Œuvres posthumes (Verlaine)/Paris

Œuvres posthumesMesseinSecond volume (p. 344-348).

PARIS

par Victor Hugo


Ne vous attendez pas, de notre part, à ce qu’on appelle « une critique » du nouveau livre du plus grand Poète Français ; nous sommes, en effet, de ceux-là qui vivent dans une incurable ignorance de cette Justice et de ces juges : la Critique, les Critiques, — et qui, en définitive, ne s’en portent peut-être pas plus mal. L’hilare prétention qu’eurent et qu’ont encore quelques pointus, contemporains et autres, de diriger dans « la voie juste » le Génie, le Talent, voire la Médiocrité, nous a toujours ravi en extase et vous aurez reçu toute notre confession touchant ce point, quand vous saurez que nous sommes de l’avis de Théophile Gautier dans sa préface de Mademoiselle de Maupin et de Victor Hugo lui-même dans la préface des Orientales. Le poète est libre et nul ne le blâmera s’il croit devoir répondre à tous interrogeants baillis que telle idée lui est venue comme cela, d’une façon assez ridicule, l’autre jour, en regardant le soleil couchant.

Ce qui suit ne sera donc, s’il vous plaît, qu’une humble analyse uniquement destinée à diriger votre admiration vers quelques détails d’un ensemble prodigieux.

Le nouveau chef-d’œuvre de Victor Hugo s’ouvre par une merveilleuse vision d’un avenir selon le Droit et le Devoir, ces deux solidarités inséparables en bonne logique et en bonne morale. En regard du vingtième siècle évoqué, de ses splendeurs et de ses vertus, le Poète traîne au plein jour de son étincelante ironie et de son indignation lumineuse les hontes actuelles où l’odieux se mêle au grotesque, et le lamentable à l’impayable. « … Au vingtième siècle, on sera froid pour les merveilleuses couleuvrines de treize pieds de long, en fonte frettée, pouvant tirer, au choix des personnes, le boulet creux et le boulet plein. On sera ingrat pour Chassepot dépassant Dreyse et pour Bonnin dépassant Chassepot… Les initiatives en éveil feront le même bruit d’ailes que les abeilles… Pour guerre l’émulation. L’émeute des intelligences vers l’aurore. L’impatience du bien gourmandant les lenteurs et les timidités. Toute autre colère disparue. » Et le centre de cette civilisation, le foyer de ce rayonnement, la capitale de cette nation étonnante, sera Paris.

Suit alors une histoire à vol d’oiseau de Paris, depuis la campagne « quelconque » qui fut son berceau jusqu’à la ville énorme qu’on sait. Qui n’a lu avec vertige et enchantement ce superbe chapitre des Misérables, l’année 1817, sorte de danse macabre d’événements déjà si loin et pourtant si près encore de nous, et qu’un Holbein plus génial que le vieil Holbein peignait d’une brosse si vigoureuse et de couleurs si ardentes, sur l’indestructible mur d’enceinte de son immense épopée ? Eh bien ! élargissez ce mur et la ronde, au lieu d’une année imaginez dix-huit siècles, variez à l’infini le costume des personnages, la physionomie des scènes, la disposition des accessoires, par-dessus cela mettez la griffe du génie et vous n’aurez encore qu’une faible idée de la deuxième partie du Livre qui nous occupe. Il faut lire et relire encore les quelques pages intitulées : le Passé.

Naturellement, ce passé de Paris est d’une jovialité médiocre : aussi l’amertume d’une grande âme offusquée perce-t-elle par endroit l’apparente impartialité de la prestigieuse peinture. Mais peu à peu, par degré, à mesure qu’il approche de la grande date : 89, l’auteur déride un peu sa phrase, d’abord sèche et rude comme du Tacite, et en arrive à une sorte de gaieté railleuse quand il parle de Louis XV et de Dubois, « cette Majesté et cette Éminence. » Vient ensuite l’éblouissement final de la délivrance : en quels termes est dépeinte cette auguste époque, il n’est pas besoin de le dire. On sait que le mot et l’idée de liberté décuplent le génie de Victor Hugo.

Les chapitres : Suprématie de Paris et Fonction de Paris, en raison même des idées sociales et politiques qui y sont développées, échappent à la compétence de la Revue des Lettres et des Arts, et ce nous est une douleur de n’en pouvoir louer tout à notre aise l’élévation, la forte éloquence et la poésie puissante. Mais, puisque la loi, dura lex, nous interdit l’appréciation de ces hautes matières, il ne nous reste plus qu’à magnifier comme il convient la sublime Déclaration de Paix qui clôt le livre. Jamais Victor Hugo ne s’était élevé à cette sérénité dans l’auguste, jamais il n’avait aussi splendidement et souverainement affirmé les doctrines d’amour, d’union et de fraternité, sans lesquelles les idées de liberté restent fatalement incomplètes et dérisoires. Méditez ces consolantes paroles et dites s’il est possible de ne pas sentir là quelque chose de prophétique qui transfigure l’Écrivain, sanctifie le Penseur et met dans l’auréole glorieuse du Poète et dans sa voix retentissante un reflet et un écho des splendeurs sonores dont nous entretiennent les Religions Révélées.

Revue des Lettres et des Arts,
24 novembre 1867