Œuvres posthumes (Verlaine)/Souvenirs/Ægri somnia

Œuvres posthumesMesseinPremier volume (p. 306-310).

ÆGRI SOMNIA


Quelle semaine occupée ! J’entends que de nuits de cette semaine occupées, puisque mes journées se passaient aussi dans mon lit, mais plates, uniformes, toutes aux repas et aux remèdes à heure fixe, aux crises prévues et aux somnolences subséquentes également prévues ; j’entends quels rêves dans que de nuits ! Cinq nuits sur sept et seulement cinq rêves ramentevés, sur le cube et le cube de ce chiffre !

Voici :

D’abord, une porte cochère du vieux Paris pleine du monde chassé par une averse comme dans la rue Soli des Treize ; comme dans la rue Soli des Treize aussi, un homme à figure sinistre qui me regarde dans le blanc des yeux et m’épouvante. J’ai l’impression que cette figure me confesse : un tas de hontes me montent au visage et je suis sûr qu’à mon réveil, qui est très brusque, me voici rouge comme un menteur pris.

Je me promène avec des gens dans une ville où j’ai habité seize mois sans en avoir entrevu que la gare. C’est en Belgique. Style Renaissance. Briques et tuiles, angles de pierre. Églises rouges. Madones de velours et de bijoux au coin des rues. Puis ponts de fer, tramways partout, télégraphes et signaux de fonte peinte en sombre, dorée, rouge, — le tout géant. Il y a quelque fête. Nous suivons la foule vers un embarcadère vertigineux d’où nous revenons à contre-sens de la plus grande partie de la foule encore pour la fête. Des gens ayant bu m’insultent. Un agent de police à chapeau fané de garde-française m’arrête au moyen d’une corde autour de mon cou et me mène dans un hôtel de ville en bois au rez-dechaussée duquel il y a un estaminet ; mon agent m’emporte à rebroussepoil d’un escalier très noir et m’introduit dans la table du conseil échevinal (nous sommes en Belgique). Des messieurs très chic dans des box. L’un d’eux m’interroge. Il est brun, beau, jeune, barbu, au costume magistral dont je ne me souviens plus. Il me reproche l’impression en France de fameux volumes obscènes où les institutions belges sont attaquées. On me bouscule ensuite de salle en salle sur des parquets très cirés où une jambe que j’ai malade glisse douloureusement. Finalement, un autre monsieur, vieux et sec celui-là, ordonne à un huissier à verge de me dépouiller. La chaîne de mon parapluie s’entortille autour de mon poing et l’homme tire très fort dessus, ce qui me fait mal et j’ouvre les yeux.

Je suis le roi de France, et il paraît que j’ai abusé de ma position au point de retenir prisonnier, je ne sais plus dans quel dessein très profond et probablement patriotique, le fils du roi d’Angleterre qui, lors d’une fête donnée par son ambassadeur dans un décor d’opéra, me reproche avec une amertume des plus éloquente ce manque absolu de procédé. Il est très pathétique, Monsieur mon frère, et très beau dans sa barbe brune et son habit noir du bon faiseur. Je réponds insolemment et astucieusement, et je sens au fond que je n’ai pas raison au point de vue théâtral. Tout cela devant de magnifiques courtisans en uniformes et des dames princièrement décolletées. Mon habit noir à moi n’est pas bien. Même il est fripé et limé. Je profite de la diversion du prélude d’une valse pour sortir en chercher un autre, et c’est dans mon lit que je me trouve.

Allons bon ! D’un ou de deux coups de revolver à peine tirés à dessein, je viens de tuer cette pauvre grosse et jadis belle Madame ***, à qui j’ai donné tant de camélias et de Parmes. Je suis rentré chez moi, dans un appartement d’autrefois, très oublié. Ma famille, instruite, me blâme, et je cherche avec elle des moyens d’échapper. Ah ! le bon moment quand je revois la toile d’araignée vue la veille dans le coin gauche de mon alcôve !

Sedan (prononcez S’dang), Bouillon, Paliseul (prononcez Paiizeû), Jéhonville (prononcez Djonvi), lieux d’enfance. Que changés ! Dans le bois, à droite, en venant, le grand bois murmurant jadis sous des vents parfumés de bruyère, de myrtilliers et de genêts, et pleins du cri lointain des loups et de leurs yeux comme tout proches, il y a des becs de gaz, et dans les clairières, très nombreuses aujourd’hui, des industries mal odorantes. Ô les vilains ouvriers flamands et italiens ! Je reconnais le chêne, le Père qui s’élève à l’entrée du bois ?… du bois… Salmon (c’est bien ça), de quelques mètres éloigné des premières futaies. Horreur ! un Robinson s’y est installé, à l’usage de couples à demi-paysans : bières et sirops, macarons et veau froid, chef crasseux et bonnes sales. Du trottoir et du bitume et du béton. La campagne autour, quelquefois Sauvage, s’est faite plate à force de jardins potagers. Les beaux étangs noirs qui clapotaient gais et sinistres en plein vent dans l’âpre prairie, il y a des cygnes et des bêtes cyprins dedans et une bordure de granit rose autour… Je m’y mire et j’y vois une face grassouillette dont je reste tout confus en présence de mon innocence, là vivante jadis et de tout ce qui s’est passé entre ma maigreur d’alors et ce ridicule, cet odieux embonpoint qui dit tant de choses digérées, de choses plates, laides, médiocres et lâches. — Et que béni soit le sursaut vengeur me rendant tout à mon réel malheur, fier alors !