Conseil colonial de la Guadeloupe
Imprimerie de Giraudet et Jouaust (p. 1-5).

DISCOURS

DE M. LE LIEUTENANT-GÉNÉRAL BARON AMBERT,
PRÉSIDENT DU CONSEIL COLONIAL,
À l’ouverture de la session de 1847.


Messieurs et chers Collègues,

Votre persévérante bienveillance semble avoir fait du fauteuil de la présidence un siège inamovible. Je me glorifie de la constance de vos suffrages, et mon immuable dévoûment y puise des forces nouvelles.

Dans cette lutte inégale où nous sommes engagés, notre énergie, pour ne pas succomber aux atteintes de la lassitude et du dégoût, a besoin de se retremper souvent aux sources vives de l’amour du pays. Les violences d’une agression récente prennent que nous n’avons plus même à compter sur la générosité de la force, celle dernière ressource de la faiblesse. Le nom de Français n’est pour nous qu’un vain titre, impuissant à nous protéger contre les haines et les colères que nous suscitent nos ennemis.

Mais, Messieurs, si nous devons courber la tête avec résignation devant les manifestations de la volonté nationale, le sentiment de notre dignité nous oblige à la relever avec fierté devant l’outrage et la calomnie. Nos vies et nos fortunes appartiennent à la patrie, notre honneur est sous la sauvegarde de Dieu et de notre conscience.

Vieux soldat de la liberté, j’ai versé mon sang pour elle sur les champs de bataille de l’ancien et du nouveau monde. Serait-il vrai qu’en acceptant, à la fin de mes jours, l’exil et les rudes labeurs du colon, j’eusse renié mes principes, déserté mon drapeau et souillé une carrière qui compte de glorieux souvenirs ? Non, Messieurs, le titre de colon, dont je m’honore, n’a pas flétri le vieux serviteur de la patrie, et ma voix ne saurait être suspecte quand, au nom de mes concitoyens indignés, je repousse l’opprobre, dont on voudrait les couvrir.

Nous voulons tous la liberté, mais nous la voulons pour tous, pour l’homme blanc comme pour l’homme noir ; nous ne voulons pas que, dans votre injuste partialité, vous puissiez transformer la tribune nationale en un siège d’accusation du haut duquel vous nous livrez sans défense à la honte et au mépris public ? Nous voulons tous la liberté, mais nous voulons en même temps l’ordre, la sécurité, le travail, et surtout le bien-être des populations qui nous sont confiées. Nous ne voulons pas que, dans votre aveugle précipitation, vous fassiez de notre malheureux pays une Saint-Domingue sanglante ou une Irlande affamée !

Jetez un regard sur ces contrées paisibles que vous calomniez sans les connaître, et accusez-nous encore de barbarie, si vous l’osez. Tandis que la vieille civilisation de l’Europe plie sous le fardeau de la misère et de la faim, nous vous offrons le spectacle d’une population heureuse et tranquille, traversant sans souffrances et sans secousses les crises d’une situation difficile, dont notre protection tutélaire lui épargne les contre-coups !

Pour répondre à ces dénonciations de quelques crimes isolés dont vous voudriez faire peser sur tous les colons la honteuse responsabilité, ne nous forcez pas à fouiller dans les sombres annales de vos greffes !,… Mais, plus équitables que vous, nous ne demandons pas compte à tout un peuple de ces horribles forfaits, triste et éternel apanage de l’humanité ! Nous laissons à vos tribunaux la représentation de ces lugubres drames. Nous abandonnons à la justice l’œuvre de la répression et de la vengeance ; et, quand elle a prononcé, nous nous taisons et respectons ses arrêts. Plus équitables que vous, nous croyons à l’honneur et à l’impartialité des magistrats ; nous croyons à la conscience des jurés. Nous pensons qu’il faut des preuves pour punir ; de tout accusé nous ne faisons pas un coupable ; de tout innocent acquitté nous ne faisons pas un criminel obtenant grâce de la faiblesse du jury !

Messieurs, vous avez assisté à ce déplorable spectacle ! Vous avez vu une assemblée française souffrir que l’on traduisit à sa barre des citoyens sans défense, et étouffer sous le bruit de ses murmures les quelques voix généreuses qui s’élevaient pour repousser, en notre nom, d’odieuses calomnies ! Vous avez frémi d’horreur à la lecture de ces accusations, puisées dans d’infâmes libelles, dénuées de preuves, et écoutées cependant avec une cruelle bienveillance. Colons, administrateurs, prêtres, magistrats, fonctionnaires, tous ont été compris dans la même haine et frappés des mêmes coups ! Il n’y a de purs, sur le sol colonial, que les hommes qui mettent leur zèle ambitieux au service des passions et de la colère d’un parti ; il n’y a de purs que ceux qui font métier de dénonciation et de calomnie.

