mahométans que pendant le voyage. La cherté des vivres à So-tcheou l’avait forcé d’y vendre son jaspe. Il n’en tira que la moitié de la valeur. Avec cette somme il paya ses dettes, et pourvut pendant un an à l’entretien de son monde. Cependant la caravane de Cachegar arriva : Goez épuisa le reste de ses ressources par les festins qu’il fut obligé de donner au capitaine. Il fut réduit à emprunter. Il employa une partie de l’argent qu’on lui prêta à l’achat de morceaux de jaspe ; car, compris dans le nombre des soixante-douze prétendus ambassadeurs dont la caravane était composée, il n’aurait jamais obtenu la permission de s’acheminer vers Pékin, s’il n’avait pas eu du jaspe.

Ferdinand eut sa part d’afflictions. En passant par Si-ngan-fou, capitale du Chen-si, il fut abandonné par son valet, qui lui emporta la moitié de son argent. Cependant il continua sa route avec beaucoup de peine jusqu’à So-tcheou. Ce fut pour y recevoir le dernier soupir de Goez, qui mourut entre ses bras, le 18 mars 1606. On soupçonna les Mahométans d’avoir hâté sa fin par le poison, surtout lorsque aussitôt après sa mort, on leur vit mettre la main sur tout ce qu’il avait laissé. On regretta surtout un journal qu’il tenait avec beaucoup de soin. Ses ennemis s’empressèrent d’autant plus de s’en emparer, que c’était le moyen de se mettre à l’abri de toutes recherches pour les sommes qu’ils pouvaient devoir à Goez. Ils voulaient aussi faire enterrer Goez à la façon des Mahométans, mais Isaac et Ferdinand s’y opposèrent.

Comme l’usage des marchands est de partager entre eux les biens de ceux qui meurent en route, ils s’emparèrent d’Isaac, comme esclave de Goez, le chargèrent de chaînes, et le menacèrent de la mort, s’il refusait d’invoquer Mahomet. Ferdinand présenta en sa faveur une requête au vice-roi de Khan-tcheou, qui donna ordre au gouverneur de So-tcheou d’examiner cette affaire selon le droit et l’équité. Le gouverneur se conforma d’abord à cette injonction ; mais s’étant ensuite laissé corrompre par les Mahométans, il menaça Ferdinand du fouet, et le tint trois jours en prison. Ce traitement fut loin de décourager Ferdinand ; mais, n’ayant pas d’argent, il vendit ses habits pour suivre un procès qui dura six mois. Comme il n’entendait pas le persan, et qu’Isaac ne savait ni le portugais ni le latin, ils ne pouvaient se parler, ce qui faisait traîner le procès en longueur. Enfin, à force de persévérance, Ferdinand apprit le persan ; il parut devant le juge avec Isaac, et gagna sa cause. Isaac, sorti de prison, se mit en route pour Pékin avec son libérateur. Il déposa entre les mains du P. Ricci tout ce qui restait des effets et des papiers de Goez. Ce fut d’après ces renseignemens et les récits d’Isaac que le P. Ricci écrivit la relation des voyages de Goez. On conçoit qu’elle doit être bien incomplète, et l’on regrette vivement la perte du journal de Goez, qui devait renfermer des matériaux bien précieux pour la géographie, puisque ce missionnaire avait parcouru des pays que, depuis lui, aucun voyageur européen n’a encore visités.

Ce martyr de la science était né en 1562, à St.-Michel, une des Açores. Il passa très-jeune dans les Indes, suivit d’abord la profession des armes, et mena une vie très-dissipée. Dégoûté du monde, il fit profession dans le couvent des jésuites à Goa, en 1588, et se consacra aux missions.