Œuvres posthumes (Verlaine)/Obsèques de Ch. Baudelaire

Œuvres posthumesMesseinSecond volume (p. 177-179).

OBSÈQUES DE CH. BAUDELAIRE

Lundi, 2 septembre 1867.


Nous sortons à l’instant du cimetière Montparnasse, où quelques amis et quelques admirateurs étaient allés conduire à sa dernière demeure Charles Baudelaire qui a succombé avant-hier à l’horrible paralysie dont il était frappé depuis bientôt deux ans. Cette mort, qui n’a surpris personne, a douloureusement impressionné tous ceux qui ont encore au cœur l’amour de la haute littérature et de la grande poésie. Car c’était un écrivain éminent et un grand poète, on ne saurait trop l’affirmer, que le traducteur des Histoires extraordinaires et l’auteur des Fleurs du mal. La merveilleuse pureté de son style, son vers brillant, solide et souple, sa puissante et subtile imagination, et par dessus tout peut-être la sensibilité toujours exquise, profonde souvent, et parfois cruelle dont témoignent ses moindres œuvres, assurent à Charles Baudelaire une place parmi les plus pures gloires littéraires de ce temps — Balzac et Hugo mis à part, bien entendu. Ces idées, qui seront bientôt celles de tout le monde à force d’être vraies, ont été admirablement exprimées dans un discours attendri de Théodore de Banville, le maître exquis, si digne de louer Baudelaire. M. Charles Asselineau, ami de l’illustre mort, en quelques paroles éloquentes entrecoupées de sanglots, a rappelé les qualités de l’homme, les courages, les dévouements, les délicatesses de ce « grand cœur qui fut aussi un bon cœur ; » puis, retraçant brièvement ses derniers moments, a défendu sa chère mémoire des calomnies dont ne manqueront pas de l’assaillir la Sottise et la Vulgarité, tenues en respect et fustigées par les dédains ironiques et le sang-froid déconcertant du poète.

Un groupe assez restreint, avons-nous dit, se pressait autour du cercueil, et c’est sans amertume que nous le constatons, car chacun des assistants — sans compter les jeunes, Ernest d’Hervilly, Armand Gouzien, Eugène Vermersch, entre autres — était une illustration littéraire ou artistique, et quelle foule vaudrait cette élite : Théodore de Banville, Charles Asselineau, Champfleury, Arsène Houssaye, Bracquemond, le docteur Piogey, d’autres encore ! — surtout aux obsèques d’un homme qui, toute sa vie, eut horreur des manifestations tumultueuses et de la gloire populacière ?

Il est regrettable que l’absence d’un personnage célèbre ait été remarquée et qualifiée d’inconvenante. Il est plus regrettable encore que cette appréciation soit juste.