Par quelle fatalité, quand il s’agit des colonies, les règles de l’équité la plus vulgaire sont-elles méconnues et foulées aux pieds ? Vous qui présidez aux destinées de la patrie, prenez garde de prêter une oreille complaisante à ces étranges doctrines ; n’oubliez pas que tous les principes s’enchaînent et se soutiennent dans l’ordre social ; n’apprenez pas à vos adversaires qu’ils peuvent impunément porter la main sur l’arche sainte de la propriété ; craignez que ces armes que vous laissez imprudemment entre leurs mains, ils ne les retournent un jour contre vous-mêmes !

Messieurs, la loyauté de vos actes proteste contre des inculpations qui ne sauraient vous atteindre. Les colons de la Guadeloupe et leurs représentants ont fait leurs preuves. Tous, nous avons pris depuis long-temps l’initiative des améliorations qui dépendaient de nous, et nous avons donné un concours loyal et éclairé aux mesures de civilisation et de progrès compatibles avec les idées d’ordre et de travail dont nous serons les éternels défenseurs. Nous ne nous sommes pas posés en ennemis systématiques des idées nouvelles : nous comprenons les nécessités de notre époque. Enfin nous pouvons ouvrir nos fastes judiciaires : ils sont purs de ces crimes dont nous repoussons avec dégoût la hideuse solidarité, s’ils se sont produits quelque part.

Mais, Messieurs, de ces désaffections, de ces défiances, de ces colères, de ces agressions injustes, découlent de graves enseignements qui ne seront pas perdus pour nous. Ne nous dissimulons pas les périls de notre situation. Jamais les colonies n’ont été plus menacées, jamais leur sort n’a été plus compromis ; le mouvement irrésistible des idées nous déborde et nous entraîne. Notre vieille organisation sociale, condamnée par l’opinion, en désaccord avec les institutions et les progrès du siècle, chancèle sur ses bases et menace de nous ensevelir sous ses ruines. Assisterons-nous à ce grand désastre en spectateurs impuissants, ou bien chercherons-nous, par quelque résolution héroïque, à en atténuer les malheurs ? Je m’adresse à une assemblée chez laquelle les instincts généreux n’ont jamais fait défaut, et qui jamais n’a prétendu défendre l’esclavage pour lui-même, ni en perpétuer la tradition ; je m’adresse à elle avec une conviction profonde et réfléchie.

Messieurs, ne nous laissons pas entraîner par le torrent, quand nous pouvons encore le diriger. Ne laissons pas tout détruire, quand il nous reste une chance de tout sauver. Ne nous laissons pas imposer par la violence ce que nous pouvons faire librement et volontairement. N’acceptons pas le triste rôle de vaincus ! Rendons inutile, entre nous et nos esclaves, une intervention qui aurait pour effet de s’emparer du bénéfice de leur gratitude, en rejetant sur nous l’odieux de la résistance. Plaçons-nous hardiment et d’un seul pas à la tête de la civilisation coloniale, et marchons dans cette voie nouvelle avec le calme et la force que donnent toujours les situations nettes et bien tranchées.

Le gouvernement, Messieurs, ne peut vouloir la perte de ses colonies ; il saura nous préserver des dangers d’une précipitation funeste et nous garantir contre toute usurpation du droit inviolable de la propriété. Mettons-nous avec confiance sous son égide. Travaillons, de concert avec lui, à préparer les bases de notre transformation future, et à en assurer le succès par une puissante organisation du travail, ce pivot des sociétés. Partisans d’une émancipation intelligente et féconde, mettons, sans arrière-pensée, notre expérience et nos lumières au service de cette grande cause ; mais que la prudence et la sagesse soient nos seules conseillères ! Organisons avant de détruire. En appelant toute une population aux bienfaits de la liberté, qu’aucun effort ne nous coûte pour lui épargner, dans l’avenir, les luttes et les misères du prolétariat, ce fléau des sociétés modernes.

Messieurs, la marche que je vous indique est désormais la seule qui soit digne de nous et du pays que nous représentons, la seule qui puisse conjurer les malheurs qui nous menacent. Ne nous en laissons pas écarter par un sentiment de découragement stérile ou par de vaines frayeurs ; soyons à la hauteur de notre mandat ; prenons en main avec courage l’arme puissante de l’initiative ; levons l’étendard de la régénération, et inscrivons sur notre drapeau : Liberté, ordre, travail, bien-être ! Que la mère-patrie apprenne enfin que ces colons tant calomniés sont des enfants dignes d’elle !


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